Traité de métaphysique/Édition Garnier/Chapitre 1

Traité de métaphysique/Édition Garnier
Traité de métaphysique, Œuvres complètesGarniertome 22 (p. 191-193).
Chap. II.  ►

CHAPITRE I.
DES DIFFÉRENTES ESPÈCES D’HOMMES.

Descendu sur ce petit amas de boue, et n’ayant pas plus de notion de l’homme que l’homme n’en a des habitants de Mars ou de Jupiter, je débarque vers les côtes de l’Océan, dans le pays de la Cafrerie, et d’abord je me mets à chercher un homme. Je vois des singes, des éléphants, des nègres, qui semblent tous avoir quelque lueur d’une raison imparfaite. Les uns et les autres ont un langage que je n’entends point, et toutes leurs actions paraissent se rapporter également à une certaine fin. Si je jugeais des choses par le premier effet qu’elles font sur moi, j’aurais du penchant à croire d’abord que de tous ces êtres c’est l’éléphant qui est l’animal raisonnable. Mais, pour ne rien décider trop légèrement, je prends des petits de ces différentes bêtes ; j’examine un enfant nègre de six mois, un petit éléphant, un petit singe, un petit lion, un petit chien : je vois, à n’en pouvoir douter, que ces jeunes animaux ont incomparablement plus de force et d’adresse ; qu’ils ont plus d’idées, plus de passions, plus de mémoire, que le petit nègre ; qu’ils expriment bien plus sensiblement tous leurs désirs ; mais, au bout de quelque temps, le petit nègre a tout autant d’idées qu’eux tous. Je m’aperçois même que ces animaux nègres ont entre eux un langage bien mieux articulé encore, et bien plus variable que celui des autres bêtes. J’ai eu le temps d’apprendre ce langage, et enfin, à force de considérer le petit degré de supériorité qu’ils ont à la longue sur les singes et sur les éléphants, j’ai hasardé de juger qu’en effet c’est là l’homme ; et je me suis fait à moi-même cette définition :

L’homme est un animal noir qui a de la laine sur la tête, marchant sur deux pattes, presque aussi adroit qu’un singe, moins fort que les autres animaux de sa taille, ayant un peu plus d’idées qu’eux, et plus de facilité pour les exprimer ; sujet d’ailleurs à toutes les mêmes nécessités ; naissant, vivant, et mourant tout comme eux.

Après avoir passé quelque temps parmi cette espèce, je passe dans les régions maritimes des Indes orientales. Je suis surpris de ce que je vois : les éléphants, les lions, les singes, les perroquets, n’y sont pas tout à fait les mêmes que dans la Cafrerie, mais l’homme y paraît absolument différent ; ils sont d’un beau jaune, n’ont point de laine ; leur tête est couverte de grands crins noirs. Ils paraissent avoir sur toutes les choses des idées contraires à celles des nègres. Je suis donc forcé de changer ma définition et de ranger la nature humaine sous deux espèces la jaune avec des crins, et la noire avec de la laine.

Mais à Batavia, Goa, et Surate, qui sont les rendez-vous de toutes les nations, je vois un grande multitude d’Européans, qui sont blancs et qui n’ont ni crins ni laine, mais des cheveux blonds fort déliés avec de la barbe au menton. On m’y montre aussi beaucoup d’Américains qui n’ont point de barbe : voilà ma définition et mes espèces d’hommes bien augmentées.

Je rencontre à Goa une espèce encore plus singulière que toutes celles-ci : c’est un homme vêtu d’une longue soutane noire, et qui se dit fait pour instruire les autres. Tous ces différents hommes, me dit-il, que vous voyez sont tous nés d’un même père ; et de là il me conte une longue histoire. Mais ce que me dit cet animal me paraît fort suspect. Je m’informe si un nègre et une négresse, à la laine noire et au nez épaté, font quelquefois des enfants blancs, portant cheveux blonds, et ayant un nez aquilin et des yeux bleus ; si des nations sans barbe sont sorties des peuples barbus, et si les blancs et les blanches n’ont jamais produit des peuples jaunes. On me répond que non ; que les nègres transplantés, par exemple en Allemagne, ne font que des nègres, à moins que les Allemands ne se chargent de changer l’espèce, et ainsi du reste. On m’ajoute que jamais homme un peu instruit n’a avancé que les espèces non mélangées dégénérassent, et qu’il n’y a guère que l’abbé Dubos qui ait dit cette sottise dans un livre intitulé Réflexions sur la peinture et sur la poésie, etc.[1].

Il me semble alors que je suis assez bien fondé à croire qu’il en est des hommes comme des arbres ; que les poiriers, les sapins, les chênes et les abricotiers, ne viennent point d’un même arbre, et que les blancs barbus, les nègres portant laine, les jaunes portant crins, et les hommes sans barbe, ne viennent pas du même homme[2].

  1. L’abbé Dubos, né en 1660, mort en 1742, publia ces Réflexions en 1719.
  2. Toutes ces différentes races d’hommes produisent ensemble des individus capables de perpétuer, ce qu’on ne peut pas dire des arbres d’espèces différentes ; mais y a-t-il eu un temps où il n’existait qu’un ou deux individus de chaque espèce ? C’est ce que nous ignorons complètement. (K.)