Traité du gouvernement civil (trad. Mazel)/Vie de John Locke

Traduction par David Mazel.
Royez (p. xv-xxx).



VIE
DE JOHN LOCKE.

Depuis l’année 1632, jusqu’à l’année 1704.
Traduit du Plutarque Anglais.


Jamais il ne fut peut-être un esprit plus sage, plus méthodique, un Logicien plus exact que John Locke. Ce célèbre Philosophe, fils d’un Avocat, naquit en 1632, dans une ville de la Province de Sommerset.

Destiné, par son père, à l’état de Médecin, il l’exerçoit déjà avec succès, lorsque la philosophie de Descartes lui inspira le désir d’embrasser la même carrière. Cependant, Locke n’étoit pas grand Mathématicien ; il n’avoit jamais pu se soumettre à la fatigue des calculs, ni à la sécheresse des vérités mathématiques sur lesquelles Descartes fondoit ses raisonnemens sur l’ame. Locke pensoit très-judicieusement que toute vérité appuyée sur des calculs, ne présente d’abord rien de sensible à l’esprit ; et personne n’a mieux éprouvé que lui qu’on pouvoit avoir l’esprit géomètre sans le secours de la Géométrie.

Dans les Universités de Cambridge et d’Oxford, dans celles de Paris, de Padoue, de Leyden, et par-tout où des Régens instruisoient la jeunesse, on enseignoit machinalement la théorie de l’ame, d’après les préceptes d’Anaxagore, de Diogène (non pas le cynique), d’Épicure, de Platon, de Socrate, d’Aristote, et de quelques autres Philosophes, qui tous avoient décidé positivement ce que c’est que l’ame de l’homme ; mais puisqu’ils n’en savoient rien, il n’est point surprenant qu’ils aient tous été d’avis différens. Le divin Anaxagore, à qui on dressa un autel, pour avoir appris aux hommes que le Soleil étoit plus grand que le Péloponèse, que la neige étoit noire, et que les cieux étoient de pierre, affirma que l’ame est un esprit aërien, mais cependant immortel. Épicure la composoit de parties comme le corps ; Diogène assuroit que l’ame étoit une portion de la substance de Dieu même, et cette idée au moins étoit brillante. Aristote croyoit, si l’on s’en rapporte à quelques-uns de ses disciples, que l’entendement de tous les hommes étoit une seule et même substance. Le divin Platon, maître d’Aristote, et le sage Socrate, maître de Platon, disoient l’ame corporelle et éternelle.

Ces différentes opinions suscitoient des disputes, embarrassoient la mémoire, nourrissoient les erreurs et entretenoient l’ignorance, au moment même où l’on cherchoit à enseigner la vérité. Descartes en sentit l’importance ; la nature avoit accordé, à Descartes, un génie supérieur ; il l’employa pour découvrir les erreurs de l’antiquité ; mais il y substitua les siennes. Entraîné par cet esprit systématique qui aveugle les plus grands hommes, il s’imagina avoir démontré que l’ame étoit la même chose que la pensée, comme la matière, selon lui, est la même chose que l’étendue. Il assura que l’on pense toujours, et que l’ame arrive dans le corps, douée, pourvue de toutes les notions métaphysiques, connoissant Dieu, l’espace, l’infini, ayant toutes les idées abstraites, remplie enfin de belles connoissances qu’elle oublie malheureusement en venant au monde.

