Tragédies (Euripide)/Traduction Artaud/Hécube


Traduction par Nicolas Louis Marie Artaud.
Charpentier (1p. 1-54).
Hécube,
tragédie

NOTICE SUR HÉCUBE.




Les Grecs, partis de Troie, sont retenus par les vents dans la Chersonèse de Thrace. L’ombre d’Achille les arrête, et demande le sang de Polyxène. Elle l’obtient, malgré les larmes et les cris d’Hécube. Pour comble de désespoir, on apporte à cette malheureuse mère le corps de son fils Polydore, assassiné par le roi de Thrace Polymestor, à la garde duquel Priam l’avait confié. Hécube furieuse se venge de Polymestor.

On voit qu’il y a là deux actions qui se succèdent, le sacrifice de Polyxène, et la punition du meurtre de Polydore ; mais ce défaut est racheté par des beautés de détails et de situation. Il y a d’ailleurs une sorte d’unité, en ce que tout s’y rapporte au personnage principal, c’est-à-dire à Hécube : livrée tour à tour aux transports de l’amour maternel et aux fureurs de la vengeance, elle émeut, elle rencontre souvent le pathétique, malgré quelques traces de déclamation. Les quatre caractères d’Hécube, de Polyxène, d’Ulysse et d’Agamemnon, sont tracés avec beaucoup de force et de vérité ; la figure de Polyxène surtout, admirable de grâce et de pudeur virginale, a en même temps toute la noblesse et la pureté d’un marbre antique.


HÉCUBE.




PERSONNAGES


L’OMBRE DE POLYDORE.
HÉCUBE.
POLYXÈNE.
POLYMESTOR.
AGAMEMNON.
ULYSSE.
TALTHYBIUS.
UNE ESCLAVE d’Hécube.
LE CHŒUR, composé de Troyennes captives.


La scène est dans la Chersonèse de Thrace, sur le bord de la mer, dans le camp des Grecs, à l’entrée de la tente des Troyennes captives.




L’OMBRE DE POLYDORE.
Je quitte la retraite des morts et les portes de l’Érèbe, qu’habite Pluton, loin du séjour des dieux. Je suis Polydore, enfant d’Hécube, fille de Cissée : j’eus pour père Priam, qui, lorsqu’il vit la ville des Phrygiens en danger de succomber sous la lance des Grecs, saisi de crainte, m’envoya secrètement hors de la terre troyenne, chez Polymestor de Thrace, son hôte, qui règne sur les fertiles plaines de la Chersonèse et commande à ses peuples belliqueux[1]. Avec moi mon père envoya en secret beaucoup d’or, afin que si les murs d’Ilion devaient tomber, ceux de ses enfants qui vivraient encore ne fussent pas dans le besoin. J’étais le plus jeune des fils de Priam ; c’est pourquoi il me fit échapper, mon faible bras ne pouvant encore porter les armes ni la lance. Aussi longtemps que l’empire phrygien resta debout, et que les remparts de Troie demeurèrent intacts ; aussi longtemps qu’Hector, mon frère, eut l’avantage dans les combats, élevé par les soins de l’hôte de mon père, je croissais dans son palais, ainsi qu’un tendre rejeton. Mais dès que Troie eut succombé, ainsi qu’Hector ; quand le palais de mon père eut été ravagé, et qu’il fut tombé lui-même au pied des autels, égorgé par le sanguinaire fils d’Achille (02) ; poussé par la passion de l’or, l’hôte de mon père me massacra sans pitié, et jeta mon cadavre dans les flots, pour s’emparer de mes trésors. [28] Triste jouet des vagues agitées, je demeure étendu sur le rivage, privé de sépulture, privé des larmes des miens (03). Maintenant, pour voir Hécube, ma mère chérie, j’ai abandonné mon corps, et j’habite les régions supérieures, depuis trois jours que l’infortunée est arrivée de Troie sur la terre de la Chersonèse (04). [35] Tous les Grecs demeurent immobiles, depuis qu’ils ont abordé sur ce rivage de la Thrace. Le fils de Pélée leur est apparu sur son tombeau, et retient toute l’armée qui déjà dirigeait ses navires vers leur patrie. Il demande, pour prix de ses travaux, que ma sœur Polyxène soit immolée sur sa tombe, comme la victime la plus précieuse à ses yeux, et il l’obtiendra ;

 ces guerriers, qui te chérissent, ne lui refuseront pas cette offrande : le destin a marqué ce jour pour la mort de ma sœur. [45] Ma mère verra aujourd’hui les cadavres de deux de ses enfants, moi, et cette infortunée jeune fille. Pour obtenir la sépulture, j’apparaîtrai, poussé par les vagues de la mer, jusqu’aux pieds d’une esclave ; car j’ai imploré des puissances infernales la faveur d’avoir enfin un tombeau et d’être rendu aux mains de ma mère : j’aurai obtenu alors tout ce que je désirais, et je cesserai d’importuner la vieillesse d’Hécube. — Mais la voici qui s’avance hors de la tente d’Agamemnon, épouvantée par mon apparition. — O ma mère, toi qui du palais des rois es tombée dans la servitude, te voilà aussi malheureuse que tu fus heureuse autrefois ! Un dieu, auteur de ta perte, égale ton infortune à tes prospérités passées.

HÉCUBE

[59] Jeunes Troyennes, guidez les pas de votre vieille maîtresse hors de la tente ; soutenez votre compagne d’esclavage, autrefois votre reine ; prenez-moi, portez-moi, aidez-moi ; soulevez ce corps affaibli par les années ; et moi, appuyée sur vos bras (05), je hâterai mes pas tardifs.— Ô foudres de Jupiter ! ô nuit ténébreuse ! pourquoi troubler mon sommeil par ces terreurs, par ces fantômes ? Ô terre vénérable, mère des songes aux noires ailes ! loin de mol ces visions nocturnes, qui m’alarment sur le sort de mon fils réfugié en Thrace, et sur Polyxène, ma fille chérie ! effrayante apparition que j’ai vue en songe ! oui, oui, je comprends. Dieux infernaux ! sauvez

 mon fils, seul et dernier espoir de sa famille (06), qui habite la Thrace, couverte de frimas, sous la garde d’un ancien ami.

[83] Quelque chose de nouveau se prépare : à nos accents lamentables vont se joindre de nouvelles lamentations. Non, jamais mon âme ne fut en proie à une horreur, à un effroi si continu. Esprit divin d’Hélénus ou de Cassandre !… ô Troyennes, où sont-ils, pour m’expliquer mes songes ? J’ai vu une biche tachetée, déchirée par la griffe sanglante d’un loup, et violemment arrachée à mes genoux ; spectacle digne de pitié ! Autre sujet de terreur : au-dessus de son tombeau est apparue l’ombre d’Achille ; il demandait comme prix de ses exploits une de nos infortunées Troyennes. Loin de ma fille, ô dieux, loin de ma fille un pareil malheur ! écartez-le, je vous en conjure.

LE CHŒUR, composé de Troyennes captives.

[98] Hécube, j’accours en hâte vers toi ; j’ai quitté les tentes où le sort a fixé ma servitude, depuis que, chassée d’Ilion par l’épée des Grecs, je suis devenue leur triste captive. Hélas ! je ne viens point soulager tes souffrances ; chargée du poids d’une nouvelle accablante, je viens comme messagère de malheurs. L’assemblée entière des Grecs a résolu, dit-on, d’immoler ta fille aux mânes d’Achille. Tu sais que sur sa tombe il est apparu couvert de ses armes d’or : il a arrêté les navires qui déjà fendaient les ondes, et tendaient les cordages déployés pour les voiles. Il s’écrie : Quoi ! vous partez, enfants de Danaüs, et vous laissez mon tombeau sans offrande ! Aussitôt l’orage de la

 discorde gronde ; deux avis divisent la vaillante armée des Grecs : les uns veulent qu’on immole une victime sur la tombe, les autres s’y opposent. Agamemnon, qui partage la couche de celle (07) qu’anime l’esprit prophétique, défendait ta cause avec zèle : mais les Théséides (08), ces deux rejetons d’Athènes, ont prononcé deux discours, et ils se sont rencontrés dans l’avis commun d’arroser le tombeau du sang d’une jeune victime. Ne préférons pas, disaient-ils, les amours (09) de Cassandre à la valeur d’Achille. Ces avis contraires se partageaient les esprits, jusqu’à ce que l’orateur artificieux, au langage flatteur, possédant l’art de gagner la multitude, le fils de Laërte enfin, persuade à l’armée de ne pas rejeter la demande du plus vaillant des Grecs, pour épargner le sang d’une esclave, afin qu’aucun des morts qui habitent le royaume de Proserpine ne pût dire que les Grecs, en quittant les plaines de Troie, s’étaient montrés ingrats envers les héros qui sont morts pour la Grèce. Ulysse viendra bientôt lui-même arracher ta fille de ton sein, et l’enlever à tes mains débiles. Mais cours aux temples embrasser les autels, jette-toi aux pieds d’Agamemnon en suppliante ; invoque les dieux, ceux du ciel et ceux des enfers. Peut-être tes prières obtiendront-elles la conservation de ta malheureuse fille ; sinon, il te faudra voir la vierge, égorgée, arroser dos flots de son sang le tombeau d’Achille.

