Traité de la musique/Livre 1/Chapitre 4

Œuvres complètes de Saint Augustin (éd. Raulx, 1864)
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CHAPITRE IV.
EN QUOI LE MOT SCIENCE ENTRE-T-IL NÉCESSAIREMENT DANS LA DÉFINITION DE LA
MUSIQUE.

5. Il nous reste à examiner pourquoi le mot science entre dans la définition. — L’É. Oui, car je me rappelle que l’ordre de la discussion le demandait ainsi. — L. M. Eh bien ! es-tu d’avis que le rossignol conduise bien les modulations de sa voix dans la saison printanière ? Son chant est plein d’harmonie et de charme ; il est de plus, si je ne me trompe, en parfaite conformité avec la saison[1]. — L’É. D’accord. — I. M. S’ensuit-il qu’il connaisse les règles de notre art ? — L’É. Non. — L. M. Tu vois donc que le mot de science est nécessaire à la définition. — L’É. Je le vois fort bien. — L. M. Dis-moi, je te prie, ne te paraissent-ils pas ressembler au rossignol tous ceux qui, guidés par une sorte d’instinct, chantent bien, je veux dire, avec mesure et avec grâce, et ne savent que répondre, si on leur fait une question sur l’harmonie et sur l’échelle des sons graves et aigus ? — L’É. Ce ne sont que des rossignols. — L. M. Et comment qualifier ceux qui prennent plaisir à les écouter sans avoir aucune teinture de cette science ? Nous voyons des éléphants, des ours, et d’autres animaux exécuter des mouvements en cadence, aux sons de la voix humaine, les oiseaux eux-mêmes s’enivrent de leurs chants, et ils ne les prodigueraient pas sans doute avec tant d’ardeur, s’ils n’obéissaient à l’attrait du plaisir plutôt qu’aux calculs de l’intérêt ; à ce titre, ne faut-il pas comparer aux animaux de pareilles gens ? — L’É. D’accord ; mais voilà une critique à l’adresse de la plupart des hommes. — L. M. Ma pensée ne va pas si loin. Des hommes éminents, étrangers à la musique, se plaisent à partager les goûts du peuple, qui ne s’élève guère au-dessus des animaux et qui est en immense majorité, ce qui est chez eux un trait de modération et de prudence : mais ce n’est pas le moment de discuter cette question ; ou bien ils vont les écouter pour se délasser de leurs sérieuses occupations et chercher avec discrétion un plaisir qui les récrée. Mais s’il est raisonnable de prendre de temps en temps un pareil plaisir, il est honteux et dégradant de s’y laisser prendre même de temps en temps.

8. Ne te semble-t-il pas aussi que les joueurs de flûte, de cithare ou de tout autre instrument ne sont que des rossignols ? — L’É. Pas tout à fait. — L. M. Et en quoi diffèrent-ils du rossignol ? — L’É. En ce qu’il y a un certain art, à mon sens, chez le musicien, tandis que le rossignol n’est guidé que par la nature. — L. M. Ce que tu dis a quelque vraisemblance : Mais faut-il décorer du nom d’art ce qui n’est chez eux, qu’un effet de l’imitation ? — L’É. Pourquoi pas Car l’imitation joue un si grand rôle dans les arts, qu’ils disparaîtraient presque avec elle. Les maîtres s’offrent en modèle et c’est là ce qu’ils appellent enseigner. — L. M. L’art, sans doute, relève à tes yeux de la raison, et procéder avec art, c’est procéder avec raison : N’est-ce pas ton avis ? — L’É. Oui. — L. M. Par conséquent, sans la raison, il n’y a point d’art. — L’É. C’est un point que je t’accorde encore. — L. M. Crois-tu que les animaux, qui n’ont l’usage ni de la parole, ni de la raison, comme on dit, soient capables de procéder avec raison ? — L’É. En aucune façon. — L. M. Tu vas donc reconnaître ou que les perroquets, les pies, les corbeaux sont des animaux raisonnables ou que tu as trop légèrement donné le nom d’art à l’imitation. On sait en effet que les oiseaux apprennent, à l’école de l’homme, à produire certains chants, certains sons, et qu’ils n’y arrivent que par l’imitation. As-tu une autre opinion ? — L’É. Je ne saisis pas très-bien la conséquence de ton raisonnement, ni ce qu’elle peut avoir de décisif contre ma réponse. — L. M. Je t’avais demandé si les joueurs de cithare, de flûte et autres gens de ce métier possédaient l’art musical, quoiqu’ils ne dussent qu’à l’imitation les effets qu’ils produisaient sur leurs instruments. Ils possèdent l’art, m’as-tu répondu ; ce qui est si vrai, as-tu ajouté, que presque tous les arts seraient en péril si l’on en retranchait l’imitation. On peut donc conclure de tes paroles, qu’on procède avec art, lorsqu’on atteint un but par imitation, quand bien même on ne devrait pas à l’imitation la connaissance de l’art. Or, si l’imitation se confond avec l’art, et l’art avec la raison, imitation et raison sont la même chose ; mais l’animal sans raison ne fait pas usage de la raison ; il ne possède donc pas l’art, et comme il est capable d’imiter, l’art ne peut se confondre avec l’imitation.

