Traité du gouvernement civil (trad. Mazel)/Avertissement

Traduction par David Mazel.
Royez (p. v-xi).


AVERTISSEMENT.


IL n’y a guère de questions, qui aient été agitées avec plus de chaleur, que celles qui regardent les fondemens de la société civile, et les loix par lesquelles elle se conserve. Ceux qui ont écrit dans des États purement monarchiques, où le Souverain souhaitoit que ces sujets fussent persuadés qu’il étoit maître absolu de leurs vies et de leurs biens, ont entrepris de prouver, avec beaucoup de passion, ce que le Prince vouloit que l’on crût. Les Souverains, selon eux, tirent de Dieu immédiatement leur autorité, et ce n’est que lui seul qui ait droit de leur demander raison de leur conduite de sorte que quelques excès qu’ils pussent commettre, quand ils vivroient plus en bêtes qu’en hommes, il faudroit que leurs sujets les souffrissent patiemment, si après de très-humbles remontrances, les Souverains refusoient de reconnoître les loix de la nature. Quand plusieurs millions d’ames consentiroient unanimement à condamner la tyrannie d’un Prince qui ne seroit soutenue que de quelques flatteurs, il faudroit que des millions de familles ouvrissent leurs maisons à ses satellites, lorsqu’il trouveroit à propos d’enlever leurs femmes et leurs enfans pour en abuser ; et répandissent à ses pieds les fruits de leur industrie, sans en réserver rien pour elles, s’il vouloit qu’elles lui livrassent tout leur bien. Si un Prince se mettoit en tête, qu’il n’y a que lui, et quelque peu de personnes avec lui, qui entendissent la véritable manière de servir Dieu, et qu’il voulût envoyer des soldats chez ceux qui ne seroient pas dans ses sentimens, pour les maltraiter, jusqu’à ce qu’ils feignissent d’en être, il faudroit bien se garder de faire la moindre résistance à ces bourreaux. Tout un royaume se devroit entièrement livrer à la fureur de quelques scélérats, quoi qu’ils pussent faire, parce qu’ils seroient munis de l’autorité royale. Que si des sujets opposoient la violence à ces inhumanités, en quelque cas que ce fût, et parloient de réprimer ou de chasser un Tyran, non-seulement ils seroient dignes de souffrir toutes les horreurs, que la guerre la plus cruelle entraîne après soi, à l’égard de ceux qui sont vaincus ; mais encore le Juge de tous les hommes, dont ces Tyrans sont l’image la plus sacrée, les condamneroit, à cause de cela, aux flammes éternelles. Les peuples, de leur côté, n’ont aucun droit, que le Prince ne puisse violer impunément, de quelque manière qu’il le veuille faire ; parce que Dieu les a, pour ainsi dire, livrés à lui, pieds et poings liés. Le Prince seul est une personne sacrée, à laquelle on ne peut jamais toucher, sans s’attirer l’indignation du Ciel et de la terre ; de sorte que se défaire du Tyran le plus dangereux, est un crime infiniment plus grand, que les actions les plus détestables qu’il puisse commettre : et un inconvénient infiniment plus terrible, que de voir de vastes royaumes rougis du sang de leurs habitans, et un nombre infini de personnes innocentes réduites aux extrémités les plus étranges.

Voilà quels sont les sentimens de ceux qui ont écrit dans des lieux, où les puissances souhaitoient que le peuple se crût entièrement esclave. D’un autre côté, lorsque les peuples ont fait voir que ce nouvel Évangile n’avoit fait aucune impression sur eux, et ont secoué un joug qui leur devenoit insupportable, on s’est mis à soutenir, dans les lieux où cela est arrivé, que l’on peut déposer les Souverains, pour des raisons assez légères, et l’on a parlé contre la monarchie, comme contre une forme de gouvernement tout-à-fait insupportable. On a établi des principes propres à entretenir des séditions éternelles, en voulant prévenir la tyrannie : comme de l’autre, on a consacré la plus affreuse tyrannie pour étouffer pour jamais les soulèvemens populaires. La passion a empêché une infinité d’Écrivains de trouver un milieu entre ces extrémités ; lequel il n’étoit pas néanmoins difficile de trouver, si l’on eût envisagé les choses de sang-froid.

C’est ce que l’on pourra reconnoître par cet Ouvrage, où l’Auteur a découvert, avec beaucoup de pénétration, les premiers fondemens de la société civile, avant que d’en tirer les conséquences, qui peuvent décider les controverses que l’on a sur ces matières. On peut dire que le public n’a pas encore vu d’Ouvrage, où l’on ait proposé ce qu’il y a de plus délié sur ce sujet, avec plus d’ordre, de netteté et de briéveté que dans celui-ici. On y verra même quelques sentimens assez nouveaux pour beaucoup de gens, mais appuyés sur des preuves si fortes, que leur nouveauté ne les peut rendre suspects qu’à ceux qui préfère la prévention à la raison.