Traité des aliments de carême/Partie 1/Des aliments maigres

Jean-Baptiste Coignard (Tome Ip. 1-88).


TRAITÉ
DES ALIMENS
DE CARESME.



La pratique du Carême comprend deux devoirs essentiels ; l’abstinence & le jeûne. Nous tâcherons de justifier ici l’un & l’autre contre la prévention publique, qui fait ordinairement regarder ces deux obligations comme les plus dangereux écuëils de la santé. Nous commencerons par l’abstinence ; & sans prétendre, comme quelques-uns, que les alimens maigres sont plus sains & plus nourrissans que la viande, nous conviendrons, & même nous essaïerons de montrer, qu’ils sont moins convenables à la nature de nos corps, & qu’ils nourrissent moins : mais d’un autre côté, nous ferons voir par un examen détaillé de ces mêmes alimens, que la plûpart ne laissent pas d’être innocens, & quelque-fois même salutaires, soit par leur propre nature, soit par le moïen des préparations qu’ils reçoivent, & dans le détail desquelles nous ne ferons pas difficulté de descendre. Nous examinerons même la nature particuliere des assaisonnemens qui entrent dans ces préparations, & nous tâcherons d’exposer de telle maniere les differentes qualitez des viandes, & de ce qui sert à les assaisonner, que chacun puisse là-dessus connoître ce qui lui conviendra le mieux, & se faciliter par ce moïen la pratique de l’abstinence.

Quant à ce qui regarde le jeûne, on verra aisément, par tout ce que nous en dirons, que le Carême n’a rien non plus, à cet égard, de contraire à la nature de nos corps.

Pour nous conduire avec plus d’ordre, nous diviserons cet Ouvrage en trois Parties ; dans la première nous parlerons des alimens maigres en general ; nous exposerons les raisons qui nous les font juger moins nourrissans que la viande ; nous répondrons à l’Auteur du Traité des Dispenses, qui prétend établit l’opinion contraire ; & considerant en détail les differentes espèces de legumes, de grains, d’herbages, de racines, de fruits, de poissons, d’amphibies, qui sont en usage sur les tables de Carême, nous dirons nôtre sentiment sur les differentes manieres dont on a coûtume de préparer ces sortes de nourritures ; & comme on prétend dans le Traité des Dispenses que les macreuses, les loutres, les tortuës, sont veritablement de la viande, nous traiterons à fond cette question, & tout autrement que nous n’avons fait dans le Regime du Carême ; nous donnerons même là-dessus une regle facile pour discerner les animaux qui sont veritablement chair, d’avec ceux qui ne le sont pas ; nous finirons par des reflexions générales sur la prétendue excellence des alimens maigres au dessus de la viande.

Dans la seconde Partie nous examinerons la matiere des assaisonnemens les plus usitez en Carême, tels que sont le lait, le beure, l’huile, le miel, le sucre, le poivre, le girofle, la muscade, la canelle, le safran, le vinaigre, le verjus, la moutarde, l’oignon, l’ail. Nous considererons par quels moïens on peut adoucir l’abstinence dans le besoin : ce qui nous donnera occasion de parler des œufs, & des differentes qualitez qu’ils reçoivent, par la varieté avec laquelle on les prépare. Nous verrons comment on doit user de la permission de faire gras en Carême, & en quels cas on eut alors s’en tenir à la viande boüillie. Enfin quelle difference il y a entre la maniere dont on observoit l’abstinence il y a quatre-vingt ans, & celle dont on l’observe aujourd’hui.

La troisiéme Partie sera destinée à ce qui concerne le jeûne ; nous y examinerons plusieurs questions differentes, & entr’autres, s’il est vrai, comme on le prétend, dans le Traité des Dispenses, que le jeûne du Carême soit un des meilleurs moïens que l’on ait pour prolonger la vie ; que selon la constitution naturelle des corps, le boire & le manger ne soit presque pas nécessaire aux adultes ; qu’on puisse, suivant les forces ordinaires de la nature, se passer de nourriture pendant quatorze jours, sans être malade ; que le jeûne ne puisse faire aucun tort à la santé, dés qu’on a atteint l’âge nubile ; qu’il n’en puisse faire non plus, ni aux femmes grosses, ni aux graveleux, ni aux goûteux, ni à ceux qui ont à soutenir de rudes travaux de corps ou d’esprit ; que la seule odeur du tabac nourrisse assez pour être capable de rompre le jeûne. Nous verrons encore, s’il est vrai, ainsi qu’on le soûtient dans le même Traité, que la soif à laquelle le jeûne oblige, mette le désordre dans toute l’œconomie du corps, (ce qui, pour le remarquer en passant, ne s’accorde gueres avec le dessein qu’on a de representer le jeûne, comme la chose du monde la plus propre à prolonger les jours ;) que le vin, la bierre, le cidre, &c. soient d’une nature à ne pouvoir être permis les jours de jeûne, dans les repas même, comme à dîner et à collation. Nous marquerons en général l’utilité de ces sortes de boissons, par rapport au jeûne même, puis nous les examinerons en particulier pour en faciliter le choix à ceux qui n’ont d’autre vûë dans l’usage qu’ils en font que d’éloigner les incommoditez qui pourroient leur rendre le jeûne impraticable.

Enfin nous tâcherons d’exposer de telle maniere ce que c’est que la pratique du Carême, par rapport à la nature du corps & des alimens ; que chacun puisse prendre là-dessus des mesures convenables à son temperamment & à son devoir.


PREMIERE PARTIE,

Où l’on examine en general & en particulier la nature des alimens maigres.




Des Alimens maigres en general ; que c’est une erreur de les croire plus sains et plus nourrissant que la Viande.



Rien ne contribuë plus à fortifier les passions, que l’usage continuel d’une trop bonne nourriture ; c’est pourquoi on ne sçauroit assez loüer la sagesse de l’Eglise, de nous faire interrompre pendant un certain espace de temps, l’usage de la viande, & de ne nous permettre que celui des alimens maigres, qui nourrissent beaucoup moins, & qui sans être mal sains par eux-mêmes, ne laissent pas de satisfaire un peu moins aux besoins du corps.

La plûpart du monde regarde l’abstinence du Carême, comme l’épreuve des plus fortes Constitutions : quelques-uns plus équitables sont persuadez que ce regime n’a rien de contraire à la nature de nos corps, & que pourvû qu’on veüille apporter quelque attention dans le choix des alimens maigres, & qu’on n’en pervertisse point la qualité, par l’abus des assaisonnemens : on peut vivre sainement de racines, d’herbages, de fruits, de poissons, &c. D’autres vont plus loin, & soûtiennent que non seulement on peut substituer sans risque, l’usage du maigre à celui de la viande ; mais que le corps ne sçauroit que gagner à cet échange ; que les alimens maigres se digerent mieux, qu’ils sont plus nourrissans, qu’ils engraissent & fortifient davantage, qu’ils produisent un sang plus gras, plus laiteux, plus abondant, & donnent par consequent plus d’embonpoint. Ceux qui tiennent ce langage prétendent arrêter par-là, les plaintes qu’on a coûtume de former contre le Carême, & on ne peut que loüer leur intention ; mais on ose dire que leur zele n’est pas éclairé, puisque de la maniere dont ils s’y prennent pour justifier l’abstinence, ils en abolissent la principale fin, qui est d’affoiblir les passions, en affoiblissant le corps. Autant donc que nous avons d’éloignement pour le sentiment de ceux qui s’imaginent que l’abstinence de la viande est incompatible avec la santé, autant en avons-nous pour la pensée des autres, qui supposent que l’Eglise, en ordonnant aux Fideles l’usage du maigre en certain tems, leur ordonne ce qu’il y a de plus propre pour les nourrir, pour les fortifier, & pour les engraisser. Nous tâcherons ici de détruire une opinion, qui non seulement est opposée aux principes de la bonne Physique, & à l’experience, mais qui loin d’être favorable au Carême, n’iroit pas moins, si elle avoit cours, qu’à rendre l’abstinence même suspecte à la pieté Chrétienne.

Le propre de l’aliment est de reparer la substance du corps à mesure qu’elle se dissipe, & une nourriture qui remplaceroit sans déchet cette perte, nous rendroit immortels, puis que nous ne vieillissons que parce que nous perdons plus que nous ne reparons. Sur ce principe, l’aliment le plus parfait sera celui dont les parties auront le plus de disposition à se tourner en nôtre substance, non en cette substance superfluë, qui ne va souvent qu’à grossir inutilement le volume du corps, & qui loin d’entretenir les forces, ne sert qu’à les accabler ; mais en cette humeur balsamique, qui fait le soûtien de la vie, & d’où les sucs qui nous composent tirent toute leur vertu. Or un aliment, pour être propre à reparer en nous ce baume de vie, ne doit être ni trop terrestre ni trop aqueux : s’il est trop terrestre, il ne sçauroit fournir aux dissolvans de nôtre corps, des parties assez souples pour pouvoir être mises en œuvre ; & s’il est trop aqueux, il n’en sçauroit donner qui aïent assez de consistance pour recevoir les impressions necessaires. Il ne doit pas non plus avoir des principes trop actifs, autrement il agit lui-même sur les principes qui le doivent changer, & il ne passe en nôtre nature qu’aprés l’avoir considerablement alterée. Suivant ces reflexions, il est aisé d’appercevoir que la nourriture la plus convenable à l’homme, consideré dans son état present[1], ne sçauroit être les legumes, les herbages, les racines, les fruits, les poissons[2] ; la terre domine dans les legumes, l’eau dans les herbages & dans les poissons, tous les deux dans les racines ; la terre dans quelques fruits, l’eau dans quelques autres ; ainsi qu’il est aisé de s’en convaincre, par la simple analyse ; & entre les vegetaux qui servent à nôtre nourriture, il y en a plusieurs dont les principes actifs sont plus développez qu’il ne faut pour la perfection d’un aliment convenable à homme ; ainsi qu’on le voit par l’extrême acidité de quelques-uns, par l’extrême âcreté de quelques-autres, &c. L’aliment donc le plus sain & le plus nourrissant pour l’homme, est celui qui ne renferme ni trop de terre, ni trop de phlegme, & dont les principes actifs ne sont point trop développez. Or ces conditions qui manquent dans la plûpart des alimens maigres, se trouvent dans la chair des oiseaux, & des quadrupedes, qui nous servent de nourriture : cette chair, comme l’analyse nous l’apprend, n’est ni trop terrestre, ni trop aqueuse ; d’un autre côté les principes actifs qu’elle contient, sont si concentrez & si intimement mêlez, qu’elle n’a rien d’acre ni de piquant, & qu’elle n’excite sur la langue qu’une saveur telle qu’il la faut pour détacher la salive, qui doit venir préparer l’aliment dans la bouche. On ne doit pas s’étonner aprés cela, que ceux d’entre les Medecins, qui ont examiné avec le plus de soin la nature des alimens, & qui se sont même le plus déclarez en faveur de l’abstinence, aïent écrit que les herbages, de quelque maniere qu’on les aprête, non seulement nous nourrissent peu, mais produisent dans nous, les uns des sucs trop aqueux, les autres des sucs trop grossiers, les autres des sucs trop acres[3] : que les fruits sont plus propres à flater nôtre goût qu’à nous soûtenir, & que leur saveur agréable est un appas souvent mortel : Fructibus subesse blandas vitæ insidiæ & latentem pestem plerique ignorant, Medici verò plus inesse voluptatis quam utilitatis non frustrà dicunt[4]. Qu’ils ont tous cela de commun, qu’ils fournissent à l’homme une nourriture trés-passagere[5] ; que les legumes & les racines sont des alimens flatueux ; que le poisson, quoi-que plus salutaire, nourrit foiblement ; que la viande, au contraire, est la plus parfaite de toutes les nourritures qui conviennent à l’homme, qu’il n’y en a point qui repare mieux que celle-là la substance balsamique de nos corps ; & que c’est avec raison qu’on l’a appellée par préference du nom de viande[6] ; qu’elle est plus saine & plus nourrissante que les herbages & les fruits ; que ces derniers, si on en excepte un petit nombre, tiennent souvent plus du médicament que de l’aliment, & que l’on ne voit point que la viande cause des cours de ventre, des dyssenteries & des coliques, comme font la plûpart des fruits[7] ; enfin, que si les hommes ont préferé aux fruits & aux herbes, la chair des animaux, c’est qu’ils ont trouvé dans celle-ci une nourriture plus complette & plus convenable[8].

L’Auteur du Traité des Dispenses, est dans une doctrine bien opposée ; cet Auteur, qui ne se nomme point, & que pour cette raison nous appellerons l’Anonime, prétend que les alimens maigres sont plus sains & plus nourrissans que la viande. Pour le prouver, il a d’abord recours à des raisons generales, dont les premieres concernent les alimens tirez des plantes, & les secondes le poisson ; aprés quoi il emploïe les preuves particulieres, & descend pour cela dans un long détail des differentes qualitez qu’il suppose dans chacune de ces nourritures. Nous examinerons par ordre les principales raisons qu’il allegue, & nous commencerons par celles qui concernent en general les alimens, tirez des plantes ; puis considerant en particulier les differentes qualitez de chacun de ces alimens, nous examinerons par occasion les autres preuves, dont il tâche d’appuïer son opinion. Nous viendrons ensuite à l’Article du Poisson ; & aprés avoir refuté les raisons generales, par lesquelles on prétend prouver que cette nourriture est préferable à la viande, nous examinerons en détail les qualitez des diverses sortes de poissons, dont on a coûtume de manger en Carême. Ce qui nous donnera lieu de refuter aussi les raisons particulieres dont l’Anonyme se sert pour donner la préference au poisson.



RAISONS GENERALES,
par lesquelles on prétend prouver que les alimens maigres sont plus sains & plus nourrissans que la viande.




PREMIERE RAISON,
Tirée du Systeme de la Digestion, par le Broïement.



