Traité d’économie politique/1841/Livre 3/Chapitre 9

CHAPITRE IX.

De l’Impôt et de ses effets en général.

L’impôt est cette portion des produits d’une nation, qui passe des mains des particuliers aux mains du gouvernement pour subvenir aux consommations publiques.

Quel que soit le nom qu’on lui donne, qu’on l’appelle contribution, taxe, droit, subside, ou bien don gratuit, c’est une charge imposée aux particuliers, ou à des réunions de particuliers, par le souverain, peuple ou prince, pour fournir aux consommations qu’il juge à propos de faire à leurs dépens : c’est donc un impôt.

Il n’entre point dans le plan de cet ouvrage d’examiner à qui appartient le droit de voter l’impôt. Pour l’économie politique, l’impôt est une chose de fait, et non de droit[1]. Elle en étudie la nature ; elle cherche à découvrir d’où viennent les valeurs dont il se compose, et quels sont ses effets, relativement aux intérêts des particuliers et des nations. Voilà tout.

L’impôt ne consiste pas dans la substance matérielle fournie par le contribuable et reçue par le collecteur, mais dans la valeur de cette substance. Qu’on le lève en argent, en denrées, ou en services personnels, ce sont là des circonstances accidentelles et d’un intérêt secondaire ; car on peut changer, par des achats et par des ventes, des denrées en argent ou de l’argent en denrées ; l’essentiel est la somme de richesses que l’impôt ravit au contribuable, où, si l’on veut, la valeur de ce qu’on lui demande. Telle est la mesure du sacrifice qu’on exige de lui[2]. Du moment que cette valeur est payée par le contribuable, elle est perdue pour lui ; du moment qu’elle est consommée par le gouvernement ou par ses agens, elle est perdue pour tout le monde, et ne se reverse point dans la société. C’est ce qui a été prouvé, je pense, lorsqu’il a été question des effets généraux des consommations publiques. C’est là qu’on a vu que l’argent des contributions a beau être reversé dans la société, la valeur de ces contributions n’y est pas reversée, parce qu’elle n’est pas rendue gratuitement à la société, et que les agens du gouvernement ne lui restituent pas l’argent des contributions sans recevoir d’elle une valeur égale en échange.

Par les mêmes raisons qui nous ont démontré que la consommation improductive n’est en rien favorable à la reproduction, la levée des impositions ne saurait lui être favorable. Elle ravit au producteur un produit dont il aurait retiré une jouissance, s’il l’eût consommé improductivement ; ou un profit, s’il l’eût consacré à un emploi utile. Dans les deux cas, lever un impôt, c’est faire un tort à la société, tort qui n’est balancé par aucun avantage toutes les fois qu’on ne lui rend aucun service en échange.

Il est très-vrai que la jouissance ravie au contribuable, est remplacée par celle des familles qui font leur profit de l’impôt ; mais, outre que c’est une injustice que de ravir au producteur le fruit de sa production, lorsqu’on ne lui donne rien en retour, c’est une distribution de la richesse produite beaucoup moins favorable à sa multiplication, que lorsque le producteur lui-même peut l’appliquer à ses propres consommations. On est plus excité à développer ses forces et ses moyens lorsqu’on doit en recueillir le fruit, que lorsqu’on travaille pour autrui.

Les valeurs levées sur les contribuables sont, en général, dépensées d’une manière improductive, et beaucoup de personnes pensent que cette consommation est très-favorable à la production et aux producteurs, parce qu’elle détruit des produits et ne les remplace pas. Malthus pense que les producteurs ont un tel penchant pour épargner et pour accroître leurs capitaux, qu’ils produiraient trop si on les laissait faire et ne trouveraient pas assez de débouchés pour leurs produits[3]. Malthus ne voit d’encouragement pour les producteurs que dans les consommations improductives, et par conséquent dans les consommations de la nature de celles qui suivent la levée de l’impôt. Il méconnaît une vérité établie dans cet ouvrage, d’où il résulte que les épargnes ajoutées aux capitaux productifs, sont consommées aussi bien que les produits qui servent à nos jouissances, et procurent, à somme égale, un encouragement tout pareil aux producteurs[4].

Les dépenses improductives du gouvernement, bien loin d’être favorables à la production, lui sont prodigieusement préjudiciables. Les impôts sont une addition aux frais de production ; ils ont un effet opposé aux progrès de l’industrie, qui, lui permettant de produire à moins de frais, favorisent à la fois la production et la consommation. L’impôt, en élevant le prix des produits, réduit la consommation qu’on peut en faire, et par conséquent la demande des consommateurs.

On a dit que la demande est la même, soit qu’elle ait pour organes les contribuables ou les agens du gouvernement ; que lorsqu’on diminue de cent millions les revenus des premiers, on augmente de la même somme les revenus des seconds, et que rien n’est changé par conséquent à la somme des consommations. Mais en accordant que la somme des revenus ne soit pas altérée par l’impôt, la cherté des produits est augmentée ; car les frais de production le sont. Or, la même somme de revenus ne peut plus acheter la même quantité de produits. Les consommateurs, quelle que soit la source de leur revenu, n’en ont plus autant du moment que les produits sont plus chers.

Dira-t-on que la nécessité de payer l’impôt oblige la classe industrieuse à un redoublement d’efforts, d’où résulte un accroissement de production ? Mais, en premier lieu, les efforts ne suffisent pas pour produire ; il faut encore des capitaux, et l’impôt est ce qui rend difficile l’épargne dont se forment les capitaux. En second lieu, ce que l’on produit pour satisfaire le collecteur n’augmente pas la richesse nationale, puisque le produit des impôts se dépense improductivement.

