Traité d’économie politique/1841/Livre 3/Chapitre 10
CHAPITRE X.
Des différentes manières d’asseoir l’Impôt, et sur quelles classes de Contribuables portent les divers Impôts.
L’impôt se compose, ainsi qu’on l’a vu, de produits, ou plutôt de la valeur produite[1] dont le gouvernement exige le sacrifice. Mais quels effets résultent de la nature des produits qui sont taxés, de la manière dont on en répartit le fardeau, et sur qui retombe la perte (qui résulte infailliblement pour quelqu’un) de la contribution acquittée ? Telles sont les questions dont on est fondé à demander la solution à l’économie politique. L’application qui sera faite des principes à quelques exemples particuliers, montrera comment on peut les appliquer dans tous les autres cas.
L’autorité lève les valeurs dont se composent les contributions, tantôt en monnaie, tantôt en nature, selon qu’il convient le mieux à ses besoins ou aux facultés des contribuables. Mais quelles que soient la forme et la matière, la contribution est toujours le montant de la valeur des choses livrées. Si le gouvernement, sous prétexte qu’il a besoin de blé, ou de cuirs, ou d’étoffes, oblige le contribuable à faire un achat de ces diverses marchandises, la contribution s’élève au niveau de ce que le contribuable a été obligé de payer pour se les procurer, ou au niveau de ce qu’il les aurait vendues, si on les lui avait laissées. Quelle que soit l’évaluation que le gouvernement en fait par le droit du plus fort, le montant de la contribution ne peut s’apprécier autrement que je ne viens de le dire.
De même les frais de perception, sous quelque forme qu’ils soient présentés, sont toujours une addition à la contribution, quoique l’autorité n’en fasse pas son profit ; et lorsque le contribuable est obligé de perdre du temps ou de transporter des marchandises pour s’acquitter, sa contribution est plus forte de toute la valeur du temps qu’il perd et des transports qu’il exécute.
On doit encore comprendre dans les contributions qu’un gouvernement impose au peuple qu’il régit, toutes les dépenses que ses opérations font nécessairement retomber sur lui. Ainsi, quand il fait la guerre, le fardeau qu’il impose à la nation s’accroît de la valeur de l’équipement et de l’argent de poche dont se fournissent les militaires, ou que leur famille fournit pour eux ; il s’accroît de la valeur du temps perdu par les milices ; il s’accroît des sommes payées pour les exemptions et les remplacemens ; il s’accroît du montant des frais de logement des gens de guerre, ainsi que des ravages et des spoliations dont ils se rendent coupables ; il s’accroît des secours et des traitemens qu’ils obtiennent de leurs parens ou de leurs compatriotes à leur retour ; il s’accroît même des aumônes que la misère, enfantée par un mauvais régime, arrache à la compassion ou à la piété. En effet, aucune de ces valeurs n’aurait été ôtée aux citoyens ou sujets, sous un régime différent. Ces valeurs ne sont pas entrées dans le trésor du prince, mais les peuples les ont payées, et leur montant a été aussi complètement perdu, que si elles avaient contribué au bonheur de l’espèce.
On peut ranger sous deux chefs principaux les différentes manières qu’on emploie pour atteindre les revenus des contribuables. Ou bien on leur demande directement une portion du revenu qu’on leur suppose : c’est l’objet des contributions directes ; ou bien on leur fait payer une somme quelconque sur certaines consommations qu’ils font avec leur revenu : c’est l’objet de ce qu’on nomme en France les contributions indirectes.
Mais, soit dans un cas, soit dans l’autre, la chose évaluée, qui sert de base à la contribution demandée, n’est pas en réalité la matière imposable ; ce n’est pas nécessairement cette valeur dont on lève une partie ; elle n’est qu’un moyen, plus ou moins imparfait, de connaître un revenu qu’on veut atteindre, lequel présente seul la vraie matière imposable. Et si l’on pouvait compter sur la bonne foi du contribuable, un seul moyen suffirait : ce serait de lui demander quels sont ses profits annuels, quel est son revenu. Il ne faudrait point d’autre base pour la fixation de son contingent ; il n’y aurait qu’un seul impôt, et jamais impôt n’aurait été plus équitable, et n’aurait moins coûté de perception. C’est ce qui se pratiquait à Hambourg avant les malheurs que cette ville a éprouvés ; c’est ce qui ne peut avoir lieu que dans un état républicain, de peu d’étendue, où les citoyens se connaissent mutuellement, et où les contributions sont modérées.
Pour asseoir les contributions directes en proportion du revenu des contribuables, tantôt les gouvernemens exigent des particuliers l’exhibition de leurs baux ; à défaut de baux, ils évaluent la valeur locative de leurs biens-fonds, et demandent au propriétaire une part de ce revenu : c’est la contribution foncière. Tantôt ils jugent du revenu par le loyer de l’habitation qu’on occupe, par le nombre des domestiques, des chevaux, des voitures qu’on entretient, et font de cette évaluation la base de leurs demandes : c’est ce qu’on nomme en France la contribution mobilière.
Tantôt ils estiment les profits que l’on peut faire suivant l’espèce d’industrie qu’on exerce, l’étendue de la ville et du local où elle est exercée : c’est la base de l’impôt qu’on appelle en France les patentes.
Toutes ces manières d’asseoir l’impôt, en font des contributions directes.
Pour asseoir les contributions indirectes et celles dont on veut frapper les consommations, on ne s’informe pas du nom du redevable : on ne s’attache qu’au produit. Tantôt, dès l’origine de ce produit, en réclame une part quelconque de sa valeur, comme on fait en France pour le sel.
Tantôt cette demande est faite au moment où le produit franchit les frontières (les droits de douanes), ou l’enceinte des villes (l’octroi).
Tantôt c’est au moment où le produit passe de la main du dernier producteur dans celle du consommateur, qu’on fait contribuer celui-ci (en Angleterre par le stamp-duty[2], en France par l’impôt sur les billets de spectacles).
Tantôt le gouvernement exige que la marchandise porte une marque particulière qu’il fait payer, comme le contrôle de l’argent, le timbre des journaux.