HÉCUBE.

[154] Malheureuse que je suis ! à quoi bon mes cris ? vaines clameurs ! vain désespoir ! Infortunée ! triste vieillesse ! servitude intolérable ! hélas ! hélas ! qui viendra à mon aide ? Ô ma famille ! ô ma patrie ! — Mon époux

 n’est plus, mes enfants ne sont plus. Quel parti prendre ? où aller ? où trouver quelque dieu, quelque génie secourable ? Ô Troyennes, quelle calamité, quelle nouvelle funeste vous m’apportez ! Ah ! vous m’avez donné la mort. La lumière du jour m’est odieuse… Pieds chancelants, traînez-moi, traînez mon corps affaibli vers la tente des captives. Ma fille, enfant d’une trop misérable mère, sors, sors de ton asile ; entends la voix de ta mère, ô ma fille ! connais les bruits qui menacent tes jours.

POLYXÈNE.

[177] Ô ma mère ! ma mère ! pourquoi ces cris ? qu’as-tu à m’annoncer de nouveau, pour me faire ainsi sortir de ma retraite, comme un oiseau palpitant de frayeur ?

HÉCUBE.

Ah ! ma fille !

POLYXÈNE.

Pourquoi ces paroles de mauvais augure ? quel accueil sinistre !

HÉCUBE.

Hélas ! hélas ! malheur à toi !

POLYXÈNE.

Parle ; ne me cache rien. Je tremble, ma mère, je tremble : qu’as-tu donc à gémir ?

HÉCUBE.

Ah ! ma fille ! ma chère fille !… Ah ! malheureuse mère !

POLYXÈNE.

Que vas-tu m’annoncer ?

HÉCUBE.

Les Grecs, d’un avis commun, veulent t’immoler sur le tombeau d’Achille.

POLYXÈNE.

[191] Ô

 ma mère, quel incroyable malheur m’annonces-tu là ? Répète, répète-moi ces tristes paroles.

HÉCUBE.

Écoute, mon enfant, cette terrible nouvelle : on m’annonce que l’assemblée des Grecs a prononcé sur ta vie.

POLYXÈNE.

O mère infortunée, éprouvée par tant de revers, quelle nouvelle calamité, redoutable, inouïe, un dieu a-t-il suscitée contre toi ? Hélas ! ta fille n’est plus ; je ne pourrai plus, compagne de ton esclavage, partager les maux de ta vieillesse. Comme le petit d’une lionne, ou comme une génisse nourrie sur les montagnes, ainsi tu me verras, malheureuse, arrachée de tes bras, frappée du coup fatal, et précipitée dans le séjour ténébreux de Pluton, où je serai couchée parmi les morts. Ah ! c’est sur toi, mère infortunée, c’est sur toi que je pleure et que je gémis : quant à ma vie, tissu d’opprobre et de misère, elle ne mérite pas mes regrets ; mourir est plutôt un bonheur pour moi.

LE CHŒUR.

[216] Hécube, voici Ulysse qui hâte ses pas vers toi ; il a quelque chose de nouveau à t’apprendre.

ULYSSE.

Femme, je pense que tu connais la résolution de l’armée, et l’avis qui a prévalu ; cependant, je dois t’en instruire. Les Grecs ont résolu d’immoler ta fille Polyxène sur le tombeau d’Achille, et c’est moi qu’ils chargent de l’accompagner et de la conduire. Le fils d’Achille a été choisi pour présider au sacrifice, et pour l’accomplir. Prends donc un sage parti ; cède sans violence, et ne me

 force pas d’en venir à de lâcheuses extrémités : reconnais notre force et ta propre faiblesse. Il est sage, dans le malheur, de régler ses sentiments sur sa fortune.

HÉCUBE.

[229] Hélas ! hélas ! je le vois, une crise terrible se prépare ; elle nous coûtera bien des gémissements et bien des larmes. Malheureuse, j’ai trop vécu ! Jupiter m’a refusé la mort ; il m’a réservée pour des maux plus cruels que tous ceux que j’ai soufferts. Mais s’il est permis à une esclave d’interroger ses maîtres sans employer de paroles dures ni outrageantes, consens à m’écouter, et réponds à mes questions.

ULYSSE.

Parle, tu le peux ; je ne refuse pas de t’écouter.

HÉCUBE.

Te souvient-il du jour où tu vins à Troie comme espion, déguisé sous des vêtements en lambeaux ? Des larmes (10) coulaient de tes yeux et arrosaient ton visage.

ULYSSE.

Il m’en souvient ; ce souvenir s’est gravé profondément dans mon cœur.

HÉCUBE,

Hélène te reconnut, et m’en instruisit moi seule.

ULYSSE.

Je sais à quel danger je me vis exposé.

HÉCUBE.

[245] Ne te jetas-tu pas à mes genoux, dans l’attitude la plus humble ?

ULYSSE.

Oui, et ma main mourante (11) s’attachait à tes vêtements.


HÉCUBE.

Que disais-tu alors, quand je t’avais en ma puissance ?

ULYSSE.

Tout ce que le danger pouvait me suggérer pour ne pas mourir.

HÉCUBE.

Je te sauvai alors, et je t’aidai à fuir.

ULYSSE.

Oui, et je te dois de voir encore la lumière.

HÉCUBE.

[251] Eh bien ! n’est-ce pas d’un méchant ce que tu médites contre nous, toi qui, après avoir reçu de moi les services que tu avoues, loin de me rendre le bien, me fais tout le mal qu’il est en toi de me faire ? O race ingrate, orateurs populaires, qui briguez les honneurs ! loin de moi, vous qui comptez pour rien de nuire à vos amis, pourvu que vos discours plaisent à la multitude ! Mais enfin, quels subtils arguments ont-ils pu trouver pour porter un arrêt de mort contre cette jeune fille ? Quelle nécessité les oblige à verser le sang humain sur un tombeau, que devrait arroser plutôt le sang des hécatombes ? Pour venger le meurtre d’Achille sur ses meurtriers, est-il juste de donner la mort à Polyxène ? Jamais elle ne lui fit aucun mal. C’est Hélène que du fond de son tombeau il doit demander pour victime ; c’est elle qui l’a fait périr et qui l’a conduit devant Troie. S’il faut qu’une captive d’élite meure, s’il faut une beauté éclatante, ce n’est pas de nous qu’il s’agit. La fille de Tyndare (12) est la plus belle

 entre toutes, et ses torts ne sont pas moindres que les nôtres. — Telles sont les raisons que me dicte la simple justice : mais toi, écoute ce que j’attends de ta part, en retour de mes bienfaits. Tu prenais ma main, dis-tu, tu étais à mes pieds dans la posture d’un suppliant (13) ; eh bien, c’est moi qui embrasse ici les tiens ; c’est moi qui te supplie, et qui implore de toi la grâce que tu me demandais alors. N’arrache point ma fille de mes bras, ne la faites point périr ; c’est bien assez de morts. Par elle j’ai encore quelque joie, et j’oublie mes malheurs ; seule elle adoucit le regret de tant de pertes cruelles ; elle est ma patrie, ma nourrice, mon guide, l’appui de ma vieillesse. Il ne faut pas que les souverains donnent des ordres injustes ; qu’ils ne pensent pas que leur prospérité soit inaltérable. Moi-même j’étais autrefois ; à présent je ne suis plus. Tout mon bonheur, un jour me l’a ravi. O toi que je supplie (14), respecte ma vieillesse, aie pitié de moi : retourne vers l’armée des Grecs, représente-leur combien il est odieux d’égorger des femmes que vous avez épargnées d’abord, en les arrachant au pied des autels, et dont vous avez eu pitié. Chez vous, la loi qui punit le meurtre est égale pour l’homme libre et pour l’esclave. Lors même que I’éloquence te manquerait, ton autorité entraînera les suffrages : le même discours dans la bouche d’un homme obscur, ou dans celle d’un homme respecté, a une valeur bien différente (

15).

LE CHŒUR.

Quel cœur serait assez dur pour ne pas verser des larmes, en entendant tes gémissements et tes longues lamentations ?

ULYSSE.

