Traité de métaphysique/Édition Garnier/Chapitre 2
Nous avons à examiner ce que c’est que la faculté de penser dans ces espèces d’hommes différentes ; comment lui viennent ses idées, s’il a une âme distincte du corps, si cette âme est éternelle, si elle est libre, si elle a des vertus et des vices, etc. ; mais la plupart de ces idées ont une dépendance de l’existence ou de la non-existence d’un Dieu. Il faut, je crois, commencer par sonder l’abîme de ce grand principe. Dépouillons-nous ici plus que jamais de toute passion et de tout préjugé, et voyons de bonne foi ce que notre raison peut nous apprendre sur cette question : Y a-t-il un Dieu, n’y en a-t-il pas ?
Je remarque d’abord qu’il y a des peuples qui n’ont aucune connaissance d’un Dieu créateur : ces peuples, à la vérité, sont barbares, et en très petit nombre ; mais enfin ce sont des hommes ; et si la connaissance d’un Dieu était nécessaire à la nature humaine, les sauvages hottentots auraient une idée aussi sublime que nous d’un Être suprême. Bien plus, il n’y a aucun enfant chez les peuples policés qui ait dans sa tête la moindre idée d’un Dieu. On la leur imprime avec peine ; ils prononcent le mot de Dieu souvent toute leur vie sans y attacher aucune notion fixe ; vous voyez d’ailleurs que les idées de Dieu diffèrent autant chez les hommes que leurs religions et leurs lois ; sur quoi je ne puis m’empêcher de faire cette réflexion : Est-il possible que la connaissance d’un Dieu, notre créateur, notre conservateur, notre tout, soit moins nécessaire à l’homme qu’un nez et cinq doigts ? Tous les hommes naissent avec un nez et cinq doigts, et aucun ne naît avec la connaissance de Dieu : que cela soit déplorable ou non, telle est certainement la condition humaine.
Voyons si nous acquérons avec le temps la connaissance d’un Dieu, de même que nous parvenons aux notions mathématiques et à quelques idées métaphysiques. Que pouvons-nous mieux faire, dans une recherche si importante, que de peser ce qu’on peut dire pour et contre, et de nous décider pour ce qui nous paraîtra plus conforme à notre raison ?
Il y a deux manières de parvenir à la notion d’un être qui préside à l’univers. La plus naturelle et la plus parfaite pour les capacités communes est de considérer non seulement l’ordre qui est dans l’univers, mais la fin à laquelle chaque chose paraît se rapporter. On a composé sur cette seule idée beaucoup de gros livres, et tous ces gros livres ensemble ne contiennent rien de plus que cet argument-ci : Quand je vois une montre dont l’aiguille marque les heures, je conclus qu’un être intelligent a arrangé les ressorts[1] de cette machine, afin que l’aiguille marquât les heures. Ainsi, quand je vois les ressorts du corps humain, je conclus qu’un être intelligent a arrangé ces organes pour être reçus et nourris neuf mois dans la matrice ; que les yeux sont donnés pour voir, les mains pour prendre, etc. Mais de ce seul argument je ne peux conclure autre chose, sinon qu’il est probable qu’un être intelligent et supérieur a préparé et façonné la matière avec habileté ; mais je ne peux conclure de cela seul que cet être ait fait la matière avec rien, et qu’il soit infini en tout sens. J’ai beau chercher dans mon esprit la connexion de ces idées : « Il est probable que je suis l’ouvrage d’un être plus puissant que moi, donc cet être existe de toute éternité, donc il a créé tout, donc il est infini, etc. » Je ne vois pas la chaîne qui mène droit à cette conclusion ; je vois seulement qu’il y a quelque chose de plus puissant que moi, et rien de plus.