Tantôt il s’empare de la préparation exclusive d’une marchandise, ou d’un service public, et les vend à un prix monopole, comme le tabac ou le transport des lettres par la poste.
Tantôt il frappe, non la marchandise elle-même, mais l’acquittement de son prix, comme il le fait par le timbre des quittances et des effets de commerce.
Toutes ces manières de lever les contributions les rangent dans la classe des contributions indirectes, parce que la demande n’en est adressée à personne directement, mais au produit, à la marchandise frappée de l’impôt[3].
On conçoit facilement que tel revenu qui pourrait n’être pas atteint par un de ces genres de contributions, l’est par un autre, et que c’est un grand acheminement à l’équitable répartition des charges publiques, que la multiplicité des formes sous lesquelles elles se présentent, pourvu toutefois que chacune en particulier soit maintenue dans les bornes d’une certaine modération.
Chacune de ces manières d’asseoir l’impôt, outre l’inconvénient général d’appliquer une partie des produits de la société à des usages peu favorables à son bonheur et à ses reproductions, a d’autres inconvéniens et des avantages qui lui sont propres. L’impôt direct, par exemple, coûte moins de frais de perception, mais il s’acquitte péniblement et entraîne des contraintes odieuses. Il frappe les revenus très-inéquitablement. Un riche négociant qui paie une patente de six cents francs, peut gagner cent mille francs par an ; un petit boutiquier dont les gains ne peuvent excéder deux mille écus, paie une patente qui ne peut être moindre de cent francs. Le revenu d’un propriétaire foncier, déjà frappé par la contribution foncière, l’est une seconde fois par la contribution mobilière ; tandis que le revenu du capitaliste, frappé par cette dernière contribution, ne l’est qu’une seule fois.
Les contributions indirectes ont le mérite d’être acquittées plus facilement, et de paraître moins vexatoires. Toute contribution se paie avec répugnance, parce que le prix de cette dette, la protection du gouvernement, est un avantage négatif dont on est peu touché. Un gouvernement est précieux plutôt par les maux dont il préserve, que par les jouissances qu’il procure. Mais en payant un impôt sur les denrées, on ne croit pas payer la protection du gouvernement, laquelle touche peu ; on croit payer le prix de la denrée qu’on désire beaucoup, quoique ce prix soit indépendant de l’impôt. L’attrait de la consommation s’étend jusqu’à l’acquittement de la dette, et l’on paie volontiers une valeur dont le sacrifice est suivi d’une jouissance.
C’est ce qui a fait considérer cet impôt comme volontaire. Les États-Unis, avant leur indépendance, le regardaient tellement comme volontaire, que, tout en refusant au parlement britannique le droit de les imposer sans leur consentement, ils lui reconnaissaient pourtant celui de mettre des droits sur les consommations, chacun ayant la faculté de s’y soustraire en s’abstenant de la marchandise imposée[4]. Il n’en est pas ainsi de l’impôt sur les personnes ; il ressemble à une spoliation.
L’impôt indirect se perçoit par petites portions, insensiblement, à mesure que le contribuable a les moyens de l’acquitter. Il n’entraîne point d’embarras de répartition entre les provinces, entre les arrondissemens, entre les particuliers. Il ne met point les intérêts divers en présence ; ce que l’un évite de payer n’est point une charge pour l’autre. Point d’inimitiés entre habitans de la même ville, point de réclamations, point de contraintes.
Le même impôt permet au législateur de mettre un choix dans les consommations qu’il impose ; de ménager celles qui sont favorables à la prospérité de la société, comme toutes les consommations reproductives, pour frapper celles qui ne sont favorables qu’à son appauvrissement, comme toutes les consommations stériles ; celles qui procurent à grands frais au riche un plaisir insipide ou immoral, pour ménager celles qui font vivre à peu de frais les familles laborieuses.
On a objecté contre les impôts indirects les frais de perception qu’ils entraînent ; ils exigent de nombreux bureaux, des commis, des employés, des gardes ; mais il faut observer qu’une grande partie de ces frais ne sont pas une suite nécessaire de l’impôt, et peuvent être prévenus par une bonne administration. L’accise et le timbre, en Angleterre, ne coûtaient plus que 3 1/4 pour cent de frais de perception en 1799[5]. Il n’y a pas d’impôt direct en France qui ne coûte bien davantage.
On a dit que l’impôt indirect ne promettait au fisc qu’une valeur variable, incertaine, tandis que les dépenses publiques exigeaient des fonds assurés ; mais les rentrées variables sont tellement assurées, qu’il n’en est pas une qui n’ait été affermée. Excepté dans des circonstances extraordinaires et rares, l’expérience fait connaître, à peu de chose près, le produit de toute espèce de contribution. D’ailleurs les impôts sur les consommations sont de leur nature, variés : la plus value des uns couvre le déficit des autres.
L’impôt indirect provoque les fraudes, crée des crimes qui ne sont pas dans l’ordre de la nature, et par suite, des punitions plus affligeantes que toutes les autres ; mais ces inconvéniens n’acquièrent un caractère très-grave que lorsque l’impôt est excessif : c’est alors seulement que le profit de la fraude en surpasse le danger. Tous les impôts excessifs produisent au reste le même effet ; ils ne procurent plus de nouvelles rentrées, sans pour cela cesser d’entraîner de nouveaux malheurs.
On remarquera que les contributions indirectes, de même que les autres, frappent très-inégalement les consommateurs, et par conséquent les revenus ; car il y a beaucoup d’objets dont la consommation n’est point en proportion avec le revenu des consommateurs : un homme qui a cent mille francs de revenu annuel, ne consomme pas cent fois plus de sel qu’un homme qui gagne mille francs ; mais ces contributions pouvant être assises sur beaucoup d’objets divers, les défauts de l’une sont couverts par l’autre. En second lieu, on remarquera qu’elles frappent des revenus déjà atteints par la contribution foncière et mobilière : un homme qui a tout son bien en terres, et qui paie l’impôt relatif à son revenu, paie, comme nous l’avons déjà remarqué, une seconde fois sur le même revenu pour sa contribution mobilière, et une troisième fois sur le même revenu, au moment où il achète les objets de sa consommation.