Le seul point de vue sous lequel l’impôt peut sembler favorable à la production, est celui-ci : en augmentant les frais de production d’un côté, il oblige les producteurs à s’ingénier pour les diminuer d’un autre côté par des procédés plus efficaces et plus expéditifs. On attribue aux lourds impôts de l’Angleterre les procédés utiles dont elle a enrichi les arts. Mais qu’est-ce que l’Angleterre y a gagné, si elle ne paie pas moins cher les objets de sa consommation[5].

On voit que si l’impôt produit souvent un bien quant à son emploi, il est toujours un mal quant à sa levée. Prétendre qu’il multiplie les produits d’une nation, par cela seul qu’il prélève une partie de ces produits ; qu’il l’enrichit, parce qu’il consomme une partie de ses richesses, c’est tout bonnement soutenir une absurdité ; et en faire la remarque serait une niaiserie, si la plupart des gouvernemens n’agissaient pas conformément à ce prétendu principe, si des ouvrages estimables par les intentions et les connaissances de leurs auteurs, ne cherchaient pas à le prouver[6].

Que si, de ce que les pays les plus chargés d’impôts, comme l’Angleterre, sont en même temps les plus riches, on concluait qu’ils sont riches parce qu’ils paient plus d’impôts, on raisonnerait mal, on prendrait l’effet pour la cause. On n’est pas riche parce qu’on paie, mais on paie parce qu’on est riche. Ce serait pour un homme un plaisant moyen de s’enrichir que de dépenser beaucoup par la raison que tel autre particulier, qui est riche, dépense beaucoup. Il est évident que celui-ci dépense parce qu’il est riche, mais qu’il ne s’enrichit pas par sa dépense.

L’effet se distingue facilement de la cause, quand celle-ci précède l’effet ; mais quand leur action est continue et leur existence simultanée, on est sujet à les confondre.

Les raisonnemens employés pour justifier les gros impôts sont des paradoxes modernes dont les agens du fisc se sont accommodés volontiers, mais qu’un certain bon sens naturel et les meilleurs princes ont toujours repoussés. Ceux-ci ont toujours cherché à réduire les dépenses de l’état. Les princes faibles ou pervers les ont dans tous les temps augmentées. Ils s’entourent de préférence de conseillers intéressés à leur prodigalité. Indépendamment de ceux qui représentent la magnificence comme favorable au bien public, il en est qui, sans prétendre que la dissipation des deniers publics soit précisément un bien, prouvent, par des chiffres, que les peuples ne sont point chargés, et qu’ils peuvent payer des contributions fort supérieures à celles qui leur sont imposées. « Il est, dit Sully dans ses Mémoires[7], il est une espèce de flatteurs donneurs d’avis, qui cherchent à faire leur cour au prince, en lui fournissant sans cesse de nouvelles idées pour lui rendre de l’argent ; gens autrefois en place pour la plupart, à qui il ne reste de la situation brillante où ils se sont vus, que la malheureuse science de sucer le sang des peuples, dans laquelle ils cherchent à instruire le roi pour leur intérêt. »

D’autres apportent des plans de finance, et proposent des moyens de remplir les coffres du prince, sans charger les sujets. Mais, à moins qu’un plan de finance ne soit un projet d’entreprise industrielle, il ne peut donner au gouvernement que ce qu’il ôte au particulier, ou ce qu’il ôte au gouvernement lui-même sous une autre forme. On ne fait jamais d’un coup de baguette quelque chose de rien. De quelque déguisement qu’on enveloppe une opération, quelques détours qu’on fasse prendre aux valeurs, quelques métamorphoses qu’on leur fasse subir, on n’a une valeur qu’en la créant ou en la prenant. Le meilleur de tous les plans de finance est de dépenser peu, et le meilleur de tous les impôts est le plus petit.

Si l’impôt est une portion des propriétés particulières[8], levée pour le service du public ; si l’impôt est une valeur qui ne se reverse pas dans la société après lui avoir été ravie ; si l’impôt n’est point un moyen de reproduction, nous pourrons conclure que les meilleurs impôts, ou plutôt les moins mauvais sont :

1o Les plus modérés quant à leur quotité ;

2o Ceux qui entraînent le moins de ces charges qui pèsent sur le contribuable sans profiter au trésor public ;

3o Ceux dont le fardeau se répartit équitablement ;

4o Ceux qui nuisent le moins à la reproduction ;

5o  Ceux qui sont plutôt favorables que contraires à la morale, c’est-à-dire, aux habitudes utiles à la société.

Quelque évidente que paraisse l’utilité de ces règles, j’ajouterai à chacune quelque développement.

1o  Les plus modérés quant à leur quotité.

En effet, l’impôt, ravissant au contribuable un produit qui est ou un moyen de jouissance ou un moyen de reproduction, lui ravit d’autant moins de jouissances ou de profits qu’il est moins considérable.

Lorsqu’il est poussé trop loin, il produit ce déplorable effet de priver le contribuable de sa richesse sans en enrichir le gouvernement ; c’est ce qu’on pourra comprendre, si l’on considère que le revenu de chaque contribuable offre toujours la mesure et la borne de sa consommation, productive ou non. On ne peut donc lui prendre une part de son revenu sans le forcer à réduire proportionnellement ses consommations. De là, diminution de demande des objets qu’il ne consomme plus, et nommément de ceux sur lesquels est assis l’impôt ; de cette diminution de demande résulte une diminution de production, et par conséquent moins de matière imposable. Il y a donc perte pour le contribuable d’une partie de ses jouissances, perte pour le producteur d’une partie de ses profits, et perte pour le fisc d’une partie de ses recettes.

