Traité de la nature humaine, I, I, III : Des idées de la mémoire et de l’imagination
Texte établi par Selby-Bigge, Oxford University Press, 1960[?] ; réimpression de l’édition originale de 1739 (p. 8-10).
Nous trouvons par expérience que, lorsque quelque impression a été présente à l’esprit, elle y fait de nouveau son apparition en tant qu’idée ; et elle peut le faire de deux manières différentes : l’une, quand, dans sa nouvelle apparition, elle conserve un degré important de sa première vivacité, et est quelque chose d’intermédiaire entre une impression et une idée ; ou quand elle perd entièrement cette vivacité, et est une idée parfaite. La faculté, par laquelle nous répétons nos impressions de la première manière, s’appelle la Mémoire, et l’autre l’Imagination. Il est évident, à première vue, que les idées de la mémoire sont beaucoup plus vives et fortes que celles de l’imagination, et que la première faculté peint ses objets en des couleurs plus distinctes que celles employées par la seconde. Quand nous nous rappelons un événement passé, son idée s’écoule dans l’esprit avec force ; tandis que dans l’imagination, la perception est faible et languissante, et ne peut sans difficulté être longtemps préservée par l’esprit ferme et uniforme. Il y a donc ici une différence sensible entre une espèce d’idées et l’autre. Mais nous en traiterons plus entièrement ultérieurement.
Il y a une autre différence entre ces deux genres d’idées qui n’est pas moins évidente, à savoir que, bien que ni les idées de la mémoire ni celles de l’imagination, ni les idées vivantes ni les faibles ne peuvent faire leur apparition dans l’esprit à moins que leurs impressions correspondantes ne leur aient auparavant préparé la voie, cependant l’imagination n’est pas limitée au même ordre et à la même forme que les impressions originales ; tandis que la mémoire est en quelque manière liée à cet égard, sans aucune puissance de variation.
Il est évident que la mémoire préserve la forme originale dans laquelle ses objets ont été présentés, et que partout où nous nous en séparons en nous rappelant de quelque chose, cela procède de quelque défaut ou imperfection dans cette faculté. Un historien peut sans doute, pour la poursuite plus commode de son récit, rapporter un événement avant un autre auquel il était en fait postérieur ; mais alors, s’il est exact, il prend note de ce désordre ; et par ce moyen replace l’idée à la place qui lui revient. Le cas est identique dans notre souvenir d’endroits et de personnes avec lesquels nous étions autrefois familiers. L’usage principal de la mémoire n’est pas de préserver les idées simples, mais leur ordre et leur position. En bref, ce principe est appuyé par un tel nombre de phénomènes communs et vulgaires, que nous pouvons nous épargner l’ennui d’y insister plus longtemps.
La même évidence nous accompagne dans notre deuxième principe, de la liberté de l’imagination à transposer et à changer ses idées. Les fables que nous rencontrons dans les poésies et les romans le mettent entièrement hors de question. La nature est ici totalement confondue, et ce n’est que chevaux ailés, dragons enflammés, et géants monstrueux. Et cette liberté de la fantaisie ne semblera pas étrange, si nous considérons que toutes nos idées sont copiées de nos impressions, et qu’il n’y a pas deux impressions qui soient parfaitement inséparables. Sans compter que c’est une conséquence évidente de la division des idées en simples et complexes. Partout où l’imagination perçoit une différence entre les idées, elle peut facilement produire une séparation.