Supposant toutes ces contributions payées par ceux à qui l’autorité les demande, on aurait tort de croire qu’elles retombent définitivement sur les payeurs. Plusieurs de ceux-ci ne sont pas les véritables contribuables ; la contribution n’est pour eux qu’une avance qu’ils réussissent à se faire rembourser, plus ou moins complètement, par les consommateurs des choses qu’ils produisent. Mais la différence des positions établit de fort grandes irrégularités dans cette espèce de remboursement.
Pour en juger, voici les faits généraux qu’il faut prendre en considération.
Lorsque l’impôt payé par les producteurs d’une marchandise, en élève le prix, le consommateur de cette marchandise paie une partie de l’impôt. Si la marchandise ne renchérit pas, l’impôt est payé par les producteurs. Si, sans que la marchandise hausse de prix, sa qualité est altérée, l’impôt est supporté, du moins en partie, par le consommateur ; car une qualité inférieure qui se vend aussi cher, équivaut à une qualité égale qui se vend plus cher.
Tout renchérissement d’un produit diminue nécessairement le nombre de ceux qui sont à portée de se le procurer, ou du moins la consommation qu’ils en font[6]. Lorsque le sel vaut trois sous la livre, il s’en consomme beaucoup moins que lorsqu’il ne vaut qu’un sou. Or, la demande de ce produit devenant moins grande relativement aux moyens de production, les services productifs en ce genre sont moins bien payés, c’est-à-dire, que l’entrepreneur des salines, par exemple, et par suite ses agens, ses ouvriers, et même le capitaliste qui lui prête des fonds, le propriétaire qui lui loue un local, éprouvant une diminution dans la demande de leur produit ne peuvent obtenir des profits aussi grands[7]. Les producteurs cherchent bien à se faire rembourser le montant du droit, mas ils n’y réussissent jamais complètement ; car la valeur intrinsèque de la marchandise, celle qui paie ses frais de production, baisse ; aussi remarque-t-on qu’un impôt quelconque mis sur un produit, n’en élève pas le prix total de tout le montant de l’impôt. Il faudrait pour cela que la demande totale restât la même ; ce qui est impossible. L’impôt, dans ce cas, porte donc en partie sur ceux des consommateurs qui persistent à consommer, malgré le renchérissement ; et en partie sur les producteurs, qui ont fait une moins grande quantité du produit, et qui, l’impôt déduit, se trouvent l’avoir donné à plus bas prix, en raison d’une demande moins vive. Le trésor public profite de ce que le consommateur paie de plus, et du sacrifice que le producteur est obligé de faire d’une partie de ses profits. C’est l’effort de la poudre qui agit à la fois sur le boulet qu’elle chasse, et sur le canon qu’elle fait reculer.
Quand on met un droit sur les draps comme objet de consommation, la consommation des laines diminue, et l’agriculteur qui élève les moutons, en voit son revenu affecté. Il peut se livrer à un autre genre de culture, dira-t-on ; mais il faut supposer que, dans la situation et par la nature de son terrain, l’éducation des bêtes à laine était la culture qui lui rapportait le plus, puisqu’il l’avait préférée ; un changement de culture est donc pour lui une diminution de revenu : ce qui n’empêche point, au reste, que le manufacturier de draps, et le capitaliste dont les fonds sont engagés dans son entreprise, ne supportent leur part du même impôt.
Chaque producteur ne supporte une part de l’impôt sur les consommations, qu’en proportion de la part qu’il prend à la production de la chose imposée. Si le propriétaire foncier fournit la majeure parte de la valeur du produit, comme lorsque les produits peuvent être consommés sans beaucoup de préparation, alors il supporte presque entière cette part de l’impôt qui tombe sur les producteurs. Qu’on mette un droit d’entrée aux villes sur les vins, les cultivateurs de vignobles en souffriront beaucoup. Qu’on mette un droit, même très-fort, sur la vente des dentelles, les cultivateurs qui fournissent le lin s’en apercevront à peine. Mais, à leur tour, les producteurs, entre les mains de qui cette marchandise acquiert sa principale valeur, entrepreneurs, ouvriers et marchands, en seront violemment affectés.
Quand la valeur a été donnée partie par des producteurs étrangers, partie par des producteurs nationaux, ceux-ci supportent presque tout le fardeau de l’impôt. Si l’on impose chez nous les cotonnades, la demande de ces produits devenant moins forte, les services productifs de nos fabricans seront moins payés ; ils porteront une part de cet impôt : mais les services productifs de ceux qui cultivent le coton en Amérique, ne seront pas payés sensiblement moins, s’il n’y a pas d’autres raisons que celle-là. En effet, cet impôt, qui altère peut-être la consommation de la France en coton d’un dixième, ne diminuera les ventes de l’Amérique que d’un centième, en supposant que la France n’entre que pour un dixième dans le débouché que l’Amérique trouve pour ses cotons.
Un impôt mis sur un objet de consommation, lorsqu’il est de nécessité première, affecte plus ou moins le prix de presque tous les autres produits, et par conséquent se prend sur les revenus de tous les autres consommateurs. Un droit d’octroi mis à l’entrée d’une ville sur la viande, les grains, les combustibles, fait renchérir tous les produits fabriqués dans cette ville ; mais un droit mis sur le tabac dans la même ville ne fait renchérir aucune autre denrée. Il affecte les producteurs et les consommateurs de tabac, et nul autre. La raison en est évidente : le producteur qui consomme des superfluités, est obligé de soutenir la concurrence de celui qui n’en fait pas d’usage ; tandis que le producteur qui paie un droit sur ce qui est indispensable, n’a pas de concurrence à redouter, tous les producteurs comme lui étant forcés de le payer.
Les contributions directes qu’on fait payer aux producteurs, affectent, à plus forte raison, les consommateurs de leurs produits ; mais, par les raisons qu’on a vues plus haut, ils ne peuvent jamais élever le prix de leurs produits assez pour être complètement remboursés du montant de l’impôt ; car, encore une fois, le renchérissement restreint la demande, et une demande moins forte réduit le profit de tous les services productifs.