Hécube, laisse-toi persuader ; que la colère ne te fasse pas voir un ennemi dans l’auteur d’un conseil utile. Je te dois la vie, je suis prêt à sauver la tienne, ma parole n’est point trompeuse ; mais ce que j’ai dit en présence de tous, je ne saurais le nier : après la prise de Troie, nous devons donner au premier de nos guerriers la fille qu’il demande pour victime ; car ce qui fait tort à la plupart des états, c’est qu’un homme brave et valeureux ne soit pas mieux récompensé que les lâches. Achille, ô femme, mérite d’être honoré par nous, lui qui est mort glorieusement pour la Grèce. Ne serait-il pas honteux, après avoir usé de son amitié pendant sa vie, de le méconnaître depuis qu’il n’est plus ? En effet, que dirait-on s’il fallait de nouveau rassembler une armée, et s’il se présentait un ennemi à combattre ? Courrions-nous aux armes, ou ne prendrions-nous pas soin de notre vie, en voyant cet illustre mort dont on n’honore point la cendre ? Pendant ma vie, quel que soit le peu que je possède, il me suffira ; mais puissé-je voir ma tombe honorée ! car cette gloire nous survit longtemps. Si tu te plains des maux que tu souffres, écoute-moi à ton tour : nous avons aussi des mères, des vieillards, non moins malheureux que toi, de jeunes épouses privées de leurs vaillants époux, dont la poussière de Troie recouvre les corps. Subis ton sort : pour nous, si c’est à tort que nous honorons un héros, on nous reprochera notre erreur. Peuples barbares, puissiez-vous ne point traiter vos amis en amis ! puissiez-vous ne point admirer ceux qui meurent

 glorieusement, afin que la Grèce prospère, et que vous subissiez les conséquences de vos principes !

LE CHŒUR.

[332] Hélas ! hélas ! quelle misère d’être esclave, de céder à la force, et de supporter de tels outrages !

HÉCUBE.

O ma fille ! les paroles que m’arrache ta mort se perdent dans les airs. Peut-être tu pourras plus que ta malheureuse mère ; ne néglige rien, fais entendre des accents plaintifs comme ceux du rossignol, afin qu’on épargne ta vie ; tombe en pleurs aux genoux d’Ulysse, et touche son cœur ; il a des enfants, il aura pitié de ton sort.

POLYXÈNE.

[342] Je te vois, Ulysse, retirer ta main et détourner ton visage, de peur d’être touché par moi (16). Ne crains rien, tu n’as pas à redouter mes supplications (17) : je te suivrai, et pour obéir à la nécessité, et parce que je désire la mort. Avoir d’autres sentiments, ce serait me montrer une femme timide et attachée à la vie ; et comment pourrais-je vivre, moi qui eus pour père le roi de la Phrygie entière ? Tel fut le début de ma vie ; ensuite je fus nourrie des plus belles espérances, fiancée à des rois qui se disputaient l’honneur de me recevoir dans leurs palais. Infortunée, j’étais reine parmi les femmes troyennes, distinguée entre toutes les jeunes vierges, égale enfin aux déesses, hors la condition de mourir ; et maintenant je suis esclave !… Ce nom seul me fait aimer la mort, ce nom auquel je ne suis point faite. Je tomberais entre les mains d’un maître cruel ! il achèterait à prix d’argent la sœur

 d’Hector et de tant de héros ! il me contraindrait à faire le pain, à balayer la maison, à manier la navette et à passer mes jours dans la douleur ; et un vil esclave (18) souillerait ma couche, autrefois jugée digne des rois ! Non, certes ; je renonce à cette lumière, libre jusqu’au dernier moment, et j’offre mon corps à Pluton. Ulysse, conduis-moi au lieu de mon supplice : je ne vois désormais ni espoir ni chance de bonheur pour nous ! Et toi, ma mère, ne dis rien, ne fais rien pour apporter obstacle à ma résolution ; conseille-moi plutôt de mourir avant de subir des outrages indignes de ma naissance. Celui qui n’a pas l’habitude du malheur le supporte avec peine, et courbe difficilement sa tête sous le joug. La mort est alors bien préférable à la vie ; car vivre dans l’opprobre est un fardeau insupportable.

LE CHŒUR.

[379] C’est une glorieuse distinction parmi les mortels d’être issu d’un sang illustre, et le renom de la noblesse grandit encore chez ceux qui s’en montrent dignes.

HÉCUBE.

Voilà de généreuses paroles, ma fille ; mais cette générosité ajoute à ma douleur. Ah ! s’il faut satisfaire à la haine du fils de Pélée, s’il vous faut échapper à ses reproches, ô Ulysse ! n’immolez pas cette victime ; conduisez-moi sur le tombeau d’Achille, frappez, ne m’épargnez pas ; c’est moi qui ai donné le jour à Pâris, dont les flèches percèrent le fils de Thétis.

ULYSSE.

Hécube, ce n’est pas ton sang que l’ombre d’Achille demande aux Grecs ; c’est celui de ta fille.

HÉCUBE.

[391] Eh bien ! faites-moi périr avec elle ; ce sera une double

 libation de sang pour la terre et pour ces mânes impitoyables.

ULYSSE.

La mort de ta fille suffira ; n’y joignons pas d’autre sacrifice ; et plût aux dieux que le sien ne fût pas nécessaire !

HÉCUBE.

Il faut absolument que je meure avec ma fille.

ULYSSE.

Comment ! je ne reconnais pas ton autorité.

HÉCUBE.

Comme le lierre s’attache au chêne, ainsi je serrerai ma fille dans mes bras.

ULYSSE.

Non, tu te rendras à de plus sages conseils.

HÉCUBE.

Jamais je ne me séparerai d’elle volontairement.

ULYSSE.

Et moi, je ne sortirai point sans l’emmener de ces lieux.

POLYXÈNE.

[402] Ma mère, écoute-moi ! et toi, fils de Laërte, laisse un libre cours aux transports maternels. Infortunée ! ne combats point contre ceux qui ont en main la puissance. Veux-tu voir ton corps débile traîné dans la poussière, maltraité, en proie aux violences d’un jeune homme, qui chargera ta vieillesse d’outrages ? Non, tu ne t’exposeras pas à cet indigne traitement. Mais plutôt, ô ma mère bien-aimée, tends-moi cette main chérie, approche ton visage du mien… hélas ! pour la dernière fois… Mes yeux ne reverront plus ces rayons, cette radieuse clarté du soleil. Reçois mes derniers adieux. Ô

 ma mère ! ô toi qui m’as donné la vie, je descends au séjour des ombres.

HÉCUBE.

O ma fille ! et moi je vivrai pour être esclave !

POLYXÈNE.

Sans avoir connu l’hymen, sans avoir reçu le nom d’épouse, qui m’était destiné.

HÉCUBE.

Ton sort est déplorable, ma fille ; et moi je suis une infortunée.

POLYXÈNE.

[418] Sans toi j’habiterai le séjour de Pluton.

HÉCUBE.

Hélas ! que faire ? quelle sera la fin de ma vie ?

POLYXÈNE.

Fille d’un père libre, je meurs esclave !

HÉCUBE.

Et moi, je meurs après avoir perdu cinquante fils.

POLYXÈNE.

Que veux-tu que je dise à Hector et à ton vieil époux ?

HÉCUBE.

Dis-leur que de toutes les femmes je suis la plus infortunée.

POLYXÈNE.

Ô sein chéri qui as nourri mon heureuse enfance !

HÉCUBE.

[425] Ô ma fille ! ô mort cruelle et prématurée !

POLYXÈNE.

Adieu, ma mère ; adieu, Cassandre, ma sœur ! Vivez avec joie (19).

HÉCUBE.


La joie ! elle peut exister pour d’autres : il n’en est plus pour ta mère.

POLYXÈNE.

Adieu, Polydore, mon frère, qui habites parmi les Thraces belliqueux !

HÉCUBE.

Si toutefois il vit ; mais j’en doute, tant le malheur me poursuit !

POLYXÈNE.

Il vit, et il fermera tes yeux mourants.

HÉCUBE.

Même avant la mort, le malheur m’a tuée.

POLYXÈNE.

[432] Emmène-moi, Ulysse, et couvre ma tête d’un voile ; car je sens mon cœur brisé par les cris d’une mère, et mes gémissements brisent le sien. Ô lumière ! je puis t’invoquer encore ; mais pour te voir je n’ai plus que le court instant où je m’avance entre le glaive et le tombeau d’Achille.

HÉCUBE.

Hélas ! je me sens défaillir ! la vie m’abandonne ! — O ma fille ! touche encore une fois ta mère ; tends-moi cette main, donne ; ne me laisse pas sans enfants. Je succombe, ô mes amies ! — Oh ! que ne puis-je rencontrer la sœur des Dioscures, cette perfide Hélène, dont la beauté fatale a ruiné la fortune de Troie !

LE CHŒUR.

Vent de la mer, qui portes à travers les flots les vaisseaux rapides fendant les ondes, où conduiras-tu mon infortune ? quel maître me recevra dans sa maison

 comme son esclave ? Sera-ce sur les bords de la Doride (20), ou dans la Thessalie, où l’on dit que l’Apidanus (21), père d’eaux limpides, engraisse les campagnes ? — Ou bien la rame fendant les vagues transportera-t-elle ma misérable existence dans cette île où la palme et le laurier naissants offrirent leurs rameaux sacrés à la belle Latone, pour décorer son enfantement divin ? Unie aux filles de Délos, chanterai-je la déesse Diane, ses bandelettes et ses flèches d’or ?