On prétend montrer dans le Traité des Dispenses que les alimens maigres sont plus sains & plus nourrissans que la viande. Pour cela on remarque que les alimens les plus sains & les plus nourrissans, sont ceux que l’estomac digere plus parfaitement ; parce qu’en effet on n’est bien nourri qu’autant que le chyle est bien préparé ; & là-dessus on entreprend de prouver en general, que les legumes, les herbages, les fruits, &c. se digerent mieux. Dans ce dessein on tâche d’établir comme un point fondamental, que la digestion se fait par le broïement. Il est important de bien examiner ce qu’on nous dit sur ce sujet.

« Toutes les coctions qui se font dans nos corps[9], viennent, dit-on, d’un broïement continuel qui fait tout : ce broïement commence dans la bouche, par la rencontre des machoires, il se continuë dans l’Esophage, & s’augmente dans l’estomac. Là, comme dans un muscle creux, les alimens sont petris & dissous, tant par la force extraordinaire & multipliée d’un million de fibres motrices qui agitent & meuvent ce viscere, que par l’action des muscles voisins, sur tout de ceux du bas ventre, & du diaphragme, qui tous ensemble, comme autant de mains, foulent & broïent les alimens. C’est par cette méchanique qu’ils se dissolvent & passent dans une créme fine, à peu prés semblable à celle qui se forme sous le porphire, s’ils sont de nature à se laisser briser ; mais si au contraire, ce qu’on a mis dans l’estomac est gras, onctueux, coriasse, & plein de filamens, ces matieres moins proportionnées à l’intention de la nature, qui est la trituration, se dissoudront imparfaitement. De-là, continuë l’Auteur, on apperçoit déja quelle sorte d’alimens est préferable à l’homme[10] (il veut dire sans doute, plus convenable à l’homme) ce ne seront pas les chairs des animaux, mais d’autres matieres qui auront plus de disposition à être broïées & pétries pour mieux passer dans cette liqueur laiteuse qui doit faire le sang : or rien n’a tant de pente à se fondre, en un suc laiteux, que les sémences & les grains qui sont aussi les choses du monde qui se broïent le mieux sous la meule.

» L’estomac, ajoûte-t-il[11], secondé des muscles voisins, se trouve par sa force au dessus de celle du cœur, & surpasse de beaucoup celle des machoires : or une force comme celle-là, qui ne paroît faite que pour broïer, peut-elle ne point prouver que les alimens les plus sains & les plus naturels, sont ceux qui se laissent mieux briser ? & par consequent, que les semences, les grains, &c. sont la meilleure de toutes les nourritures. »

L’Anonyme s’étant bien douté que les Medecins, prévenus en faveur de la fermentation, & persuadez que la dissolution des alimens dans l’estomac s’accomplit par l’entremise des levains, ne manqueroient pas de se recrier contre le systeme de la Trituration, a recours à la preuve suivante pour les convaincre. « Supposons, dit-il[12], que la liqueur de l’estomac ait tout ce qu’il lui faut pour devenir levain, & qu’elle en conserve toute la force, on comprendra par la nature de l’estomac qu’elle occupe, qu’elle ne pourroit jamais faire la fonction de levain. C’est qu’il faut pour la fermentation, un lieu de repos, au lieu que l’estomac est presque toûjours en mouvement, ou toûjours prêt à se mouvoir ; de ce que l’on conçoit, poursuit-il, la force extraordinaire du cœur, qui sans parler de celle des arteres, a de quoi surmonter une resistance de trois mille livres, l’on conçoit que le sang n’a rien à opposer à une telle puissance, & que sa pente, s’il en a à se mouvoir, ou à se fermenter, est absorbée par cette force extraordinaire du cœur ; que par consequent, il est poussé sans agir, & contraint de couler sans fermenter. Mais on comprendra de même que le levain prétendu de l’estomac, devra encore avoir incomparablement moins de force pour agir ou fermenter ; s’il est vrai, comme on le démontre, que tandis que le cœur n’a, par rapport au sang, que de quoi surmonter une resistance de trois mille livres, l’estomac est en état, eu égard à la lymphe qui le contient d’en surmonter une, au moins de douze mille neuf cens cinquante une livre. Donc la force de l’estomac se trouvant quadruple de celle du cœur, & la liqueur qu’il contient ne pouvant passer pour avoir plus de disposition que le sang à fermenter, cette liqueur auroit quatre fois moins de force pour fermenter les alimens, que le sang n’en a pour se fermenter soi-même ; ainsi quand même on accorderoit que la force du sang seroit par rapport à celle des arteres, comme un à mille ; en quoi certainement on lui feroit beaucoup de grace ; celle du levain de l’estomac, ne pourroit être au plus que comme un à quatre mille : inégalité si étrange, qu’elle se trouveroit presque au niveau de rien. »

Voilà sur quels fondemens est appuïée d’abord la doctrine du Traité des Dispenses, dans la préference qu’on y donne aux alimens maigres : c’est que la digestion se fait uniquement par le broïement, & ne se fait nullement par les levains. Mais ce fondement est nul pour deux raisons ; la premiere, parce qu’en supposant que la digestion soit l’effet du broïement ; il ne s’ensuit pas pour cela, que les alimens dont il s’agit se doivent mieux digerer que la viande, puisque celle-ci, quand elle est bien tendre, & qu’elle est cuite à propos, se peut broïer avec autant de facilité, pour le moins, que les semences, les racines, les fruits, les herbages. De plus, pour nous en tenir ici aux grains, l’estomac des oiseaux qui en vivent, est fort charnu & musculeux ; & on remarque que la surface interne en est extrêmement dure & calleuse : on appelle même cet estomac meulette, parce qu’il fait l’usage d’une meule de moulin, & qu’il brise des alimens tres-solides. L’estomac des oiseaux de proïe, au contraire, ne consiste qu’en une membrane fine & délicate, peu capable d’action. Or si la viande avoit besoin d’un broïement plus fort que les grains pour se digerer ; d’où vient qu’aux oiseaux qui vivent de grains, la nature aurait donné un estomac plus dur, & qu’à ceux qui se nourrissent de chair, elle en auroit donné un beaucoup plus mince & plus faible ? Se serait-elle méprise ? Les oiseaux de proïe neanmoins digerent tres-promptement.

La seconde raison, c’est qu’il n’est nullement vrai que la digestion soit l’ouvrage du broïement ; & c’est ce que nous allons essaïer de montrer.




Que la Digestion ne se fait point par le broïement.



« Il suffit de considerer la méchanique du corps, pour découvrir l’erreur de ce sentiment ; sçavoir que les fibres motrices du ventricule, & les muscles voisins, sur tout ceux du bas ventre, & du diaphragme, sont comme autant de mains qui foulent & broïent les alimens, jusqu’à les reduire en une créme fine & délicate, à peu prés semblable à celle qui se forme sous le porphyre, &c. »

Il faudroit pour cela que le diaphragme & les muscles du bas ventre, portassent en même temps leur action contre l’estomac : ce qui n’arrive point, puisqu’au même moment que les muscles du bas ventre pressent l’estomac, le diaphragme s’éloigne de ce viscere, & s’approche des poulmons ; & que lorsque le diaphragme vient vers l’estomac, les muscles du bas ventre s’en éloignent, sans quoi l’inspiration & l’expiration de l’air ne pourroient s’exécuter. De plus, pour que le broïement, dont il est question, se fît avec la force que l’Auteur suppose, il faudroit que les fibres de l’estomac eussent tout ensemble un même point d’appui : ce qui se trouve contraire à l’experience, puisqu’elles ont chacune le leur séparement.

Ajoûtons en second lieu que ce prétendu broïement des muscles du bas ventre, ne pourroit se faire, ni dans la grossesse avancée, ni dans l’hydropisie, puisque les grands efforts que l’Auteur leur attribuë pour cela, devroient alors se terminer principalement, ou sur le corps de la matrice, ou sur les eaux du bas ventre, d’où il arriveroit que ni les femmes grosses, ni les hydropiques, ne pourroient digerer ; ce qui n’est pas moins contraire à l’experience.

Le mouvement de l’estomac n’est point tel que se l’imagine l’Anonyme, c’est un mouvement doux, qui ne sert qu’à aider à la fermentation des alimens, à les presser un peu, & à les pousser insensiblement vers le pylore, à mesure qu’ils sont digerez. Motu autem ventriculi nostri, leni admodum & vermiculari, alimenti massa colliquata sensim & sine sensu per pylorum in intestina deprimitur, remarque le sçavant Lister[13] avec tous les Anatomistes ; aprés quoy il ajoûte les paroles suivantes, qui expriment avec beaucoup d’élegance & de précision : ce qu’on peut penser de plus raisonnable sur ce sujet : Attritio, itaque mollissimi ventriculi compressi, & leniter moti, tantum dissolutionis votum non causa est. Profecto ab hoc motu ventriculi, cibi in chylum confecti evacuationem expecta, minime verò ejus attritionem. Lister, de Humorib. ibid.

Nous observerons en troisiéme lieu, qu’il y a plusieurs effets qu’on ne peut expliquer, en supposant le systeme du broïement, & qui s’expliquent sans peine, en supposant celui des levains.

Une épingle avalée ne manqueroit presque jamais de percer l’estomac, si l’estomac broïoit les alimens de la maniere que le prétend l’Auteur. Cependant, il n’est pas rare qu’une épingle avalée sorte de l’estomac sans l’avoir piqué, & qu’elle s’échappe par les selles.

Les chiens digerent des os qu’ils ont quelquefois avalez tout entiers, ou qu’ils n’ont que grossierement brisez entre leurs dents. Comment expliquer cet effet, par le broïement de l’estomac ? L’estomac, nous dit-on, a plus de force que n’en ont les machoires ; mais quand cela seroit, est-il armé d’os comme les machoires ? Comment donc peut-il briser les os, & n’en être pas au contraire blessé, quand ils sont aigus ? Dira-t-on que c’est que ces os à force de heurter dans l’estomac, les uns contre les autres, s’usent enfin, & se consument ; mais outre qu’on n’explique point par-là comment ils ne blessent point l’estomac par leurs pointes, voici une experience qui détruit cette réponse. C’est que si aprés avoir nourri pendant quelques jours avec du pain seul un gros chien, on lui fait avaler un os rond & dur, en le lui poussant bien avant dans la gueule, cet os, qui ne sera accompagné d’aucun autre, ne laissera pas en moins de 24. heures, d’être parfaitement digeré, comme on pourra aisément s’en convaincre, par l’ouverture du chien, aprés s’être assuré auparavant qu’il n’aura rien rendu sous la forme d’os. L’Anonyme, dans le Traité des Dispenses, & dans le Livre intitulé : La digestion des Alimens, &c, compare l’estomac à une scie, qui lentement & patiemment agitée, aidée d’un peu d’eau, fend les marbres les plus durs ; & par le moïen de cette comparaison, il croit faire toucher au doigt, que l’estomac peut briser les os les plus durs ; mais il auroit bien fait de ne pas compter si fort ici sur la penetration de ses Lecteurs : car on ne voit pas bien clairement quelle est la partie de l’estomac qui peut faire ainsi sur les os l’office de scie. Il s’est avisé depuis, dans le Livre qu’il a donné, sur la Digestion, de nier que les os se digerent dans l’estomac du chien. Le parti qu’il a pris en cela de contredire un fait aussi certain, est peu favorable à son systeme.

Le sçavant M. Brunner aïant un jour dissequé une choüette, lui trouva dans l’estomac avec divers lambeaux de grenoüilles, & d’autres insectes, à demi fondus ; une cuisse de grenoüille, dont l’os étoit presque tout reduit en pâte vers le milieu, tandis que les deux extrêmitez étoient encore dures & entieres. Le milieu de cet os étoit devenu si mince, dit l’Auteur, qu’il étoit fin comme un cheveu : or ce milieu ne pouvoit avoir été ainsi diminué par le broïement de l’estomac, puisque les deux extrêmitez, qui étaient bien plus exposées au même frotement, paroissoient encore entieres. Les os ne se digerent donc pas par le frotement, comme je me l’étois imaginé, dit là-dessus fort à propos M. Brunner[14]. Il ajoûte avoir découvert la même chose dans un milan, & dans un grand serpent qu’il dissequa. Quoi-qu’il en soit, la choüette, le serpent, le milan, digerent les os des animaux qu’ils avalent ; leur estomac cependant étant bien examiné, paroît une membrane trop mince pour que des os s’y puissent broïer. L’estomac du serpent, sur tout, est mince comme une feüille de papier, aussi-bien que celui de la plûpart des reptiles, des amphibies, & des poissons.[15]

Un enfant de 12. ans digere mieux certaines viandes, & les digere plus promptement que ne fait un homme de 40. Cependant le broïement doit être moins fort dans un enfant, puisque les fibres de l’estomac, les muscles du bas ventre, le diaphragme, en un mot, toutes les parties du corps sont en lui beaucoup plus foibles.

Il y a des vieillards décrepits qui digerent mieux certains alimens grossiers, qu’ils ne faisoient dans la force de la jeunesse[16] ; est-ce que les fibres de l’estomac, le diaphragme, les muscles du bas ventre, sont devenus plus forts dans ces vieillards ?

Des personnes robustes digerent des viandes grossieres, que des personnes délicates ne peuvent digerer ; mais il se rencontre tout de même, des personnes délicates qui digerent des choses que les plus robustes ne peuvent digerer. Cependant si la digestion se fait par le broïement, il est naturel de penser que la personne robuste qui a par consequent les fibres de l’estomac plus fortes, & les muscles plus forts, doit digerer tout ce que l’autre qui a les organes plus foibles, peut digerer.

On voit des gens qui digerent les viandes les plus coriasses, jusqu’à des nerfs même, & qui ne sçauroient manger un peu de fruits, sans souffrir des indigestions ; les fruits neanmoins sont plus aisez à broïer. Le millet est le moins gras, & le plus friable de tous les grains, comme nous le repeterons plus bas, en parlant de cet aliment, & par consequent c’est le plus facile à broïer. Il se digere cependant avec plus de peine que les autres, & on en fait du pain qui se digere aussi tres-difficilement, quoi-qu’il n’y ait point de pain si friable.

