Traité populaire d’agriculture/Dépaissance des pâturages

SECTION TROISIÈME.

Dépaissance des pâturages.

Nous avons défini le pâturage une surface gazonnée servant de pâture aux animaux.

L’utilisation du pâturage est donc sa dépaissance.

Mais l’introduction des animaux sur les pâturages pour en utiliser les produits est soumise à des règles particulières que les circonstances déterminent.

Ces circonstances, quelque multiples qu’elles soient, peuvent se résumer dans les quatre suivantes :

1oépoque de la dépaissance ;

2oordre de dépaissance ;

3onombre des animaux ;

4omodes de dépaissance.

I
ÉPOQUE DE LA DÉPAISSANCE.

Trois circonstances la déterminent : l’âge du påturage, l’espèce des animaux et l’état du pâturage.

Ainsi la dépaissance peut commencer plus tôt sur un pâturage de quelques années que sur un pâturage nouvellement formé.

De même, moins les animaux sont pesants, moins ils laissent l’empreinte de leurs pieds sur le sol du pâturage, et plus tôt leur introduction sur le pâturage est permise. Ainsi, sous ce rapport et dans les années ordinaires, en supposant que les bêtes à cornes puissent être introduites dans les pâturages au premier de juin, on pourra retarder cette époque de quinze jours à trois semaines pour les chevaux, la devancer du même nombre de jours lorsqu’il s’agira des moutons.

Dans tous les cas, on ne doit mettre les bestiaux sur les pâturages, au printemps, qu’au moment où les herbes ont pris un développement convenable.

Une dépaissance trop précoce ou trop tardive doit être évitée ; l’une et l’autre ont leurs inconvénients.

Une dépaissance trop précoce, surtout dans les pâturages de création nouvelle, a toujours pour résultat une diminution notable dans le produit ; elle nuit en effet à la croissance de l’herbe qui, rasée lorsqu’elle est encore trop jeune, reprend avec plus de difficulté.

Trop tardive, la dépaissance occasionne aussi une diminution dans le produit du pâturage, du moins au point de vue de l’alimentation du bétail. En effet, si les animaux sont introduits sur le champ qu’ils doivent pâturer à une époque trop avancée, ils trouvent les plantes hâtives arrivées à cette période de leur croissance où déjà leur tige dure et coriace ne leur offre plus une nourriture tendre et succulente. Ces plantes sont alors dédaignées du bétail : de là, des produits qui ne sont pas utilisés, ils sont perdus par là même.

D’un autre côté, le retard dans le pâturage des plantes amène nécessairement le retard de la pousse nouvelle de l’herbe et, à ce point de vue, il y a encore diminution dans le produit.

L’époque la plus convenable, celle qui doit faire éviter les inconvénients d’une dépaissance trop précoce ou trop tardive, ne peut pas être déterminée d’une manière bien précise.

Il faut consulter l’état du pâturage.

On peut toutefois fixer cette époque à la dernière semaine du mois de mai ou à la première de juin : elle peut varier suivant les localités.

II
ORDRE DE DÉPAISSANCE.

On doit le considérer sous le double point de vue des animaux et des pâturages eux-mêmes, c’est-à-dire qu’on doit se demander :

1oétant donné un pâturage, dans quel ordre devront y pâturer les diverses espèces d’animaux ;

2ole pâturage doit-il commencer sur tel champ de préférence, et doit-il être continu ou intermittent ?

1oSuccession des animaux.

La richesse du pâturage détermine en général la nature et la taille des bestiaux qu’on y nourrit.

Ainsi, on réserve les pâturages gras, les herbages d’embouche à la nourriture des vaches laitières ou à l’engraissement des bœufs ; les pâturages moins humides sont livrés aux chevaux ; les moutons vivent sur des herbages plus pauvres ; enfin les herbages marécageux sont réservés aux porcs et aux oies.

Ce mode de pâturage a pourtant un inconvénient fort grave.

L’expérience démontre que chaque espèce animale a ses plantes de prédilection ; elle s’en nourrit et dédaigne les autres. Mais ces dernières, par là même qu’elles sont dédaignées de tel animal, continuent à croître, fleurissent et répandent sur le sol des graines qui donnent naissance à des plantes de même espèce, qui poussent au détriment de celles rasées sans cesse par la dent du bétail.

Ces plantes se multiplient à tel point que bientôt elles couvrent tout l’espace.

De ce mode de pâturage, résulte donc la détérioration de ce dernier.