Irai-je dans la ville de Pallas ? et sur le voile qui lui est consacré, mon aiguille industrieuse peindra-t-elle en fils nuancés le char brillant de Minerve, attelé de ses coursiers, ou la race des Titans, foudroyée par les traits enflammés du fils de Saturne ?

Ô mes enfants ! ô mes aïeux ! ô terre de ma patrie, ravagée par la flamme, et devenue la proie des Grecs ! — Esclave sur une terre étrangère, je laisse l’Asie asservie à l’Europe ; j’échange la couche nuptiale contre le séjour des morts.

TALTHYBIUS.

[484] Jeunes Troyennes, où pourrai-je trouver Hécube, l’ancienne reine d’Ilion ?

LE CHŒUR.

La voici devant toi, Talthybius, couchée sur la terre (22), enveloppée de ses vêtements.

TALTHYBIUS.

Ô Jupiter ! dois-je croire que tu as les yeux ouverts

 sur les hommes ? ou l’opinion de ceux qui admettent l’existence des dieux n’est-elle qu’une chimère, et est-ce le hasard qui gouverne toutes choses parmi les mortels ? N’est-ce pas ici la reine de l’opulente Phrygie ? n’est-ce pas l’épouse du puissant Priam ? Et maintenant sa patrie est ruinée par la guerre ; esclave elle-même, accablée par l’âge, privée de ses enfants, elle gît sur la terre, et souille de poussière sa tête infortunée. Hélas ! hélas ! je suis vieux ; cependant puissé-je mourir, plutôt que d’être accablé par une chute humiliante ! Lève-toi, infortunée ! soulève ton corps appesanti et ta tête blanchie.

HÉCUBE.

[501] Qui es-tu, toi qui ne veux point laisser mon corps gisant ? Qui que tu sois, pourquoi troubles-tu mon affliction ?

TALTHYBIUS.

O femme, je suis Talthybius, le héraut de l’armée des Grecs : c’est Agamemnon qui m’envoie te chercher.

HÉCUBE.

Ami, est-ce la résolution des Grecs de m’immoler aussi sur le tombeau d’Achille, que tu viens m’annoncer ? Tu serais le bienvenu. Hâtons-nous, courons ; vieillard, conduis mes pas.

TALTHYBIUS.

Je viens pour te conduire vers le corps de ta fille, afin que tu lui donnes la sépulture. Ce sont les deux Atrides et l’armée des Grecs qui m’envoient.

HÉCUBE.

[511] Hélas ! que dis-tu ? Quoi ! ce n’est point pour me préparer à la mort que tu viens vers moi, mais pour m’annoncer des malheurs ? Ô ma fille, tu es morte arrachée aux bras de ta mère, et je reste privée de mon enfant : malheureuse que je suis ! Comment l’avez-vous immolée ?

 L’avez-vous du moins respectée ? ou l’avez-vous impitoyablement massacrée comme une ennemie ? Parle, malgré tout ce que tu as de pénible à m’apprendre.

TALTHYBIUS.

[518] Femme, tu veux redoubler les larmes que m’arrache le sort de ta fille ; car le récit de sa mort va renouveler les pleurs que j’ai déjà versés sur elle au moment fatal L’armée grecque tout entière se pressait en foule devant le tombeau, pour être témoin du sacrifice de ta fille. Le fils d’Achille saisit Polyxène par la main, et la place sur le tombeau même. J’étais auprès de lui ; de jeunes guerriers, l’élite de la Grèce, se montraient prêts à contenir les mouvements de la tendre victime. Le fils d’Achille, prenant dans ses mains une coupe d’or, fait des libations à son père ; en même temps il me fait signe de commander le silence à l’armée. Aussitôt je me lève, et je m’écrie : « Silence, ô Grecs ! que toute l’armée fasse silence : gardez un profond silence. » Tout le monde reste immobile. Alors il prend la parole : « Fils de Pélée ! ô mon père ! reçois ces libations propitiatoires, par lesquelles on évoque les ombres. Viens te rassasier du sang pur de cette jeune fille, que l’armée t’offre avec moi. Sois-nous propice ; que nos vaisseaux puissent quitter le rivage et mettre à la voile, et permets-nous de partir d’Ilion, d’obtenir tous un heureux retour dans notre patrie. » Ainsi parla le fils d’Achille ; et toute l’armée se joignit à
sa prière. Ensuite il saisit son épée enrichie d’or, et, la sortant du fourreau, il fait signe aux jeunes Grecs de saisir la victime. Mais elle, lorsqu’elle vit leur dessein, s’écria : « Ô Grecs, destructeurs de ma patrie, je meurs volontairement : que personne ne porte les mains sur moi. J’offrirai ma tête avec courage. Au nom des dieux, en m’immolant, souffrez que je meure libre. Ê

tre appelée esclave chez les morts serait une bonté pour moi, qui suis reine. » Alors s’éleva un murmure d’approbation. Le roi Agamemnon commande aux jeunes gens de lâcher Polyxène. Ceux-ci, dès qu’ils entendent cette voix puissante, se retirent. Polyxène, lorsqu’elle eut entendu ces paroles souveraines, déchira sa robe jusqu’à la ceinture (23), et offrit à nos regards sa poitrine et sa gorge, semblable à celle d’une belle statue ; et, posant un genou en terre, elle prononça les paroles les plus touchantes : « Jeune guerrier, dit-elle, veux-tu frapper mon sein ? le voici, frappe ; veux-tu frapper à la gorge ? la voici qui s’offre au coup mortel. » Saisi de compassion pour la jeune fille, il hésite ; enfin de son glaive il tranche le fil de ses jours, et fait couler des flots de sang. Celle-ci, même en mourant, observe de tomber avec décence, et de cacher ce qu’il convient de dérober aux regards des hommes (24). Lorsqu’elle eut rendu le dernier soupir, chacun s’occupe de soins divers : les uns couvrent son corps de feuillages (25) ; les autres, pour dresser un bûcher, apportent des branches de pins. Celui qui restait oisif entendait bientôt ce reproche : « Que fais-tu, lâche ? tu n’apportes rien pour parer la sépulture de la jeune fille ? Ne feras-tu aucune offrande à cette vierge généreuse et magnanime ? » Voilà ce que j’avais à te dire sur la mort de ton enfant ; et je vois en toi la mère de la plus noble des tilles, et en même temps la plus malheureuse des mères.


LE CHŒUR.

[583] L’inflexible volonté des dieux a fait fondre un terrible désastre sur la race de Priam et sur ma patrie.

HÉCUBE.

Ô ma fille ! je ne sais, dans les maux qui m’accablent, lequel envisager. Quand une peine me déchire, une autre peine s’empare de moi, et une autre encore vient m’en distraire ; la douleur succède sans relâche à la douleur. Ne pas pleurer ton infortune, ou en effacer l’image de mon cœur, me serait également impossible : mais I excès de mon désespoir est adouci par ton noble courage. N’est-il pas étrange qu’un sol ingrat, s’il reçoit l’heureuse influence des cieux, porte de riches moissons ; et que le meilleur terrain, privé de la culture qui lui est nécessaire, ne donne que de mauvais fruits : tandis que, chez les hommes, le méchant n’est jamais autre chose que méchant, et le bon reste bon, sans que le malheur puisse corrompre sa nature ; il demeure toujours bon. Est-ce la naissance, est-ce l’éducation qui met cette différence entre les hommes ? Sans doute la bonne éducation est une école de vertu ; et celui qui a appris à la connaître sait aussi distinguer le mal par la règle du bien. — Mais où s’égare mon esprit (26) ?… Talthybius, va dire aux Grecs que personne ne touche au corps de ma fille, et qu’on en écarte la foule ; car, dans une armée innombrable, la multitude sans frein et la soldatesque indisciplinée (27) est plus impétueuse que la flamme ; et pour elle, le méchant est celui qui ne fait pas de mal. Et toi, ma vieille fidè

le esclave, prends ce vase, et va puiser de l’eau de la mer, pour que je lave dans ce dernier bain le corps de ma fille, à la fois vierge, épouse sans époux, privée du privilège de la virginité (28). Ah ! comment lui rendrais-je des honneurs dignes d’elle ? Hélas ! que puis-je ? mais je ferai ce qui m’est possible. Je recueillerai, pour orner sa tombe, ce que les captives qui habitent avec moi ces tentes ont pu soustraire de leur antique fortune, à l’avidité de leurs nouveaux maîtres. Ô superbes palais ! ô maison jadis florissante ! Ô Priam ! souverain d’un riche et puissant empire, père d’une brillante postérité ! Et moi, malheureuse (29) mère de tant d’enfants, en quel néant sommes-nous tombés, dépouillés de tout ce qui nous rendait si fiers ! Et après cela, nous nous gonflons d’orgueil, l’un de l’opulence de sa maison, l’autre des titres d’honneur que ses concitoyens lui donnent. Tout n’est que néant : nos projets soucieux, la jactance de nos paroles, tout est vanité. Celui-là est le plus heureux, qui n’est pas atteint par le malheur. ( Elle rentre dans la tente des captives. )

LE CHŒUR, SeuI.