On voit quelquefois des poissons en dévorer de si gros, que c’est tout ce que leur bouche peut faire que de contenir cette proïe, laquelle demeure arrêtée au passage, & qui ne pouvant aller plus loin, ne laisse pas de s’y digerer, comme dans l’estomac même, ainsi qu’on l’a reconnu plusieurs fois, en dissequant des poissons. Ce passage au reste, est si tendu alors, par la grosseur de la proïe, qu’il ne sçauroit l’être davantage sans se rompre ; il est par consequent incapable d’aucune action de broïement, l’aliment neanmoins s’y digère aussi promptement que dans l’estomac[17].

Un enfant qui avale quelques groseilles entieres, les rend quelquefois par les selles, comme il les a avalées, quoi-qu’il soit en parfaite santé. Où est donc l’étrange force de ces muscles, qui comme autant de mains, foulent & broïent l’aliment, & le reduisent dans le même état que s’il avait passé sous le porphyre ?

Ces effets ne peuvent donc s’expliquer par le système du broïement, au lieu qu’ils s’expliquent sans peine par celui des levains, en supposant neanmoins que l’action de ces levains soit aidée par deux sortes de mouvemens doux, qu’on ne peut refuser à l’estomac ; l’un qui lui vient de la respiration, par le moïen duquel il est alternativement comprimé & relâché, comme nous l’avons remarqué tout à l’heure, en parlant du mouvement du diaphragme, & des muscles du bas ventre ; l’autre, qui lui est propre & naturel, par lequel il se resserre successivement, depuis l’orifice superieur, jusqu’à l’inferieur ; car ces deux sortes de mouvemens, font que les alimens se mêlent mieux avec les levain, & que par consequent ils fermentent mieux. Il en est de ce mouvement comme de celui que l’on donne à la pâte, où l’on a mêlé du levain. Cette pâte fermente bien plus aisément, lorsqu’on l’agite : c’est pour la même raison qu’on a soin de remuer la bierre, & les autres liqueurs que l’on veut faire fermenter. Comment donc arrive-t-il que l’estomac du chien digère des os quelquefois tout entiers, ce que l’estomac de l’homme le plus fort ne sçauroit faire ? c’est que le levain, qui fait dans l’estomac du chien la digestion des alimens, est à l’égard des os, ce que l’eau forte est à l’égard du fer, & que celui qui se trouve dans l’estomac de l’homme, n’est pas dans la même proportion.

Un poisson, dévoré quelquefois par un plus petit, & engagé dans la bouche de ce dernier, laquelle est alors si tenduë, qu’elle ne peut être capable du moindre broïement, s’y digère neanmoins aussi promptement que s’il étoit dans l’estomac ; c’est que la bouche des poissons est remplie de glandes, d’où découle une humeur penetrante & active, semblable à celle qui fait dans l’estomac des poissons la digestion des alimens : ce que nous remarquons aprés le savant M. Lister, dans son Traité des humeurs[18].

Un enfant de 12. ans digère mieux qu’un homme de 40. c’est que l’estomac de l’enfant renferme des levains plus penetrans & plus actifs.

L’estomac des oiseaux de proïe, celui des poissons, tout mince qu’il est, dissout neanmoins des alimens tres-durs, comme des morceaux de chair, & des os, qu’ils avalent tout entiers. C’est que ces animaux, pour parler ici avec le sçavant Borelli, renferment dans leur estomac un levain puissant, qui agit sur la chair & sur les os qu’ils dévorent, comme l’eau forte agit sur les métaux. Hæc animalia (accipitres & pisces qui dentibus destituuntur & ventriculum non carnosum, sed membranaceum habent similem quadrupedum) fermento quodam calidissimo carnes & ossa consumunt, non secus ac aquæ corrosivæ metalla corrodunt & dissolvunt[19].

Il y a des exemples de vieillards, qui digerent mieux certaines viandes, qu’ils ne faisoient dans la vigueur de leur jeunesse ; c’est que le dissolvant de leur estomac est devenu plus picquant & plus salin, par la trop grande dissipation des soufres qui s’est faite en eux, & qui est assez ordinaire dans cet âge.

Le millet, de tous les pains le plus facile à broïer, puisqu’il est le plus friable, est cependant un de ceux qui se digerent le moins aisément. C’est que ce n’est pas assez pour la digestion que les parties integrantes des corps soient séparées, il faut encore que le phlegme, la terre, le sel, le soufre, en un mot, tous les principes qui composent les mêmes parties, soient désunis & détachez. Or c’est ce que le broïement ne sçauroit jamais faire, & ce qu’on ne doit attendre que de la fermentation, comme on le voit dans tous les changemens essentiels qui arrivent aux substances. Les principes du bled ne se séparent point par le simple broïement ; on auroit beau moudre & remoudre le grain, pour en faire le pain dont nous usons, on auroit beau pétrir & repétrir la pâte, si la fermentation n’en désunissoit & n’en élevoit les principes ; on ne feroit qu’une masse lourde beaucoup moins propre à nôtre nourriture.

La bierre, le vin, & les autres liqueurs vineuses, sont l’ouvrage de la fermentation ; en un mot, qu’on examine tout ce qui se passe dans les mixtes, lorsqu’ils changent de nature, on verra que rien ne s’y fait, soit pour la perfection, soit pour la destruction de ces mêmes mixtes, que par le moïen de la fermentation. Or le millet, tout friable qu’il est, a des principes unis & liez ensemble, de telle maniere, qu’encore que les parties integrantes se séparent facilement ; ces principes n’obéïssent qu’à peine à l’action des fermens, qui les heurtent dans nôtre estomac ; & c’est cette differente liaison de principes, qui fait la principale difference qu’on remarque dans les autres alimens, par rapport à la facilité ou à la difficulté de se digerer : ainsi les pois & les fèves, par exemple, qui sont si friables encore, se digerent difficilement, tandis qu’un morceau de bœuf, qui sera moins friable, resiste moins à la digestion. C’est que les principes qui composent ce morceau de bœuf, sont plus aisez à être séparez & divisez par la salive, & par les autres liqueurs fermentatives, qui contribuent en nous à la digestion, que ne le sont ceux qui composent les féves & les lentilles, toutes friables qu’elles sont d’ailleurs : ce n’est donc pas assez, pour le repeter encore, qu’un aliment soit dissout, par rapport à ses parties integrantes ; il faut de plus que la combinaison de ses principes soit changée, sans quoi il ne sçauroit se convertir en nôtre substance : on en a la preuve dans ces liquides, qui étant par eux-mêmes si fins, qu’il n’y a point de trituration qui puisse reduire un mixte à une telle finesse, ne laissent pas d’être indigestes, & quelquefois même mortels : disons davantage, si le sentiment de nôtre Auteur était veritable, il n’y auroit presque point de poisons, car il n’y en a point dont les parties integrantes ne se divisent & ne se séparent dans le corps aussi facilement que celles de la meilleure nourriture ; toujours est-il certain qu’il n’y auroit point de poisons liquides, encore moins de ceux qui ne consistent qu’en odeurs, les uns & les autres étant extrêmement fins. Qu’est-ce donc qui distingue de l’aliment, la plûpart des médicamens & des poisons ? c’est que les parties integrantes de ceux-ci, quelques divisées & quelques fines qu’on les suppose, soit d’elles-mêmes, soit par l’action de l’estomac, ont des principes si étroitement & si intimement unis, que rien dans nos corps n’est capable de les séparer ; en sorte que ces particules integrantes ne peuvent être changées en nôtre nature, & demeurant maîtresses, alterent la substance de nos corps, au lieu d’en être alterées elles-mêmes.

Tel qui digerera des viandes grossieres & coriasses, ne pourra quelquefois digerer un peu de fruit : on comprendra comment cela peut arriver, si on fait reflexion que l’eau regale, par exemple, dissout l’or, qui est un métal trés-solide, & qu’elle ne peut dissoudre l’argent, qui l’est bien moins : tout dépend donc de la nature particuliere des levains de l’estomac ; & cela supposé, il est peu de difficultez qu’on ne puisse expliquer, sur le fait de la digestion.

On demandera comment il est possible que les membranes de l’estomac, qui sont si délicates, ne soient pas endommagées par ces levains : nous répondons que les parties du corps ont reçu de la nature une conformation capable de resister chacune en particulier aux differentes liqueurs qu’elles contiennent ; & pour faire voir que nous ne supposons rien en ceci d’extraordinaire, nous aurons recours à l’experience suivante. L’esprit de nitre endurcit l’écaille de tortuë, & dissout la chair ; ce même esprit digeré & distilé avec des cloportes, ne dissout point la chair, & dissout le corail : ce qu’on peut éprouver en mettant un morceau de corail sur la main, & y versant dessus un peu de cet esprit : car alors on verra dissoudre le corail, sans faire impression à la main.

En quatriéme lieu rien ne doit mieux prouver, selon les principes de nôtre Auteur, que la digestion n’est pas l’effet du broïement ; que la remarque qu’il fait un peu plus bas, pour prouver la nécessité des dispenses, sçavoir, qu’il y a des estomacs qui digerent la viande, & qui ne peuvent digerer le maigre[20]. En effet la viande étant, selon lui, plus difficile à broïer que les alimens maigres, il s’ensuivroit, si la digestion étoit l’ouvrage du broïement, qu’un estomac qui digereroit la viande, devroit à plus forte raison digerer le maigre, & que celui qui ne pourroit digerer le maigre, viendroit encore moins à bout de digerer la viande ; en sorte que ce seroit une mauvaise raison pour manger de la viande en Carême, que de ne pouvoir digerer les viandes même de Carême.

Il ajoûte que les legumes se broïent mieux que la viande, d’où il conclud qu’ils se digerent mieux ; mais d’où vient donc que les estomacs délicats digerent plus facilement la viande que les legumes ? Car si ces estomacs ne sont délicats, que parce qu’ils n’ont pas assez de force pour faire un broïement parfait des alimens, il faut necessairement que la cause de la digestion ne consiste donc pas dans le broïement. Que les legumes se digerent moins facilement dans l’estomac des personnes foibles & délicates ; c’est ce qu’on ne sçauroit nier, & ce que nôtre Auteur lui-même avouë, n’alleguant que l’exemple des Manœuvres & des Païsans, pour prouver que les legumes sont d’une facile digestion.

En cinquiéme lieu, ce que l’Auteur vient de dire contre les levains de l’estomac, prouve trop, puisque, selon cette hypothese, il ne pourroit jamais arriver qu’aucun aliment fermentât dans l’estomac : cependant de son propre aveu, pag. 20. & 21. de la premiere édition, & pag. 34. de la seconde, Tome I. les fraises, les cerises, le beurre, &c. y fermentent ; & c’est pour cela même, dit-il, que ces fruits causent tant de fievres, de vents, de cours de ventre, &c. Le beurre, selon lui, fermente encore dans l’estomac[21] : or comment accorder tout cela avec ce qu’on vient de lire ; qu’il faut pour la fermentation un lieu de repos, & que l’estomac est dans une si grande agitation, que quand même il s’y trouveroit des levains, ces levains n’y sçauroient produire aucune fermentation ; & qu’ils ne pourroient être au plus à l’égard de l’obstacle, que l’estomac leur opposeroit par son mouvement ; que comme un à quatre mille, inégalité, reprend l’Auteur, qui les reduiroit au niveau de rien. Par quel miracle donc, les fraises peuvent-elles avoir un levain capable de vaincre cette force, puisque selon nôtre Auteur, le plus parfait levain, dés qu’on le suppose dans l’estomac, ne sçauroit être au plus à l’égard de cette force que comme un à quatre mille ?

Nôtre Anonyme, à la page 555. suppose encore d’une maniere bien claire, que le mouvement de l’estomac ne sçauroit être un si puissant obstacle à la fermentation. « C’est, nous dit-il, l’estomac qui cuit & qui digere, parce que c’est lui qui brise & qui broie les alimens. C’est donc de son action & de sa force, qu’il faut attendre la digestion, & les alimens de leur part n’ont qu’à se laisser dissoudre. Ainsi toute puissance qui s’opposera à celle de ce viscere, diminuëra d’autant ce qu’elle s’augmentera elle-même : or une matiere qui se fermente & se gonfle dans l’estomac, fait effort contre lui, c’est une vertu de ressort, c’est une puissance qui se soûleve, & qui s’exerce contre la sienne : ainsi l’action de ce viscere est retardée, & celle des alimens devient la maîtresse. Ce n’est donc plus une force musculeuse, qui paîtrit, ni une main qui foule, ce sont des sucs qui se choquent & se mutinent, l’estomac en souffre et languit, & la dissolution des alimens abandonnée à la fougue, & regie au hazard, fait sentir des chaleurs, des gonflemens, des vents, de la sécheresse enfin, & de la soif. »

Voilà la puissance de l’estomac, réduite au petit pied ; ce n’est plus cette force immense, en comparaison de laquelle le ferment le plus fort, n’étoit tout à l’heure que comme un à quatre mille : la voilà donc terrassée & réduite à rien. Mais ce n’est pas tout, nôtre Auteur, à la page 574. voulant montrer que l’eau est préferable au vin pour la digestion[22], ne fait plus de l’estomac une Boulangerie, où plusieurs mains foulent & paîtrissent sans cesse : il le compare au contraire à un vaisseau en repos, où les alimens se digerent tranquillement. « Imaginons, dit-il, l’estomac au sortir du repas, comme un matras plein de matieres, qui y sont en digestion, lesquelles ne se dissolvent bien qu’autant qu’elles se fondent lentement comme à petit feu, & au bain marie : une liqueur vineuse paroit-elle bien propre à cette operation ? »

Il ne se soûtient pas mieux dans ce qu’il vient de dire contre la fermentation du sang ; sçavoir, que dés que l’on conçoit la force extraordinaire du cœur, qui, sans parler de celle des arteres, a de quoi surmonter une resistance de trois mille livres, l’on conçoit que le sang n’a rien à opposer à une telle puissance, & que sa pente, s’il en a, à se fermenter, est absorbée par cette force extraordinaire du cœur, que par consequent il est contraint de couler sans fermenter : car dans la suite il parle du sang comme de la liqueur du monde la plus facile à fermenter : un peu de miel avalé suffit, selon lui, pour faire fermenter le sang. Que devient donc ici cette force extraordinaire du cœur ; cette force, en comparaison de laquelle la force du sang n’est que comme un à mille ? Elle s’évanoüit en la presence du miel, comme celle de l’estomac, qui est quadruple de celle-là, vient de s’évanoüir en la présence des fraises.