Parmi tous les producteurs d’un même produit, les uns peuvent plus aisément que d’autres se soustraire à l’effet de l’impôt. Le capitaliste dont les fonds ne sont pas engagés dans cette affaire, les retire et les place ailleurs si l’on ne peut plus lui payer le même intérêt, ou si le paiement de ce qu’on lui doit devient plus précaire. L’entrepreneur peut, dans certains cas, liquider et porter ailleurs son intelligence et ses travaux ; mais le propriétaire foncier ou le capitaliste dont les capitaux ne peuvent se dégager promptement, n’ont pas le même avantage[8]. La quantité de vin ou de blé que produit une terre, reste à peu près la même, quel que soit l’impôt dont la terre est grevée ; l’impôt lui enlèverait la moitié, les trois quarts même de son produit net, ou, si l’on veut, de son fermage, que la terre serait néanmoins exploitée pour en retirer la moitié ou le quart que l’impôt n’absorberait pas[9]. Le taux du fermage, c’est-à-dire la part du propriétaire, baisserait : voilà tout. On en sentira la raison, si l’on considère que, dans le cas supposé, la quantité de denrées produites par la terre et envoyées au marché, reste néanmoins la même. D’un autre côté, les motifs qui établissent la demande de la denrée restent les mêmes aussi[10]. Or, si la quantité des produits qui est offerte, si la quantité qui est demandée, doivent, malgré l’établissement ou l’extension de la contribution foncière, rester néanmoins les mêmes, les prix ne varient pas, le consommateur des produits ne paie pas la plus petite portion de cet impôt[11]. Le propriétaire ne peut, même par la vente de son fonds, se soustraire au fardeau de l’impôt ; car le fonds n’est payé en principal qu’en proportion de ce que l’impôt lui laisse valoir en revenu. Un homme qui acquiert une terre, n’en évalue le revenu que net de frais et d’impositions. Si le taux de ce genre de placement est dans le pays de cinq pour cent, et qu’il ait à acheter une terre de cent mille francs, il ne la paiera plus que quatre-vingt mille du moment qu’un nouvel impôt viendra à charger cette terre d’un tribut annuel de mille francs ; car elle ne produira plus alors que quatre mille francs.
C’est comme si le gouvernement prenait un cinquième de la terre ; le consommateur des produits territoriaux ne s’en apercevrait pas[12].
Il y a une exception à faire pour les maisons d’habitation : l’impôt qu’on fait payer au propriétaire enchérit les loyers ; c’est qu’à proprement parler, une maison, ou plutôt la jouissance d’une maison, est un produit manufacturier, et non pas un produit foncier, et que le haut prix des loyers diminue la consommation et la production des maisons comme celle des étoffes. Les bâtisseurs de maisons, y trouvant de moins bons profits, en font moins, et les consommateurs, payant ce produit plus cher, se logent plus à l’étroit.
On voit, d’après ce qui précède, combien il est téméraire d’affirmer comme un principe général que tout impôt tombe définitivement sur telle classe de la société, ou sur telle autre. Les impôts tombent sur ceux qui ne peuvent pas s’y soustraire, parce qu’ils sont un fardeau que chacun éloigne de tout son pouvoir ; mais les moyens de s’y soustraire varient à l’infini, suivant les différentes formes de l’impôt, et suivant les fonctions qu’on exerce dans la machine sociale. Il y a plus, ils varient selon les temps, pour les mêmes professions. Quand une marchandise est fort demandée, son détenteur ne la cède qu’autant que tous ses frais sont bien payés ; l’impôt fait partie de ses frais ; il a soin de se le faire rembourser en totalité et sans miséricorde. Une circonstance imprévue fait-elle baisser le même produit, il se trouve heureux de supporter l’impôt tout entier pour en faciliter la vente. Rien n’est plus incertain, rien n’est plus variable que les proportions suivant lesquelles les diverses classes de la société supportent l’impôt. Les auteurs qui les font porter sur telle ou telle classe, et suivant des proportions constantes, raisonnent sur des suppositions que l’observation des faits dément à chaque instant.
Ajoutons que les effets que je fais remarquer, et qui sont conformes à l’expérience aussi bien qu’expliqués par le raisonnement, durent autant que les circonstances qui les ont occasionnés. Un propriétaire foncier ne pourra jamais faire supporter à ses consommateurs aucune part de sa contribution foncière : il n’en sera pas de même d’un manufacturier. La consommation d’une denrée, toutes choses d’ailleurs égales, sera constamment bornée par un impôt qui en élèvera le prix, et il y aura moins de gains faits dans sa production. Un homme qui n’est ni producteur ni consommateur d’une denrée de luxe, ne supportera jamais la moindre part d’un impôt mis sur cette denrée. Que penser en conséquence d’une doctrine qui a malheureusement obtenu l’approbation d’une société illustre trop étrangère à ce genre de connaissances[13], doctrine où l’on établit qu’il importe peu que l’impôt pèse sur une branche de revenu ou sur une autre, pourvu qu’il soit anciennement établi ; que tout impôt, à la longue, se puise dans tous les revenus, comme le sang qu’on tire d’un bras se pompe sur tout le corps ? Cette comparaison n’est nullement analogue à la nature de l’impôt. Les richesses sociales ne sont point un fluide qui cherche son équilibre. Une atteinte portée à l’une des branches de l’arbre social peut la tuer, sans que l’arbre périsse ; elle est plus fâcheuse, si elle porte sur une branche productive que sur une autre qui ne l’est pas. Il faut que les blessures se multiplient, que l’arbre entier soit attaqué, pour qu’il devienne complétement stérile et qu’il meure. Cette similitude représente mieux l’effet de l’impôt que ne le fait la circulation du sang ; mais ni l’une ni l’autre ne tiennent lieu du raisonnement. Une comparaison n’est point une preuve : elle n’est qu’un moyen de faire comprendre une vérité qui doit être prouvée sans cela.
Jusqu’à présent, lorsque j’ai parlé d’un droit imposé sur un produit quelconque (droit que j’ai quelquefois appelé impôt sur les consommations, quoique le consommateur du produit ne le paie pas en totalité), je ne me suis point arrêté à remarquer à quel période de la production le droit avait été demandé, et quels effets devaient résulter de cette circonstance, qui cependant mérite de nous arrêter quelques instans.