[629] Un désastre, une ruine inévitable fut mon partage, le jour où Pâris fit tomber les sapins des forêts de l’Ida, pour s’élancer sur les vagues de la mer, vers la couche d’Hélène, la plus belle des femmes que le soleil éclaire de ses rayons dorés.

La peine, et la nécessité plus puissante que la peine,

 nous enveloppent. Et notre propre démence, et celle d’autrui, a fait fondre des calamités communes sur la terre du Simoïs. La querelle dans laquelle un berger, sur l’Ida, a jugé entre trois filles des dieux, a été vidée par la guerre, par le carnage, et par la ruine de ma maison. Sur les bords riants de l’Eurotas gémit aussi la jeune Lacédémonienne en pleurs ; une mère désolée de la mort de ses fils porte une main furieuse sur sa tête blanchie, et elle déchire son visage de ses ongles ensanglantés.



L’ESCLAVE (30).

[658] Troyennes, où est la malheureuse Hécube, dont les infortunes surpassent celles de tous les autres, hommes ou femmes ? Nul ne lui disputera cette triste couronne.

LE CHŒUR.

Que veux-tu, malheureuse, avec tes cris de mauvais augure ? tu ne laisses jamais sommeiller tes tristes nouvelles.

L’ESCLAVE.

C’est à Hécube que j’apporte ce nouveau sujet de deuil : mais, dans l’infortune, il n’est pas facile de faire entendre des paroles de joie.

LE CHŒUR.

La voici qui s’avance hors de la tente ; elle arrive à propos pour t’entendre.

L’ESCLAVE.

Ô maîtresse infortunée, plus encore que je ne puis le dire ! tu es perdue, tu ne vois plus la lumière du jour ;

 sans enfants, sans époux, sans patrie, réduite au désespoir.

HÉCUBE.

[670] Tu ne m’apprends rien de nouveau ; toutes ces misères me sont bien connues. Mais pourquoi m’apportes-tu le corps de Polyxène ? On m’avait dit que tous les Grecs s’empressaient de lui rendre les derniers devoirs.

L’ESCLAVE.

Hélas ! elle ne sait rien ; c’est Polyxène qu’elle pleure ; elle ne soupçonne pas de nouveaux malheurs.

HÉCUBE.

Ah ! malheureuse que je suis ! est-ce la tête sacrée de la prophétesse Cassandre que tu m’apportes ici ?

L’ESCLAVE.

Celle dont tu parles est vivante ; mais tu ne pleures pas celui qui est mort. Contemple ce corps dépouillé (31) ; un prodige inattendu frappera tes regards.

HÉCUBE.

[681] Odieux !… mon fils mort ! mon fils Polydore, réfugié en Thrace chez un ami ! Ah ! je succombe, je me meurs ! Ô mon fils ! mon fils ! Hélas ! je me livre aux transports de ma douleur : je connais enfin les calamités dont m’accable un impitoyable ennemi.

L’ESCLAVE.

Infortunée ! connais-tu donc le sort funeste de ton fils ?

HÉCUBE.

Je vois des forfaits incroyables, inouïs ! Aux malheurs s’enchaînent de nouveaux malheurs. Jamais un jour sans larmes et sans gémissement ne brillera pour moi.

LE CHŒUR.

Infortunée, quels maux terribles nous souffrons !

HÉCUBE.

Ô

 mon fils, né d’une malheureuse mère, quel destin, quel coup t’a donné la mort ? quelle main t’a frappé ?

L’ESCLAVE.

Je ne sais ; je l’ai trouvé sur le bord de la mer.

HÉCUBE.

Rejeté par les flots, ou abattu par une lance sanglante ?

L’ESCLAVE.

Les flots de la mer l’avaient poussé sur le sable du rivage.

HÉCUBE.

[703] Hélas ! hélas ! je comprends mon songe et ma vision ; le fantôme aux noires ailes est encore présent à ma pensée : c’est toi, mon fils, qu’il montrait à mes yeux déjà privé de la clarté du jour.

LE CHŒUR.

Qui l’a fait périr ? tes songes t’expliquent-ils ce mystère ?

HÉCUBE.

C’est notre hôte, le cavalier thrace, chez qui son vieux père l’avait caché pour le dérober à la mort.

LE CHŒUR.

Ô dieux ! que dis-tu ? Ill l’a égorgé pour ravir son or ?

HÉCUBE.

Forfait inouï, monstrueux, au delà de toute croyance ! crime impie, intolérable ! — Où est la justice vengeresse de l’hospitalité ? Le plus exécrable des hommes, tu as déchiré le corps de cet enfant ; tu as plongé ton fer homicide dans ses membres palpitants, et tu n’as pas été saisi de pitié !


LE CHŒUR.

Ô malheureuse, le dieu qui te poursuit a l’ait de toi la plus misérable des mortelles. Mais je vois s’approcher Agamemnon, notre maître ; mes amis, faisons silence.

AGAMEMNON.

[726] Hécube, que tardes-tu à venir enfermer ta fille dans la tombe ? Talthybius m’a demandé de ta part qu’aucun des Grecs ne portât la main sur son corps. Nous avons accédé à ton désir, nul de nous n’y a touché. Tant de lenteur m’étonne ! Je viens te presser de t’y rendre ; car tout est bien préparé, si l’on peut dire qu’il y ait là quelque chose de bien. Mais quel est ce Troyen dont je vois le corps étendu près de la tente ? car les vêtements qui le couvrent m’annoncent assez qu’il n’est pas Grec.

HÉCUBE, à part.

[736] Malheureuse Hécube ! car c’est sur moi-même que je pleure en te pleurant ; que faire ? Tomberai-je aux pieds d’Agamemnon, ou supporterai-je mes maux en silence ?

AGAMEMNON.

Pourquoi verses-tu des pleurs, en détournant le visage, et sans me dire ce qui s’est passé ? Quel est ce cadavre ?

HÉCUBE, à part.

Mais si, me traitant en esclave et en ennemie, il me repousse loin de lui, je n’aurai fait qu’ajouter à ma douleur.

AGAMEMNON.

Je ne suis pas devin, pour pénétrer le secret de tes pensées, quand tu gardes le silence.

HÉCUBE, à part.

Mais pourquoi lui supposer des dispositions malveillantes, s’il n’a lui-même rien de malveillant ?

AGAMEMNON.


Si tu ne veux rien m’apprendre, j’y consens ; moi non plus je ne veux rien entendre.

HÉCUBE, à part.

Sans lui je ne saurais venger mes enfants. Pourquoi hésiter ? Il faut oser, que je réussisse ou non. (Haut.) Agamemnon, je te supplie par tes genoux que j’embrasse, par ta barbe, par ta droite fortunée (32).

AGAMEMNON.

Que demandes-tu ? est-ce ta liberté ? la chose est facile.

HÉCUBE.

Non, non : que je sois vengée d’un traître, et que le reste de ma vie se passe dans l’esclavage !

AGAMEMNON.

Eh bien, en quoi demandes-tu mon assistance ?

HÉCUBE.

[759] En rien de ce que tu supposes, ô roi ! Tu vois ce cadavre sur lequel je verse des larmes ?

AGAMEMNON.

Je le vois ; mais j’ignore ce que tu veux dire.

HÉCUBE.

C’est moi qui l’ai enfanté, et qui l’ai porté dans mon sein !

AGAMEMNON.

Infortunée ! c’est donc un de tes enfants ?

HÉCUBE.

Ce n’est pas un des fils de Priam tués sous les murs d’Ilion.

AGAMEMNON.

Tu en avais donc quelque autre que ceux-là, ô femme ?

HÉCUBE.

Ηé

las ! trop vain espoir, il me restait encore celui que tu vois.

AGAMEMNON.

Où était-il donc, lorsque Troie fut renversée ?

HÉCUBE.

Son père le fit partir, tremblant pour ses jours,.

AGAMEMNON.

En quels lieux le sépara-t-il de ses frères encore vivants ?

HÉCUBE.

Dans ce pays même où son cadavre a été trouvé.

AGAMEMNON.

[771] Chez Polymestor, qui règne sur cette contrée ?

HÉCUBE.

C’est là qu’il fut envoyé, chargé d’un funeste trésor.

AGAMEMNON.

Quelle main l’a frappé ? quel a été son destin ?

HÉCUBE.

Quelle autre main que celle du Thrace, celle de son hôte ?

AGAMEMNON.

Ô mère infortunée ! c’était donc pour ravir son or ?

HÉCUBE.

Oui, dés qu’il a su la chute de l’empire phrygien.

AGAMEMNON.

Où as-tu découvert ce corps ? ou qui te l’a apporté ?

HÉCUBE.

Cette esclave, qui l’a trouvé sur le rivage de la mer.

AGAMEMNON.

L’y cherchait-elle ? ou était-elle occupée de quelque autre soin ?

CUBE.

Elle était allée puiser de l’eau, pour laver le corps de Polyxène.

AGAMEMNON.