Mais pour revenir à cette force de douze mille neuf cens cinquante une livre, que nôtre Auteur donne à l’estomac, pour broïer les alimens, nous n’examinerons point si le calcul est juste ; un sçavant Medecin s’est donné ce soin, & a fait voir d’une maniere démonstrative que la force en question, bien loin d’être si énorme, ne va au plus qu’à trois onces ; en sorte qu’il n’y a ici d’énorme que la méprise de l’Anonyme. Tout ce que nous ferons sera de tirer de cette force même une consequence toute opposée à celle que nôtre Auteur croit qui s’en doit tirer naturellement. Selon lui, la force avec laquelle l’estomac broïe les alimens, monte à douze mille neuf cens cinquante une livre, d’où il conclud qu’il est inutile de recourir à une autre cause pour expliquer comment les alimens se digerent, puisque celle-là est plus que suffisante, la digestion n’étant qu’une division qui se fait des parties de l’aliment. Voilà le raisonnement de l’Auteur ; voici le nôtre. La force de l’estomac dans le broïement des alimens, est de douze mille neuf cens cinquante & une livre ; donc ce n’est pas dans ce broïement que consiste la digestion, puisque si la chose étoit ainsi, tous les alimens se digereroient avec une égale facilité : car encore qu’ils ne soient pas tous également friables, la force immense que l’on prête ici à l’estomac pour les broïer, excederoit si étrangement la resistance des uns & des autres ; qu’à cet égard il n’y auroit dans les alimens aucune difference sensible.

On ne se contente pas d’avancer dans le Traité des Dispenses, que la digestion se fait par le broïement : on ajoûte que la nutrition se fait aussi par le même moïen ; cela étant, il s’ensuit que la substance qui nous nourrit, n’est point changée essentiellement[23], puisque la trituration, ainsi que nous l’avons remarqué, ne fait que séparer les particules integrantes, sans entreprendre sur les essentielles ; d’où il faut conclurre que le bœuf & le mouton, qui sont nourris d’herbes & de grains, devront être permis en Carême, puisque la substance de ces grains & de ces herbes n’aura point été en eux essentiellement changée, mais seulement broïée & divisée.

Que la trituration ne change point la nature des alimens ; c’est de quoi n’a pû disconvenir nôtre Auteur lui-même : voici comment il s’explique, pour répondre à un sçavant Medecin de Montpellier, qui lui a objecté que le broïement est insuffisant pour la digestion, parce que ce broïement ne peut reduire les alimens qu’en des parties integrantes, c’est-à-dire, de même nature que le tout dont elles sont parties.

« Ce raisonnement, dit-il, est mal-entendu ; car ce ne sont en effet que les parties integrantes des alimens, qui nourrissent, parce que la trituration n’est point une transmutation d’une matiere dans la substance des corps qui se nourrissent ; mais une application, une union d’une matiere avec une autre. Or que ces parties, qui s’appliquent pour nourrir ne soient que des parties integrantes, & non des parties principes, on doit, poursuit-il, en être pleinement convaincu par la reflexion suivante. La nutrition n’est qu’un remplacement de parties, au lieu de celles qui sont dissipées ; elles doivent donc être de la nature de celles-ci, principes si celles-ci sont principes ; integrantes, si celles-ci sont integrantes : or celles qui se dissipent sont integrantes, car elles ne sont que des atomes insensibles, ou des portions imperceptibles de surfaces, que le frottement des parties détache journellement des solides : comme donc ces atomes insensibles sont parties integrantes des solides qui s’usent, ce sont aussi des parties integrantes d’alimens, qui doivent les remplacer. »

Ce que cet Auteur répond ici au Docteur de Montpellier, se trouve exprimé en termes plus forts dans le premier Chapitre du Livre d’où nous avons extrait ce que nous venons de rapporter[24]. « Cette digestion, dit-il, est moins une production de nouvelles substances, qu’un developpement de celles qui sont renfermées dans les alimens. Ces substances leur viennent des animaux & des plantes, d’où les alimens sont tirez ; ce sont par consequent des matieres qui ont déja servi à nourrir, & qui ont moins besoin de changer de nature que de lieu ou de place. En effet, aprés avoir servi de nourriture dans un animal ou dans une plante, elles passent par la digestion en celle d’un homme : ainsi la nourriture n’est dans l’homme que le remploi de la même matiere, qui a nourri, par exemple, l’animal, laquelle étant désunie d’avec les parties du corps de celui-ci, s’applique à celle du corps de l’autre ; d’où il faut conclurre que la digestion des alimens n’est qu’une désunion de matieres. Ces matieres faisoient des vaisseaux dans les corps des animaux & des plantes, & elles deviennent propres par la digestion à former des vaisseaux dans celui de l’homme. Dira-t-on que les vaisseaux dans une plante ou dans un animal, sont différens de ceux qui composent le corps humain ? Cette varieté n’est qu’apparente, puisqu’elle suppose moins une difference de nature que de modification, parce que ce ne sont que des situations changées, des déplacemens différens, de même qu’une laine differemment travaillée, plus ou moins frappée, fait des étoffes differentes. » Etrange systême que celui où l’on est obligé d’admettre une telle doctrine : car enfin si les alimens ne changent point de nature en nourrisant les animaux, si la difference qu’ils prennent alors n’est qu’apparente ; la chair du bœuf, du mouton, & de tant d’autres animaux, qui ne vivent que d’herbes, de grains & de fruits, ne devra donc non plus être défenduë en Carême, que les herbes, les grains & les fruits dont ces animaux se seront nourris. L’Auteur a senti la difficulté, comme on le voit par la réponse qu’il fait dans le même Livre à l’objection suivante ; réponse qui n’est pas moins dangereuse dans ses consequences que la première. « Si le chyle n’est formé que de parties integrantes de pain, de viande, &c. ce chyle ne sera donc qu’un amas de parties de pain, de viande, &c. je nie la consequence, dit-il, ces parties cesseront d’être parties de pain, d’être parties de viande, dés qu’elles en auront perdu le goût, l’odeur, & la couleur. »

Que conclurre d’une telle réponse, sinon, comme Messieurs les Journalistes de Paris l’ont remarqué ; que s’il suffit ici que le goût, l’odeur & la couleur d’une viande soient changez, sans que pour cela la nature de cette viande ait reçu aucun changement ; les Cuisiniers, qui sçavent si bien l’art de déguiser ces sortes d’apparences, pourront aisément, en donnant une certaine façon à la chair de mouton, de poulet, &c. en faire un mets permis en Carême. « La digestion, continuë le même Auteur, est une décomposition qui doit conserver aux substances, dissoutes leur caractere & leur qualité naturelle ; de sorte que la nourriture qu’elles operent, fait une sorte de revivifications de sucs déja formez, qui se retrouvent en nature, & qui vont s’unir aux parties qu’ils vont nourrir. Il est donc vrai de dire, poursuit-il, que la digestion est moins une dissolution de principes, que de parties integrantes qui perdant leur forrme, sans quitter leur nature, restent propres à se corporifier, ou à composer des parties semblables à celles dont elles sont comme les décombres & les debris. Cette idée de la digestion, réprend l’Auteur, étant simple, doit la faire connoître pour naturelle. Mais cette idée exclud celle de transmutation, qui doit, si on en croit le vulgaire, s’introduire dans le chyle par la digestion, comme si les alimens, en changeant de consistance, devoient changer de nature. »

Tout cela, qui n’est dit que pour favoriser le systême de la trituration, fait voir combien ce système est peu soûtenable, puisqu’il réduit ceux qui se défendent à soûtenir des principes, si contraires à l’obligation de l’abstinence ordonnée par l’Eglise. A Dieu ne plaise, que nous soupçonnions l’Auteur du Traité des Dispenses, d’avoir eu en ceci aucune mauvaise intention, nous protestons même que nous ne l’en croïons pas capable ; mais nous ne sçaurions nous empêcher de remarquer que ce qu’il dit ici des alimens, a été dit avant lui par tous ceux qui ont écrit contre l’obligation du Carême. On peut voir entr’autres, sur ce sujet, le Docteur Morel, Protestant Hollandois.

Nous finirons cet Article de la Digestion, en remarquant que la nature semble parler ici elle-même en faveur des dissolvans : la salive, qui vient, pour ainsi dire, chercher l’aliment dans la bouche, & sans laquelle, quelque détrempé qu’il soit d’ailleurs, il ne peut se digerer parfaitement : l’humeur que les vaisseaux excretoires d’un nombre innombrable de glandes, dont l’estomac est parsemé, versent sans cesse dans la cavité de ce viscere : le suc pancreatique, qui dans quelques animaux froids, comme dans la carpe, la barbuë, &c. est conduit jusqu’au fond même[25] du ventricule : le suc bilieux, qui dans certains animaux voraces, lesquels ont à digerer des os, trouve une route de surcroit, qui en détourne une partie à l’estomac[26] ; comme on le voit dans le chien ; dans le loup. La liqueur penetrante que quelques animaux, & principalement les insectes, répandent sur leur pâture, & par laquelle ils l’attendrissent de telle sorte, qu’elle se corrompt aussitôt qu’ils l’ont entamée ; tout cela sont des marques sensibles de la nécessité & du pouvoir des levains dans la digestion. C’est ce qu’il est bon d’éclaircir par un plus grand détail.

1o. L’aliment ne se digère bien, que lorsqu’il est assez savoureux pour ébranler les glandes salivaires, & en détacher ce qu’il lui faut de salive pour être détrempé d’abord sur la langue, & tomber ensuite tout penetré de ce dissolvant dans l’estomac : c’est qu’il n’y a point de levain plus propre que la salive, pour dissoudre les principes des alimens. De-là vient que ceux qui crachent continuellement, ont plus de peine à digerer que les autres, & tombent ordinairement en langueur, comme le remarque le sçavant Baglivi. La salive est une liqueur qui tient du dissolvant universel, & l’on sçait qu’elle fournit des sels destinez en Chymie à de grands usages. Elle est si pénetrante pour la dissolution intime des corps, qu’il n’y en a peut-être point qui la surpasse. Elle est insipide à nôtre égard ; mais toute insipide qu’elle est, continue le même Baglivi, elle s’insinuë dans les alimens, les divise, & en tire les principes essentiels : elle est insipide, mais elle mondifie les ulceres, resout les tumeurs, fait fermenter la pâte, & possede toutes les autres proprietez que le sçavant Tachius lui attribuë[27]. L’Auteur du Traité des Dispenses, dit que ce qui est insipide & sans odeur, ne sçauroit faire la fonction de levain[28] ; mais outre que ce principe est évidemment faux, l’Anonyme ne prend pas garde que l’insipidité, aussi bien que la saveur, est quelque chose de relatif ; les passereaux, par exemple, les chardonnerets, & quelques autres oiseaux, trouvent du goût à la salive de l’homme, comme il paroît par l’empressement avec lequel ils la viennent prendre à la bouche, lorsqu’on les a apprivoisez. Les chévres trouvent un mauvais goût & une mauvaise odeur, non seulement à la salive de l’homme, mais au souffle même de ceux qui ont l’haleine la plus exempte, à nôtre égard, de toute sorte d’odeur & de goût. Témoin l’aversion que ces animaux marquent pour le pain qu’on leur présente, aprés qu’on a soufflé dessus ; c’est donc mal raisonner de croire que parce que nous trouvons une chose insipide, elle soit telle absolument ; mais c’est encore plus mal raisonner de conclurre qu’elle ne renferme aucun sel capable de pénetrer les corps : & pour revenir à la salive, ce suc, tout insipide qu’il nous paroît, contient un sel nitreux salin, analogue au sel universel : c’est de quoi on peut se convaincre, en confrontant le sel qui se tire de la salive par la distillation, avec celui qui se tire de la pluïe, de la grêle, ou de la neige, par le même moïen ; en sorte qu’il est impossible que la salive ne soit un des plus forts dissolvans : ce qui fait dire au sçavant Medecin, dont nous venons de faire mention, qu’elle est le principal menstruë dont la nature se sert pour la digestion des alimens, primarium chylificationis menstruum[29]. La salive, continuë-t-il, qui est ainsi appellée, à cause de son sel, communique ce sel au chyle & au sang, & entretient par ce moïen toutes les fermentations vitales[30]. En effet, la salive, comme le remarque le docte Zuinger[31], est composée de principes différens, mêlez ensemble dans une certaine proportion ; sçavoir, de phlegme, d’acide, d’alcali, tant fixes que volatils, d’huile & de terre ; & ce mêlange fait un tout, qui n’est ni purement alcalin, ni purement acide, mais mixte ; les parties aqueuses y dominent le plus ; les alcalines & acides volatiles y sont en assez grande quantité ; & pour l’huile & la terre, il n’y en a que fort peu. Que la salive soit composée de ces différens principes, l’experience le fait voir, les parties aqueuses s’y découvrent d’elles-mêmes : quant aux salines alcalines, on ne sçauroit douter qu’elles n’y soient, si l’on fait reflexion que la salive dissout les soufres ; ce qui est le propre des alcalis ; & pour ce qui est des acides, il est impossible qu’elle n’en renferme, puisqu’elle fige le mercure ; de plus on sçait que lorsqu’elle est quelque temps reposée, elle contracte de l’aigreur. L’usage de cette salive, poursuit le même Auteur, est non seulement de pénetrer les alimens dans la bouche, mais principalement de leur servir de ferment dans l’estomac, pour leur entiere & parfaite digestion. Les sels volatils de la salive, excitez par la chaleur, s’insinuënt dans les pores des alimens, & y font par l’entremise des particules elastiques de l’air, les dissolutions nécessaires pour réduire ces alimens en chyle.