Les produits augmentent successivement de valeur en passant entre les mains de leurs différens producteurs ; car les plus simples produits subissent bien des façons avant d’être au point de pouvoir être consommés. Un impôt n’est donc en proportion avec la valeur d’un produit que lorsqu’il est assis sur ce produit au moment seulement où il a acquis sa plus grande valeur, où il a subi toutes ses façons productives.
Que si l’on fait payer dès l’origine à la matière première une contribution proportionnée, non pas à sa valeur actuelle, mais à celle qu’elle doit acquérir, alors on force le producteur aux mains de qui elle se trouve, à faire l’avance d’un impôt disproportionné avec la valeur qu’il manie ; avance gênante, remboursée avec peine par le producteur qui suit, et par les autres, jusqu’au dernier producteur, qui est à son tour imparfaitement remboursé par le consommateur.
Il y a dans cette avance d’impôt un autre inconvénient : c’est que l’industrie, qui en est grevée, ne peut être conduite qu’au moyen de capitaux plus considérables que ne l’exige la nature de la production ; et que l’intérêt de ces capitaux, payé en partie par les producteurs, et en partie par les consommateurs, est une addition d’impôt dont le fisc ne profite pas[14].
L’expérience et le raisonnement conduisent ainsi à cette conséquence, opposée à celle des économistes, que la portion de l’impôt qui doit peser sur le revenu du consommateur, y retombe toujours avec d’autant plus de surcharge, que l’impôt est levé plus près des premiers producteurs.
Les impôts directs et personnels, comme la capitation, assis sur les producteurs des denrées nécessaires, et les impôts qui portent sur les denrées nécessaires elles-mêmes, ont cet inconvénient au plus haut degré ; ils obligent chaque producteur à faire l’avance de l’impôt personnel de tous les producteurs qui l’ont précédé ; la même quantité de capitaux entretient dès-lors une industrie moindre, et les contribuables paient l’impôt, accru d’un intérêt composé dont le fisc n’a point profité.
L’impôt en nature prélève, sur le terrain même, une partie de la récolte au profit du trésor public.
Il a cela de bon, qu’il ne demande au cultivateur qu’une valeur qu’il a, et sous la forme même où il la possède. La Belgique, après avoir été conquise par les Français, s’est trouvée, à certaines époques, hors d’état de payer ses contributions, quoiqu’elle eût de belles récoltes. La guerre et les défenses d’exporter l’empêchaient de vendre, et le fisc voulait qu’elle vendît, puisqu’il demandait de l’argent : elle aurait facilement supporté les charges publiques, si le gouvernement avait levé en nature les produits qu’il lui demandait.
Il a cela de bon, que le gouvernement est aussi intéressé que le cultivateur aux bonnes récoltes, et par conséquent à favoriser l’agriculture ; et peut-être l’impôt en nature, perçu à la Chine, est-il l’origine de cette protection spéciale que le gouvernement de ce pays accorde au premier des arts industriels. Mais tous les revenus ne méritent-ils pas la même protection ? Ne sont-ils pas tous des sources où les gouvernemens puisent leurs subsides ? Les gouvernemens ne sont-ils pas également intéressés à protéger d’autres industries qu’ils écrasent ?
Il a cela de bon, que sa perception n’admet rien d’arbitraire ni d’injuste : le particulier, une fois sa récolte faite, sait ce qu’il est tenu de payer ; le fisc, ce qu’il est en droit de réclamer. Cet impôt paraît le plus équitable de tous ; il n’y en a pas qui le soit moins : il ne tient nul compte des avances faites par le producteur ; il se proportionne au revenu brut, et non au revenu net.
Deux agriculteurs propriétaires ont des cultures différentes : l’un cultive de médiocres terres à blé ; ses frais de culture se montent, année commune, à 8,000 francs ; le produit brut de ses terres est de 12,000 francs : il a donc 4,000 francs de revenu net.
Son voisin a des prairies ou des bois qui rendent brut, tous les ans, 12,000 francs également, mais qui ne lui coûtent d’entretien que 2,000 francs. C’est donc, année commune, 10,000 francs de revenu qui lui restent.
Une loi commande qu’on lève en nature un douzième des fruits de la terre, quels qu’ils soient. On enlève en conséquence, au premier, des gerbes de blé pour une valeur de 1,000 francs ; et au second, des bottes de foin, des bestiaux ou du bois, pour une valeur de 1,000 francs également. Qu’est-il arrivé ? C’est qu’on a pris à l’un le quart de son revenu qui se montait à 4,000 francs, et à l’autre le dixième seulement du sien qui se montait à 10,000 francs[15].
Chacun en particulier n’a pour revenu que le profit net qu’il a fait après que son capital, tel qu’il était, s’est trouvé rétabli. Un marchand a-t-il pour revenu le montant de toutes les ventes qu’il fait dans une année ? Non, certes : il n’a de revenu que l’excédant de ses rentrées sur ses avances, et c’est sur cet excédant seul qu’il peut payer l’impôt sans se ruiner.
La difficulté, les frais et les abus de la perception de l’impôt en nature, sont un nouvel obstacle à son établissement. Que d’agens à employer ! Que de dilapidations à craindre ! Le gouvernement peut être trompé sur le montant de la contribution, trompé dans la conversion en argent qu’il en faut faire, trompé sur les denrées avariées, sur les frais d’emmagasinement, de conservation, de transport. Si l’impôt est affermé, que de fermiers, que de traitans dont les profits sont faits sur le public ! Les poursuites seules qu’il faudrait diriger contre les fermiers de l’impôt, exigeraient une administration étendue. « Un riche propriétaire, dit Smith, qui passerait sa vie dans la capitale, et qui toucherait en nature, dans diverses provinces éloignées, le prix de ses fermages, risquerait de perdre la plus grande partie de ses revenus. Et cependant les agens du plus négligent de tous les propriétaires, ne sauraient dilapider autant que ceux du plus vigilant des princes[16]. »
On a fait valoir encore d’autres considérations contre l’impôt en nature ; mais il serait peut-être inutile et sans doute fastidieux de les reproduire toutes. Qu’on me permette seulement de faire remarquer quel serait, sur les prix, l’effet de cette masse de denrées mises en vente par les préposés du fisc, qui, comme on sait, est aussi mauvais vendeur qu’il est mauvais acheteur. La nécessité de vider les magasins pour faire place à de nouvelles contributions ou pour subvenir aux besoins impérieux d’un trésor public, ferait vendre les denrées au-dessous du taux, où le fermage des terres, le salaire des ouvriers, et l’intérêt des fonds employés par l’agriculture, devraient naturellement fixer leur prix ; concurrence impossible à soutenir. Un tel impôt, non-seulement ôte aux cultivateurs une portion de leurs produits, mais les empêche de tirer parti de la portion qu’il ne leur ôte pas.