C’est pour cela qu’un impôt ne rend jamais au fisc en proportion de l’extension qu’on lui donne ; d’où est né cet adage dans l’administration des finances, que deux et deux ne font pas quatre[9]. Un impôt exagéré détruit la base sur laquelle il porte ; il la détruit, soit qu’il soit assis sur des objets de nécessité, ou bien sur des objets de luxe : avec cette seule différence, que sur ces derniers il supprime, avec une portion de la matière imposable, la jouissance qui pouvait résulter de sa consommation ; et qu’assis sur des objets indispensables, il supprime le contribuable en même temps que la consommation.

Par une raison contraire, une diminution d’impôt, en multipliant les jouissances du public, augmente les recettes du fisc et fait voir aux gouvernemens ce qu’ils gagnent à être modérés.

Lorsque Turgot, en 1775, réduisit à moitié les droits d’entrée et de halle sur la marée qui se débitait à Paris, le montant total de ces droits resta le même. Il fallut donc que la consommation de cette denrée eût doublé ; les pêcheurs et ceux qui font le commerce de la marée doublèrent donc leurs affaires et leurs profits ; et comme la population s’accroît à la suite de la production, le nombre des consommateurs dut s’augmenter ; le nombre des producteurs dut augmenter aussi ; car l’augmentation des profits, c’est-à-dire, des revenus, facilite les accumulations, et par conséquent l’augmentation des capitaux et des familles ; il est hors de doute que le montant de plusieurs autres contributions s’améliora par suite de l’accroissement de la production, et le gouvernement se fit honneur en allégeant le fardeau des impôts.

Les agens du gouvernement, régisseurs ou fermiers des droits, forts de l’ascendant que l’autorité leur prête, parviennent trop souvent à faire décider en leur faveur les obscurités des lois fiscales, ou même à créer des obscurités pour en profiter ; ce qui équivaut à une extension de l’impôt[10]. Le même ministre adopta une marche opposée : il décida tous les cas douteux en faveur du redevable. Les traitans jetèrent les hauts cris, disant qu’ils ne pourraient jamais tenir leurs engagemens envers le roi, et offrant de compter de clerc à maître. L’événement prouva contre leur opinion en faveur de leur bourse. Une perception plus douce favorisa à tel point la production, et la consommation qui en est la suite, que les profits qui, sur le bail précédent, n’avaient été que de 10 millions 550,000 livres, s’élevèrent à 60 millions ; augmentation qui serait difficile à croire, si c’était une chose moins bien constatée[11].

On lit dans l’Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, liv. V, chap. 12, de M. de Humboldt, que pendant les treize années qui suivirent 1778, époque où le gouvernement espagnol adopta un système un peu plus libéral pour l’administration de ses colonies, son revenu brut augmenta, pour les treize années, au Mexique seul, de plus de 102 millions de piastres (560 millions de francs), et que la quantité de numéraire qu’il retirait de ce même pays, frais d’administration déduits, augmenta, dans la même période, de 14 millions et demi de piastres (80 millions de francs). Il est naturel de supposer que les profits des particuliers, qui sont la matière imposable, furent bien plus considérables encore pendant les mêmes florissantes années.

Partout les mêmes procédés ont été accompagnés des mêmes effets[12], et l’écrivain honnête homme est heureux de pouvoir prouver que la modération n’est pas une duperie.

Poursuivant notre marche, nous déduirons des mêmes principes que les impôts, quels qu’ils soient, qui ont le moins d’inconvéniens, sont :

2o Ceux qui entraînent le moins de ces charges qui pèsent sur le contribuable sans profiter au trésor public.

Plusieurs personnes ne regardent pas les frais de recouvrement comme un grand mal, parce qu’elles les croient reversés dans la société sous une autre forme. On ne peut que les renvoyer à ce qui a été dit plus haut (ch. 6, § 1er). Les frais ne sont pas plus reversés que le principal des contributions, parce que l’un comme l’autre ne consistent pas dans le numéraire qui acquitte la contribution, mais dans la valeur fournie par le contribuable et détruite par le gouvernement ou ses agens.

Les besoins des princes, plus encore que l’amour des peuples, ont forcé depuis deux siècles la plupart des états de l’Europe à mettre dans leurs finances bien plus d’ordre qu’auparavant. Comme on fait supporter aux peuples à peu près tout le fardeau qu’ils peuvent porter sans se fâcher, toutes les économies faites sur les frais de recouvrement ont été un gain, non pour la nation, mais pour le fisc.

On voit dans les mémoires de Sully[13] que, pour 30 millions que fesaient entrer au trésor royal les contributions en 1598, il sortait de la bourse des particuliers 150 millions. « La chose paraissait incroyable, ajoute Sully ; mais, à force de travail, j’en assurai la vérité. » sous le ministère de Necker, les frais de recouvrement, sur 557 millions 500,000 livres, ne se montaient plus qu’à 58 millions. La France employait encore, sous ce ministère, 250,000 personnes pour le recouvrement des impositions ; mais la plupart avaient en même temps d’autres occupations. Ces frais étaient, comme on voit, de 10 4/5 pour cent environ, et excédaient encore de beaucoup ceux qu’occasionne le recouvrement des impôts en Angleterre[14].

Ce ne sont pas seulement les frais de perception qui sont une charge pour les peuples, sans être un profit pour le trésor public. Les poursuites, les frais de contrainte, n’augmentent pas d’un sou les recettes, et sont une addition aux charges. C’est même une addition qui retombe sur les contribuables les plus nécessiteux ; les autres n’attendent pas la contrainte. Ces moyens odieux de faire payer les contributions se réduisent à cette proposition : Vous n’avez pas les moyens de payer dix francs : en ce cas, je vais vous en demander douze. On n’a pas besoin de moyens violens pour faire payer, lorsque les contributions sont légères, comparées aux facultés des contribuables ; mais quand on a le malheur d’avoir de trop forts impôts à faire rentrer, oppression pour oppression, les saisies valent mieux. Le contribuable dont on saisit et vend les effets jusqu’à concurrence de sa contribution, au moins ne paie pas au delà de ce qu’il doit payer, et ne fait aucuns frais qui n’entrent au trésor public.