La salive est insipide, il est vrai, & c’est pour cette raison que du côté du goût on ne peut tirer aucunes lumieres pour découvrir de quels principes elle est composée ; mais il y a des experiences qui peuvent suppléer ici au défaut du goût. Les acides rougissent la teinture de tournesol, & les alcalis volatils la blanchissent. La solution du sublimé corrosif, & les sels fixes la jaunissent. Cela supposé, il n’y a qu’à voir quels effets la salive produit sur la teinture de tournesol, & sur la solution du sublimé corrosif ; & cette connaissance nous fera juger des sels qui y dominent. Or voici ce qui est à remarquer là-dessus ; si on met de la salive d’enfant dans de la teinture de tournesol, cette teinture rougit un peu ; si on y met de celle d’un homme âgé, elle rougit davantage ; ces mêmes salives mises dans de la solution de sublimé corrosif, la rougissent & la blanchissent un peu. Nous observerons à cette occasion que le levain du ventricule produit les mêmes effets. Cette remarque est d’autant plus à propos, que l’Auteur du Traité des Dispenses prétend dépouiller aussi ce levain de toute qualité de levain, parce qu’il est insipide. On peut avoir de ce levain, ou en pressant les glandes du ventricule, & ramassant ce qui en sort, ou en faisant infuser une partie de la tunique interieure de ce viscere, & coulant l’infusion. Or de ces experiences, on doit conclurre que la salive & le levain du ventricule sont des mixtes qui abondent en acides & en alcalis volatils, & que selon les differens corps que ces levains ont à dissoudre, tantôt c’est leur acide qui agit le plus, & tantôt leur alcali ; en sorte qu’on a dans ces dissolvans, des dissolvans communs, qui ne sont point bornez, comme ceux de la Chymie, lesquels ne peuvent agir que sur certains corps.

2o. Pour ce qui est de l’humeur versée dans l’estomac, par les glandes de ce viscere, comme elle s’y joint au suc salivaire que l’aliment a détaché ; il y a toute apparence qu’il ne peut resulter de cette union qu’un dissolvant encore plus fort pour resoudre les alimens.

3o. Dans certains animaux froids, comme dans la carpe, la barbuë, &c. le suc pancreatique est porté jusqu’à l’estomac, où ce suc donne aux dissolvans qu’il y trouve, une plus grande action sur la nourriture.

4o. Dans la plûpart des animaux, le conduit de la bile aboutit au dessous du pylore de l’estomac ; mais dans les chiens, dans les loups, qui ont à digerer des viandes tres-dures, & des os, la nature détourne une partie de cette bile à l’estomac même ; d’où il est facile de penser que c’est le mêlange de ce suc qui contribue à la voracité de ces animaux, & qui attendrit dans leur estomac les substances dures qu’ils digerent.

5o. Les insectes digerent avec une vîtesse extrême, ainsi qu’on le voit par leurs fréquentes déjections ; les uns cependant rongent des feuilles assez dures, les autres des fruits, les autres des écorces, les autres du bois, les autres des os. Mais ils versent sur tout ce qu’ils entament, une humeur penetrante, par le moïen de laquelle ils amolissent leur pâture, qui se dissout sur le champ, & qui toute remplie de ce dissolvant, entre dans l’estomac, où elle trouve un levain semblable ; & peut-être encore plus fort. Cette humeur qu’ils répandent, est un sel volatil acre caustique, qui se manifeste suffisamment par les effets qui suivent la piquure des guespes, des abeilles, & encore plus par ceux que produit sur la peau, & dans le corps même, l’application des cantharides[32].

C’est un fait averé, qu’à la Chine il y a des fourmis, qui percent en une nuit les portes des cabinets & des armoires, & qui rongent même le fer, le cuivre, & l’argent, sur lesquels on remarque quelquefois les traces de leurs petites dents : ce qu’on ne peut attribuer qu’à la qualité particuliere de leur salive[33]. On prétend qu’un chévreau ou un agneau arraché à la dent du loup, est plus tendre qu’un autre : ce qui pourroit venir de la qualité du suc introduit dans la chair de la proïe, par la morsure du loup, comme l’explique Plutarque[34]. Mais sans examiner si ce fait est veritable, ceux que nous venons de rapporter suffisent pour faire comprendre que c’est plûtôt par la force de quelques liqueurs, que par celle de la trituration que se fait la digestion des alimens.

Nous appuïerons toutes ces reflexions d’une observation que rapporte le sçavant M. Stenon[35], il dissequoit un chien de mer, & aïant ouvert l’estomac de ce poisson, il y trouva trois petits poissons entiers, qui n’avoient même reçu aucun coup de dents, & dont la superficie paroissoit endommagée en divers endroits, comme si quelque humeur corrosive l’avoir entamée. Sur quoi il y a deux points à considerer ; l’un, que ces petits poissons étoient entiers ; l’autre, qu’ils commençoient à être rongez en quelques endroits : ils étoient entiers, donc ils n’avaient encore éprouvé aucun broïement ; leur peau commençoit à être rongée en quelques endroits, donc il y avoit dans l’estomac de ce chien de mer quelque chose de plus prompt & de plus fort que le broïement, pour dissoudre ces trois petits poissons.

La raison générale que l’Auteur du Traité des Dispenses tire du systême de la digestion par le broïement, pour prouver que les alimens maigres doivent être plus sains & plus nourrissans que la viande, est donc, de quelque maniere qu’on la considere, sans nul fondement. Voïons si les autres raisons qu’il allegue sont plus solides.



SECONDE RAISON,
L’exemple des personnes Religieuses, qui font toûjours maigre, & celui des anciens Athletes.



Premier exemple : les personnes Religieuses qui mangent toûjours maigre, « font tant de sang, nous dit-on[36], que le moins qu’elles en fassent, c’est d’en faire autant que ceux qui mangent de la viande. C’est pour cela, ajoûte-t-on, que les instituteurs de ces Ordres, voulant prévenir les inconveniens que le maigre pouvoit causer au corps & à l’ame, ordonnoient de saigner tous leurs Religieux six fois l’an, persuadez qu’ils étoient qu’un corps nourri de legumes & de poisson, pouvoit avoir des saillies qu’il étoit necessaire de reprimer par ces évacuations réïterées.

» Second exemple : les anciens Athletes, tout occupez qu’ils étoient à se procurer des forces & à s’engraisser, n’ont rien crû de plus propre pour y réüssir, que de se nourrir d’alimens maigres : avec de si chetifs alimens en apparence, ils étoient parvenus à se rendre formidables au reste des hommes[37]. Rien donc ne sera si propre à conserver les forces, & à prolonger la vie, que l’usage des alimens maigres, puisque des hommes qui ne s’étudioient qu’à s’engraisser, & à se donner de la vigueur, s’en contentoient. En santé donc, comme en maladie, l’usage du maigre sera pour le moins comparable à celui de la viande[38]. »

Ces deux exemples paroissent convaincans à l’anonyme ; voïons s’ils le sont en effet. Quant au premier, nous remarquerons que la vie recluse & sedentaire des Religieux, dont il est question, est ce qui a porté leurs Instituteurs à ordonner ces frequentes saignées, rien n’étant plus capable d’accumuler les humeurs que le défaut d’exercice. Ajoûtons que si ces sages Instituteurs avoient trouvé le maigre plus nourrissant que la viande, & en même tems si dangereux pour le corps & pour l’ame, ç’eût été une grande imprudence à eux d’en ordonner l’usage.

Pour ce qui est du second exemple, il est vrai que les Athletes se nourrirent d’abord de lait, de fromage, de figues ; mais ils abandonnerent bientôt ce regime, comme peu proportionné aux exercices qu’ils avoient à soûtenir[39] ; & ils se mirent à l’usage de la viande, où ils trouverent de plus grandes ressources à leurs forces. Quelques-uns disent que Pythagore le Philosophe, fut l’Auteur de ce changement ; d’autres, que c’est un autre Pythagore[40]. Quoiqu’il en soit, il est constant que la raison qui obligea les Athletes à quitter l’usage du maigre, est le peu de soûtien qu’ils trouvoient dans cette nourriture[41]. Ils se mirent donc à la viande ; & à quelle viande ? à la chair de bœuf[42], & à celle de cochon[43]. Cette derniere, dit Galien, les fortifioit de telle sorte, que lorsqu’ils changeoient de nourriture, ils ne se sentoient plus si vigoureux. En effet, comme le remarque Hippocrate, il n’y a point d’aliment plus propre que celui-là pour fortifier ceux qui font un grand exercice de corps[44].



TROISIÉME RAISON.
L’exemple des animaux les plus forts.



On demande par maniere d’objection, dans le Traité des Dispenses, comment on peut se soûtenir avec des grains qui ne fournissent qu’une farine séche & aride ; avec des fruits qui ne sont qu’une eau ramassée ; avec des legumes, qui ne sont qu’un fumier ; & on répond que cette farine fait le plus fort des alimens, qui est le pain, & on a raison ; que cette eau ramassée est neanmoins ce qui fait grossir les arbres ; on a raison encore : que ce fumier ne devient tel, que parce qu’on apprête mal les legumes, ou qu’on en mange avec excés ; peut-être cela est-il encore vrai. Mais non content de ces raisons, on demande, Comment des hommes peuvent craindre de manquer de force, en mangeant ce qui engraisse même les animaux les plus robustes[45], comme les chevaux & les bœufs, qui nous deviendroient formidables, ajoûte-t-on, s’ils connoissoient leur force.

Voilà qui est en effet trés-étonnant ; quoi une nourriture qui engraisse, qui fortifie le cheval & le bœuf, n’engraissera & ne fortifiera pas l’homme ! la chose n’est pas possible, & on a tort, si on ne se met promptement au foin & à l’avoine. Mais parlons sérieusement, un Medecin[46] peut-il ignorer que toute nourriture est relative, & que bien loin qu’il faille conclurre que ce qui fortifie le cheval & le bœuf, doive aussi fortifier l’homme ; à peine peut-on dire que le même aliment qui fera du bien à une personne, en doive faire à une autre. Quoi qu’il en soit, si le raisonnement de l’Anonyme est bon, il faut approuver celui-ci, qui est de même caractere. On veut décrier la viande comme dangereuse à la santé de l’homme ; mais comment peut-on craindre de manquer de santé, en mangeant ce qui fait vivre le corbeau, la corneille, le brochet, qui vivent des siécles entiers ?

Au reste, si le cheval & le bœuf sont plus forts que l’homme, ils vivent moins : voilà une circonstance peu favorable au raisonnement de nôtre Medecin ; mais pour le repeter encore, toutes les nourritures sont relatives ; le cheval se nourrit de foin ; la corneille d’ellebore ; l’étourneau de ciguë, &c. s’ensuit-il que le foin, l’éllebore, la ciguë, &c. doivent convenir à l’homme pour aliment ?



QUATRIÉME RAISON.
La structure des plantes & des fruits.



« Tout étant vaisseaux dans nos corps, nous dit-on[47], ce ne peut être que des matieres qui ont une disposition naturelle à former ou grossir des vaisseaux, ou qui sont, pour ainsi dire, dans cette habitude, dont nos corps doivent se nourrir. Or puisque les plantes & les fruits ne sont aussi eux-mêmes que des pelotons de vaisseaux, à travers lesquels se font des circulations, des filtrations, des dépurations : on concevra qu’aprés être devenus par l’action de l’estomac, comme les ruines & les débris des vaisseaux dont ils étoient composez, ils se trouveront tout disposez dans le temps qu’ils se rapprocheront à redevenir les materiaux d’autres vaisseaux. Il est donc vrai de dire que toutes ces nourritures sont tres-nourrissantes & tres-saines par elles-mêmes. »

Ce que l’on avance ici au sujet des plantes & des fruits, se peut dire avec bien plus de droit, de la viande, d’autant plus que dans la chair des animaux les debris des vaisseaux, dont il s’agit, doivent être bien plus analogues à nos corps, que ceux que fournissent les plantes & les fruits. On répondra peut-être que la chair des animaux n’est pas si facile à broïer que des pois, des féves, ou des racines ; & qu’ainsi elle doit avoir moins de disposition à fournir ces ruines de vaisseaux. Mais la chair d’un poulet bien tendre, n’est-elle pas aussi propre à se laisser broïer par l’estomac, que des fèves ou des racines, & à fournir, par consequent, ces debris de vaisseaux, tout disposez à se rapprocher, & à redevenir les materiaux d’autres vaisseaux ? Ou plûtôt si on suppose, comme fait l’Auteur, que la conversion qui se fait de la nourriture en nôtre substance, consiste dans la réünion de plusieurs debris de vaisseaux, qui doivent être disposez de maniere, qu’en se rapprochant, ils puissent former d’autres vaisseaux : c’est s’y prendre fort mal, pour plaider la cause des fruits, que de vouloir faire entendre qu’ils se broïent plus facilement que la viande, puisque si ces vaisseaux viennent à se briser au de-là d’un certain point, ils pourroient être trop détruits pour pouvoir se rajuster, & former d’autres vaisseaux. Mais n’est-ce point trop s’arrêter à une imagination, qui ne merite pas d’être réfutée sérieusement.



CINQUIÉME RAISON.
L’homme a commencé d’abord à vivre de grains.



