Traité sur les apparitions des esprits/II/14

CHAPITRE XIV.

Conjectures du glaneur de Hollande en
1733. No. ix.

LE glaneur Hollandois, eſprit peu crédule, ſuppoſe la vérité de ces faits comme certains, n’ayant aucune bonne raiſon pour la conteſter ; il en raiſonne d’une maniére peu ſérieuſe, & prétend que les peuples chez qui l’on voit des Vampires, ſont très-ignorans & très-crédules, en ſorte que les apparitions dont on parle ne ſont que des effets de leur imagination frappée. Le tout eſt occaſionné & augmenté par la mauvaiſe nourriture de ces peuples, qui la plûpart du tems ne mangent que du pain fait d’avoine, de racines, & d’écorce d’arbre, alimens qui ne peuvent engendrer qu’un ſang groſſier, & par conſéquent très-diſpoſé à la corruption, & à produire dans l’imagination des idées ſombres & fâcheuſes.

Il compare ce mal à celui de la morſure d’un chien enragé, qui communique ſon venin à la perſonne qui eſt mordue. Ainſi ceux qui ſont infectés du Vampiriſme, communiquent ce dangereux poiſon à ceux qu’ils fréquentent. De-là les inſomnies, les rêves & les prétendues apparitions des Vampires.

Il conjecture que ce poiſon n’eſt autre choſe qu’un ver qui ſe nourrit de la plus pure ſubſtance de l’homme, qui ronge inceſſamment ſon cœur, qui fait mourir le corps, & qui ne l’abandonne pas même au fond du tombeau. Il eſt certain que les corps de ceux qui ont été empoiſonnés, ou qui meurent de contagion, ne deviennent point roides après leur mort, parce que le ſang ne ſe congéle point dans les veines ; au contraire il ſe raréfie, & bouillonne à peu près de même que dans les Vampires, à qui la barbe, les cheveux & les ongles croiſſent, dont la peau eſt vermeille, qui paroiſſent engraiſſés, à cauſe du ſang qui ſe gonfle & abonde de toutes parts.

Quant au cri que les Vampires font lorſqu’on leur enfonce le pieu dans le cœur, rien n’eſt plus naturel : l’air qui s’y trouve renfermé & que l’on en fait ſortir avec violence, produit néceſſairement ce bruit en paſſant par la gorge. Souvent les corps morts en font bien ſans qu’on les touche. Il conclut qu’il n’y a que l’imagination dérangée par la mélancolie ou la ſuperſtition, qui puiſſe ſe figurer que la maladie dont on vient de parler, ſoit produite par des cadavres Vampires, qui viennent ſucer juſqu’à la derniére goutte de ſang.

Un peu auparavant il dit qu’en 1732. on découvrit encore des Vampires dans la Hongrie, la Moravie, & la Servie Turque ; que ce phénoméne eſt trop bien avéré pour qu’on en puiſſe douter ; que pluſieurs Phyſiciens Allemands ont compoſé d’aſſez gros volumes en Latin & en Allemand ſur cette matiére ; que les Académies & les Univerſités Germaniques retentiſſent encore aujourd’hui des noms d’Arnold Paul, de Stanoske fille de Sovitzo & du Heiduque Millo, tous fameux Vampires du quartier de Médreïga en Hongrie.

Voici une lettre qui a été écrite à un de mes amis pour m’être communiquée au ſujet des Revenans de Hongrie[1] ; l’Auteur penſe bien autrement que le glaneur au ſujet des Vampires.

Pour ſatisfaire aux demandes de Monſieur l’Abbé Dom Calmet concernant les Vampires, le ſouſſigné a l’honneur de l’aſſûrer, qu’il n’eſt rien de plus vrai & de ſi certain, que ce qu’il en aura ſans doute lû dans les actes publics & imprimés, qui ont été inſérés dans les Gazettes par toute l’Europe ; mais à tous ces Actes publics qui ont paru, Monſieur l’Abbé doit s’attacher pour un fait véridique & notoire à celui de la députation de Belgrade ordonnée par feu S. M. Imp. Charles VI. de glorieuſe mémoire, & exécutée par feu ſon Alteſſe Séréniſſime le Duc Charles Alexandre de Wurtemberg, pour lors Vice-Roi, ou Gouverneur du Royaume de Servie ; mais je ne puis pour le préſent citer l’année, ni le mois, ni le jour, faute de mes papiers, que je n’ai point préſentement près de mot.