C’est par une raison pareille que les travaux qui se font par corvée, comme autrefois les grands chemins en France, sont de mauvais impôts. Le temps perdu pour se rendre de trois ou quatre lieues à l’endroit du travail, celui qui se perd dans un ouvrage qui n’est pas payé et qu’on fait à contre-cœur, sont des pertes pour le contribuable, sans être un profit pour le public. Souvent aussi la perte occasionnée par une interruption forcée de travail agricole, est plus considérable que le produit du travail obligé qu’on y substitue, en supposant même qu’il fût bien fait. Turgot demanda aux ingénieurs des provinces un devis des dépenses qu’exigeraient, année commune, les routes pour leur entretien, en y ajoutant autant de constructions nouvelles qu’il en avait été fait jusqu’alors. On leur recommanda d’établir leurs calculs sur le pied de la plus forte dépense possible. Ils la portèrent à 10 millions pour tout le royaume. Turgot évaluait à 40 millions les pertes que la corvée occasionnait aux peuples[15].

Les jours où le repos est imposé, soit par les lois, soit même par des usages qu’on n’ose enfreindre, sont encore des contributions dont il n’entre pas la moindre parcelle dans le trésor de l’état.

3o Ceux dont le fardeau est réparti équitablement.

L’impôt est un fardeau : l’un des moyens pour qu’il pèse le moins possible sur chacun, c’est qu’il porte sur tous. L’impôt n’est pas seulement une surcharge directe pour l’individu, ou la branche d’industrie qui en porte plus que sa part ; il est encore pour eux une surcharge indirecte : il ne leur permet pas de soutenir avec un avantage égal, la concurrence des autres producteurs. On a vu en mainte occasion tomber plusieurs manufactures par une exemption accordée à une seule d’entre elles. Une faveur particulière est presque toujours une injustice générale.

Les vices de répartition ne sont pas moins préjudiciables au fisc qu’ils ne sont injustes à l’égard des particuliers. Le contribuable qui est trop peu imposé ne réclame pas pour qu’on augmente sa quote, et celui qui est surtaxé paie mal. Des deux parts le fisc éprouve un déficit.

Est-il équitable que l’impôt soit levé sur cette portion des revenus que l’on consacre aux superfluités plutôt que sur celles qu’on emploie à l’achat des choses nécessaires ? On ne peut, ce me semble, hésiter sur la réponse. L’impôt est un sacrifice que l’on fait à la société, à l’ordre public ; l’ordre public ne peut exiger le sacrifice des familles. Or, c’est les sacrifier que de leur ôter le nécessaire. Qui osera soutenir qu’un père doit retrancher un morceau de pain, un vêtement chaud à ses enfans, pour fournir son contingent au faste d’une cour, ou bien au luxe des monumens publics ? De quel avantage serait pour lui l’état social, s’il lui ravissait un bien qui est le sien, qui est indispensable à son existence, pour lui offrir en échange sa part d’une satisfaction incertaine, éloignée, qu’il repousserait dès-lors avec horreur ?

Mais chaque fois qu’on veut marquer la limite qui sépare le nécessaire du superflu, on est embarrassé ; les idées qu’ils réveillent ne sont point absolues : elles sont relatives aux temps, aux lieux, à l’âge, à l’état des personnes, et si l’on voulait n’asseoir l’impôt que sur le superflu, on ne viendrait pas à bout de déterminer le point où il devrait s’arrêter pour ne pas prendre sur le nécessaire. Tout ce qu’on sait, c’est que les revenus d’un homme ou d’une famille peuvent être modiques au point de ne pas suffire à leur existence, et que depuis ce point jusqu’à celui où ils peuvent satisfaire à toutes les sensualités de la vie, à toutes les jouissances du luxe et de la vanité, il y a dans les revenus une progression imperceptible, et telle qu’à chaque degré, une famille peut se procurer une satisfaction toujours un peu moins nécessaire, jusqu’aux plus futiles qu’on puisse imaginer ; tellement que si l’on voulait asseoir l’impôt de chaque famille, de manière qu’il fût d’autant plus léger qu’il portât sur un revenu plus nécessaire, il faudrait qu’il diminuât, non pas simplement proportionnellement, mais progressivement.

En effet, et en supposant l’impôt purement proportionnel au revenu, d’un dixième par exemple, il enlèverait à une famille qui possède trois cent mille francs de revenu, 30,000 francs. Cette famille en conserverait 270,000 à dépenser par an, et l’on peut croire qu’avec un pareil revenu, non-seulement elle ne manquerait de rien, mais qu’elle se conserverait encore beaucoup de ces jouissances qui ne sont pas indispensables pour le bonheur ; tandis qu’une famille qui ne posséderait qu’un revenu de trois cents francs, et à qui l’impôt n’en laisserait que 270, ne conserverait pas, dans nos mœurs, et au cours actuel des choses, ce qui est rigoureusement nécessaire pour exister. On voit donc qu’un impôt qui serait simplement proportionnel, serait loin cependant d’être équitable ; et c’est probablement ce qui a fait dire à Smith : « Il n’est point déraisonnable que le riche contribue aux dépenses publiques, non-seulement à proportion de son revenu, mais pour quelque chose de plus[16]. »

J’irai plus loin, et je ne craindrai pas de prononcer que l’impôt progressif est le seul équitable.

4o Ceux qui nuisent le moins à la reproduction.