Tant de raisonnemens ayant fait le Roman de l’ame, il étoit réservé à l’illustre Locke d’en faire l’Histoire. Il a modestement développé à l’homme les secrets de la raison humaine, comme un excellent Anatomiste explique les ressorts du corps humain. Crainte de s’égarer dans ce vaste labyrinte, il le parcourut à l’aide du flambeau de la physique, et s’il se hasarda de parler quelquefois affirmativement, il osa aussi douter. Au lieu de définir tout d’un coup ce que nous ne connoissons pas, il examina par degrés ce qu’on a cherché depuis si long-tems à pénétrer. Tous ses raisonnemens sont fondés sur la nature. Pour combattre le système de Descartes sur les idées innées, il prend un enfant au moment de sa naissance, suit pas à pas les progrès de son entendement, voit ce qu’il a de commun avec l’instinct des animaux, et ce qui l’élève au-dessus de cet instinct. Il consulte sur-tout son propre témoignage, qu’il nomme la conscience de sa pensée. Après avoir fait cet examen laborieux : « Je laisse, dit-il, à discuter à ceux qui en savent plus que moi, si notre ame existe avant ou après l’organisation de notre corps ; mais j’avoue qu’il m’est tombé en partage une de ces ames grossières qui ne pensent pas toujours ; et j’ai même le malheur de ne pas concevoir qu’il soit plus nécessaire à l’ame de penser toujours, qu’au corps d’être toujours en mouvement ».

Locke ayant ainsi démontré l’absurdité des idées innées, ayant bien établi que toutes nos idées nous viennent par les sens, ayant examiné nos idées simples, celles qui sont composées, ayant suivi l’esprit de l’homme dans toutes ses opérations, ayant fait voir combien les langues que les hommes parlent sont imparfaites, et quel abus nous faisons des termes ; Locke examina ensuite l’étendue ou, plutôt le néant des connoissances humaines. Cet examen, quoique très-sage et très-circonspect, offensa quelques Théologiens, et alarma les dévots. Ceux-ci l’accusèrent d’impiété, les premiers de penchant au matérialisme ; mais Locke les rassura, en leur prouvant qu’on pouvait être Philosophe et bon Chrétien.

Quoiqu’il eût évité les effets d’un zèle indiscret, il ne put cependant échapper à la persécution de l’Évêque de Worcester, qui lui imputa à crime sa liaison avec le Comte de Shaftesbury, Grand Chancelier de l’Angleterre. Locke étoit son Secrétaire, et qui plus est, son ami intime. Shaftesbury fut disgracié, et Locke fut accusé d’avoir entretenu, avec les ennemis du Duc d’Yorck, une correspondance nuisible aux intérêts de ce Duc. Locke pénétra le but de cette accusation, et en éluda les effets, en cherchant un azyle en France. Il fixa, pendant quelque tems, sa demeure à Montpellier, et se proposoit d’aller en Italie, lorsqu’il fut rappelé en Angleterre, par Shaftesbury, dont le crédit avoit prévalu à la Cour.

Ce retour de faveur fut suivi d’une disgrace éclatante. Shaftesbury, accusé du crime de haute trahison, chercha son salut en Hollande, où Locke l’accompagna. Le Philosophe s’y livra à l’étude, et tandis qu’il y composoit en paix son fameux Traité sur la Tolérance, on le dénonçoit à la Cour de Londres, comme l’instigateur de toutes les calamités qui désoloient l’Angleterre. Charles II, Prince foible, et quelquefois trop crédule, prêta l’oreille à ces calomnies ; il ordonna qu’on dépouillât Locke des grades honorifiques que lui avoient accordé l’Université d’Oxford ; mais il ne put lui enlever la gloire que lui avoit mérité son Traité sur l’Entendement Humain. Toutes les faveurs du Monarque ne pouvaient rien ajouter à la réputation qu’il avoit acquise par ce sublime ouvrage, et ce fut cet effort de génie, qui néanmoins lui suscita les ennemis dont il éprouvoit encore les persécutions.

Quand ses ennemis eurent perdu l’espoir de l’accabler par leurs calomnies, ils l’accusèrent d’avoir engagé le Duc de Montmouth à faire un invasion en Angleterre. Jacques, sur la simple dénonciation d’un crime imaginaire, donna ordre à son Ministre, à la Haye, de demander aux États-Généraux qu’on lui livrât le coupable. Ces sages Républicains, au lieu de consentir à la prétention indiscrète de Jacques, avertirent le Philosophe du danger qu’il couroit, s’il quittoit la Hollande. Locke se retira à la campagne, chez un de ces amis, où il resta caché une année entière, sans que les Émissaires de Jacques pussent découvrir sa retraite. Son innocence ayant été suffisamment prouvée, il retourna à Amsterdam, et ne revint en Angleterre qu’après que le Prince d’Orange en eut usurpé le Trône.