Sans doute cet hôte perfide, après l’avoir égorgé, l’a jeté dans la mer.

HÉCUBE.

Il l’a abandonné aux vagues, après l’avoir ainsi déchiré.

AGAMEMNON.

Malheureuse ! quelles douleurs sans mesure !

HÉCUBE.

Je suis perdue, Agamemnon ; rien ne manque à mon malheur.

AGAMEMNON.

Hélas ! quelle femme fut jamais si infortunée !

HÉCUBE.

[786] Il n’en est point, si ce n’est l’infortune elle-même. Mais écoute pourquoi je tombe à tes genoux. Si mes maux te semblent mérités, je les supporterai avec patience ; sinon, sois mon vengeur, et punis un hôte sacrilège qui, sans crainte des dieux infernaux ni des dieux du ciel, a commis le forfait le plus impie. Lui, qui s’assit souvent à la même table avec moi, le premier entre les amis que les liens de l’hospitalité unissaient à nous, qui avait reçu de nous tout ce qu’il désirait, et qui avait été prévenu par nos bienfaits, c’est lui qui tue mon fils ; il le tue, et, sans daigner lui accorder la sépulture, il le jette à la mer. Je suis esclave et sans force, mais les dieux sont puissants, ainsi que la loi qui règne sur eux : car c’est par la loi que nous connaissons les dieux, et que nous distinguons dans la vie le juste et l’injuste : cette loi qui te demande appui, si on la foule aux pieds, si ceux

 qui égorgent leurs hôtes, ou qui osent ravir des biens placés sous la sauvegarde des dieux, ne portent point la peine de leurs crimes, il n’est plus de justice parmi les hommes. Plein de mépris pour ces infamies, ne dédaigne pas ma prière, aie pitié de moi, et, comme le peintre qui se place à distance pour juger son ouvrage, contemple les maux que j’endure. Je fus reine, je suis esclave ; jadis mère d’une brillante famille, aujourd’hui vieille, sans enfants, sans patrie, abandonnée, la plus misérable des créatures. Hélas ! tu veux me fuir ? mes efforts ont été vains. Ah ! malheureuse que je suis ! Pourquoi, mortels, donner tant de soins et d’études à toutes Ies autres sciences, et ne pas travailler avant tout à acquérir à grands frais l’éloquence, cette reine du monde (33) ! qui nous donne la puissance de persuader, et d’obtenir l’objet de nos vœux. Qui pourrait désormais se promettre le bonheur ? De tant de fils que j’avais, aucun ne me reste : moi-même, condamnée à vivre dans l’opprobre, je pars pour la captivité, et je découvre encore au loin la fumée qui s’élève en tourbillons, des ruines de ma patrie ! Peut-être serait-il vain d’en appeler à ton amour ; cependant je parlerai. Ma fille, la prophétesse d’Apollon, que les Phrygiens appellent Cassandre, partage ta couche : ô roi, veux-tu rendre tes nuits heureuses ? veux-tu qu’elle réponde à tes embrassements et te montre sa reconnaissance, et moi la mienne ? Les mystérieux plaisirs que couvre la nuit sont ceux auxquels les mortels sont le plus sensibles. Écoute donc : tu vois ce cadavre ; en le vengeant, tu vengeras le frère de ton amante ; je n’ai

 plus qu’un mot à dire. Que ne puis-je prêter un langage à toutes les parties de mon corps (34), et, tenant tes genoux embrassés, t’attendrir par mes larmes et mes supplications ! — O mon maître !… ô lumière de la Grèce ! laisse-toi toucher, prête ton bras vengeur à ma vieillesse. Je ne suis rien ;… n’importe, il est digne d’un grand cœur de servir la justice, et de punir les méchants en tout temps et en tous lieux.

LE CHŒUR.

Étrange destinée des mortels ! la puissance de la justice (35) décide de nos liaisons les plus intimes ; elle, change en amis les ennemis les plus déclarés, et rend ennemis ceux qui s’aimaient le plus.

AGAMEMNON.

[850] Hécube, je suis touché de compassion pour toi, pour ton fils, pour ton infortune et tes supplications : je voudrais, par respect pour les dieux et pour la justice, te venger d’un hôte sacrilège, s’il était quelque moyen de te satisfaire, sans paraître aux yeux de l’armée avoir immolé le roi des Thraces à mon amour pour Cassandre. Je ne suis pas, à ce sujet, exempt de trouble : l’armée regarde cet homme comme son allié, et celui qu’il a fait périr, comme notre ennemi. Si ce dernier t’est cher, le sentiment que tu éprouves n’est point partagé par

 l’armée. Sache donc bien que je suis tout disposé à te secourir et à seconder tes vœux ; mais mon zèle sera bien ralenti, si je dois encourir les accusations des Grecs.

HÉCUBE.

[864] Non, il n’est aucun mortel qui puisse se dire libre : il est esclave des richesses ou de la fortune ; les caprices de la multitude ou les ordres des lois l’empêchent de suivre son caractère et sa volonté. Mais puisque tu crains et que tu cèdes à la multitude, je veux, moi, t’affranchir de cette crainte. Tu peux avoir connaissance de mes desseins contre le meurtrier de mon fils, sans y coopérer toi-même. Mais s’il s’élève quelque tumulte, si les Grecs viennent au secours du Thrace, au milieu de son supplice, contiens-les sans paraître me protéger. Quant au reste, sois tranquille, je saurai agir comme il faut.

AGAMEMNON.

[877] Quoi donc ! que penses-tu faire ? Veux-tu, armant d’un glaive ta main débile, percer le cœur du barbare, ou le feras-tu périr par le poison ? Quel secours espères-tu ? quel bras te prêtera son aide ? où trouveras-tu des amis ?

HÉCUBE.

Ces tentes recèlent dans leur sein une troupe de Troyennes.

AGAMEMNON.

Tu veux dire ces captives, la proie des Grecs ?

HÉCUBE.

Avec elles je punirai mon assassin.

AGAMEMNON.

Et comment des hommes seront-ils vaincus par des femmes ?

HÉCUBE.


Le nombre est redoutable, et la ruse le rend invincible.

AGAMEMNON.

Oui, il est redoutable ; mais que peuvent des femmes ?

HÉCUBE.

Eh quoi ! des femmes n’ont-elles pas égorgé les fils d’Égyptus, et dépeuplé d’hommes toute l’île de Lemnos (36) ? Quant à l’exécution, laisse-m’en le soin ; fais seulement que cette femme traverse le camp en sûreté. (A l’esclave.) Toi, va vers le roi des Thraces, et dis : « Celle qui fut reine d’ilion, Hécube, te mande auprès d’elle, dans ton intérêt non moins que dans le sien propre : amène aussi tes enfants, car il importe que tes fils sachent aussi ce qu’elle veut te dire. » Cependant, Agamemnon, diffère la sépulture de Polyxène, afin que le frère et la sœur, double objet de ma sollicitude maternelle, réunis sur le même bûcher, soient enfermés dans un même tombeau.

AGAMEMNON.

[897] Qu’il en soit comme tu le désires. Si la flotte avait pu mettre à la voile, je n’aurais pu t’accorder cette grâce ; mais tant que les dieux nous refusent un vent favorable, il faut rester et l’attendre. Puisses-tu réussir dans tes projets ! car c’est l’intérêt de tous, et de l’état, et de chacun en particulier, que le méchant soit puni, et que l’homme de bien prospère, (Hécube rentre dans la tente.)

LE CHŒUR, seul.

[905] Troie, ô ma patrie, tu ne seras plus comptée entre

 les villes inexpugnables : une nuée de Grecs t’a enveloppée de toutes parts, et porte le ravage dans ton sein. Ta couronne de tours est rasée ; la noire fumée a souillé tes déplorables ruines. Hélas ! je ne visiterai plus tes murs.

C’est dans l’ombre de la nuit qu’est survenu le désastre, lorsque, après le repas du soir, un doux sommeil se répandait sur nos paupières. Au sortir des chants et des festins joyeux, mon époux reposait dans son lit ; sa lance était suspendue, et il ne voyait plus la troupe des Grecs s’élancer de ses vaisseaux pour fondre sur Ilion. Pour moi, j’étais occupée à relever sur ma tête ma chevelure nouée avec grâce par des bandelettes, contemplant la surface brillante du miroir doré ; et à demi vêtue je me préparais à reposer sur mon lit. Un bruit soudain retentit à travers la ville, et ces cris guerriers se font entendre : « Enfants des Grecs, que tardez-vous à renverser la citadelle de Troie, pour retourner dans votre patrie ? »

[933] J’abandonne aussitôt ma couche chérie, vêtue d’une simple tunique (37), comme une jeune Dorienne (38), et j’embrasse l’autel de Diane sans pouvoir la fléchir. Infortunée, mon époux périt à mes yeux, et l’on m’emmène à travers la vaste mer, loin de ma patrie, que je vois disparaître à mes regards, à mesure que le gouvernail éloigne le vaisseau du rivage, et m’emporte loin de la terre troyenne. Enfin, désespérée, je lui dis un dernier adieu, vouant à l’infernale vengeance Hélène, sœur des Dioscures,

 et le berger de l’Ida, le funeste Pâris, dont l’hymen adultère, tel qu’un fléau dévastateur, a causé ma ruine et m’a proscrite du lieu de ma naissance. Oh ! puissent les flots de la mer refuser de la remporter, et ne jamais la rendre à sa patrie !