Le second argument est plus métaphysique, moins fait pour être saisi par les esprits grossiers, et conduit à des connaissances bien plus vastes ; en voici le précis :
J’existe, donc quelque chose existe. Si quelque chose existe, quelque chose a donc existé de toute éternité : car ce qui est, ou est par lui-même, ou a reçu son être d’un autre. S’il est par lui-même, il est nécessairement, il a toujours été nécessairement, et c’est Dieu ; s’il a reçu son être d’un autre, et ce second d’un troisième, celui dont ce dernier a reçu son être doit nécessairement être Dieu. Car vous ne pouvez concevoir qu’un être donne l’être à un autre s’il n’a le pouvoir de créer ; de plus, si vous dites qu’une chose reçoit, je ne dis pas la forme, mais son existence d’une autre chose, et celle-là d’une troisième, cette troisième d’une autre encore, et ainsi en remontant jusqu’à l’infini, vous dites une absurdité, car tous ces êtres alors n’auront aucune cause de leur existence. Pris tous ensemble, ils n’ont aucune cause externe de leur existence ; pris chacun en particulier, ils n’en ont aucune interne : c’est-à-dire, pris tous ensemble, ils ne doivent leur existence à rien ; pris chacun en particulier, aucun n’existe par soi-même ; donc aucun ne peut exister nécessairement.
Je suis donc réduit à avouer qu’il y a un être qui existe nécessairement par lui-même de toute éternité, et qui est l’origine de tous les autres êtres. De là il suit essentiellement que cet être est infini en durée, en immensité, en puissance : car qui peut le borner ? Mais, me direz-vous, le monde matériel est précisément cet être que nous cherchons. Examinons de bonne foi si la chose est probable.
Si ce monde matériel est existant par lui-même d’une nécessité absolue, c’est une contradiction dans les termes que de supposer que la moindre partie de cet univers puisse être autrement qu’elle est : car, si elle est en ce moment d’une nécessité absolue, ce mot seul exclut toute autre manière d’être ; or, certainement cette table sur laquelle j’écris, cette plume dont je me sers, n’ont pas toujours été ce qu’elles sont ; ces pensées que je trace sur le papier n’existaient pas même il y a un moment, donc elles n’existent pas nécessairement. Or, si chaque partie n’existe pas d’une nécessité absolue, il est donc impossible que le tout existe par lui-même. Je produis du mouvement, donc le mouvement n’existait pas auparavant ; donc le mouvement n’est pas essentiel à la matière ; donc la matière le reçoit d’ailleurs ; donc il y a un Dieu qui le lui donne. De même l’intelligence n’est pas essentielle à la matière, car un rocher ou du froment ne pensent point. De qui donc les parties de la matière qui pensent et qui sentent auront-elles reçu la sensation et la pensée ? Ce ne peut-être d’elles-mêmes, puisqu’elles sentent malgré elles ; ce ne peut être de la matière en général, puisque la pensée et la sensation ne sont point de l’essence de la matière : elles ont donc reçu ces dons de la main d’un être suprême, intelligent, infini, et la cause originaire de tous les êtres.
Voilà en peu de mots les preuves de l’existence d’un Dieu, et le précis de plusieurs volumes : précis que chaque lecteur peut étendre à son gré.
Voici avec autant de brièveté les objections qu’on peut faire à ce système.
1° Si Dieu n’est pas ce monde matériel, il l’a créé (ou bien, si vous voulez, il a donné à quelque autre être le pouvoir de le créer, ce qui revient au même); mais, en faisant ce monde, ou il l’a tiré du néant, ou il l’a tiré de son propre être divin. Il ne peut l’avoir tiré du néant, qui n’est rien ; il ne peut l’avoir tiré de soi, puisque ce monde en ce cas serait essentiellement partie de l’essence divine : donc je ne puis avoir d’idée de la création, donc je ne dois point admettre la création.
2° Dieu aurait fait ce monde ou nécessairement ou librement : s’il l’a fait par nécessité, il a dû toujours l’avoir fait, car cette nécessité est éternelle ; donc, en ce cas, le monde serait éternel, et créé, ce qui implique contradiction. Si Dieu l’a fait librement par pur choix, sans aucune raison antécédente, c’est encore une contradiction : car c’est se contredire que de supposer l’Être infiniment sage faisant tout sans aucune raison qui le détermine, et l’Être infiniment puissant ayant passé une éternité sans faire le moindre usage de sa puissance.