Le sort de Locke changea à cette grande révolution. Le Roi Guillaume lui offrit de l’emploi, et lui laissa même le choix de la Cour de Vienne, ou de celle de l’Électeur de Brandebourg, pour y aller en qualité de Ministre plénipotentiaire. La santé du Philosophe ne lui permit pas d’accepter la proposition du Roi. Locke préféra la vie tranquille à l’avantage attaché à cette dignité, et accepta la charge de Subdélégué du Conseil de Commerce pour les Colonies. Dès-lors il partageoit son tems, entre les affaires du Gouvernement, l’étude de la Philosophie, et la société de Mylady et du Chevalier Masham, son mari. Ce fut à leur Terre, dans la Province d’Essex, qu’il passa les dernières années de sa vie. L’asthme dont il souffroit depuis long-tems, ayant augmenté avec le printems, saison qui lui avoit toujours été favorable, il en augura sa fin prochaine. Lady Masham, étant un matin dans son appartement, il la pria d’avertir le Curé de venir lui administrer le Sacrement. Étonnée d’une précaution qu’elle ne croyoit pas encore nécessaire, elle lui en témoigna sa surprise : Locke lui répliqua froidement : « Ne vous fiez pas, Madame, à l’éclat d’une lampe qui s’éteint, je sens que je n’ai pas de tems à perdre ». En effet, il mourut peu de jours après, en remerciant Dieu de lui avoir fait connoître le néant des grandeurs humaines.

La veille de son décès, il demanda à être conduit dans son cabinet, pour y mettre ses papiers en ordre. Il y passa quelques heures assez tranquillement, et s’étant trouvé beaucoup mieux que le jour précédent, il s’habilla et reçut des visites ; mais le lendemain 28 octobre 1704, il expira au moment où Lady Masham lui demandoit à voir un manuscrit qu’elle se proposoit de lui lire pour le distraire. C’est ainsi qu’il acheva une carrière de soixante-douze années. Si l’on peut compter ces années par l’usage qu’il en a fait, Locke a fourni une des plus longues et des plus glorieuses carrières. On l’inhuma dans l’Église Seigneuriale de la terre d’Oates où il étoit mort, et on y éleva un monument, sur lequel on grava l’épitaphe qu’il avoit lui-même composée. Il n’eut pas besoin de cette précaution, ses écrits, mieux que le marbre, ont transmis son nom à la postérité.

L’Auteur de l’Essai sur l’Entendement Humain, du Traité sur le Gouvernement Civil, du Plan raisonné sur l’Éducation, et de plusieurs autres Ouvrages également sublimes, tiroit quelquefois ses lumières en raisonnant avec des Artisans sur les Arts mécaniques. Il découvroit, dans leurs réponses à ses questions, plusieurs secrets utiles à la Philosophie, et par les observations qu’il faisoit sur la manière dont ils exerçoient leurs talens, il les aidoit à les perfectionner, et à en abréger les travaux. L’innocent babil d’un enfant fixoit autant son attention que le discours étudié du plus savant orateur. Méthodique en toutes choses, raisonnable jusques dans ses moindres actions, il n’étoit cependant ni grave ni pédant. Sa conversation étoit animée, ses saillies étoient brillantes. Quoiqu’il eût l’esprit orné des plus belles connoissances, il n’en fit jamais usage qu’avec ceux qui pouvoient l’apprécier. Simple dans ses manières, il plaisoit à ses égaux, et obtenoit l’estime de ses supérieurs. Affable avec ses inférieurs, il leur inspiroit la confiance et le respect. Il étoit charitable, indulgent, réservé, circonspect et discret, et possédoit, en un mot, les rares qualités d’un Philosophe, et toutes les vertus d’un chrétien.

On a publié d’abord les Ouvrages de Locke par cahiers, jusqu’à ce qu’enfin on en a fait une collection complète en trois volumes in-folio.


Autorités historiques. Bibliothèque choisie, par le Clerc. Dictionnaire général de Biographie. Mélanges de Philosophie, par M. de Voltaire. Biographie Britannique.