Le maréchal de Vauban, dans sa Dixme royale, ouvrage d’un esprit juste, et qui mérite d’être étudié par tous les administrateurs de la fortune publique, propose une dixme du vingtième des fruits de la terre, qu’on pourrait à la rigueur, et dans un cas de nécessité, élever jusqu’au dixième. Mais Vauban proposait cet impôt inégal pour remédier à une inégalité encore plus grande : les besoins de l’état étaient urgens, les ressources épuisées ; il s’agissait d’atteindre, fût-ce imparfaitement, les biens nobles et les biens ecclésiastiques, qui ne payaient rien. À l’époque où Vauban donna son plan, la France en aurait éprouvé un grand soulagement, et il conduisait à l’abolition des priviléges. C’est pour cela même qu’il fut rejeté.
En 1692, quatre ans après l’heureuse révolution qui plaça le prince d’Orange sur le trône d’Angleterre, on fit une évaluation générale des revenus territoriaux de ce royaume, et cette évaluation sert de base encore aujourd’hui à la répartition de l’impôt territorial qu’on y lève ; de manière que, quand l’impôt est fixé au cinquième des revenus fonciers, ce n’est pas le cinquième du revenu foncier actuel qu’on perçoit, c’est le cinquième du revenu évalué en 1692.
On sent qu’un tel impôt a dû être singulièrement favorable aux améliorations agricoles. Un fonds amélioré, et qui rapporte un revenu décuple de ce qu’il rapportait dans l’origine, ne paie point une décuple taxe. Si on l’a laissé se détériorer, il n’en paie pas moins comme si son revenu était resté le même. La négligence est condamnée à une amende.
Plusieurs écrivains attribuent à cette fixité d’évaluation, la haute prospérité où l’agriculture est portée en Angleterre.
Qu’elle y ait beaucoup contribué, c’est ce dont il n’est pas permis de douter. Mais que dirait-on, si le gouvernement, s’adressant à un petit négociant, lui tenait ce langage : Vous faites, avec de faibles capitaux, un commerce borné, et votre contribution directe est, en conséquence, peu de chose. Empruntez et accumulez des capitaux ; étendez votre commerce, et qu’il vous procure d’immenses profits ; vous ne paierez toujours que la même contribution. Bien plus : quand vos héritiers succèderont à vos profits, et les auront augmentés, on ne les évaluera que comme ils furent évalués pour vous, et vos successeurs ne supporteront pas une plus forte part des charges publiques[17].
Sans doute ce serait un grand encouragement donné aux manufactures et au commerce ; mais serait-il équitable ? Leurs progrès ne pourraient-ils avoir lieu qu’à ce prix ? En Angleterre même, l’industrie manufacturière et commerciale n’a-t-elle pas, depuis la même époque, fait des pas plus rapides encore, sans jouir de cette injuste faveur ?
Un propriétaire, par ses soins, son économie, son intelligence, augmente son revenu annuel de cinq mille francs. Si l’état lui demande un cinquième de cette augmentation de revenu, ne lui reste-t-il pas quatre mille francs d’augmentation pour lui servir d’encouragement ?
On peut prévoir telles circonstances où la fixité de l’impôt, ne se proportionnant pas aux facultés des contribuables et aux circonstances du sol, produirait autant de mal qu’il a fait de bien dans d’autres cas : il forcerait à abandonner la culture des terrains qui, soit par une cause, soit par une autre, ne pourraient plus fournir le même revenu. On en a vu l’exemple en Toscane. On y fit, en 1496, un recensement ou cadastre, dans lequel on évalua peu les plaines et les vallons, où les inondations fréquentes et les ravages des torrens ne permettaient aucune culture profitable ; les coteaux, qui étaient seuls cultivés, y furent évalués fort haut : des alluvions ont eu lieu ; les inondations, les torrens ont été contenus, et les plaines fertilisées ; leurs produits, peu chargés d’impôts, ont pu être donnés à meilleur marché que ceux des coteaux ; ceux-ci, ne pouvant soutenir la concurrence, parce que l’impôt y est resté le même, sont devenus presque incultes et déserts[18]. Si l’impôt s’était prêté aux circonstances des deux terrains, ils auraient continué à être cultivés l’un et l’autre.
Si je me suis un peu étendu sur quelques impôts en particulier, c’est parce qu’ils se lient à des principes généraux. Ces principes ne sont point fondés sur de vaines théories, mais sur l’observation et la nature des choses. C’est faute de les comprendre qu’on commet d’importantes erreurs dans la pratique, comme l’assemblée constituante qui porta beaucoup trop loin les contributions directes, et surtout la contribution foncière, en vertu de ce principe des économistes dont elle eut les oreilles rebattues, que toute richesse venant de la terre, tous les impôts retombaient sur elle avec d’autant plus de surcharge, que les cascades étaient plus multipliés.
Dans l’état présent de l’économie politique, la théorie fondamentale de l’impôt doit au contraire, ce me semble, être exprimée ainsi :
L’impôt est une valeur fournie par la société, et qui ne lui est pas restituée par la consommation qu’on en fait.
Il coûte à la société non-seulement les valeurs qu’il fait entrer dans le trésor, mais les frais de perception et les services personnels qu’il exige, ainsi que la valeur des produits dont il empêche la création.
Le sacrifice, volontaire ou forcé, résultant de l’impôt, affecte le contribuable en sa qualité de producteur, lorsqu’il altère ses profits, c’est-à-dire ses revenus ; et il l’affecte en sa qualité de consommateur, lorsqu’il augmente ses dépenses en renchérissant les produits.