Une cinquiéme raison qu’on allegue dans le Traité des Dispenses, pour appuïer la preference qu’on veut donner aux alimens maigres, c’est que l’homme, dit-on, a d’abord commencé à vivre de grains. Et comment le prouve-t-on ; c’est que, remarque l’Auteur, le premier Homme fut condamné à manger son pain à la sueur de son corps ; donc Adam mangeoit du pain : or le pain est fait de grains ; donc Adam vivoit de grains. Le raisonnement est singulier : le pain est fait de grains ; il est vrai ; mais il ne l’a pas toûjours été. De plus, de quelque matiere qu’il soit fait, soit de grains, ou d’autres choses, il faut moudre cette matiere : or l’art de moudre étoit-il connu à Adam ? Nôtre Auteur répond qu’oüi. « L’invention de moudre les grains, dit-il[48], soit que cela se fît avec des meules ou des mortiers, soit à force de bras, ou en y emploïant des animaux, doit passer pour aussi ancienne que le monde, puisque le premier des hommes a merité de se voir condamné à manger son pain à la sueur de son corps ; & par consequent l’usage des grains pour la nourriture de l’homme, sera de pareille date. »

L’Anonyme ne sçait pas apparemment que le pain, comme nous venons de remarquer, n’a pas toujours été fait de grains, & qu’encore aujourd’hui, ainsi que l’observe Mundius, aprés divers Historiens, il y a des peuples qui le font avec du poisson séché & broïé[49] ; d’autres avec de la chair durcie, & certaines écorces d’arbres[50] ; d’autres avec des sauterelles[51] ; d’autres avec des racines, &c[52].

Il ne sçait pas apparemment non plus, que le mot de pain, dans ce passage, se doit entendre de toute sorte de nourriture, soit de grains, ou d’autres choses : & que si Moyse, en rapportant cette Sentence de condamnation, prononcée contre le premier Homme[53], s’est servi d’un terme qui signifie pain : il ne s’ensuit pas pour cela, que le pain fût en usage du temps d’Adam ; mais seulement que du temps de Moyse c’étoit une nourriture si commune, qu’on pouvoit alors en emprunter le nom, pour signifier en général tout ce qui est capable de nourrir ; comme saint Luc l’a emprunté depuis, lorsque au lieu de dire que Jesus-Christ entra dans la maison d’un Pharisien pour y prendre son repas, il dit qu’il y entra pour y manger du pain, manducare panem[54].

D’ailleurs, quand il seroit constant que le premier Homme, dés sa formation, auroit mangé du pain, & que ce pain auroit été fait de grains, s’ensuivroit-il pour cela, qu’il n’eût vêcu que de grains, & qu’il n’eût pas tiré aussi sa nourriture de la chair des animaux ; puisque nôtre Auteur lui-même ne prétend pas conclurre qu’Adam ne vêcut pas aussi de fruits, d’herbages & de racines ? Ainsi le raisonnement dont on se sert pour donner ici l’exclusion à la viande, prouve trop. Mais disons plus, quand même il seroit vrai que le premier Homme n’eût d’abord vêcu que de grains, seroit-ce une consequence que les grains fussent préferables à la viande ? l’antiquité d’une nourriture en prouve-t-elle la bonté ? Autrefois on mangeoit du gland[55] ; est-ce qu’on aurait mieux fait de s’en tenir-là ?



SIXIÉME RAISON.
Le Createur lui-même a donné la preference aux fruits ; car l’homme sortant de ses mains, eut ordre de ne se nourrir que de fruits.



Quand même cela seroit[56], on n’en pourroit conclurre autre chose, sinon que le Créateur voulut que l’homme ne mangeât alors que des fruits. Car de dire que c’est que Dieu trouvoit les autres nourritures moins saines pour l’homme, ou moins nourrissantes, c’est vouloir deviner. De plus, quand il seroit vrai que Dieu auroit ordonné aux hommes qui vivoient avant le Déluge, de ne se nourrir que de fruits, & qu’il l’auroit fait, parce que cette nourriture leur seroit mieux convenuë, il ne s’ensuit pas qu’il l’eût trouvée plus convenable pour nous ; & la raison, c’est qu’il avoit par preference donné aux hommes qui vivoient avant le Déluge, un corps beaucoup plus fort, & tout autrement constitué que le nôtre : comment le sçavons-nous ? c’est l’Anonyme lui-même qui nous en assure, jusques-là même qu’il veut, comme nous le verrons plus bas, que tous les descendans d’Adam qui sont venus avant le Déluge, soient sortis de germes privilegiez, fabriquez à part, & pourvûs de fibres plus à l’épreuve du temps que celles des germes d’où nous sortons ; ce qui étant une fois supposé, ne laisse guéres de comparaison à faire entre les premiers hommes & nous.

Mais c’est assez nous étendre sur ce sujet, que nous aurons occasion de retoucher dans quelque temps. Au reste, laissant à part ce qui regarde l’avantage qu’on veut donner aux fruits par dessus les autres nourritures ; examinons si la défense, dont il s’agit, est si constante, qu’on la doive supposer, comme un fait hors de doute. En quel endroit de l’Ecriture trouve-t-on que Dieu ait défendu au premier Homme de se nourrir d’autres choses que de fruits ? On lit bien dans la Genese, que Dieu défendit à Adam, de manger du fruit de l’Arbre de la science du bien & du mal, de Ligno autem scientæ boni & mali ne comedas[57] ; mais on n’y voit nulle part, qu’il ait commandé à l’homme de ne vivre que de fruits. Il est vrai que plusieurs Interpretes croïent que Dieu fit ce commandement à Adam ; mais ce n’est qu’une conjecture fondée sur ce qu’aprés le Déluge, Dieu permit expressément de manger de la chair des animaux ; & cette conjecture est combattuë par plusieurs autres Interpretes. Comment donc peut-on nous donner pour constant un fait sur lequel on doit sçavoir que les sentimens sont partagez ? Mais pour faire voir combien la chose est douteuse, il ne faut que consulter les paroles mêmes de l’Ecriture. Dieu dit à Adam : Je vous ai donné toutes les herbes qui portent leurs graines sur la terre, & tous les arbres qui renferment en eux-mêmes leur semence, chacun selon son espece, afin qu’ils vous servent de nourriture, & je les ai donnez[58] à tous les animaux de la terre, à tous les oiseaux du ciel, & à tout ce qui se meut sur la terre, & qui est vivant & animé, afin qu’ils aïent de quoi se nourrir. Il n’y a là aucune défense de manger de la chair des animaux ; mais, dira-t-on, Dieu n’y fait aucune mention de cette nourriture : il est vrai ; mais si à cause de ce silence on doit conclurre que la volonté du Créateur étoit que l’homme ne mangeât que des herbes & des fruits, il faut conclurre que Dieu ne vouloit pas non plus, que les animaux vêcussent d’autre chose, puisqu’aprés avoir dit à l’homme : Je vous ai donné les herbes & les arbres pour en tirer vôtre nourriture, ut sint in escam : il ajoûte tout de suite, sans faire non plus aucune mention de chair : Je les ai aussi donnez à tous les animaux, afin qu’ils y trouvent de quoi se nourrir, ut habeant ad vescendum. Or il n’y a pas d’apparence que la volonté du Créateur fût qu’avant le Déluge, l’aigle, par exemple, l’ours, le lion, le vautour, le corbeau, & plusieurs autres animaux carnassiers, ne se nourrissent que d’herbes ou de fruits. Ainsi bien loin que cet endroit de l’Ecriture prouve qu’avant le Déluge Dieu ait défendu à l’homme de manger de la viande, il sembleroit plûtôt prouver le contraire. Mais voïons si cette prétenduë défense peut se conjecturer d’ailleurs. Dieu parlant à Noé aprés le Déluge, lui dit, de se nourrir de tout ce qui avoit vie & mouvement ; & lui ajoûta, qu’il lui abandonnoit toutes ces choses, comme les legumes & les herbes[59] ; par où on voit qu’il permet à ce Patriarche la chair des animaux. Or, dira-t-on, Dieu n’auroit pas donné alors cette permission à l’homme, si l’homme l’avoit déja euë. La consequence n’est pas sûre : car Dieu déclare aussi à Noé, qu’il lui donne droit sur toutes les espèces d’animaux universellement[60] : il avoit neanmoins déja donné le même droit à l’homme, en la personne d’Adam. Dieu benit Noé & ses enfans, aprés le Déluge ; il avoit déja beni Adam : Dieu dit à Noé & à ses enfans : Croissez, multipliez-vous, & remplissez la terre : il l’avoit déja dit à Adam. Quand donc Dieu donne à Noé aprés le Déluge la permission de manger de la chair des animaux, on ne sçauroit assurer si c’est plûtôt une permission nouvelle, qu’une permission renouvellée ; d’autant plus que tout ce qui est dit ici à Noé, est dit pour marquer la reconciliation de Dieu avec l’Homme. Or il semble que cette reconciliation soit suffisamment marquée, par le rétablissement de l’homme dans le même état où il étoit avant le Déluge. C’est pourquoi Dieu benit Noé & ses enfans, comme il avoit beni Adam : il leur dit, croissez, multipliez-vous, & remplissez la terre, comme il l’avoit dit à Adam. Il leur donna un Domaine universel sur tous les animaux, comme il l’avoit donné à Adam. L’Ecriture ne dit donc rien d’où on puisse conclurre que l’usage de la viande ait été défendu avant le Déluge. En sorte que tout ce qu’on peut assurer de certain là-dessus, c’est que le fait est incertain.



SEPTIÉME RAISON.
Tirée des organes de l’Homme.



Il ne faut, à ce qu’on nous dit, dans le Traité des Dispenses, « que considerer les organes de l’homme, pour connoître que la chair des animaux, n’est point sa veritable nourriture. Le lion, l’ours, le chat, & tous les animaux carnassiers, ont des crocs & des griffes, parce qu’ils sont faits pour le carnage[61]. Le brochet, par une raison semblable, a des dents longues & pointuës, propres à déchirer. L’aigle, le corbeau, & tous les oiseaux de proïe, sont armez de becs & d’ongles, parce qu’ils sont faits pour déchirer de la chair. Le bœuf, au contraire, le cheval, la brebis, & tout ce qui rumine, ont des dents courtes & plates, tout au plus incisives, propres à couper & à broïer les herbes & les grains dont ils ont à se nourrir. Or l’homme n’aïant ni crocs ni ongles propres à déchirer de la viande, il s’en faut bien que la viande soit l’aliment le plus naturel à l’homme. »

Il y a long-tems que cette objection a été faite, & que de sçavans Medecins[62] y ont répondu ; l’Anonyme aurait bien dû sçavoir leur réponse, pour ne pas donner dans une raison si faible & si usée. Quoi-qu’il en soit, l’homme, selon nôtre Auteur, n’a pas non plus les organes nécessaires pour broïer des grains : cependant, selon lui, les grains ne laissent pas d’être l’aliment le plus naturel à l’homme.

Pourquoi donc conclurre que la viande ne sçauroit être sa nourriture naturelle, parce qu’il n’a ni crocs ni ongles pour la déchirer ? L’Anonyme s’est ici laissé tromper au mot d’organe, dont il n’a pas pénetré le sens. On entend par organe, une partie propre à faire quelque fonction, soit par elle-même immédiatement, soit par les supplemens qu’elle est capable de se donner. La main, par exemple, est un organe, par le moïen duquel l’homme doüé d’intelligence, comme il est, se passe de presque tous les autres organes, qui sont particuliers au reste des animaux. Il n’a point un estomac capable de digerer des grains secs & tout entiers, comme les digerent plusieurs oiseaux, qui ne font que les avaler, sans les écraser dans leur bec. Mais il sçait se fournir par le moïen de la main, tout ce qui lui est nécessaire de ce côté-là. Avec la main il se fabrique divers instrumens, par le secours desquels il prépare ces grains, de toutes les manieres qui lui sont le plus convenables. Il les broïe, il les paitrit, il les fait cuire, &c. Il n’a ni crocs ni ongles pour déchirer la viande, il est vrai ; mais avec la main il se fait des instrumens pour la dépecer, pour la hacher même, s’il le faut, & pour l’aprêter de plusieurs façons differentes. Comme on ne sauroit donc conclurre que les grains soient une nourriture étrangere à l’homme, de ce que l’homme manque d’organes immédiats pour préparer ces grains, on ne sçauroit non plus conclurre que la viande ne lui convienne pas, de ce qu’il n’a ni crocs ni ongles pour l’accommoder à ses usages. La main de l’homme peut être regardée comme un organe universel, dans lequel tous ceux qui sont particuliers aux autres animaux, se trouvent renfermez. La main de l’homme, selon le langage de Galien, est l’organe des organes[63]. La main de l’homme, dit Aristote, n’est pas un seul organe, ç’en est plusieurs[64] : on y trouve des griffes, des cornes, & tous les instrumens necessaires. Nous pourrions peut-être ajoûter à l’égard des dents, que celles de l’homme, sont construites d’une maniere à faire juger que la nature a voulu qu’il pût manger de tout, puisqu’il en a de plattes, de coupantes, de pointuës ; mais cette remarque est inutile, aprés ce que nous venons d’observer.



HUITIÉME RAISON.

La raison suivante est d’un celebre Professeur en Medecine, qui s’en est servi comme d’un argument invincible pour prouver que les alimens tirez des plantes, conviennent mieux à l’homme[65].