Parmi les valeurs que l’impôt ravit aux particuliers, une grande partie, sans doute, si elle leur eût été laissée, aurait été employée à la satisfaction de leurs besoins et à leurs jouissances ; mais une autre partie aurait été épargnée et ajoutée à leurs capitaux productifs. Ainsi l’on peut dire que tout impôt nuit à la reproduction, en nuisant à l’accumulation des capitaux productifs.

Toutefois l’impôt nuit plus directement encore aux capitaux, lorsque pour le payer le contribuable doit nécessairement détourner une partie de ceux qui sont déjà voués à la production. Selon une expression ingénieuse de M. de Sismondi, ils ressemblent à une dixme qu’on lèverait sur les semences au lieu de la lever sur la moisson. Tel est un impôt sur les successions. Un héritier qui entre en possession d’un héritage de cent mille francs, s’il est obligé de payer au fisc cinq pour cent, ne les prendra pas sur son revenu ordinaire, qui est déjà grevé de l’impôt ordinaire, mais bien sur l’héritage qui sera réduit pour lui à 95,000 francs. Or, la fortune du défunt, qui précédemment était placée pour 100,000 fr, ne l’étant plus que pour 95,000, par son successeur, le capital de la nation est diminué des 5,000 francs perçus par le fisc.

Il en est de même de tous les droits de mutation. Un propriétaire vend une terre de cent mille francs ; si l’acquéreur est tenu de payer un droit de cinq pour cent, il ne donnera au vendeur que 95,000 francs de cette propriété. Le vendeur n’aura que cette somme à placer au lieu de cent mille francs que valait la terre : la masse du capital de la société est donc diminuée de cinq mille francs.

Si l’acquéreur calcule assez mal pour payer, outre l’impôt, la terre selon son entière valeur, il fait le sacrifice d’un capital de 105,000 francs pour acquérir une valeur de 100,000 ; la perte de cette portion du capital est toujours la même pour la société, mais c’est alors lui qui la supporte.

Les impôts sur les mutations, outre l’inconvénient d’être assis sur les capitaux, ont encore l’inconvénient de mettre obstacle à la circulation des propriétés. On demandera peut-être quel intérêt a la société à ne pas gêner la circulation des propriétés ; que lui importe que telle propriété se trouve entre les mains d’une personne ou d’une autre, pourvu que la propriété subsiste ? — Il lui importe toujours que les propriétés aillent le plus facilement qu’il est possible où elles veulent aller, car c’est là qu’elles rapportent le plus. Pourquoi cet homme veut-il vendre sa terre ? C’est parce qu’il a en vue l’établissement d’une industrie dans laquelle ses fonds lui rapporteront davantage. Pourquoi cet autre veut-il acheter la même terre ? C’est pour placer des fonds qui lui rapportent trop peu, ou qui sont oisifs, ou bien parce qu’il croit la terre susceptible d’amélioration. La transmutation augmente le revenu général, puisqu’elle augmente le revenu des deux contractans. Si les frais sont assez considérables pour empêcher l’affaire de se terminer, ils sont un obstacle à cet accroissement du revenu de la société.

Ces impôts, qui détruisent une partie des moyens de production de la société, qui par conséquent privent d’ouvrage et de profits une partie des hommes industrieux qu’elle contient, ont cependant au plus haut degré une qualité qu’Arthur Young, homme savant en économie politique, réclame dans un impôt, celle d’être payés avec facilité[17]. Quand une nation a le malheur d’avoir beaucoup d’impôts, comme en cette matière on n’a que le choix des inconvéniens, peut-être doit-on tolérer ceux qui portent modérément sur les capitaux.

Les impôts sur les procédures, et en général tous les frais qu’on paie aux gens de loi, sont pris de même sur les capitaux ; car on ne plaide pas suivant le revenu qu’on a, mais suivant les circonstances où l’on se trouve jeté, les intérêts de famille où l’on est impliqué, et l’imperfection des lois.

Les confiscations portent également sur les capitaux.

L’impôt n’influe pas sur la production seulement en altérant une de ses sources, les capitaux ; il agit encore à la manière des amendes, en punissant certaines productions et certaines consommations. Tous les impôts qui portent sur l’industrie, comme les patentes ou permissions d’exercer une industrie, sont dans ce cas-là ; mais lorsqu’ils sont modérés, l’industrie surmonte facilement l’obstacle qu’ils lui présentent.

L’industrie n’est pas seulement frappée par les impôts qui lui sont directement demandés, elle l’est encore par ceux qui portent sur la consommation des denrées dont elle fait usage.

En général, les produits de première nécessité sont ceux qui sont consommés reproductivement, et les impôts qui les défavorisent, nuisent à la reproduction. Cela est plus généralement vrai encore des matières premières des arts, qui ne peuvent être consommées que reproductivement. Lorsqu’on met un droit excessif sur le coton, on nuit à la production de tous les tissus dont cette matière est la base[18].

Le Brésil est un pays abondant en denrées qui se conserveraient et s’emporteraient au loin, si l’on pouvait les saler. Les pêcheries y sont très-abondantes, et les bestiaux s’y multiplient si facilement, qu’on y tue un bœuf pour la peau seulement. C’est de là que sont approvisionnées, en partie, les tanneries d’Europe. Mais l’impôt sur le sel empêche qu’on n’y emploie la salaison pour conserver et exporter la viande et le poisson ; et pour quelques cent mille francs qu’il rapporte au fisc, il nuit d’une manière incalculable aux productions de ce pays, et aux contributions que ces productions pourraient payer.

Par la même raison que l’impôt, agissant comme ferait une amende, décourage les consommations reproductives, il peut décourager les consommations stériles, et alors, il produit le double bien de ne prendre point une valeur qui aurait été employée reproductivement, et celui d’éloigner de cette inutile consommation, des valeurs qui peuvent être employées plus favorablement pour la société. C’est l’avantage de tous les impôts qui portent sur des objets de luxe[19].