L’É. J’ai avancé que les arts relevaient, en général, de l’imitation : Je n’ai pis appelé l’art une pure imitation. — L. M. Eh bien ! les arts qui relèvent de l’imitation ne relèvent-ils pas également de la raison ? — L’É. À mon sens, ils se rattachent à ces deux principes. — L. M. Je le veux bien, mais la science, sur quel principe repose-t-elle : sur l’imitation ou sur la raison ? — L’É. Sur toutes deux. — L. M. À ce titre, tu accorderas la science aux oiseaux, puisque tu ne leur refuses pas le don de l’imitation. — L’É. Pas le moins du monde. Car j’ai avancé que la science dépendait de l’imitation et de la raison, non de l’imitation seule. — L. M. Voyons, penses-tu qu’elle puisse relever de la raison seule ? — L’É. Peut-être. — L. M. Ainsi donc tu distingues entre l’art et la science ; car la science, d’après toi, peut dépendre de la raison seule, tandis que la raison s’unit à l’imitation dans l’art. — L’É. Je ne vois pas que cette conclusion soit rigoureuse, car je n’ai pas dit que tous les arts, mais qu’une foule d’arts relèvent à la fois de la raison et de l’imitation. — L. M. Comment ! Appelleras-tu science ce qui dépend de ces deux principes, ou réserveras-tu ce nom à ce qui ne relève que de la raison ? — L’É. Et pourquoi donc ne pourrai-je appeler science l’union de la raison et de l’imitation ?

7. L. M. Puisque nous en sommes venus à parler du joueur de cithare et du joueur de flûte, c’est-à-dire de ce qui touche à la musique, dis-HHii s’il ne faut pas attribuer au corps, en d’autres termes, à une sorte de docilité des organes, les effets q ne CCS gens |>roduisentpir iinit ;iliiin ? — />7 :s. Sdoii moi citle docilité lient a l’âme et au corps tout ensemble. Cejiendant tu as employé, avec une justesse pariaile le mot de dncililé : lesorg.ines, en effet, ne doient obéir (pi’a l’âme. — L. J/. Je vois bien toutes les précaulions (pie lu emploies pour ne pas accorder exclusivenient au corjjs la faculté d’imitation. Nieras-tu néanmoins que la science soit le privilège de l’âme ? — LE. Comment le nier ?— A. .17. Tu ne |)iux donc, en aucune façon, rapporler à l’inutation et à la raison tout ensemble, la science qui apprend à faire vibrer les cordes et résonner les Ih’ites ; car cette imitation, tu l’as reconnu, ne peut exister sans le corps, tandis que la science ne procède que de l’âme. — LE. C’est la conséquence, je l’avoue, de ce que j’ai avancé, mais qu’importe ? Le joueur de flûte tiendra aussi sa science de son âme. L’imitation sans doute ne peut exister indépendamment du corps, mais en s’ajoutant à la science, elle ne fera pas disparaître cette science toute spirituelle qu’il possède. — L. M. Non, sans doute, elle ne la fait pas disparaître. Sans prit’ii Ire que tous ceux qui louchi-nl de ces instruments sont étrangers à la science ninsic de, je soutiens que tous ne la pufsi’dent pas. Voilà le point précis auquel je ramène la question, afin de faire complètement enti nlre, s’il est possible, avec quelle justesse nous avons fait entrer le mot science dans la définition de la musique ; car si les joueurs de flûte ou de lyre et autres gens qui exercent un pareil métier possédaient la science musicale, il n’y aurait rien, à mon sens, de plus bas et de plus vil que la musique.

Prête-moi toute ton attention pour voir apparaître clairement la vérité que nous cherchons avec tant de peine. Tu m’as accordé que la science ne réside que dans l’âme ? — Z,’£. Et comment ne pas l’accorder ? — L. M. Eh bien ! Est-ce dans l’âme ou dans le corps, ou dans l’un et dans l’autre que réside le sens de l’ou’ie ? —LE. Dans l’un et l’autre. — L. M. Et la mémoire ? — LE. Je crois qu’elle réside dans l’âme. Car si nous saisissons par les sens, les iiliénomèiH s ipie nous coulions à la mémoire, ce n’est pas nue raison pour croire que la mémoire ré.-iile dans le corps. — L. M. Tu sculèes là une question fort grave et qui est étrangère a iinlre discns-ion. ‘uici ipii suffira à notre sujet : les animaux sont doués de mémoire, tu ne saurais le mer. Les hirondelles, chaque année, reviennent à leur nid, et le poète a dit des chèvres avec beaucoup de justesse :

Un joyeux souvenir les ramène à l’étable[2].