POLYMESTOR.

[953] Ô le plus chéri des mortels, Priam, et toi, Hécube non moins chérie, je fonds en larmes en te voyant, en voyant ta ville en cendres, et cette fille que la mort vient de ravir à ta tendresse. Ah ! il n’est rien d’assuré parmi les mortels ; ni la gloire, ni la prospérité, ne sauraient garantir des plus affreux revers. Les dieux se plaisent à semer le trouble et à bouleverser les fortunes, afin que l’ignorance de l’avenir nous ramène à les adorer. Mais à quoi bon de vaines lamentations, qui ne peuvent en rien soulager vos maux ?… Pour toi, si tu accuses mon absence, cesse tes reproches : j’étais loin d’ici, sur les confins de la Thrace, lorsque tu es arrivée en ces lieux. Et déjà, à mon retour, je portais mes pas de ce côté, pour me rendre auprès de toi, quand j’ai rencontré l’esclave chargée du message, dont je viens m’informer de toi-même.

HÉCUBE.

[968] Je n’ose te regarder en face, Polymestor, dans l’abîme de misère où je suis plongée. Toi qui m’as vue dans ma prospérité, j’ai honte de paraître à tes yeux dans ce degré d’infortune, et je ne saurais fixer sur toi mes regards. Ne vois point là de malveillance envers toi, Polymestor ; la cause en est ailleurs, dans les lois de la décence, qui défendent aux femmes de regarder un homme en face.

POLYMESTOR.


Il n’y a là rien de surprenant. Mais en quoi puis-je t’être utile ? Pour quel sujet m’as-tu fait venir ?

HÉCUBE.

Il est un secret que je veux dire à toi et à tes enfants : ordonne à ton escorte de s’écarter de cette tente.

POLYMESTOR.

Éloignez-vous : cette solitude est sans danger. — Je suis sûr de ton amitié et de celle des Grecs. Dis-moi maintenant en quoi, dans ma prospérité, je puis servir des amis dans le malheur : me voici tout prêt.

HÉCUBE.

[986] Apprends-moi d’abord si mon fils vit encore, ce cher Polydore, que tu reçus de mes mains et de celles de son père, pour le garder dans ton palais : je te questionnerai ensuite sur le reste.

POLYMESTOR.

Il vit. Pour ce qui le touche, tout va bien.

HÉCUBE.

Ami chéri, que ta réponse m’est agréable ! qu’elle est digne de toi !

POLYMESTOR.

Que veux-tu encore apprendre de moi ?

HÉCUBE.

Se souvient-il de sa mère (39) ?

POLYMESTOR.

Il voulait venir secrètement ici pour te voir.

HÉCUBE.

Et les trésors qu’il apporta de Troie sont en sûreté ?

POLYMESTOR.

Sans doute ; je les garde dans mon palais.

CUBE.

Conserve-les, et ne convoite pas ce qui appartient à tes proches (40).

POLYMESTOR.

Nullement, ô femme ; je me contente de ce que j’ai.

HÉCUBE.

Sais-tu maintenant ce que j’ai à te dire, ainsi qu’à tes enfants ?

POLYMESTOR.

Je l’ignore ; tu vas sans doute m’en instruire.

HÉCUBE.

[1000] Que mon fils te soit cher, comme tu l’es maintenant à moi-même.

POLYMESTOR.

Quel est donc ce secret, que mes enfants et moi nous devons savoir ?

HÉCUBE.

Je veux t’apprendre où sont enfouis les antiques trésors des Priamides.

POLYMESTOR.

Voilà ce que tu veux faire connaître à ton fils ?

HÉCUBE.

Oui, et c’est toi que j’ai choisi pour l’en instruire ; car je connais ta religieuse probité.

POLYMESTOR.

Qu’est-il donc besoin de la présence de mes enfants ?

HÉCUBE.

Il vaut mieux, si tu viens à mourir, qu’ils connaissent mon secret.

POLYMESTOR.

Tu as raison ; c’est plus prudent.


HÉCUBE.

Tu sais où est le temple de Minerve Troyenne ?

POLYMESTOR.

C’est là que sont les trésors ? A quel signe reconnaître la place ?

HÉCUBE.

A une pierre noire qui s’élève de la terre.

POLYMESTOR.

As-tu encore quelque chose à me dire à ce sujet ?

HÉCUBE.

Je voudrais te confier la garde des objets précieux que j’ai emportés avec moi.

POLYMESTOR.

Où sont-ils ? Les tiens-tu cachés dans tes vêtements ?

HÉCUBE.

Ils sont dans cette tente, parmi les amas de dépouilles.

POLYMESTOR.

Où donc ? C’est là l’enceinte de la flotte grecque.

HÉCUBE.

Cette tente est réservée aux captives.

POLYMESTOR.

N’y a-t-il point de danger ? Ne s’y trouve-t-il point d’homme ?

HÉCUBE.

Aucun ; nous y sommes seules : entre donc. Les Grecs, impatients de revoir leur patrie, se disposent à mettre à la voile : achève promptement ce que tu as à faire, afin que tu retournes avec tes enfants aux lieux où mon fils t’attend. (Ils entrent dans la tente.)

LE CHŒUR, seul.

[1024] Tu n’as pas encore reçu la peine de ton crime, mais

 tu vas la recevoir. Tel qu’un homme précipité dans la mer battue par la tempête, tu vas perdre la vie, toi qui fus meurtrier. Celui que poursuit à la fois la justice humaine et la vengeance des dieux, celui-là marche à une perte inévitable ! L’ne trompeuse espérance t’entraîne dans le chemin qui conduit au séjour de la mort : malheureux, une main inhabile aux combats te privera de la vie.

POLYMESTOR, dans la tente.

Ah :… ciel !… on m’arrache les yeux !

DEMI-CHŒUR (41).

Entendez-vous, mes amies, les cris du roi de Thrace ?

POLYMESTOR, dans la tente.

Ah ! les coups redoublent !… O mes enfants ! ô massate horrible !

DEMI-CHŒUR.

Mes amies, un nouveau malheur vient de s’accomplir dans la tente.

POLYMESTOR.

Non, la fuite ne vous dérobera pas à ma vengeance ; je briserai, je renverserai ces clôtures.

DEMI-CHŒUR.

Voilà un coup qui part de sa main terrible (42). Voulez-vous que nous pénétrions dans la tente ? Hécube et les Troyennes ont besoin de notre secours.

HÉCUBE.

[1044] Frappe, n’épargne rien, brise les portes ; jamais tu ne

 la vue à tes yeux, jamais tu ne reverras tes fils que j’ai égorgés.

DEMI-CHŒUR.

Ô ma maîtresse, tu as donc triomphé du Thrace, tu as vaincu cet hôte perfide, tu as accompli ce que tu dis ?

HÉCUBE.

Tu vas le voir sortir de la tente, privé de la lumière, et marchant d’un pas incertain ; tu verras les cadavres de ses deux fils que j’ai massacrés, aidée de ces braves Troyennes : ma juste vengeance est assouvie. Le voici qui s’avance ; je m’éloigne, pour me dérober à la fureur bouillante de ce Thrace indomptable.

POLYMESTOR (43).

[1056] Hélas ! hélas ! Où aller ? où rester ? où aborder ? Tel que les animaux sauvages qui habitent les montagnes, je me traîne sur mes mains pour les poursuivre. Quel chemin prendre ? par ici, ou par là ? Où pourrai-je saisir ces Troyennes homicides, auteurs de ma ruine ? Misérables, misérables Phrygiennes ! ô monstres ! quelle retraite les dérobe à ma fureur ? O soleil ! ne peux-tu guérir la plaie sanglante de mes yeux, et dissiper les ténèbres qui m’environnent ? Ah !… mais silence ! j’entends les pas furtifs de ces femmes. Où m’élancerai-je pour me repaître de leurs chairs et de leurs os, festin digne des bêtes farouches, et pour venger mon injure et leur faire expier mes tourments ? Malheureux ! où suis-je ? où vais-je ? J’ai livré mes enfants, à ces bacchantes infernales, qui déchirent leurs membres, comme une proie offerte aux chiens dévorants, et dispersée sur les montagnes. Où m’arrêter ? où me tourner ? où aller ? Comme un navire qui replie

 ses voiles, je reviens vers cette couche sanglante, pour garder les corps de mes enfants.

LE CHŒUR.

Malheureux, quels maux intolérables ont fondu sur toi ! tu as commis un crime infâme, et le dieu qui te poursuit en a tiré une vengeance terrible.

POLYMESTOR.