Quand le gouvernement, au lieu de dépenser le produit des contributions levées sur les capitaux, les emploi d’une façon reproductive, ou lorsque les particuliers rétablissent leurs capitaux par de nouvelles épargnes, alors ils balancent, par un bien opposé, le mal que fait l’impôt.

C’est placer l’impôt d’une manière reproductive, que de l’employer à créer des communications, creuser des ports, élever des constructions utiles. Plus rarement les gouvernemens placent directement dans les entreprises industrielles une partie des valeurs levées par les contributions. Colbert le fit quand il prêta aux fabricans de Lyon. Les magistrats d’Hambourg et quelques princes allemands versaient des fonds dans des entreprises industrielles. L’ancien gouvernement de Berne plaçait, dit-on, chaque année une partie de ses revenus.

5o Ceux qui sont plutôt favorables que contraires à la morale, c’est-à-dire aux habitudes utiles à la société.

Un impôt influe sur les habitudes d’une nation, de même qu’il influe sur ses productions et sur ses consommations ; il attache une peine pécuniaire à certaines actions, et il a le caractère qui rend les peines efficaces : c’est d’être en général une amende modérée et inévitable[20]. C’est donc indépendamment du tribut, de la ressource qu’il offre aux gouvernemens, une arme très-puissante entre leurs mains, pour pervertir ou corriger, encourager la paresse ou le travail, la dissipation ou l’économie.

Avant la révolution de France, quand les terres productivement cultivées étaient assujetties à l’impôt des vingtièmes, et que les terrains d’agrément ne payaient rien, ne donnait-on pas une prime au luxe aux dépens de l’industrie ?

Lorsqu’on fesait payer le droit de centième denier à ceux qui rachetaient une rente foncière, ne frappait-on pas d’une amende une action favorable aux familles comme à la société ? Ne punissait-on pas les sacrifices louables que s’imposent les personnes rangées pour libérer leurs héritages ?

La loi de Bonaparte, qui fait payer chaque année, par chacun des élèves des pensionnats particuliers, une somme au profit de l’université, ne frappe-t-elle pas d’une amende l’instruction de la jeunesse, de qui seule on peut attendre l’adoucissement des mœurs et le développement des facultés des nations[21] ?

Lorsqu’on établit, en guise d’impôt, des loteries, des maisons de jeu, ne favorise-t-on pas un vice fatal au repos des familles, fatal à la prospérité des états ? Quel affreux métier ne fait pas un gouvernement, lorsque, pareil à la plus vile courtisane, il excite un penchant honteux, et que, semblable aux escrocs qu’il punit de la flétrissure, il présente à l’avidité ou aux besoins l’appât d’une chance trompeuse[22] !

Les impôts, au contraire, qui découragent et rendent plus rares les dépenses du vice et de la vanité, peuvent être utiles comme moyen de répression, indépendamment de la ressource qu’ils procurent au gouvernement. M. de Humboldt parle d’un impôt mis sur les combats de coqs au Mexique : le gouvernement en retire 45,000 piastres, et de plus l’avantage de mettre des bornes à un genre de divertissement blâmable.

Quand l’impôt est excessif ou inique, il provoque des fraudes, de fausses déclarations, des mensonges. Les gens honnêtes sont mis dans l’alternative, ou de trahir la vérité, ou de sacrifier leurs intérêts en faveur des redevables qui n’ont pas les mêmes scrupules. Ils éprouvent le sentiment, toujours pénible, dont on ne peut se défendre en voyant attacher le nom, et même les punitions du crime, à des actions, je ne dis pas seulement innocentes par elles-mêmes, mais souvent très-utiles au public.

Telles sont les principales règles d’après lesquelles, lorsqu’on veut avoir égard à la prospérité publique, il convient de juger tous les impôts nés et à naître.

Après ces observations, applicables à toutes les sortes de contributions, il peut être utile d’examiner les diverses manières dont elles sont assises, ou, en d’autres termes, à l’occasion de quoi la demande en est faite au contribuable, et sur quelles classes de contribuables retombe principalement leur fardeau.