3° S’il paraît à la plupart des hommes qu’un être intelligent a imprimé le sceau de la sagesse sur toute la nature, et que chaque chose semble être faite pour une certaine fin, il est encore plus vrai aux yeux des philosophes que tout se fait dans la nature par les lois éternelles, indépendantes et immuables des mathématiques ; la construction et la durée du corps humain sont une suite de l’équilibre des liqueurs et de la force des leviers. Plus on fait de découvertes dans la structure de l’univers, plus on le trouve arrangé, depuis les étoiles jusqu’au ciron, selon les lois mathématiques. Il est donc permis de croire que ces lois ayant opéré par leur nature, il en résulte des effets nécessaires que l’on prend pour les déterminations arbitraires d’un pouvoir intelligent. Par exemple, un champ produit de l’herbe parce que telle est la nature de son terrain arrosé par la pluie, et non pas parce qu’il y a des chevaux qui ont besoin de foin et d’avoine ; ainsi du reste.
4° Si l’arrangement des parties de ce monde, et tout ce qui se passe parmi les êtres qui ont la vie sentante et pensante, prouvait un Créateur et un maître, il prouverait encore mieux un être barbare : car, si l’on admet des causes finales, on sera obligé de dire que Dieu, infiniment sage et infiniment bon, a donné la vie à toutes les créatures pour être dévorées les unes par les autres. En effet, si l’on considère tous les animaux, on verra que chaque espèce ci un instinct irrésistible qui le force à détruire une autre espèce. À l’égard des misères de l’homme, il y a de quoi faire des reproches à la Divinité pendant toute notre vie. On a beau nous dire que la sagesse et la bonté de Dieu ne sont point faites comme les nôtres, cet argument ne sera d’aucune force sur l’esprit de bien des gens, qui répondront qu’ils ne peuvent juger de la justice que par l’idée même qu’on suppose que Dieu leur en a donnée, que l’on ne peut mesurer qu’avec la mesure que l’on a, et qu’il est aussi impossible que nous ne croyions pas très-barbare un être qui se conduirait comme un homme barbare qu’il est impossible que nous ne pensions pas qu’un être quelconque a six pieds quand nous l’avons mesuré avec une toise, et qu’il nous paraît avoir cette grandeur.
Si on nous réplique, ajouteront-ils, que notre mesure est fautive, on nous dira une chose qui semble impliquer contradiction : car c’est Dieu lui-même qui nous aura donné cette fausse idée ; donc Dieu ne nous aura faits que pour nous tromper. Or, c’est dire qu’un être qui ne peut avoir que des perfections jette ses créatures dans l’erreur, qui est, à proprement parler, la seule imperfection ; c’est visiblement se contredire. Enfin les matérialistes finiront par dire : Nous avons moins d’absurdités à dévorer dans le système de l’athéisme que dans celui du déisme : car, d’un côté, il faut à la vérité, que nous concevions éternel et infini ce monde que nous voyons ; mais, de l’autre, il faut que nous imaginions un autre être infini et éternel, et que nous y ajoutions la création, dont nous ne pouvons avoir d’idée. Il nous est donc plus facile, concluront-ils, de ne pas croire un Dieu que de le croire.
Les arguments contre la création se réduisent à montrer qu’il nous est impossible de la concevoir, c’est-à-dire d’en concevoir la manière, mais non pas qu’elle soit impossible en soi : car, pour que la création fût impossible, il faudrait d’abord prouver qu’il est impossible qu’il y ait un Dieu ; mais, bien loin de prouver cette impossibilité, on est obligé de reconnaître qu’il est impossible qu’il n’existe pas. Cet argument, qu’il faut qu’il y ait hors de nous un être infini, éternel, immense, tout-puissant, libre, intelligent, et les ténèbres qui accompagnent cette lumière, ne servent qu’à montrer que cette lumière existe : car de cela même qu’un être infini nous est démontré, il nous est démontré aussi qu’il doit être impossible à un être fini de le comprendre.
Il me semble qu’on ne peut faire que des sophismes et dire djes absurdités quand on veut s’efforcer de nier la nécessité d’un être existant par lui-même, ou lorsqu’on veut soutenir que la matière est cet être. Mais, lorsqu’il s’agit d’établir et de discuter les attributs de cet être, dont l’existence est démontrée, c’est tout autre chose.