Si, au contraire, on fait pâturer l’herbe par plusieurs espèces d’animaux, ce qui est dédaigné et laissé de côté par les uns est mangé par les autres : c’est le moyen d’utiliser tout le produit d’un pâturage.

Il faut toutefois éviter de faire pâturer ensemble, pêle-mêle, les différentes espèces de bestiaux, parce qu’alors, sans compter les accidents qui arrivent par cette association, ces divers animaux se nuisent et se privent mutuellement de la nourriture qui leur convient le mieux.

Les diverses espèces de bestiaux doivent donc se succéder les unes aux autres.

L’ordre de succession le plus convenable est bien le suivant : 1o espèce bovine ; 2o espèce chevaline ; 3o espèce ovine.

Les bêtes à cornes broutent l’herbe à une certaine hauteur ; lorsqu’elles ont parcouru tout le pâturage, on leur fait succéder les chevaux qui tondent l’herbe plus court et qui se nourrissent en outre de certaines plantes laissées intactes par les bêtes à cornes. On termine par les moutons, qui pincent l’herbe plus près du sol, et qui ne refusent pas les quelques plantes dédaignées par les bêtes à cornes et par les chevaux.

On doit exclure les chevaux des pâturages généralement humides, auxquels ils font un tort considérable par leur piétinement.

Les moutons ne doivent pas non plus être introduits trop tôt sur un pâturage de création récente, parce qu’ils arrachent souvent l’herbe qui n’est pas bien enracinée.

2oAlternation des pâturages.

La dépaissance ne doit pas être continue.

Il faut en effet donner à l’herbe qui a été coupée par la dent des animaux le temps de repousser, de s’élever à une hauteur de 6 à 8 pouces.

C’est là une nécessité si l’on veut conserver ses pacages, en retirer, pendant plusieurs années, un profit constant et convenable.

La tige, en effet, qui est constamment coupée, souffre de ces blessures continuelles ; elle s’épuise, sa végétation devient languissante, et comme dans un pâturage quelconque ce sont toujours les plantes les plus délicates qui sont les plus recherchées, ce sont aussi celles qui souffrent le plus d’une dépaissance prolongée ; elles s’épuisent plus tôt, et finissent par disparaître pour être remplacées par des espèces médiocres.

Pour conserver le pâturage en état de donner toujours de bons produits, il faut donc en enlever de temps en temps les animaux, pour que l’herbe puisse réparer ses pertes, croître, s’élever à la hauteur que nous avons indiquée.

Il faut aussi commencer à faire pâturer les pâturages les plus vieux ; l’herbe plus abondante, le sol résistant mieux à l’empreinte du pied, indiquent suffisamment que c’est dans ces vieux pâturages que les animaux, au printemps, doivent chercher leur nourriture.

À ces pâturages succèdent des pâturages plus jeunes et on réserve pour les derniers ceux qui n’ont été créés que l’année précédente et qui n’ont pas encore nourri le bétail. Quelle que soit la saison, il ne faudra pas admettre les bestiaux sur ces pâturages lorsque le terrain est assez humide pour souffrir de l’empreinte de leurs pas.

III
NOMBRE DES ANIMAUX.

Stockhardt, célèbre agronome allemand, donne les chiffres suivants à l’aide desquels nous allons résoudre le problème posé.

Une vache de 400 livres, poids vif, a besoin tous les jours de 90 livres d’herbe fraîche, pour sa ration complète.

Si l’on calcule que le pâturage des bêtes à cornes dure à peu près 150 jours, terme moyen, une vache consommera donc pendant l’été 13,500 livres.

Une vache de 500 livres consomme 112 livres par jour, soit 16,800 livres pour la saison.

Un bœuf d’engrais de 1,500 à 1,600 livres consomme 200 à 250 livres, ce qui donne 30,000 à 37,500 livres pour les 150 jours.

Une brebis consomme 10 à 14 livres par jour et si l’on admet que le pâturage des moutons dure un mois de plus que celui des bêtes à cornes, la brebis consommera donc en 180 jours 1,800 à 2,600 livres.

Quant au cheval, il est admis qu’il consomme autant que deux vaches, dans le même espace de temps, soit 27,000 livres pendant l’été.

D’après le même auteur, un pâturage excessivement fertile donne 18,000 à 20,000 livres d’herbe par arpent.

Un tel pâturage pourrait donc nourrir :

Une vache de 400 livres par 1/2 arpent,
Une vache de 500 livres par 3/4 d’arpent,
Un bœuf de 1,500 livres par 11/2 arpent,
Un cheval sur 11/2 arpent,
50 moutons sur 41/2 arpents.

