Traité de la mécanique

Œuvres de Descartes, Texte établi par Victor CousinF. G. Levraulttome V (p. 431-442).

TRAITÉ
DE
LA MÉCANIQUE.

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EXPLICATION DES MACHINES ET ENGINS PAR L’AIDE DESQUELS ON PEUT AVEC UNE PETITE FORCE LEVER UN FARDEAU FORT PESANT.

L’invention de tous ces engins n’est fondée que sur un seul principe, qui est que la même force qui peut lever un poids, par exemple, de cent livres à la hauteur de deux pieds, en peut aussi lever un de deux cents livres à la hauteur d’un pied, ou un de quatre cents à la hauteur d’un demi-pied, et ainsi des autres, si tant est qu’elle lui soit appliquée.

Et ce principe ne peut manquer d’être reçu si on considère que l’effet doit être toujours proportionné à l’action qui est nécessaire pour le produire ; de façon que, s’il est nécessaire d’employer l’action par laquelle on peut lever un poids de cent livres à la hauteur de deux pieds pour en lever un à la hauteur d’un pied seulement, celui-ci doit peser deux cents livres : car c’est le même de lever cent livres à la hauteur d’un pied, et derechef encore cent à la hauteur d’un pied, que d’en lever deux cents à la hauteur d’un pied, et le même aussi que d’en lever cent à la hauteur de deux pieds.

Or les engins qui servent à faire cette application d’une force qui agit par un grand espace à un poids qu’elle fait lever par un moindre sont la poulie (trochlea), le plan incliné, le coin (cuneus), le tour ou la roue (axis in peritrochio), la vis (cochlea), et le levier (vectis), et autres semblables : car si on ne veut point les rapporter les uns aux autres, on en peut trouver davantage ; et si on les y veut rapporter, il n’est pas besoin d’en mettre tant.

LA POULIE.

Soit ABC (fig. 1) une corde passée autour de la poulie D, à laquelle poulie soit attaché le poids E. Et premièrement, supposant que deux hommes soutiennent ou haussent également chacun un des bouts de cette corde, il est évident que si ce poids pèse deux cents livres, chacun de ces hommes n’emploiera pour le soutenir ou soulever que la force qui lui faut pour soutenir ou soulever cent livres, car chacun n’en porte que la moitié. Faisons après cela que A, l’un des bouts de cette corde, étant attaché ferme à quelque clou, l’autre C soit derechef soutenu par un homme ; et il est évident que cet homme en C n’aura besoin, non plus que devant, pour soutenir le poids E, que de la force qu’il faut pour soutenir cent livres, à cause que le clou qui est vers A y fait le même office que l’homme que nous y supposions auparavant. Enfin, posons que cet homme qui est vers C tire la corde pour faire hausser le poids E ; et il est évident que, s’il y emploie la force qu’il faut pour lever cent livres à la hauteur de deux pieds, il fera hausser le poids E, qui en pèse deux cents, de la hauteur d’un pied ; car la corde ABC étant doublée comme elle est, on la doit tirer de deux pieds par le bout C pour faire autant hausser le poids E que si deux hommes la tiroient l’un par le bout A et l’autre par le bout C, chacun de la longueur d’un pied seulement.

Il y a toutefois une chose qui empêche que ce calcul ne soit exact, à savoir la pesanteur de la poulie et la difficulté qu’on peut avoir à faire couler la corde et à la porter, mais cela est fort peu à comparaison de ce qu’on lève et ne peut être estimé qu’à peu près.

Au reste, il faut remarquer que ce n’est point la poulie qui cause cette force, mais seulement le mouvement de la corde qui est double de celui du poids ; car si on attache encore une poulie vers A (fig. 2), par laquelle on passe la corde ABCH, il ne faudra pas moins de force pour tirer H vers K, et ainsi lever le poids E, qu’il en fallait auparavant pour tirer C vers G. Mais si à ces deux poulies on en ajoute encore une autre vers D, à laquelle on attache le poids, et dans laquelle on passe la corde tout de même qu’en la première, alors on n’aura pas besoin de plus de force pour lever ce poids de deux cents livres que pour en lever un de cinquante sans poulie, à cause qu’en tirant quatre pieds de la corde on ne l’élèvera que d’un pied : et ainsi, en multipliant les poulies, on peut élever les plus grands fardeaux avec les plus petites forces.

On doit aussi remarquer qu’il faut toujours un peu plus de force pour lever un poids que pour le soutenir, ce qui est cause que j’ai parlé ici séparément de l’un et de l’autre.

LE PLAN INCLINÉ.

Si, n’ayant qu’assez de force pour lever cent livres, on veut néanmoins lever le corps F (fig. 3), qui en pèse deux cents, à la hauteur de la ligne BA, il ne faut que le tirer ou rouler le long du plan incliné CA, que je suppose deux fois aussi long que la ligne AB ; car, par ce moyen, pour le faire parvenir au point A, on y emploiera la force qu’il faut pour faire monter cent livres deux fois aussi haut. Et d’autant qu’on aura fait ce plan CA plus incliné, d’autant aura-t-on besoin de moins de force pour lever le poids F par son moyen.