  1. Qu’importe, par exemple, que l’impôt soit voté par le peuple ou par ses représentans, s’il y a dans l’état un pouvoir dont les opérations l’ont rendu tellement nécessaire, que le peuple ne puisse faire autrement que de le voter ? Delolme, dans son livre sur la Constitution d’Angleterre, dit que c’est en vain que le roi voudrait faire la guerre, si le peuple ne veut pas voter l’impôt pour la soutenir. Ne peut-on pas dire, à plus juste titre, que c’est en vain que le peuple voudrait refuser l’impôt, si le roi l’a mis dans l’indispensable nécessité de le payer ? La vraie sauvegarde de la liberté anglaise est dans la liberté de la presse, qui est elle-même plutôt fondée sur les habitudes et l’opinion de la nation, que sur la protection des lois : un peuple est libre, parce qu’il veut l’être ; et le plus grand obstacle à la liberté publique, c’est de n’en pas sentir le besoin.
  2. Le traducteur anglais de cet ouvrage observe à ce sujet que l’essentiel est l’objet même que réclame le service de l’état ; un vaisseau de guerre, par exemple, et non la valeur du vaisseau. Cela n’est pas douteux, de même qu’on est fondé à dire que la richesse se compose des objets mêmes qui satisfont à nos besoins, et non de leur valeur, qualité métaphysique incapable par elle-même de satisfaire aucun besoin. Mais quand il s’agit d’apprécier la quotité de l’impôt, il faut bien le mesurer par la valeur des choses dont il réclame le sacrifice, comme, quand il s’agit d’évaluer la richesse, il faut connaître la valeur des choses dont elle se compose.
  3. Principles of political Economy, ch. 7.
  4. Les principes établis dans cet ouvrage étaient publiés long-temps avant l’ouvrage de Malthus, qui est de 1820.
  5. Il est très-vrai que s’il survenait des réformes importantes dans la représentation nationale, les progrès industriels resteraient à l’Angleterre, et elle serait soulagée successivement des abus qui les rendent nuls pour la nation.
  6. C’est un système pareil à celui qui soutient que le luxe et les consommations sont favorables à la production. Il est cependant d’un degré plus mauvais, en ce que le système favorable à la consommation procure au moins quelques jouissances à ceux qui sont chargés du doux emploi de consommer ; au lieu que faire payer des contributions pour obliger le peuple de produire davantage, c’est augmenter les labeurs de la nation pour lui procurer des maux plutôt que des jouissances ; car, si l’extension des impôts permet de soudoyer une administration plus nombreuse, plus compliquée, et dont le faste insulte aux administrés ; si elle permet de lever et d’entretenir plus de gens de guerre, qui enlèvent aux familles leurs plus précieux soutiens et les objets de leurs affections, ce sont effectivement là des maux affreux, qu’on paie aussi chèrement que si c’étaient des jouissances.
  7. Liv. XX.
  8. Il ne m’a pas semblé nécessaire de combattre l’opinion que beaucoup de princes, qui ne sont pas de notre siècle, se sont formée des propriétés des peuples. Louis XIV écrivait en propres termes à son fils, pour son instruction : « Les rois sont seigneurs absolus, et ont naturellement la disposition pleine et libre de tous les biens qui sont possédés aussi bien par les gens d’église que par les séculiers, pour en user en tout temps comme de sages économes et suivant le besoin général de leur état. » Œuvres de Louis XIV, Mémoires historiques, année 1666.
  9. En France, avant 1789, la consommation du sel était évaluée par année à neuf livres de poids par personne dans les pays de gabelles, et à dix-huit livres par personne dans les pays où le commerce du sel était libre. (De Monthion, Influence des divers impôts, pag. 141.) L’impôt empêchait donc la production de la moitié de cette denrée, et réduisait de moitié les jouissances que pouvait donner ce produit, indépendamment des autres maux que causait la gabelle, comme de nuire à l’aménagement des bestiaux et aux salaisons ; d’armer une partie de la nation contre l’autre, les commis contre les contribuables ; et de peupler les galères de gens qui, par leur industrie et leur courage, pouvaient contribuer à la richesse de l’État.

    En 1804, le gouvernement anglais augmenta de 20 pour cent les droits sur le sucre. On aurait pu croire que ce droit, qui produisait au fisc, année commune, 2,778,000 liv. st., augmenté d’un cinquième, devait rapporter 5,550,000 liv. st. Il rapporta 2,857,000 liv. st., c’est-à-dire, moins qu’auparavant. (Brougham’s speech in the house of Commons, March 15, 1817).

    Ricardo a attaqué ma doctrine sur ce point. Il croit que l’impôt du sel réduisant à moitié la quantité de cette denrée qui pouvait se produire et se consommer, sa production employait moitié moins de capitaux, et que l’autre moitié des capitaux était dès-lors appliquée à une autre production. Mais l’impôt agit comme une augmentation de frais de production, d’où il résulte qu’avec le même capital, on obtient moins de produits. D’ailleurs je suis loin de regarder comme un fait ce principe fondé sur une abstraction, que la production est nécessairement proportionnée aux capitaux. En supposant que l’impôt n’eût même d’autre effet que de tirer les capitaux d’un emploi, pour obliger leurs propriétaires à les employer dans un autre moins avantageux, n’est-ce donc point un mal ? Que fait de pis le système réglementaire, contre lequel Ricardo lui-même s’élève avec tant de raison ?

  10. On en trouve un exemple criant dans un écrit de M. C. Saint-Paul, intitulé. Diverses idées sur la législation et l’administration. La succession d’un des principaux banquiers de Paris s’ouvrit en 1817, et la régie des domaines perçut le droit de succession sur l’actif de ses comptes courans, sans faire déduction du passif de ces mêmes comptes. Cette régie s’autorisa d’une loi fiscale qui fait porter le droit de succession sur la masse brute d’un héritage, sans égard aux dettes et aux charges qui le grèvent. La crainte de quelques dettes supposées par le défunt, dans le but d’épargner quelques droits à ses héritiers, n’autorise pas à percevoir ce qui n’est pas dû.

    La même administration a soin de n’avertir les héritiers des paiemens qu’ils ont à faire, qu’après que l’époque est passée où ces paiemens doivent être effectués, de manière à leur faire encourir l’amende. Cette âpre avidité de nos lois fiscales et des agens du fisc, avait été détruite par la révolution ; elle a été rétablie et augmentée sous le gouvernement impérial, et conservée depuis. Un employé n’obtient d’avancement qu’en sacrifiant constamment le public à l’intérêt du fisc.