Homère ne fait-il pas l’éloge du chien qui reconnaît son maître, déjà oublié de ses serviteurs ? Il serait possible de citer une foule d’exemples à l’appui de ce que j’avance. — LE. Je ne dis pas le contraire, mais que prétends-tu ? Je désire vivement le savoir. — L. M. Quoi ! n’est-il pas évident que celui qui a fait à l’âme seule le don de la science et l’a refusé à tous les animaux privés de raison, ne l’a placée ni dans les sens, ni dans la mémoire, puisque les sens sont inséparables des organes, que la hèle elle-même a des sens et de la mémoire, mais dans l’intelligence seule ? — L’É. J'attends toujours ce que tu vas tirer de ces prémisses. — Le M. Voici ma conclusion. Tous ceux qui, ne consultant que les sens et ne gravant dans leur mémoire que ce qui les flatte, règlent sur ce plaisir tout matériel le mouvement de leurs corps et y joignent un certain talent d'imitation, ceux-là n'ont pas la science, malgré toute l’habileté qu'ils peuvent déployer, s'ils ne voient pas à la pure et véritable lumière de l'intelligence le principe de l'art qu'ils se vantent d'interpréter ; si donc la raison nous démontre que les chanteurs de théâtre n'ont qu'un talent de ce genre, tu pourras sans hésitation, je crois, leur refuser la science et par conséquent ne pas reconnaître en eux cet art musical qui n'est que la science des modulations. — L'É. Développe ta pensée, voyons cela à fond.

9. Le M. La souplesse plus ou moins grande des doigts est sans doute un effet de l'exercice et non de la science. — LE. Pourquoi cela ? — Le M. Tout à l'iieuie tu faisais de la science un privilège de l'âme : or cette souplesse ne dépend que des organes, encore qu'ils obéissent à l'impulsion de l'âme. — LE. Mais puisque l'âme en qui est la science, commande au corps ces nmiivements, il faudrait plulôlles attribuer à l'âme qu'aux membres qui ne font qu'obéir. — Le M. Ne peut-il arriver qu'un homme soit supérieur en science à un autre homme, bien que celui-ci fasse mouvoir ses doigts avec plus de facilité et d'aisance ? — L'E. Cela est très-possible. — Le M. Or, si les mouvements rapides et agiles des doigts devaient être attribués à la science, plus on excellerait dans ces mouvements, plus on porterait loin la science. — LE. C'est vrai.

Le M. Fais encore attention à ceci : Tu as quelquefois remarqué sans doute que les char- pentiers et autres aitisuns de ce genre, en frappant avec la hache ou la cognée, retombent toujours au même endroit, sans jamais se tromper sur le point où ils ont l'inlentioii de diriger leurs coups; essayons-nous de le faire, nous ne pouvons y réussir et nous leur prétons à rire. — LE. C'est vrai. — Le M. Et d'où vient que nous ne pouvons y réussir ? Est-ce faute de savoir le coup qu'il faut frapper, l'en- taille qu'il faut faire? — LE. Nnus ne le savons pas toujours. — Le }]. Eh bien! suj)- puse un homme qui connaisse dans tous ses détails le métier du forgeron, sans avoir toute- fois la aiuin au&si exercée ; suppose-le capable de donner à ces ouvriers qui travaillent avec la jilus grande facilité une foule de leçons qui dépassent leur intelligence. N'est-ce pas là un fait journalier? — LE. D'accord. — Le M. Ainsi donc on doit attribuer à l'ha bULude plutôt qu'à la science, non-seulement l'aisance, et la légèreté, mais encore la cadence dans les mou- vement'! corporels : autrement, mieux on se servirait de ses mains, plus on serait instruit. Nous pouvons appliquer cette observation au talent des joueurs de flûte et de cithare, et par conséquent, la difficulté que nous éprouverions à exécuter les mouvements de doigts ne nous empêchera jias de les attribuer à-lUiahitude, a l'imitaiion, à un.exerçi_ce journalier, plutôt qu'à la science. — L'E. Je me rends enfin. Aussi bien, j'entends dire souvent que des médecins ft)rt savants sont surpassés par des praticiens moins instruits, dans les amputations, dans les pansements, en un mol dans toutes les opérations qui exigent la main ou le fer : cette branche de la médecine s'appelle chirurgie[3], et le terme même dénote suffisamment des opérations qui se font avec les mains. Continue donc et achève cette question.


  1. Tempori signifie aussi circonstance ; c’est un jeu de mots intraduisible.
  2. [illisible]
  3. Χειρος-εργον, œuvre de la main.