« La nature a mis dans tous les alimens une certaine portion de sel. Ce sel est acide dans les uns, acre dans les autres, temperé dans d’autres. Or un aliment n’est propre à nourrir telle ou telle espèce d’animaux, qu’autant qu’il a de rapport avec la nature de cette espèce d’animaux. D’où il s’ensuit que l’aliment, qui aura des sels plus simples, sera celui qui conviendra le mieux à l’homme, le corps de l’homme étant le plus temperé de tous. Ce principe supposé, il est aisé de voir que les alimens tirez des plantes, doivent mieux nous convenir, que ceux qui sont tirez des animaux ; parce que le sel des plantes est un sel simple & temperé, au lieu que celui des animaux est plus âcre & plus mordant ; en voici la preuve : le sel de l’air entre sans s’alterer, & avec toute sa force dans les poumons des animaux ; le sang qui le reçoit se rarefie, bout, écume : ce même sel s’insinuë dans l’estomac & dans les intestins, où venant à rencontrer les alimens déja dissous, il les divise, & les subtilise à un tel point, que leurs parties les plus actives s’associent avec ce sel, & se convertissent en esprits animaux ; c’est-à-dire, en cette substance fine & déliée, qui fait la chaleur du corps. La fermentation qui se passe dans les plantes, est bien plus douce & plus tranquille. Le sel aërien, d’où les chênes, même les plus forts & les plus antiques, empruntent leur nourriture, est considerablement corrigé par la rosée, qui penetre les feüilles des plantes. Ainsi le suc nourricier que les racines envoient jusqu’aux feüilles, & qui est un suc presque tout aqueux, ne peut concevoir qu’une fermentation douce, paisible & égale lorsqu’il vient à se mêler avec un sel aërien, aussi châtié & aussi adouci. Par cette fermentation douce, il se perfectionne & se digere ; puis descendant des feüilles jusqu’à la racine, il porte aux fruits, aux branches, & au tronc, la nourriture necessaire. Il n’y a donc point dans les plantes de si grandes fermentations que dans les animaux : leur sel est moins acre, moins mordant, plus simple, par consequent plus temperé, & ainsi plus propre pour la nourriture de nos corps. »

Deux Reflexions vont faire voir l’erreur de ce raisonnement : premierement, l’Auteur dit que la chair des animaux n’est pas temperée, comme celle du corps de l’homme, & qu’elle abonde en sels acres & mordans ; mais la raison qu’il en apporte, prouve plus qu’il ne veut, puisqu’elle prouve que le corps de l’homme n’est point ici plus privilegié que celui des animaux. En effet, l’unique raison qu’il allegue c’est que le sel de l’air entre, sans s’alterer, & avec toute sa force dans les poumons des animaux, dans leur estomac, dans leurs intestins ; d’où s’ensuivent des fermentations violentes, des boüillonnemens, & tout le reste. Mais le sel de l’air entre-t-il donc d’une autre maniere dans les poumons de l’homme, que dans ceux des animaux ? Si donc la preuve de l’Auteur est bonne, il faut dire que le corps de l’homme est de la même nature que le corps des animaux, c’est-à-dire, temperé ou non temperé, selon que le corps des animaux le sera ou ne le sera ; d’où il faut conclurre qu’aucun aliment ne doit mieux convenir à l’homme que la chair des animaux, puis qu’ainsi que nôtre Auteur le soûtient, un aliment n’est convenable, qu’autant qu’il tient de la nature du corps, qui s’en nourrit. En second lieu, s’il est vrai 1o. que la chair des animaux soit composée de sels acres & mordans ; 2o. que les plantes n’en renferment que de doux & de simples ; 3o. qu’un aliment ne soit convenable qu’autant que les sels qu’il renferme, sont semblables à ceux que renferme le corps, auquel il sert d’aliment ; la nature s’est donc méprise, de donner pour nourriture aux bœufs, aux moutons, & à tant d’autres animaux, des herbes & des grains, qui renferment des sels si differens de ceux dont les corps de ces animaux sont composez. Il y a lieu de croire que l’Auteur, qui a rapporté des raisons si peu concluantes, reconnoîtra de bonne foi qu’il s’est trompé.




EXAMEN DES RÉPONSES
qu’on fait à quelques Objections, sur l’excellence des fruits pour la nourriture de l’homme.



On emploïe dans le Traité des Dispenses, deux Chapitres entiers, à refuter une Objection qui se fait d’ordinaire contre l’excellence des fruits pour la nourriture de l’homme, & qui paroît assez plausible. Cette Objection est tirée de la décadence, où on suppose que sont tombées toutes les productions de la nature depuis le Déluge. En sorte que s’il est vrai de dire, qu’avant le Déluge, les fruits de la terre suffisoient pour fournir à l’homme une nourriture convenable : on prétend que cette verité ne subsiste plus aujourd’hui.

Avant le Déluge, dit-on, la face de la terre étoit tout autre qu’aujourd’hui, ainsi que le prétendent plusieurs Sçavans ; l’air étoit plus sain & plus pur ; les eaux plus legeres ; les alimens d’un meilleur suc ; toute la nature enfin récemment sortie des mains de son Auteur, conservoit encore sa première force. Mais aprés le Déluge, la terre trop détrempée, perdit de ses sels, & de ce qu’elle avoit de plus actif, en sorte qu’elle ne fournit plus à l’homme une aussi bonne nourriture qu’auparavant.

L’Anonyme répond que le Déluge, loin de nuire à la terre, n’a pû que l’engraisser, & la rendre plus feconde : pour nous en convaincre, il prie ses Lecteurs de faire réflexion que rien n’est tant ami des plantes que l’eau. Il apporte l’exemple des prez, des étangs, & des lieux marécageux[66], qui sont plus fertiles en herbes, que le reste de la terre. Il ajoûte que le fond de la mer Rouge, de la Mediterranée, & de tout l’Ocean Oriental, est couvert de forêts. Il fait remarquer que les Israëlites appelloient Mer Herbue, la mer Rouge ; parce que leurs Peres, en la traversant, l’avoient trouvée pleine d’herbes ; & il conclut de tout cela, que la terre, aprés le Déluge, a dû fournir à l’homme une nourriture encore meilleure que celle qu’elle lui fournissoit auparavant.

Nous remarquerons que rien n’est plus contraire à la veritable fecondité de la terre, à la maturité des fruits, & à la santé de l’homme, que le trop d’humiditez. Il est facile de le prouver par l’exemple des Saisons, qui ne sont jamais moins fecondes, & plus mal saines, que lorsqu’elle sont trop humides ; ce qui vient de ce que l’humidité, quand elle est excessive, relache le ressort des fibres[67] ; en sorte que les sucs ralentis dans leurs passages perdent de leur mouvement, & quelquefois même se corrompent. Il est vrai que les marécages & les étangs, abondent en herbes ; que les prairies ne produisent jamais plus que lorsque les pluïes sont abondantes ; mais les herbes des marécages, des étangs & des prairies, ne sont pas faites pour la nourriture de l’homme ; & on ne voit guéres le Laboureur se réjoüir, lorsque les herbes croissent de tous côtez dans ses bleds. Que l’on ne nous dise donc point que plus la terre est inondée, & plus elle devient feconde : il y a une bonne & une mauvaise fecondité ; & cette abondance d’herbes dont la terre se couvre dans les saisons pluvieuses, fait souvent plus de tort aux grains & aux fruits, que la plus grande sécheresse.

On rapporte dans le Traité des Dispenses, une autre raison, pour prouver que la nature ne s’est point énervée à l’égard des plantes ; c’est qu’elle ne s’est point affoiblie à l’égard des hommes. Les hommes d’à présent, nous dit-on, ne sont ni moins forts ni moins grands que ceux qui vivoient avant le Déluge[68]. Nous observerons que sur ce point, non plus que sur beaucoup d’autres, l’Auteur n’est pas bien d’accord avec lui-même : car à la page 7. il dit qu’ « à juger des hommes d’à présent, par ceux du passé, on conviendra que ce n’est point la quantité de la nourriture qui fait la force du corps, puisque dans les premiers âges du monde, on voïoit des prodiges de santé, & que les hommes étoient alors trés-sobres ». Il donne sur la fin de son livre le dernier trait à cette contradiction. Il veut relever les avantages de l’eau[69] ; & pour faire voir combien on étoit heureux avant le Déluge, de ne point connoître le vin, ni aucune liqueur vineuse : il dit que le vin, & tout ce qui lui ressemble est moins favorable qu’on ne pense, aux besoins de la vie ; que jamais la vie ne fut plus longue ni plus saine que dans les siécles où on ne bûvoit que de l’eau ; & que jamais les hommes ne furent si vigoureux & si puissans, qu’avant la découverte du vin & des liqueurs vineuses.

Lors donc que pour répondre à une Objection, il s’agit de soûtenir que la nature n’a point été affoiblie par le Déluge, nôtre Auteur, comme on voit, prononce que les hommes, qui vivoient avant le Déluge, n’étoient ni plus forts ni plus robustes que ceux d’à present ; & quand ensuite il est question, pour relever les vertus de l’eau, de montrer que l’eau est ce qui contribuë le plus à la santé & à la force, il avance, sans balancer, que dans ces tems où l’on ne bûvoit que de l’eau, les hommes étoient des prodiges de santé, en comparaison des hommes d’aujourd’hui, & que jamais les corps ne furent si puissans & si robustes qu’alors. Jusques-là même qu’il ne fait pas difficulté de décider que les enfans qui naissent aujourd’hui, ne sont plus que des ébauches de corps, en comparaison de ceux d’autre-fois.

C’est être tout ensemble de deux sentimens opposez ; mais voici une difficulté à quoi l’Auteur n’a pas pris garde, sans doute : quand même les productions de la terre ne seroient pas devenuës moins saines & moins nourrissantes depuis le Déluge, il faudroit, pour qu’elles fussent aujourd’hui aussi propres qu’autre-fois à la nourriture de l’homme ; que l’homme de son côté fût aussi en état qu’autre-fois, de les digerer parfaitement : or sans prétendre que la nature se soit affoiblie à l’égard de l’homme, puisque nôtre Auteur ne le veut pas ; on peut lui montrer que les hommes d’aujourd’hui doivent être cependant moins en état que ceux d’autre-fois, de digerer parfaitement les nourritures qui se tirent de la terre ; & voici comment.

La digestion, selon lui, se fait par la force des fibres motrices du ventricule, lesquelles aidées des muscles du bas ventre, broïent l’aliment, jusqu’à le reduire en une créme, aussi fine que s’il avoit passé sous le porphyre : or les hommes d’aujourd’hui, sans qu’il soit nécessaire pour cela de supposer que la nature se soit énervée à leur égard, ont les fibres du corps beaucoup plus foibles que les hommes d’autre-fois ; d’où il s’ensuit qu’ils doivent digerer moins parfaitement, quelque sorte de nourriture que ce soit, & sur tout, les fruits, qui par eux-mêmes sont si sujets à causer des cruditez. Que les hommes d’aujourd’hui, sans accuser pour cela la nature de décadence à leur égard, aient les fibres moins fortes que ne les avoient les hommes qui vivoient avant le Déluge, en voici une preuve sur laquelle nous ne craignons pas d’être contredits par l’Anonyme ; puisque c’est lui-même qui nous la fournit. « Dieu, dit-il, en formant la premiere femme, mit en elle les germes de tout ce qu’il devoit jamais y avoir d’hommes. Il imprima dans un certain nombre de ces germes, dont devoient naître les hommes avant le Déluge, assez de force pour faire vivre ces hommes, huit ou neuf cens ans ; c’est-à-dire, reprend-il, qu’il disposa leurs fibres, & les anima de telle sorte, qu’elles pussent subsister & conserver leur ressort pendant ce long-tems, tandis qu’il disposa les fibres du plus grand nombre de ces germes, (qui étoient les fibres de ceux d’où devoient sortir les hommes aprés le Déluge) de maniere qu’ils ne conservassent leur force de ressort que pendant 80. ans. » Cela supposé comme constant, puisque ce sont les propres termes de nôtre Auteur, à la page 49. de la première édition, & à la 86. de la seconde, tome I. le Créateur avoit donc donné aux hommes qui vivoient avant le Déluge, des fibres, sans comparaison plus fortes qu’à ceux qui devoient vivre aprés ; d’où il s’ensuit que ces premiers hommes ont dû digerer plus parfaitement que nous. On repliquera peut-être que c’est trop conclurre du principe de l’Anonyme, & que si les hommes d’aujourd’hui ne vivent gueres plus de 80. ans, ils ont de quoi faire leurs digestions & leurs fonctions aussi parfaitement pendant quelques années, que les premiers hommes ont fait les leurs pendant des siécles. Mais comment des hommes, tels que l’Auteur nous dépeint ceux qui vivoient avant le Déluge[70], des hommes pétris, pour ainsi dire, d’un autre limon ; des hommes sortis de germes plus forts, de germes travaillez à part, & pourvûs de fibres fabriquées tout exprés pour durer des huit & des neuf cens ans : comment des hommes de cette sorte, si la digestion dépend uniquement de la force des solides, n’auroient-ils pas dû digerer plus parfaitement que nous, qui venons de germes foibles, dont les fibres n’ont pas reçû du Créateur la même force ? Mais sans nous embarrasser davantage de tous les raisonnemens de nôtre Auteur, lesquels ne paroissent fondez que sur des imaginations de cabinet, avoüons que le premier Homme, sorti immédiatement des mains de Dieu, devoit avoir un corps plus sain & plus fort qu’aucun des nôtres, qui apportent en naissant tant d’infirmitez hereditaires ; ainsi que nôtre Auteur en convient lui-même, lorsqu’il dit que les enfans qui naissent aujourd’hui, partageant les vices des peres, ne sont plus que des ébauches de corps. S’il est donc vrai que le premier Homme, & ses premiers descendans par consequent, qui étoient trop prés de leur source, pour n’en tenir pas, fussent plus forts & plus robustes que nous ; est-ce bien raisonner de dire, que si ces premiers hommes s’accomodoient de certaines nourritures, nous devons nous en accommoder aussi, & ne vivre que d’herbages & de fruits, comme nôtre Auteur prétend qu’ils faisoient ?