Sur de très bons pâturages pouvant donner 12,600 livres par arpent, on pourra nourrir :

Une vache de 400 livres sur une étendue de 1 arpent environ,
500 11/3

Sur des pâturages moins riches, mais donnant encore 6,500 livres d’herbe par arpent, on pourra nourrir :

Une vache de 400 livres sur une étendue de 1 arpent environ,
Une vache de 500 livres 21/2
Un cheval 4
Un poulain 2
Un mouton 1/6

Comme on le voit, tout dépend de la richesse du pâturage d’un côté, et de l’autre de la taille des animaux.

Comme terme moyen, on peut admettre avec Petri, autre agronome allemand, que la surface qui nourrira en été :

12 vaches ou
8 chevaux ;
16 poulains ;
9 bouvillons ;
24 veaux sevrés ;
93 porcs de tout âge,


pourra également entretenir 120 moutons ; et si l’on admet, avec le même auteur, que trois arpents suffisent pour l’entretien de 20 têtes de moutons, il faudrait pour entretenir le nombre ci-dessus indiqué de chaque espèce d’animaux, 18 arpents de pâturage de qualité moyenne.

Lorsque sur un pâturage, on suit, relativement aux animaux, l’ordre de succession que nous avons ci-dessus indiqué, il ne faut pas que le nombre des animaux qui viennent en second ou en troisième lieu, soit trop considérable. Ainsi, un cheval pour 5 bêtes bovines et 2 ou 3 moutons pour une bête bovine sont des nombres suffisants.

Les porcs ne devraient pas être tolérés dans les pâturages ; ils leur font un tort considérable, bouleversent la terre, culbutent le gazon, enfin détériorent complètement les pâturages.

Pour diminuer ces dégâts, le moyen généralement employé consiste à leur introduire un clou ou un fil de fer dans le nez, mais ce moyen n’est pas toujours efficace. La blessure se guérit et l’animal recommence de plus belle à labourer la terre de son groin pour y trouver certaines racines dont il est très friand.

On peut cependant, mais dans les cas de nécessité seulement, faire paître les porcs et alors on leur réserve les pâturages marécageux qui souffrent moins des dommages que ces animaux peuvent causer.

IV
MODES DE DÉPAISSANCE.

Il y a trois modes de pâturage :

1ole pâturage en liberté ;

2ole pâturage par enclos ;

3ole pâturage au piquet.

1oPâturage en liberté.

C’est le plus ancien et le plus généralement employé ; il consiste à laisser les animaux libres dans le pâturage.

Le grave inconvénient qu’on reproche à ce mode de dépaissance, c’est qu’il permet aux animaux de piétiner l’herbe et de gaspiller de la sorte une quantité notable des produits.

L’inconvénient existe, le reproche est fondé.

Mais il faut aussi admettre que tous les animaux ne font pas également souffrir les pâturages des effets de leur piétinement.

De tous les animaux, ce sont peut-être les poulains d’un an à deux ans qui gaspillent le plus d’herbe dans leurs courses fréquentes à travers les pâturages. Viennent ensuite les juments poulinières avec leurs élèves, les chevaux, les vaches laitières et enfin les bœufs à l’engrais. Ces derniers, pour peu qu’ils soient gras, marchent peu : après avoir brouté l’herbe dans un petit espace, ils se couchent pour ruminer plus à leur aise.

Les moutons, par là même qu’on les met sur les pâturages les plus pauvres, ne sont pas dans le cas de gâter autant d’herbe que les gros animaux ; aussi, les effets de leur piétinement sont-ils généralement nuls.

Ajoutons que plus un pâturage est riche, plus l’herbe est longue et abondante, plus aussi le piétinement des animaux lui fait subir des pertes sensibles.

2oPâturage par enclos.

Nous empruntons à l’enseignement de la Gazette des campagnes les réflexions suivantes :

Dans toute sa simplicité, cette méthode consiste à établir de petits enclos temporaires dans les grands enclos, au moyen de clôtures solides, mais mobiles, que l’on peut déplacer à volonté. On pourrait atteindre ce but avec les clôtures sur patins. La forme ordinaire de nos champs facilite admirablement ce mode de pâturage ; car, avec deux arpents de clôtures mobiles, on retient les animaux sur l’étendue la plus restreinte que l’on voudra et on pourra leur livrer successivement toutes les parties du champ.