Dans le plus grand nombre des cas, le contribuable est affecté par l’impôt, en ses deux qualités à la fois de producteur et de consommateur ; et lorsqu’il ne peut suffire avec son revenu, à payer, tout à la fois, sa propre consommation et les charges de l’état, il entame ses capitaux. Quand les valeurs capitales, ainsi entamées par les uns, ne sont pas balancées au moyen des valeurs épargnées par les autres, la richesse sociale va en déclinant[19].
Celui qui paie au collecteur le montant de l’impôt n’est pas toujours le vrai contribuable, du moins pour la totalité de la valeur payée. Souvent il ne fait qu’avancer, sinon en totalité, au moins pour une partie, l’impôt qui lui est alors remboursé par d’autres classes de la société d’une manière très-compliquée, et souvent à la suite de plusieurs opérations ; tellement que bien des gens paient des portions de contributions au moment qu’ils s’en doutent le moins, soit par les prix auxquels ils achètent les denrées, soit par les pertes qu’ils éprouvent sans pouvoir en assigner les causes.
Ceux sur les revenus de qui retombent définitivement les contributions, sont les vrais contribuables, et les valeurs dont ils contribuent excèdent de beaucoup la somme des valeurs qui entrent véritablement aux mains des gouvernemens, en y joignant même les frais de perception. Cet excédant de valeurs contribuées est d’autant plus considérable, que le pays est plus mal administré.
Il est bon de rapprocher ce qui est dit ici des principes établis au chap. 2 du livre II, où l’on a vu la différence qui existe entre la cherté réelle et la cherté relative. La cherté résultant de l’impôt est une cherté réelle. C’est une moins grande quantité de produits obtenue pour une plus grande quantité de services productifs. Mais, indépendamment de cela, l’impôt occasionne ordinairement, et en même temps, un renchérissement des produits relativement à l’argent : c’est-à-dire qu’il fait payer les marchandises plus cher en monnaie. La raison en est que l’argent n’est point une production annuelle et courante comme celles qu’absorbe l’impôt[20]. Sauf les cas où le gouvernement envoie de l’argent à l’étranger pour acquitter des subsides ou salarier des armées, il ne consomme pas de la monnaie : il reverse dans la société, par ses achats, la monnaie qu’il lève par l’impôt, sans y reverser la valeur de l’impôt. Mais comme l’impôt paralyse une partie de la production, et opère une prompte destruction des produits qu’il n’empêche pas de naître, les impôts excessifs rendent les produits toujours plus rares par rapport à la monnaie, dont la quantité n’est pas diminuée par le fait de l’impôt. Or, toutes les fois que les marchandises en circulation deviennent plus rares par rapport à la quantité de monnaie en circulation, elles sont plus chères en argent.
Il semblerait que cette surabondance de monnaie d’or et d’argent devrait contribuer à l’aisance publique. Point du tout ; car l’argent a beau être en plus grande proportion par rapport aux produits courans, chacun ne peut l’acquérir que par des produits de sa propre création, et c’est cette création même qui est dispendieuse et difficile.
Au reste, quand les produits sont chers en argent, l’argent lui-même, ayant moins de valeur relative, ne tarde guère à s’écouler ; il devient plus rare qu’il n’était, parce qu’il se trouve moins de denrées à faire circuler ; et c’est ainsi qu’un pays écrasé d’impôts qui surpassent ses moyens de production, se trouve peu à peu privé d’abord de marchandises, ensuite d’argent, c’est-à-dire, de tout, et se dépeuple, comme il est arrivé en Espagne depuis 200 ans ; à moins que des épargnes constantes ne balancent les capitaux qui s’altèrent, et qu’une industrie active ne fournisse plus de produits annuels que les consommations publiques n’en détruisent, comme en Angleterre.
En étudiant avec soin ces principes, on comprendra comment les dépenses annuelles et véritablement gigantesques des gouvernemens modernes, ont obligé les contribuables à un travail plus opiniâtre, puisque, indépendamment des productions que réclament leur entretien, celui de leurs familles, leurs plaisirs, les mœurs du pays, il faut qu’ils produisent encore ce que dévore le fisc, et ce que le fisc fait perdre sans le dévorer, valeur incontestablement énorme chez quelques grandes nations, mais impossible à évaluer.
Cet excès, résultat graduel de systèmes politiques vicieux, a du moins servi à perfectionner l’art de produire, en obligeant les hommes à tirer de plus grands services du concours des agens naturels ; et sous ce rapport, les impôts ont peut-être contribué au développement et au perfectionnement des facultés humaines ; aussi, lorsque les progrès de l’art social auront ramené les contributions publiques au niveau des véritables besoins des sociétés, on éprouvera un très-grand bien-être résultant des progrès qui ont été faits dans l’art de produire. Mais si, par une suite des profusions où nous jettent des machines politiques abusives et compliquées, le système des impôts excessifs prévaut, et surtout s’il se propage, s’étend et se consolide, il est à craindre qu’il ne replonge dans la barbarie les nations dont l’industrie nous étonne le plus ; il est à craindre que ces nations ne deviennent de vastes galères, où l’on verrait peu à peu la classe indigente, c’est-à-dire le plus grand nombre, tourner avec envie ses regards vers la condition du sauvage…du sauvage qui n’est pas bien pourvu à la vérité, ni lui ni sa famille, mais qui du moins n’est pas tenu de subvenir, par des efforts perpétuels, à d’énormes consommations publiques, dont le public ne profite pas, ou qui tournent même à son détriment.
- ↑ Lorsqu’on demande à un propriétaire foncier sa contribution, on lui demande une portion de la valeur produite par sa terre, et non une portion des produits eux-mêmes. Lorsqu’on demande à un manufacturier l’impôt qu’on appelle sa patente, on lui demande de même, non des produits, mais une portion des valeurs produites par lui.
- ↑ Un marchand qui vous vend un chapeau, est obligé d’y coller un petit papier timbré.
- ↑ Et non parce qu’elles atteignent indirectement le contribuable ; car, si elles tiraient leur dénomination de cette dernière circonstance, il faudrait donner le même nom à des contributions très-directes, comme, par exemple, à l’impôt des patentes, qui tombe en partie indirectement sur le consommateur des produits dont s’occupe le patenté.