Les maîtres dans l’art de raisonner, les Locke, les Clarke, nous disent : « Cet être est un être intelligent, car celui qui a tout produit doit avoir toutes les perfections qu’il a mises dans ce qu’il a produit, sans quoi l’effet serait plus parfait que la cause » ; ou bien d’une autre manière : « Il y aurait dans l’effet une perfection qui n’aurait été produite par rien, ce qui est visiblement absurde. Donc, puisqu’il y a des êtres intelligents, et que la matière n’a pu se donner la faculté de penser, il faut que l’être existant par lui-même, que Dieu soit un être intelligent, » Mais ne pourrait-on pas rétorquer cet argument et dire : « Il faut que Dieu soit matière », puisqu’il y a des êtres matériels ; car, sans cela, la matière n’aura été produite par rien, et une cause aura produit un effet dont le principe n’était pas en elle ? On a cru éluder cet argument en glissant le mot ùa perfection : M. Clarke semble l’avoir prévenu, mais il n’a pas osé le mettre dans tout son jour ; il se fait seulement cette objection : « On dira que Dieu a bien communiqué la divisibilité et la figure à la matière, quoiqu’il ne soit ni figuré ni divisible. » Et il fait à cette objection une réponse très-solide et très-aisée, c’est que la divisibilité, la figure, sont des qualités négatives et des limitations ; et que, quoiqu’une cause ne puisse communiquer à son effet aucune perfection qu’elle n’a pas, l’effet peut cependant avoir, et doit nécessairement avoir des limitations, des imperfections que la cause n’a pas. Mais qu’eût répondu M. Clarke à celui qui lui aurait dit : « La matière n’est point un être négatif, une limitation, une imperfection ; c’est un être réel, positif, qui a ses attributs tout comme l’esprit ; or, comment Dieu aura-t-il pu produire un être matériel s’il n’est pas matériel ? » Il faut donc, ou que vous avouiez que la cause peut communiquer quelque chose de positif qu’elle n’a pas, ou que la matière n’a point de cause de son existence ; ou enfin que vous souteniez que la matière est une pure négation et une limitation ; ou bien, si ces trois parties sont absurdes, il faut que vous avouiez que l’existence des êtres intelligents ne prouve pas plus que l’être existant par lui-même est un être intelligent, que l’existence des êtres matériels ne prouve que l’être existant par lui-même est matière : car la chose est absolument semblable ; on dira la même chose du mouvement. À l’égard du mot de perfection, on en abuse ici visiblement : car, qui osera dire que la matière est une imperfection, et la pensée une perfection ? Je ne crois pas que personne ose décider ainsi de l’essence des choses. Et puis, que veut dire perfection ? Est-ce perfection par rapport à Dieu, ou par rapport il nous ?
Je sais que l’on peut dire que cette opinion ramènerait au spinosisme ; à cela je pourrais répondre que je n’y puis que faire, et que mon raisonnement, s’il est bon, ne peut devenir mauvais par les conséquences qu’on en peut tirer. Mais, de plus, rien ne serait plus faux que cette conséquence : car cela prouverait seulement que notre intelligence ne ressemble pas plus à l’intelligence de Dieu que notre manière d’être étendu ne ressemble à la manière dont Dieu remplit l’espace. Dieu n’est point dans le cas dès causes que nous connaissons : il a pu créer l’esprit et la matière, sans être ni matière ni esprit ; ni l’un ni l’autre ne dérivent de lui, mais sont créés par lui. Je ne connais pas le quomodo. il est vrai : j’aime mieux m’arrêter que de m’égarer ; son existence m’est démontrée, mais pour ses attributs et son essence, il m’est, je crois, démontré que je ne suis pas fait pour les comprendre.