Ce Prince fit partir une députation de Belgrade moitié d’Officiers militaires, & moitié du Civil, avec l’Auditeur Général du Royaume, pour ſe tranſporter dans un village, où un fameux Vampire décédé depuis pluſieurs années faiſoit un ravage exceſſif parmi les ſiens : car notez que ce n’eſt que dans leur famille & parmi leur propre parenté, que ces ſuceurs de ſang ſe plaiſent à détruire notre eſpéce. Cette députation fut compoſée de gens & de ſujets reconnus par leurs mœurs, & même par leur ſavoir, irréprochables & même ſavans parmi les deux ordres : ils furent ſermentés, & accompagnés d’un Lieutenant des Grenadiers du Régiment du Prince Alexandre de Wurtemberg, & de 24 Grenadiers dudit Régiment.

Tout ce qu’il y eut d’honnêtes gens, le Duc lui même qui ſe trouverent à Belgrade, ſe joignirent à cette députation, pour être ſpectateurs oculaires de la preuve véridique qu’on alloit faire.

Arrivé ſur les lieux, l’on trouva que dans l’eſpace de quinze jours le Vampire oncle de cinq tant neveus que niéces, en avoit déja expédié trois & un de ſes propres freres. Il en étoit au cinquiéme, belle jeune fille ſa niece, & l’avoit déja ſucéé deux fois, lorſque l’on mit fin à cette triſte tragédie par les opérations ſuivantes.

On ſe rendit avec les Commiſſaires députés pas loin de Belgrade, dans un village, & cela en public, à l’entrée de la nuit, à ſa ſépulture. Ce Monſieur n’a pû me dire les circonſtances du tems auquel les précédens morts avoient été ſucés, ni les particularités à ce ſujet. La perſonne après avoir été ſucée, ſe trouva dans un état pitoyable de langueur, de foibleſſe, de laſſitude, tant le tourment eſt violent. Il y avoit environ trois ans qu’il étoit enterré ; l’on vit ſur ſon tombeau une lueur ſemblable à celle d’une lampe, mais moins vive.

On fit l’ouverture du tombeau, & l’on y trouva un homme auſſi entier, & paroiſſant auſſi ſain qu’aucun de nous aſſiſtans ; les cheveux, & les poils de ſon corps, les ongles, les dents, & les yeux, (ceux-ci demi-fermés) auſſi fermement attachés après lui, qu’ils le ſont actuellement après nous qui avons vie, & qui exiſtons, & ſon cœur palpitant.

Enſuite l’on procéda à le tirer hors de ſon tombeau, le corps n’étant pas à la vérité flexible, mais n’y manquant nulle partie, ni de chair, ni d’os ; enſuite on lui perça le cœur avec une eſpéce de lance de fer rond & pointu : il en ſortit une matiere blanchâtre & fluide avec du ſang, mais le ſang dominant ſur la matiere, le tout n’ayant aucune mauvaiſe odeur ; enſuite de quoi on lui trancha la tête avec une hache ſemblable à celle dont l’on ſe ſert en Angleterre pour les exécutions : il en ſortit auſſi une matiere & du ſang ſemblable à celle que je viens de dépeindre, mais plus abondamment à proportion de ce qui ſortit du cœur.

Au ſurplus on le rejetta dans ſa foſſe, avec force chaux vive pour le conſommer plus promptement ; & dès-lors ſa Niece qui avoir été ſucée deux ſois, ſe porta mieux. A l’endroit où ces perſonnes ſont ſucées, il ſe forme une tache très-bleuatre ; l’endroit du ſucement n’eſt pas déterminé, tantôt c’eſt en un endroit, tantôt c’eſt en un autre. C’eſt un fait notoire atteſté par les Actes les plus autentiques, & paſſé à la vûe de plus de 1300 perſonnes toutes dignes de foi.

Mais je me réſerve pour ſatisfaire plus en plein la curioſité du ſavant Abbé Dom Calmet, de lui détailler plus en plein ce que j’ai vû à ce ſujet de mes propres yeux, & le remettrai à Monſieur le Chevalier de ſaint Urbain pour le lui envoyer, trop charmé en cela, comme en toute autre choſe, de trouver des occasſions à lui prouver, que perſonne n’eſt avec une ſi parfaite vénération & reſpect que

Son très-humble & très-obéiſſant Serviteur L. de Beloz, ci-devant Capitaine dans le Régiment de feu S. A. S. le Prince Alexandre de Wurtemberg, & ſon Aide de camp, & actuellement premier Capitaine des Grenadiers dans le Régiment de Monſieur le Baron

de la Trenck.


  1. Il y a lieu de croire que ceci n’eſt qu’une répétition de ce qui a déja été dit ci-deſſus, ch. x.