Traité de la pesanteur de la masse de l’air/Chapitre III

Traités de l’équilibre des liqueurs et de la pesanteur de la masse de l’air
Texte établi par Léon Brunschvicg et Pierre BoutrouxHachette (p. 225-230).
Traité de la pesanteur de la masse de l’air
Chapitre III.Que comme la pesanteur de la masse de l’air est limitée, aussi les effets qu’elle produit sont limitez[1].


Puisque la pesanteur de l’Air produit tous les effets qu’on avoit jusques icy attribuez à l’horreur du vuide, il doit arriver que, comme cette pesanteur n’est pas infinie, et qu’elle a des bornes, aussi ses effets doivent estre limitez ; et c’est ce que l’expérience confirme, comme il paroistra par celles qui suivent.

Aussi tost qu’on tire le Piston d’une Pompe aspirante ou d’une Seringue, l’eau suit, et si on continue à l’élever, l’eau suivra toujours, mais non pas jusques à quelque hauteur qu’on l’éleve ; car il y a un certain degré qu’elle ne passe point, qui est à peu près à la hauteur de 31 pieds ; de sorte que tant qu’on n’éleve le Piston que jusques à cette hauteur, l’eau s’y éleve et demeure toujours contiguë au Piston ; mais aussi tost qu’on le porte plus haut, il arrive que le Piston ne tire plus l’eau, et qu’elle demeure immobile et suspenduë à cette hauteur, sans se hausser davantage ; et à quelque hauteur qu’on éleve le Piston au delà, elle le laisse monter sans le suivre.

Parce que le poids de la masse de l’Air pese à peu pres autant que l’eau à la hauteur de 31. pieds ; de sorte que comme il fait monter cette eau dans la Seringue, parce qu’il pese au dehors et non pas au dedans pour la contrepeser, il la fait monter jusqu’à la hauteur à laquelle elle pese autant que luy, et lors l’eau dans la Seringue et l’Air dehors pesans également, tout demeure en Equilibre, de la mesme sorte que de l’eau et du vif argent se tiennent en Equilibre, quand leurs hauteurs sont entr’elles[2] comme leurs poids, comme nous l’avons tant fait voir dans l’Equilibre des Liqueurs : et comme l’eau ne montoit que par cette seule raison, que le poids de l’Air l’y forçoit ; quand elle est arrivée à cette hauteur, où le poids de l’Air ne peut plus la faire hausser, nulle autre cause ne la mouvant, elle demeure à ce point.

Et quelque grosseur qu’ait la Pompe, l’eau s’y éleve toûjours à la mesme hauteur, parce que les liqueurs ne pesent pas suivant leur grosseur, mais suivant leur hauteur, comme nous l’avons montré dans l’Equilibre des liqueurs.

Que si on éleve du vif argent dans une Seringue, il montera jusques à la hauteur de deux pieds trois poulces et cinq lignes, qui est precisément celle à laquelle il pese autant que l’eau à 31. pieds, parce qu’elle pesera lors autant que la masse de l’Air.

Et si on éleve de l’huile dans une Pompe, elle s’élevera environ pres de 34. pieds, et puis plus ; parce qu’elle pese autant à cette hauteur, que l’eau à 31. pieds, et par consequent autant que l’Air ; et ainsi des autres liqueurs.

Un tuyau bouché par en haut et ouvert par en bas, estant plein d’eau, s’il a une hauteur telle qu’on voudra au dessous de 31. pieds, toute l’eau y demeurera suspenduë ; parce que le poids de la masse de l’Air est capable de l’y soutenir.

Mais s’il a plus de 31. pieds de hauteur, il arrivera que l’eau tombera en partie, sçavoir : jusques à ce qu’elle soit baissée en sorte qu’elle n’ait plus que 31. pieds de haut ; et lors elle demeurera suspenduë à cette hauteur, sans baisser davantage, de la mesme sorte que dans l’Equilibre des liqueurs on a veu que le vif argent d’un tuyau mis dans une cuve pleine d’eau tomboit en partie, jusques à ce que le vif argent restast à la hauteur à laquelle il pese autant que l’eau.