Dire que Dieu n’a pu faire ce monde ni nécessairement ni librement n’est qu’un sophisme qui tombe de lui-même dès qu’on a prouvé qu’il y a un Dieu, et que le monde n’est pas Dieu ; et cette objection se réduit seulement à ceci : Je ne puis comprendre que Dieu ait créé l’univers plutôt dans un temps que dans un autre : donc il ne l’a pu créer. C’est comme si l’on disait : Je ne puis comprendre pourquoi un tel homme ou un tel cheval n’a pas existé mille ans auparavant : donc leur existence est impossible. De plus, la volonté libre de Dieu est une raison suffisante du temps dans lequel il a voulu créer le monde. Si Dieu existe, il est libre ; et il ne le serait pas s’il était toujours déterminé par une raison suffisante, et si sa volonté ne lui en servait pas. D’ailleurs, cette raison suffisante serait-elle dans lui ou hors de lui ? Si elle est hors de lui, il ne se détermine donc pas librement ; si elle est en lui, qu’est-ce autre chose que sa volonté ?
Les lois mathématiques sont immuables, il est vrai ; mais il n’était pas nécessaire que telles lois fussent préférées à d’autres. Il n’était pas nécessaire que la terre fût placée où elle est ; aucune loi mathématique ne peut agir par elle-même ; aucune n’agit sans mouvement, le mouvement n’existe point par lui-même : donc il faut recourir à un premier moteur. J’avoue que les planètes, placées à telle distance du soleil, doivent parcourir leurs orbites selon les lois qu’elles observent, que même leur distance peut être réglée par la quantité de matière qu’elles renferment. Mais pourra-t-on dire qu’il était nécessaire qu’il y eût une telle quantité de matière dans chaque planète, qu’il y eût un certain nombre d’étoiles, que ce nombre ne peut être augmenté ni diminué, que sur la terre il est d’une nécessité absolue et inhérente dans la nature des choses qu’il y eût un certain nombre d’êtres ? Non, sans doute, puisque ce nombre change tous les jours : donc toute la nature, depuis l’étoile la plus éloignée jusqu’à un brin d’herbe, doit être soumise à un premier moteur.
Quant à ce qu’on objecte, qu’un pré n’est pas essentiellement fait pour des chevaux, etc., on ne peut conclure de là qu’il n’y ait point de cause finale, mais seulement que nous ne connaissons pas toutes les causes finales. Il faut ici surtout raisonner de bonne foi, et ne point chercher à se tromper soi-même ; quand on voit une chose qui a toujours le même effet, qui n’a uniquement que cet effet, qui est composée d’une infinité d’organes, dans lesquels il y a une infinité de mouvements qui tous concourent à la même production, il me semble qu’on ne peut, sans une secrète répugnance, nier une cause finale. Le germe de tous les végétaux, de tous les animaux, est dans ce cas : ne faut-il pas être un peu hardi pour dire que tout cela ne se rapporte à aucune fin ?
Je conviens qu’il n’y a point de démonstration proprement dite qui prouve que l’estomac est fait pour digérer, comme il n’y a point de démonstration qu’il fait jour ; mais les matérialistes sont bien loin de pouvoir démontrer aussi que l’estomac n’est pas fait pour digérer. Qu’on juge seulement avec équité, comme on juge des choses dans le cours ordinaire, quelle est l’opinion la plus probable.
À l’égard des reproches d’injustice et de cruauté qu’on fait à Dieu, je réponds d’abord que, supposé qu’il y ait un mal moral (ce qui me paraît une chimère), ce mal moral est tout aussi impossible à expliquer dans le système de la matière que dans celui d’un Dieu. Je réponds ensuite que nous n’avons d’autres idées de la justice que celles que nous nous sommes formées de toute action utile à la société, et conformes aux lois établies par nous pour le bien commun : or, cette idée n’étant qu’une idée de relation d’homme à homme, elle ne peut avoir aucune analogie avec Dieu. Il est tout aussi absurde de dire de Dieu en ce sens que Dieu est juste ou injuste, que de dire Dieu est bleu ou carré.