Mais il y a encore à rabattre de ce calcul la difficulté qu’il y aurait à mouvoir le corps F le long du plan AC, si ce plan était couché sur la ligne BC, dont je suppose toutes les parties également distantes du centre de la terre. Il est vrai que cet empêchement étant d'autant moindre que le plan est plus dur, plus égal et plus poli, il ne peut derechef être estimé qu’à peu près et n’est pas fort considérable.

On n’a pas besoin non plus de considérer que la ligne BC étant une partie de cercle qui a même centre que la terre, le plan AC doit être tant soit peu voûté, et avoir la figure d’une partie de spirale décrite entrée deux cercles, qui aient aussi pour centre celui de la terre, car cela n’est nullement sensible.

LE COIN.

La puissance du coin ABCD (fig. 4) s’entend d’elle-même ensuite de ce qui vient d'être dit du plan incliné ; car la force dont on frappe dessus agit comme pour le faire mouvoir suivant la ligne BD, et le bois ou autre corps qu'il fend ne s'entrouvre, ou bien le fardeau qu’il soulève ne se hausse que selon la ligne AC ; de façon que la force dont on pousse ou frappe ce coin doit avoir même proportion à la résistance de ce bois ou de ce fardeau que la ligne AG à la ligne BD.

LA ROUE OU LE TOUR.

On voit aussi fort aisément que la force dont on tourne la roue A (fig. 5), ou les chevilles B qui font mouvoir le tour ou cylindre G, sur lequel se roule une corde à laquelle le poids P qu’on veut lever est attachée, doit avoir même proportion avec ce poids que la circonférence de ce cylindre avec la circonférence du cercle que décrit cette force, ou, ce qui est le même, que le diamètre de l’un avec le diamètre de l’autre, à cause que les circonférences ont même raison entre elles que les diamètres. De façon que le cylindre C n'ayant qu'un pied de diamètre, si la roue AB en a six, et que le poids D pèse six cents livres, il suffira que la force en B soit capable de lever cent livres, et ainsi des autres.

On peut aussi, au lieu de la corde qui se roule autour du cylindre C, y mettre une petite roue avec des dents qui fassent tourner une autre plus grande roue, et ainsi multiplier le pouvoir de la force autant qu’on voudra, sans qu'il y ait rien à rabattre de ceci que la difficulté de mouvoir la machine, ainsi qu'aux autres.

LA VIS.

Lorsqu’on sait la puissance du tour et du plan incliné, celle de la vis est aisée à connaître et à calculer ; car elle n’est composée que d’un plan fort incliné qui tournoie sur un cylindre ; et si ce plan est tellement incliné que le cylindre doive faire, par exemple, dix tours pour s’avancer de la longueur d’un pied dans l’écrou, et que la grandeur de la circonférence du cercle que décrit la force qui le tourne soit de dix pieds, à cause que dix fois dix font cent, un homme seul pourra presser aussi fort avec cette vis que cent pourraient faire sans elle, pourvu seulement qu’on en rabatte la force qu’il faut à la tourner.

Or j’ai parlé ici de presser plutôt que de hausser ou remuer, à cause que c’est à cela que l’on emploie le plus ordinairement cette vis. Mais lorsqu’on s’en veut servir à lever des fardeaux, au lieu de la faire avancer dans un écrou, on joint à elle une roue à plusieurs dents tellement faites, que si cette roue a par exemple trente dents, pendant que la vis fait un tour entier, elle ne lui fait faire que la trentième partie d’un tour ; et si le poids est attaché à une corde qui, se roulant autour de l’essieu de cette roue, ne l’élève que d’un pied de haut pendant que la roue fait un tour entier, et que la grandeur de la circonférence du cercle que décrit la force qui tourne la vis soit derechef de dix pieds, à cause que dix fois trente font trois cents, un homme seul pourra lever un aussi grand poids avec cet instrument, lequel s’appelle la vis sans fin, que trois cents hommes sans lui ; pourvu derechef qu’on en rabatte la difficulté qu’on peut avoir à le tourner, qui n’est pas proprement causée par la pesanteur du fardeau, mais par la forme ou la matière de l’instrument, et cette difficulté est en lui plus sensible qu’aux précédents, d’autant qu’il a plus de force.

LE LEVIER.

J’ai différé à parler du levier jusqu’à la fin, à cause que c’est l’engin pour lever des fardeaux le plus difficile de tous à expliquer.