Les principaux avantages que l’on retire du pâturage par enclos sont de fournir aux animaux une herbe toujours fraîche, d’annuler leur piétinement et de pouvoir nourrir un bétail plus nombreux sur le même espace.

Si nous examinons sans partialité ces avantages, nous nous apercevrons qu’ils sont assez importants pour payer amplement les quelques pagées de clôtures que nous sommes obligés de faire.

Mais pour réussir complètement avec ce mode, il faut que les animaux possèdent le sentiment du respect de la clôture, c’est-à-dire que la vue seule des perches et piquets soit suffisante pour leur ôter le désir de passer outre. Et ce respect ils ne l’acquièrent que par l’habitude et encore faut-il exercer une active surveillance dès les commencements.

Ce mode est très employé en Angleterre, où les cultivateurs s’en trouvent très bien. Leurs enclos sont formés par des clôtures très légères au moyen de piquets reliés par des fils de fer.

La grandeur des enclos dépend de la richesse des pâturages et du nombre des animaux qu’on doit y nourrir. Plus le pâturage est riche, plus l’enclos devra être petit, afin que les animaux consomment toute l’herbe sans la piétiner. Ils doivent être assez étendus pour les nourrir pendant environ huit jours.

Ce mode de pâturage peut être appliqué non seulement au gros bétail, tel que bœufs, vaches et chevaux, mais encore aux moutons, lorsqu’on est obligé de leur abandonner une herbe haute et fournie.

Lorsque le bétail a parcouru ainsi enclos par enclos, toute l’étendue du pâturage, on le ramène à l’endroit où il a commencé à raser l’herbe ; car alors celle-ci est assez repoussée pour être broutée facilement.

3oPâturage au piquet.

C’est le troisième mode de pâturage.

Voici en quoi il consiste.

Chaque bête est attachée à un piquet par une corde de dix pieds de longueur. Cette corde est coupée en deux parties égales ; l’une est fixée au piquet, l’autre aux cornes ou au licou de l’animal. Ces deux parties sont réunies par une planchette de dix-huit pouces de longueur sur une largeur de trois pouces, percée obliquement d’un trou à chaque extrémité. Les bouts des cordes entrent dans ces trous par les côtés opposés et sont arrêtés chacun par un nœud. Cet arrangement permet à la corde de tourner sans se tordre et l’empêche de s’entortiller autour des jambes et du cou de l’animal.

Le piquet, en fer ou en bois ferré au bout, doit avoir une longueur de quinze à dix-huit pouces. Après y avoir attaché la corde, on l’enfonce jusqu’au niveau du sol.

Chaque bête ne peut alors brouter que l’herbe située dans le rayon déterminé par la longueur de la corde. Les animaux sont placés sur une même ligne et à deux longueurs de cordes les uns des autres. Cette disposition les empêche de s’atteindre, tout en leur permettant de pâturer tout l’espace qui les sépare.

Dès que la surface réservée à chaque animal a été broutée, on porte le piquet à dix-huit pouces plus loin et l’on continue ainsi jusqu’au bout du champ que l’on fait pâturer.

Ce mode est encore appelé pâturage au tiers, parce que les animaux qui y sont soumis sont ordinairement changés de place trois fois par jour.

Dans quelques provinces d’Angleterre, d’Allemagne, d’Écosse, cette méthode est fort en vogue, et l’on y a trouvé que les animaux de toute espèce prospèrent mieux et s’engraissent plus vite que lorsqu’on les laisse errer à volonté.

D’après Sinclair, on a trouvé que par l’adoption de cette méthode, la terre s’améliore plus en deux ans qu’en cinq avec le pâturage libre. On a trouvé aussi qu’au moyen de ce procédé, on peut entretenir, par acre, au moins un tiers de bétail de plus que par l’ancien système. Enfin, l’animal devient plus docile, il perd ses habitudes vagabondes ; ses forces sont mieux ménagées ; il s’engraisse plus facilement.

Ajoutons que le pâturage au piquet fait mieux la part de chaque animal ; l’herbe est rasée également, aucune partie n’est perdue ; enfin les engrais, moins disséminés, peuvent être plus régulièrement répandus ou plus facilement enlevés pour la formation des composts.

En somme, sous presque tous les rapports, ce mode est beaucoup plus économique que les précédents, mais il exige une plus grande surveillance de la part du cultivateur.

Dans quelques contrées, on impose aux animaux différentes espèces d’entraves. Mais, quelque espèce d’entrave que l’on choisisse, il est certain que l’animal entravé se trouve toujours placé dans une position plus gênante que par le moyen du pâturage au piquet.