Il est donc insensé de reprocher à Dieu que les mouches soient mangées par les araignées, et que les hommes ne vivent que quatre-vingts ans, qu’ils abusent de leur liberté pour se détruire les uns les autres, qu’ils aient des maladies, des passions cruelles, etc. : car nous n’avons certainement aucune idée que les hommes et les mouches dussent être éternels. Pour bien assurer qu’une chose est mal, il faut voir en même temps qu’on pourrait mieux faire. Nous ne pouvons certainement juger qu’une machine est imparfaite que par l’idée de la perfection qui lui manque ; nous ne pouvons, par exemple, juger que les trois côtés d’un triangle sont inégaux, si nous n’avons l’idée d’un triangle équilatéral ; nous ne pouvons dire qu’une montre est mauvaise, si nous n’avons une idée distincte d’un certain nombre d’espaces égaux que l’aiguille de cette montre doit également parcourir. Mais qui aura une idée selon laquelle ce monde-ci déroge à la sagesse divine ?
Dans l’opinion qu’il y a un Dieu il se trouve des difficultés ; mais dans l’opinion contraire il y a des absurdités : et c’est ce qu’il faut examiner avec application en faisant un petit précis de ce qu’un matérialiste est obligé de croire.
Il faut qu’ils disent que le monde existe nécessairement et par lui-même, de sorte qu’il y aurait de la contradiction dans les termes à dire qu’une partie de la matière pourrait n’exister pas, ou pourrait exister autrement qu’elle est ; il faut qu’ils disent que le monde matériel a en soi essentiellement la pensée et le sentiment, car il ne peut les acquérir, puisque en ce cas ils lui viendraient de rien ; il ne peut les avoir d’ailleurs, puisqu’il est supposé être tout ce qui est. Il faut donc que cette pensée et ce sentiment lui soient inhérents comme l’étendue, la divisibilité, la capacité du mouvement, sont inhérentes à la matière ; et il faut, avec cela, confesser qu’il n’y a qu’un petit nombre de parties qui aient ce sentiment et cette pensée essentielle au total du monde ; que ces sentiments et ces pensées, quoique inhérents dans la matière, périssent cependant à chaque instant ; ou bien il faudra avancer qu’il y a une âme du monde qui se répand dans les corps organisés, et alors il faudra que cette âme soit autre chose que le monde. Ainsi, de quelque côté qu’on se tourne, on ne trouve que des chimères qui se détruisent.
Les matérialistes doivent encore soutenir que le mouvement est essentiel à la matière. Ils sont par là réduits à dire que le mouvement n’a jamais pu ni ne pourra jamais augmenter ni diminuer ; ils seront forcés d’avancer que cent mille hommes qui marchent à la fois, et cent coups de canon que l’on tire, ne produisent aucun mouvement nouveau dans la nature. Il faudra encore qu’ils assurent qu’il n’y a aucune liberté, et, par là, qu’ils détruisent tous les liens de la société, et qu’ils croient une fatalité tout aussi difficile à comprendre que la liberté, mais qu’eux-mêmes démentent dans la pratique. Qu’un lecteur équitable, ayant mûrement pesé le pour et le contre de l’existence d’un Dieu créateur, voie à présent de quel côté est la vraisemblance.
Après nous être ainsi traînés de doute en doute, et de conclusion en conclusion, jusqu’à pouvoir regarder cette proposition Il y a un Dieu comme la chose la plus vraisemblable que les hommes puissent penser, et après avoir vu que la proposition contraire est une des plus absurdes, il semble naturel de rechercher quelle relation il y a entre Dieu et nous ; de voir si Dieu a établi des lois pour les êtres pensants, comme il y a des lois mécaniques pour les êtres matériels ; d’examiner s’il y a une morale, et ce qu’elle peut être ; s’il y a une religion établie par Dieu même. Ces questions sont sans doute d’une importance à qui tout cède, et les recherches dans lesquelles nous amusons notre vie sont bien frivoles en comparaison ; mais ces questions seront plus à leur place quand nous considérerons l’homme comme un animal sociable.
Examinons d’abord comment lui viennent ses idées, et comme il pense, avant de voir quel usage il fait ou il doit faire de ses pensées.
- ↑ Dans les Cabales, satire, 1772 (voyez tome X), Voltaire a dit, vers 111-112 :
L’univers m’embarrasse, et je ne puis songer
Que cette horloge existe et n’ait point d’horloger.