Supposons que CH (fig. 6) est un levier tellement arrêté au point O (par le moyen d’une cheville de fer qui passe au travers ou autrement) qu’il puisse tourner autour de ce point O, sa partie C décrivant le demi-cercle ABCDE et sa partie H le demi-cercle FGHIK, et que le poids qu’on veut lever par son moyen étant en H et la force en C, la ligne CO soit posée triple de OH ; puis considérant que pendant que la force qui meut ce levier décrit tout le demi-cercle ABCDE et agit suivant cette ligne ABCDE, bien que le poids décrive aussi le demi-cercle FGHIK, il ne se hausse pas toutefois de la longueur de cette ligne courbe FGHIK, mais seulement de la longueur de la ligne droite FK ; de façon que la proportion que doit avoir la force qui meut ce poids à sa pesanteur ne doit pas être mesurée par celle qui est entre les deux diamètres de ces cercles ou entre leurs deux circonférences, ainsi qu’il a été dit du tour ci-dessus, mais plutôt par celle qui est entre la circonférence du plus grand et le diamètre du plus petit. Considérons outre cela qu’il s’en faut beaucoup que cette force n’ait besoin d’être si grande pour tourner ce levier, lorsqu’il est vers A ou vers E, que lorsqu’il est vers B ou vers D ; ni si grande lorsqu’il est vers B ou vers D, que lorsqu’il est vers C ; dont la raison est que le poids y monte moins, ayant supposé que la ligne COH est parallèle à l’horizon, et que AOF la coupe à angles droits ; ainsi qu’il est aisé à voir, si on prend le point G également distant des points F et H, et le point B également distant des points A et C, et qu’ayant tiré GS perpendiculaire sur FO, on regarde que la ligne FS qui marque combien monte ce poids pendant que la force agit le long de la ligne AB est beaucoup moindre que la ligne SO qui marque combien il monte pendant que la force agit le long de la ligne BC.

Et pour mesurer exactement quelle doit être cette force en chaque point de la ligne courbe ABCDE, il faut savoir qu’elle y agit tout de même que si elle traînait le poids sur un plan circulairement incliné, et que l’inclination de chacun des points de ce plan circulaire se doit mesurer par celle de la ligne droite qui touche le cercle en ce point ; comme, par exemple, quand la force est au point B, pour trouver la proportion qu’elle doit avoir avec la pesanteur du poids qui est alors au point G, il faut tirer la contingente GM, et penser que la pesanteur de ce poids est à la force qui est requise pour le traîner sur ce plan, et par conséquent aussi pour le hausser suivant le cercle FGH, comme la ligne GM est à SM ; puis, à cause que BO est triple de OG, la force en B n’a besoin d’être à ce poids en G que comme le tiers de la ligne SM est à la toute GM. Tout de même, quand la force est au point B, pour savoir combien pèse le poids qui est alors au point I, il faut tirer la contingente IP, et la droite IN perpendiculaire sur l’horizon ; et du point P pris à discrétion en cette ligne IP (pourvu que ce soit au-dessous, du point I), il faut tirer PN parallèle au même horizon, afin d’avoir la proportion qui est entre la ligne IP et le tiers de la ligne IN, pour celle qui est entre la pesanteur du poids et la force qui doit être au point D pour le mouvoir, et ainsi des autres ; où toutefois il faut excepter le point H, auquel la contingente étant perpendiculaire sur l’horizon, le poids ne peut être que triple de là force qui doit être en C pour le mouvoir, et aussi les points F et K auxquels la contingente étant parallèle au même horizon, la moindre force qu’on puisse déterminer est suffisante pour mouvoir ce poids.

De plus, afin d’être entièrement exact, il faut remarquer que les lignes GS et PN doivent être des parties de cercle qui aient pour centre celui de la terre, et GM, IP des parties de spirales tirées entre deux tels cercles, et enfin que les lignes droites SM et IN, tendant toutes deux vers le centre de la terre, ne sont pas exactement parallèles ; et outre cela que le point H, où je suppose que la contingente est perpendiculaire sur l’horizon, doit être tant soit peu plus proche du point F que du point R, auxquels points F et K les contingentes sont parallèles au même horizon. Ensuite de quoi on peut résoudre facilement toutes les difficultés de la balance, et montrer que lorsqu’elle est supposée très exacte, et même qu’on imagine son centre en O, par lequel elle est soutenue, n’être qu’un point indivisible, ainsi que je l’ai ici supposé pour le levier, si ses bras sont penchés de part ou d’autre, celui qui sera le plus bas se doit toujours trouver plus pesant que l’autre ; en sorte que le centre de gravité n’est pas immobile en un sens.

Mais ces dernières considérations ne servent de rien pour l’usage, et il serait utile pour ceux qui se mêlent d’inventer de nouvelles machines qu’ils ne sussent rien de plus en cette matière que ce que je viens d’en écrire, car ils ne seraient pas en danger de se tromper en leur compte, comme ils font souvent en supposant d’autres principes. Au reste, on peut appliquer les engins ici expliqués en une infinité de diverses façons, et il y a une infinité d’autres choses à considérer dans les mécaniques dont je ne dis rien à cause que mes trois feuillets sont remplis, et que vous n’en avez pas demandé davantage.