Mais si on mettoit dans ce tuyau du vif argent au lieu d’eau, il arriveroit que le vif argent tomberoit jusques à ce qu’il fût resté à la hauteur de deux pieds trois pouces cinq lignes, qui correspond precisément à 31. pieds d’eau.

Et si on panche un peu ces tuyaux où l’eau et le vif argent sont restez suspendus, il arrivera que ces liqueurs remonteront jusques à ce qu’elles soient revenuës à la mesme hauteur qu’elles avoient, et qui estoit diminuée par cette inclination ; parce que le poids de l’air prévaut tant qu’elles sont au dessous de cette hauteur, et est en Equilibre quand elles y sont arrivées ; ce qui est tout semblable à ce qui est rapporté au Traitté de l’Equilibre des liqueurs, d’un tuyau de vif argent mis dans une cuve pleine d’eau ; et en redressant ce tuyau, les liqueurs ressortent, pour revenir toujours à leur mesme hauteur.

C’est ainsi que dans un Siphon, toute l’eau du vaisseau le plus élevé monte et se rend dans le plus bas, tant que la branche du Siphon qui y trempe est d’une hauteur telle qu’on voudra au dessous de 31. pieds ; parce que, comme nous avons dit ailleurs, le poids de l’Air peut bien hausser et tenir suspenduë l’eau à cette hauteur ; mais dés que la branche qui trempe dans le vaisseau élevé excéde cette hauteur, il arrive que le Siphon ne fait plus son effet ; c’est à dire que l’eau du vaisseau élevé ne monte plus au haut du Siphon pour se rendre dans l’autre, parce que le poids de l’Air ne peut pas l’élever à plus de 31. pieds : de sorte que l’eau se divise en haut du Siphon, et tombe de chaque jambe dans chaque vaisseau, jusques à ce qu’elle soit restée à la hauteur de 31. pieds au dessus de chaque vaisseau, et demeure en repos suspenduë à cette hauteur par le poids de l’Air qui la contre-pèse.

Si on panche un peu le Siphon, l’eau remontera dans l’une et l’autre jambe, jusques à ce qu’elle y soit à la mesme hauteur qui avoit esté diminuée en l’inclinant ; et si on le panche en sorte que le haut du Siphon n’ait plus que la hauteur de 31. pieds au dessus du vaisseau le plus élevé, il arrivera que l’eau de la jambe qui y trempe sera au haut du Siphon, de sorte qu’elle tombera dans l’autre jambe ; et ainsi l’eau du vaisseau élevé luy succedant toûjours, elle coulera toûjours par un petit filet seulement ; et si on incline davantage, l’eau coulera à plein tuyau.

Il faut entendre la mesme chose de toutes les autres liqueurs, en observant toûjours la proportion de leur poids.

C’est ainsi que si on essaye d’ouvrir un soufflet, tant qu’on n’y employra qu’un certain degré de force, on ne le pourra pas ; mais si on passe ce point, on l’ouvrira. Or, la force necessaire est telle. Si ses aîles ont un pied de diametre, il faudra, pour l’ouvrir, une force capable d’élever un vaisseau plein d’eau, d’un pied de diametre, comme ses aîles, et long de 31. pieds, qui est la hauteur où l’eau s’éleve dans une Pompe. Si ses aîles n’ont que six poulces de diametre, il faudra, pour l’ouvrir, une force égale au poids de l’eau d’un vaisseau de six poulces de diametre et haut de 31. pieds, et ainsi du reste : de sorte qu’en pendant à une de ces aîles un poids égal à celuy de cette eau, on l’ouvre, et un moindre poids ne sçauroit le faire, parce que le poids de l’Air qui le presse est precisément égal à celuy de 31. pieds d’eau.

Un mesme poids tirera le Piston d’une Seringue bouchée, et un mesme poids separe deux corps polis appliquez l’un contre l’autre ; de sorte que s’ils ont un poulce de diametre, en y appliquant une force égale au poids de l’eau, d’un poulce de grosseur et de 31. pieds de hauteur, on les separera.


  1. Comparer les Expériences nouvelles de 1647, t. II, p. 71, no 3.
  2. Bossut imprime : reciproquement.