L’Anonyme, aprés avoir emploïé ces preuves générales, pour appuïer la préference qu’il veut donner aux alimens maigres, ou plûtôt à ceux qui se tirent de la terre ; car il n’est pas encore question des poissons, descend dans le détail, & tâche, comme nous l’avons déja dit, d’établir cette préference, par un examen particulier des qualitez de ces mêmes alimens. Nous aurons occasion plus d’une fois, de considerer ces nouvelles raisons dans l’Article suivant ; où nous allons commencer à examiner, selon le dessein que nous nous sommes proposé, la nature des alimens maigres en particulier. Il ne s’y agira que des alimens que nous fournissent les plantes, l’ordre ne nous permettant pas de descendre encore dans le détail des poissons, avant que nous aïons vû, comme nous ferons, les raisons generales par lesquelles on prétend nous prouver qu’ils sont préferables à la viande. Nous commencerons par l’Article des legumes, & de quelques autres grains particulierement usitez en Carême, nous viendrons ensuite aux herbages, puis aux racines, & enfin aux fruits.



  1. Les hommes avant le déluge, étaient d’une autre constitution que nous, soit qu’on suppose avec l’Auteur du Traité des Dispenses, qu’ils venoient de germes autrement fabriquez que les nôtres ; car c’est ce qu’il dit pag. 49. & 50. de la premiere édition, & pag. 85. de la seconde, tom. I. soit qu’on suppose que la nature se soit affoiblie, comme on le verra plus bas.
  2. Considerez dans l’état présent, car avant le déluge ils étoient plus sains, comme nous le remarquerons dans la suite.
  3. Olera sive in jusculis sive in acetariis aut quovis modo ab obsonatore saporata accentur, non modo exiguum præbent alimentum corporibus, sed etiam pravum succum generant, alia quidem tenuem & aquosum, alia terrestrem & melancholicum, alia improbi succi, & pauci nutrimenti. Domestica verò magis salutaria sund utilioraque. Petr. Gont. de cibis ab olerib. petis. l. 6. c. 1.
  4. Ludov. Nonn. de re cibar. l. 6. c. 26.
  5. Petr. Gont. lib. 6. cap. 26.
  6. Experientiâ firmiore constat salubriores escas ; suaviores, alque multò plures præbere animalia quàm fruges, olera aut fructus. Petrus Gontier, lib. 10. cap. 1. Tanta virtute alendi posset caro animalium ut κατ’ εξοχήν ea gallis dicatur de la viande, si quidem solidius in illà, & perfectius nutrimentum continetur. Quercetan. Diœtet. Polyhistor. sect. 3. cap. 4. Petr. Gont. l. 10. c. 1.
  7. Plurimos quovis autumno invenies cholerâ dissenteriâ aliisque morbis à fructuum fugacium esu excitatis extinctos, at læsos à carnibus in gestis raros. Hent. Mundius de Zoophagiâ in Prolegom.
  8. Quamquam prioribus sæculis, carnis esus damnatus fuerit ubi frugibus terræ stomachum latrantem homines satiabant, non immeritò tamen ætas postera experimento comperit mitiores longe salubrioresque cibos animantia nobis præbere, cum nusquam alibi major limenti propinquitas cum corpore nostro reperiatur : quo autem minor repugnantia, ac similitudinis plus, eò minor etiam in conficiendo labor, & in de nutritio facilior, excrementorum copiâ minori secretâ. Horst. de escul. & potul.

    Quare unanimi consensu ad animantium esum confugerunt quod in illis plurimum alimenti & naturæ nostræ maxime consentaneum, minimumque vitii esse perspexissent. Ludov. Nonn. lib. 2. cap. 2.

  9. Pag. 15. 1e édit. & p. 25. de la 2. édit. t. 1.
  10. Pag. 16. de la 1. édit. & p. 26. de la 2. t. 1.
  11. Pag. 17. de la 1. édit. & p. 26. de la 2. t. 1.
  12. Pag. 15. de la 1. édit. & p. 26. de la 2. t. 1.
  13. M. Lister, Dissert. de Humorib.
  14. Dissecuti noctuam ad ventriculum cultrum direxi, ejusque contenta perlustravi. Erant potissimum ranæ dilaniatæ, carnes jam in mucaginem fundi ac quasi liquari. Ossicula verò iis assumptis sensim denudari deprehendi. Pedem dein ranæ posteriorem quem adhuc inter alia curiosa asservo exemi. Tibia quæ adhuc in gulâ hærebat, integra cum tarso, seu illibata extitit. Femur contra ventriculo illatum jam fundi & in liquamen converti videbatur. Utrumque ossis extremum (quod attritu comminui aliàs existimavi) adhuc integrum. In medio quod parietes ventriculi contingere & atterere non poterant, diminutum, attenuatum, & vix pili crassities superfuit, quin penitus consumptum, & in liquorem conversum fuisset, uti cuivis curioso monstrare possum. Ventriculus autem (hujus noctuæ) membranaceus, nec ita validus qualem mihi imaginatus fueram, & pro ossiculorum attritione requireretur. Conr. Brunn. de Lymph. & Pancreatis usu. c. IV.
  15. Idem in milvo videre contigit, & in serpente prægrandi non ita pridem ; illi tamen ventriculus prorsus membranaceus, hi verò Papyracecus obtinent, in plerisque reptilibus, amphibiis, ac piscibus, idem observare est. id. ibid.
  16. Sunt plurimi octogenarii valde imbecilles, qui sæpe & multum cibum ex valentissimâ naturâ quotidie comedunt, & promptius concoquunt quàm ipsi iidem in juventure. Mart. Lister Dissert. de Humor. c. 17.
  17. Deinde in piscibus quid attritio facere possit non intelligo, ubi stomachus sive gula ex magno pisce deglutito, immane quantùm distendatur, tamen pars illa vehementer distenta, æque bene concoquit, ac ipse ventriculus, quod ex dissectione non raro videre licet. Mart. Lister. Dissert. de Humoribus, cap. 17.
  18. Insectis & piscibus nullâ masticatione opus est, sed alimentum integrum deglutiunt, idque interdum totam gulam atque ipsum os, pro ossæ magnitudine occupat ; cum non rarò aliquis majusculus piscis à minore devoretur. His itaque peculiare conditionis instrumentum quærendum est : nimirum saliva sive pituita quædam dilutior, è glandulis oris gulæ, ventriculi que continuò & copiosè eructata expressave, maxime cum iis animalibus, iste humor pituitosus admodum acris & urinosus concessus sit. Mart. Lister. de Humor. cap. 12.
  19. Johan. Alfons. Borelli, de Nutritione anim. c. 16.
  20. Page 230. de la 1e. édit. & p. 402. de la 2e. tom. 1.
  21. Pag. 195. de la 1e. édit. & p. 345. de la 2e. tom. 1.
  22. Pag. 574. de la 1e. édit. & p. 470. de la 2e. tom. 2.
  23. Pag. 174. de la 1e. édit. & p. 322. de la 2e. tom. 1.
  24. De la digestion, & des maladies de l’estomac.
  25. Apud Authores Historiæ naturalis maxime anatomices peritos, perhibetur pancreatis ductus Secretorios in quibusdam piscibus, carpionibus putà, barbis, aliisque nonnullis, ventriculi cavo inhiare. Quorsum id nisi ut concoctionem promoveant : at aliis medio ferè spatio humorem suum effundit, non parvâ quantitate, pro magnitudine istius visceris. Mart. Lister. Dissert. de Humor. cap. 12.
  26. Nonnullis animalibus voracissimis putà cane & lupo, bilis quædam vasa in ipso ventriculo exeunt aperiunturque ; idem de voracissimo remige videris apud vesalium, nempe ad expeditiorem concoctionem. id. ibid. c. 36.
  27. Georg. Bagl. Dissert. secundâ dex perim. circa saliv.
  28. Pag. 21. de la 1e. édit. & page 35. de la 2. tom. 1.
  29. Bagliv. ibid.
  30. Saliva enim à salem nomen sumpsit, quia salis magnâ copiâ abundat, suumque sal chylo & sanguini communicando, eo mediante fermentationes omnes vitales promovet & excitat. Georg. Bagl. ibid.
  31. Fascic. Dissert. 8.
  32. Perpendere lubet mirificam illam concoquendi vim in insectis præ reliquis animalibus, in quibus consistat, paucis videbimus… Hæc animalcula sale quodam volatili vehementer acri causticoque abundant. Hinc fit si quando cibum non satis adhuc putridum invenerint, vel levi aspersione, infusione alicujus venenati humoris, illum inficiunt, subitoque putrescere faciunt, nempè longè colliquabilinrem, id est concoctibiliorem reddunt. Hujus autem septici liquoris in insectis innumera passim exempla habentur, videlicet in serpentum funestis morsibus, item in apum, vesparum formicarumque stimulis in cantharidis è scarabæorum genere Mart. Lister. de Humorib. cap. 31.
  33. Memoires du Père le Comte, Jesuite, sur l’état présent de la Chine.
  34. Plutarch. Symposiaκων lib. 2. quæst 9.
  35. Tres pisciculos, nullo dente læsos stomachus continebat, quorum superficies quibusdam in locis excoriata erat, potius dixerim humorus cujusdam dissolventis corrosione adesa. Nicol. Stenon. Historia dissecti piscis ex canum genere.
  36. Page 246. de la 1e. édit. & p. 428. de la 2e. tome 1.
  37. Page 174. de la 1e. édit. & p. 212. de la 2e. tome 1.
  38. Page 175. de la 1e. édit. & p. 213. de la 2e. tome 1.
  39. Soliti erant Athletæ caseo ex calathis victitare, ut autor est Pausanias lib. 6. Donec Dromeus è Stymphalo oriundus illos ad carnium esum traduxit, tanquam ad alimentum quod vires magis augeret. Ludovic. Nonn. de re Cibar. lib. 2. cap. 17.
  40. Claud. Neapolitan. apud Porphyr. lib. 1.
  41. Galen. lib. 3. de Aliment. facult.
  42. Plato, de Repub. lib. 1.
  43. Galen. lib. 3. de Aliment. facult.
  44. Hippoc. de Affection. τὰ δὲ ὓεια ἐς εὐεξίην μὴν ἰσχὺν πονέουσι καὶ γυμναζομένοισιν ἀγαθὰ.
  45. Page 27. de la 1e. édit. & p. 44. de la 2e. tome 1.
  46. L’Auteur se donne pour Medecin, dans sa Préface.
  47. Page 53. de la 1e. édit. & p. 91. de la 2e. to. 1.
  48. Page 24. de la 1e. édit. & p. 40. de la 2e. to. 1.
  49. Septentrionalis Oceani accolis mare pro agro est, nam è piscibus panem habent. Mund. de Esculent. cap. X. Islandii Lappæ aliique Oceani Septentrionalis, maritima incolentes, piscibus frigore induratis pro pane utuntur. Nonnulli sinus Arabici incolæ piscibus sole torrefactis panem formant. Mund. de Esculent. cap. I.
  50. Mediterranei etiam earum regionum suam cervinam, Tarandorum carnem itidem induratam cum cortice pini in panes subigere feruntur. Mund. de Esculent. cap. I.
  51. Ex locustis siccatis Affri sibi panem conficiunt. Mund. Ibid.
  52. Americæ incolæ tam advenæ, quàm indigenæ pro segete, radicum messe gaudent, siquidem è Juccæ suæ radicibus panes gustui non ingratos nec insalubres sibi coquunt. Id. ibid.
  53. Genes cap. 3. ver. 19.
  54. Luc. c. 14. v. 1.
  55. Plin. Hist. natur. libro 7. capite 56 & lib. 17. cap. 13.
  56. Page 24. & 29. de la 1e. édit. & pa. 40. 50. de la 2e.
  57. Genes. cap. 2. vers. 17.
  58. Il faut sous-entendre, je les ai donnez aussi. L’Hebreu porte : Mais pour tous les animaux de la terre tous les oiseaux du ciel, tout ce qui se meut sur la terre, & qui est vivant & animé, toutes sortes d’herbes leur serviront de nourriture. Vatab. ce qui revient au même sens.
  59. Genes. cap. 9. vers. 3.
  60. Genes. ibid. v. 2.
  61. Pag. 28. & 29. de la 1. édit. & p. 48 de la 2. to. 1.
  62. Entr’autres, Nonnius & Munius. Voici comme s’explique Mundius. Sunt qui de omnimodæ sacrophagiæ utilitate ambigunt ; & argumento à corporis humani constitutione desumpto, negant istius midi cibos homini concessos, sed invitâ naturâ usurpari, quippè illa cætera animantia, instrumentis cibo sibi proprio capiendo idoneis armavit, homini verò nec celeritatem, nec uncas manus concessit, quibus prædam assequatur & prehendat, neque rictûs habet firmitatem. Quâ confringat, nec ventriculi, quâ crudam concoquat… Qui isti opinioni refragantur docent rationem homini pro armis & instrumentis quibuscumque concessam, quâ quidquid vitæ humanæ sit necessarium fabricat. Nam omnia quæ multiplici vitæ nostræ actioni opus essent, annata perpetuo gestare, si non impossibile certè esset operosum nec decorum, homo autem ratione fretus non minùs feris assequendis, quàm frugibus percipiendis sit idoneus… Hinc credimus & licitum esse & utile carnibus vesci, sed immodicum & intempestivum earum usum aliquando nocere. Homines quibus amplissimam ciborum varietatem indulsit natura nostra, ratio carnes igni coquere docuit. Mund. de Zoophag.
  63. ὄργανα ὀργάνων Gal. de us. Part. lib. XI. cap. IX.
  64. De Partib. Anim. lib. 4. c. 10.
  65. Quæst. Medic. in Medicol. Scholis Acad. Camomensis. an quadragesimæ jejunium salubre ? 1711.
  66. Pag. 38. de la 1e. édit. & p. 65. de la 2e. tom. 1.
  67. Freder. Hofman. Dissert. 10.
  68. Pag. 33. & 41. de la 1e. édit. & pa. 57. & 70. de la 2e. to. 1.
  69. Pag. 476. de la 1e. édit. & p. 310. de la 2e. tom. 2.
  70. Pag. 52. de la 1e. édit. & p. 89. de la 2e. to. 1.