  11. Œuvres de Turgot, tome I, page 170. Les profits des fermiers généraux étaient rigoureusement constatés, parce que le roi entrait en partage de leurs bénéfices.
  12. On en trouve une nouvelle preuve dans une lettre d’un membre du parlement d’Angleterre, le marquis de Lansdowne, adressée, en 1783, à l’abbé Morellet :

    « Quant au thé, la diminution des droits sur cette marchandise a eu des suites si avantageuses, qu’elles ont passé nos espérances. Les ventes ont augmenté de cinq millions de livres (de poids) à douze millions, malgré beaucoup de circonstances défavorables ; mais, outre cet avantage, nous avons retiré de cette opération celui d’affaiblir tellement la contrebande, que le revenu public se trouve augmenté à un degré dont tout le monde est étonné. »
  13. Liv. XX.
  14. Sous Bonaparte, qui, dans cette partie comme dans presque toutes les autres, a fait rétrograder la marche de la civilisation, les frais de perception (dans lesquels il faut comprendre les frais de contrainte et les fonds de non-valeurs) étaient redevenus bien plus considérables ; mais on ne connaît pas encore positivement l’étendue du mal qu’il a fait.
  15. Necker n’évalue la corvée qu’à 20 millions ; mais il considère peut-être plus la valeur des journées de travail fournies que le tort résultant de cette charge.
  16. Richesse des Nations, livre V, chap. 2. On dit à cet égard que l’impôt progressif a le fâcheux effet d’établir une prime de découragement sur les efforts et les épargnes qui favorisent la multiplication des capitaux. Mais qui ne voit que l’impôt, quel qu’il soit, ne prend jamais qu’une part, et ordinairement une part très-modérée de l’accroissement qu’un particulier donne à sa fortune, et qu’il reste à chacun, pour produire, une prime d’encouragement supérieure à la prime de découragement ? Celui qui augmente son revenu de mille francs, et qui paie en conséquence 200 francs d’augmentation dans ses contributions, multiplie néanmoins ses jouissances bien plus encore que ses sacrifices. Voyez ce qui est dit plus loin, chap. 10, sur l’impôt territorial d’Angleterre.
  17. C’est par cette raison que le droit d’enregistrement a pu être porté si haut en France. Peut-être que, s’il était baissé, il rapporterait au fisc la même somme ; et la nation, outre que ses capitaux seraient moins entamés, y gagnerait une plus libre circulation de propriétés.
  18. En Angleterre, même en France, afin d’encourager les manufactures, on donne des primes pour l’importation de certaines matières brutes. C’est tomber dans un excès opposé. D’après le même principe, loin de faire payer une contribution foncière, on devrait payer une gratification à ceux qui ont la bonté de cultiver la terre ; car l’industrie agricole fournit aussi des matières brutes à la plupart des manufactures, et notamment le blé, qui, par l’élaboration des ouvriers, est transformé en marchandises d’une valeur supérieure aux valeurs consommées. Les droits de douane, sur quelque matière que ce soit, sont aussi équitables que l’impôt foncier ; mais comme l’un et l’autre ne peuvent produire que du mal, le mal est d’autant plus petit, que l’impôt est plus léger.
  19. Lorsqu’on est obligé de frapper d’impôt une certaine consommation, ou une industrie qu’on ne veut cependant pas détruire, on doit la charger d’abord légèrement, et augmenter le fardeau avec lenteur et précaution. Veut-on, au contraire, réprimer, détruire une consommation ou une industrie fâcheuse ? de prime-abord il faut la frapper de tout l’impôt qu’elle doit subir.
  20. Cette efficacité des peines, lorsqu’elles sont modérées et inévitables, est très-bien prouvée dans Beccaria, Traité des Délits et des Peines.
  21. Cet impôt est d’autant plus inique qu’il porte ou sur des orphelins, ou sur des pères et des mères, qui sacrifient déjà une partie de leur bien-être pour élever des citoyens à l’état ; que l’impôt est d’autant plus fort, que les parens ont plus d’enfans, c’est-à-dire, plus de sacrifices à faire ; et qu’il est sans proportion avec la fortune des contribuables, puisque l’enfant pauvre paie autant que le riche. Un père de famille, d’une fortune modérée, qui n’a qu’un fils, paie à l’université, en vertu de cette loi, plus qu’il ne paie au trésor public pour toutes ses autres contributions. C’est bien pis s’il a plus d’un fils. De manière que l’usurpateur des libertés publiques a fait de l’université une machine fiscale en même temps qu’un instrument pour propager des idées fausses et des habitudes serviles. Le prétexte de subvenir aux frais de l’instruction à laquelle les élèves des pensionnats particuliers étaient contraints de prendre part, n’a point de quoi satisfaire les esprits justes ; car, en admettant que l’instruction des lycées fût la plus propre à former des membres utiles à la société, et qu’on pût, sans violer le droit naturel, forcer un père, ou l’instituteur qui le représente, à conduire son élève devant tels ou tels professeurs nommés d’office, les élèves qui avaient le moins besoin de ces professeurs n’étaient-ils pas ceux qui recevaient déjà leur instruction dans des maisons consacrées à l’enseignement, et sous des professeurs de leur choix ? Si la société juge qu’il est de son intérêt d’offrir gratuitement une certaine instruction, elle ne peut, sans une absurde oppression, la faire entrer par force, et à grands frais, dans les têtes ; et si une classe particulière de la société doit payer les frais modérés de cette instruction, ce doit être celle qui, n’ayant point d’enfans, recueille les fruits de la civilisation sans en avoir les charges.
  22. Dans les jeux de hasard le public perd le profit des banquiers, en même temps que la rétribution que ceux-ci paient au gouvernement. C’est une partie de l’impôt qui ne tourne pas au profit du fisc. Les chances du hasard ont, en outre, cette fâcheuse influence, qu’elles habituent l’homme à attendre de la fortune ce qu’il devrait obtenir de ses talens et de son courage ; qu’elles l’accoutument à chercher ses gains dans les pertes faites par les autres, plutôt que dans les véritables sources, de la richesse. Les récompenses d’un travail actif paraissent mesquines auprès des amorces d’un gros lot. Les loteries sont d’ailleurs un impôt qui, quoique volontaire, porte presque entièrement sur la classe nécessiteuse, à qui le besoin peut seul faire braver la défaveur d’un jeu inégal. C’est presque toujours le pain de la misère qu’on y hasarde, lorsque ce n’est pas le fruit du crime.