- ↑ Voyez l’interrogatoire subi, en 1766, par Franklin, à la barre de la chambre des communes.
- ↑ Garnier, traduction de Smith, tome IV, p. 458. Suivant Arthur Young, l’impôt du timbre qui rapporte au fisc 1 million 330,000 livres sterling, ne coûte à recouvrer que 3,691 livres sterling. Ce n’est pas un demi pour cent.
- ↑ Voyez liv. II, chap. 1.
- ↑ Cette assertion, que les intérêts du capitaliste, le loyer du propriétaire baissent, peut paraitre étrange, sans en être moins vraie. On dira qu’un capitaliste qui prête des fonds à un manufacturier, un propriétaire qui lui loue son terrain, ne diminuent pas leurs prétentions quand un impôt vient enlever une part des valeurs produites dans la manufacture ; mais compte-t-on ce qui, dans ce cas-là, se perd en retards de paiemens, de la part de l’entrepreneur ; en indemnités qu’il faut accorder ; en faillites, en procès ? Ces pertes retombent toujours, au moins en partie, sur la classe des propriétaires et des capitalistes, qui souvent ne se doutent pas de ce qui est pourtant vrai : c’est qu’ils acquittent par là une portion des impôts. Dans une machine sociale un peu compliquée, l’impôt s’acquitte sous bien des formes inaperçues.
Cela montre le danger des principes trop absolus, et combien on risque de s’égarer lorsqu’à l’imitation des Économistes du dix-huitième siècle, et de quelques écrivains anglais récens, on abandonne la méthode expérimentale de Smith., pour faire de l’économie politique abstractivement et à priori.
- ↑ Voyez liv. II, chap. 5, comment le propriétaire foncier concourt à la production par sa terre, et doit par conséquent être considéré comme un des producteurs.
- ↑ Il ne convient d’abandonner la culture qu’autant que l’impôt enlève au-delà du produit net, ou, si l’on veut, du fermage. Alors il ne convient à personne d’exploiter la terre ; non-seulement le propriétaire n’en tirerait rien : l’impôt serait substitué au fermage ; mais le fermier, en payant l’impôt, paierait le fermage au-delà de sa valeur.
- ↑ Les produits de l’industrie agricole ont même cela de particulier, qu’ils ne deviennent pas plus chers en devenant plus rares, parce que la population décroît toujours en même temps que les produits alimentaires diminuent ; et que, par conséquent, la quantité de ces produits qui est demandée, diminue en même temps que la quantité offerte. Aussi ne remarque-t-on pas que le blé soit plus cher là où il y a beaucoup de terres en friche, que dans un pays complétement cultivé. Le blé n’est réellement pas plus cher en Espagne qu’au temps où régnaient Ferdinand et Isabelle, quoique l’Espagne en produise aujourd’hui bien moins qu’alors. Il s’y trouve aussi bien moins de bouches pour le manger. L’Angleterre, la France, au contraire, étaient beaucoup moins bien cultivées au moyen âge que de nos jours ; elles produisaient beaucoup moins de céréales, et néanmoins, autant qu’on en peut juger par comparaison avec quelques autres valeurs, le blé ne s’y vendait pas plus cher. Si le produit était moindre, la population l’était aussi : la faiblesse de la demande compensait la faiblesse de l’approvisionnement.
- ↑ Dira-t-on que le fermier, celui qui fournit l’industrie et les capitaux, partage avec le propriétaire le fardeau de l’impôt ? On se trompera ; car la circonstance de l’impôt n’a pas diminué le nombre des biens à louer, et n’a pas multiplié le nombre des fermiers. Dès qu’en ce genre aussi les quantités offertes et demandées sont restées les mêmes, le taux des fermages a dû rester le même aussi.
L’exemple du manufacturier de sel, qui ne peut faire supporter à ses consommateurs qu’une partie de l’impôt, et celui du propriétaire foncier, qui ne peut s’en faire rembourser la plus petite partie, prouvent l’erreur de ceux qui soutiennent, en opposition avec les Économistes, que tout impôt retombe définitivement sur les consommateurs.
- ↑ Les Économistes avaient raison de dire que l’impôt foncier portait tout entier sur le produit net, et par conséquent sur les propriétaires des terres ; mais ils avaient tort de soutenir que tous les autres impôts retombaient en totalité sur les mêmes propriétaires des terres.
- ↑ L’institut de France, lorsqu’il couronna un discours de M. Canard.
- ↑ En France, en 1812, les droits d’entrée sur le coton en laine allaient environ à mille francs par halle, l’une portant l’autre ! Plusieurs manufactures étaient montées pour consommer deux de ces halles par chaque jour de travail. Il fallait qu’elles tissent l’avance de cet impôt depuis le moment de l’achat de leur matière première jusqu’au moment de la réalisation des ventes. En supposant cet espace d’une année, elles avaient besoin d’un capital de six cent mille francs plus fort que si le droit n’eût pas existé, et, pour ne pas y perdre, il fallait qu’elles retrouvassent sur la vente des produits l’intérêt de ce capital. C’était un renchérissement du produit, une addition à l’impôt, perdue par les Français, sans pour cela qu’elle entrât au fisc de leur gouvernement. À la même époque, les plus fortes charges supportées par les Français n’étaient pas celles qui figuraient dans leur budget. Ils souffraient, sans savoir bien souvent à quoi attribuer leurs maux. On le voit par cet exemple.
- ↑ Ricardo s’est mépris sur le sens de ce passage, en attribuant au fermier le calcul que je prête au propriétaire.
- ↑ Richesse des Nations, liv. V, chap. 2.
- ↑ Ricardo a fait sur ce passage (chap. 12), une critique dont voici le fond : Une bonification est un nouveau capital répandu sur la terre. Il n’est pas plus équitable…
- ↑ Forbonnais, Principes et Observations, etc. t. II, page 247.
- ↑ Voyez, à la suite de cet ouvrage, l’Épitome, aux mots Revenus et Richesses.
- ↑ On en a vu la raison. Les achats qu’on fait avec l’argent de l’impôt, sont des échanges, et non des restitutions.