[1089] Ô peuple de la Thrace, race guerrière, habile à manier la lance, à dompter le coursier, et toujours inspirée de l’esprit de Mars !… Ô Grecs ! ô Atrides ! mes cris, mes cris perçants vous appellent. Venez, venez, accourez, au nom des dieux… M’entend-on ?… Personne ne viendra-t-il à mon secours ? Que tardez-vous ? ce sont des femmes, ce sont des captives qui m’ont fait périr. Horrible, horrible traitement ! Ô honte ! ô désespoir ! où aller ? où tourner mes pas ? M’élèverai-je dans les airs (44), jusqu’à la demeure céleste, où Sirius et Orion lancent de leurs yeux des rayons enflammés ? ou me précipiterai-je dans le sombre abîme de Pluton ?

LE CHŒUR.

il est pardonnable, quand on souffre des maux au-dessus de ses forces, de se soustraire à une vie misérable.

AGAMEMNON.

J’ai entendu tes cris, et j’accours : la fille plaintive de la montagne, Écho, les fait retentir à travers le camp. Si nous ne savions que les tours des Phrygiens sont tombées sous nos coups, ce bruit étrange nous eût remplis de frayeur.


POLYMESTOR.

Ami chéri, car je t’ai reconnu au sonde ta voix, Agamemnon, car c’est toi, vois-tu comme on m’a traité ?

AGAMEMNON.

Ah ! malheureux Polymestor, qui t’a mis en ce triste état ? qui t’a privé de la lumière ? qui a fait ruisseler le sang de tes yeux ? qui a massacré tes fils ? Quel qu’il soit, une étrange fureur l’animait contre toi et contre tes enfants.

POLYMESTOR.

[1120] C’est Hécube, aidée des captives, qui m’a fait périr… Que dis-je, périr ? mot trop faible pour mes tourments !

AGAMEMNON.

Que dis-tu ? (A Hécube.) Eh quoi ! Hécube, es-tu l’auteur du crime dont il t’accuse ? tu as pu te porter à cet excès d’audace ?

POLYMESTOR.

Ô dieux ! qu’as-tu dit ? Est-elle près de moi ? Réponds, où est-elle ? Que je la saisisse entre mes bras, que je déchire son corps, et le mette en lambeaux !

AGAMEMNON.

Malheureux ! que vas-tu faire ?

POLYMESTOR.

Au nom des dieux, laisse-moi porter sur elle ma main furieuse !

AGAMEMNON.

Contiens-toi ; bannis de ton cœur cette barbarie ; parle : après vous avoir entendus tous deux l’un après l’autre, je jugerai avec équité si tu as mérité ce traitement.

POLYMESTOR.

[1132] Je vais le dire. Il y avait un des enfants de Priam, le plus jeune, Polydore, fils d’Hécube, que Priam, son père,

 prévoyant déjà la chute de Troie, m’envoya, pour relever dans mon palais. Je l’ai fait périr : or, écoute pourquoi, et avec quelle sage prudence j’ai agi. J’ai craint que cet enfant, ton ennemi, échappé au carnage, ne rassemblât les restes de Troie, et ne repeuplât ses murs ; que les Grecs, instruits qu’un fils de Priam vivait encore, ne fissent une nouvelle expédition contre la terre des Phrygiens, et ne vinssent ensuite ravager les champs de la Thrace ; que le malheur des Troyens ne rejaillit encore une fois sur leurs infortunés voisins. [1145] Hécube a su la mort de son fils ; elle m’a attiré ici par ruse, sous prétexte de m’indiquer les lieux où étaient enfouis à Troie les trésors des Priamides : elle m’introduit seul avec mes enfants dans sa tente, pour que nul autre ne connût son secret. Je m’assois au milieu du lit, en fléchissant le genou ; une foule de jeunes Troyennes s’empressent de tous côtés auprès de moi, comme auprès d’un ami, tenant leurs navettes dans leurs mains (45), et regardant mes vêtements, elles en louaient l’éclat ; les autres regardaient mon javelot de Thrace, et me dépouillent de ma double parure (46). Toutes celles qui étaient mères, comme frappées d’admiration, berçaient mes fils entre leurs bras, et, pour les éloigner de leur père, se les passaient dé mains en mains. Et ensuite, le croirez-vous ? après ces douces paroles, elles tirent de dessous leurs robes des poignards, et percent mes enfants ; les autres, en ennemies furieuses, me saisissent les pieds et les mains. Voulant secourir mes enfants, si j’essayais de lever la tète, elles me retenaient par les cheveux ; si je remuais les mains, leur nombre rendait mes efforts impuissants. Enfin, pour

 dernier désastre, et n’est-ce pas plus qu’un désastre (47) ? elles firent une chose atroce : saisissant leurs agrafes, elles en percent mes yeux, et en font ruisseler le sang ; puis elles s’échappent, et fuient à travers la tente. Pour moi, m’élançant comme une bête farouche, je poursuis ces monstres (48) homicides, furetant toute la maison comme un chasseur, frappant et brisant tout. — C’est en veillant à tes intérêts, Agamemnon, que j’ai subi ce traitement ; c’est pour avoir fait périr ton ennemi. Sans me répandre en longs discours, pour rassembler en un mot tout le mal qu’on a pu dire ou qu’on dira jamais des femmes, ni la mer ni la terre ne nourrissent dans leur sein une race si odieuse ; celui-là seul les connaît, qui vit toujours avec elles (49).

LE CHŒUR.

Modère ta fureur, et ne confonds pas toutes les femmes dans tes injurieuses accusations ; car si parmi nous il en est de méchantes, il en est d’autres à qui leurs vertus peuvent faire porter envie.

HÉCUBE.

[1187] Agamemnon, il ne faudrait pas que jamais l’éloquence des hommes prévalût sur leurs actions ; mais il faudrait que celui qui a bien agi parlât de même ; que le méchant, au contraire, ne pût tenir que des discours sans force, et qu’enfin l’injustice ne pût jamais être éloquente. On appelle donc sages ceux qui s’appliquent à l’art de la parole, mais ils ne peuvent être sages jusqu’au bout ; ils périssent

 misérablement, aucun n’a échappé. Voilà ce que j’avais à te dire en commençant : maintenant je viens à lui, et je vais lui répondre. — Comment peux-tu dire que c’est pour épargner aux Grecs de nouvelles peines, et pour servir Agamemnon, que tu as fait périr mon fils ? Mais d’abord, ô le plus méchant des hommes, jamais la race des Barbares ne sera amie des Grecs, et elle ne le pourrait pas. Mais quelle faveur étais-tu donc si empressé d’obtenir ? Recherchais-tu quelque alliance ? avais-tu quelque parenté ? Quel motif avais-tu ? Craignais-tu que, traversant une seconde fois les mers, ils ne vinssent ravager tes moissons ? A qui penses-tu faire croire de tels mensonges ? Parle vrai ; c’est son or, c’est ta cupidité insatiable qui a tué mon fils. En effet, réponds à ceci : Pourquoi, tandis que Troie prospérait, que ses tours défendaient encore son enceinte, que Priam était vivant, que la lance d’Hector était formidable (50) ; pourquoi, si tu voulais servir Agamemnon, n’immolas-tu pas alors mon fils, que tu élevais dans ton palais ? ou pourquoi ne le livras-tu pas vivant aux Grecs ? Mais c’est lorsque nous ne jouissions plus de la lumière du jour, et que la fumée qui s’élevait de Troie annonçait sa ruine, que tu as égorgé ton hôte réfugié dans tes foyers ! Écoute encore de nouvelles preuves de ta scélératesse. Il fallait, puisque tu étais l’ami des Grecs, leur porter cet or, qui, de ton propre aveu, appartenait, non à toi, mais à mon fils ; il fallait le porter aux Grecs indigents, et depuis longtemps éloignés de leur patrie. Mais maintenant même tu crains de le laisser échapper ; tu persévères à le garder dans ton palais. Certes, en élevant mon fils comme tu le devais, et en le sauvant, tu te serais couvert de gloire ; car c’est dans l’infortune que les vrais

 amis se font connaître : la prospérité n’en manque jamais. Ah ! si tu avais été dans le besoin, et qu’il eût été fortuné, mon fils eût été pour toi un grand trésor. Mais maintenant tu ne t’es pas concilié la faveur d’Agamemnon, tu as perdu la jouissance de ces trésors ; tes fils sont morts ; et toi-même, où en es-tu réduit ? Je te le dis, Agamemnon, secourir ce barbare serait te montrer méchant ; car ce serait protéger un hôte impie, perfide, injuste, sacrilège ; et nous dirions que tu aimes les méchants, parce que tu leur ressembles. Mais je ne veux pas outrager mes maîtres.

LE CHŒUR.

Oh ! comme les bonnes causes inspirent aux mortels de nobles paroles !

AGAMEMNON.

[1240] Il m’est pénible de juger les torts des autres ; mais c’est un devoir pour moi : car il serait honteux, après avoir pris une affaire en mains, de l’abandonner. Sache donc que, suivant moi, ce n’est ni pour me servir, ni par conséquent pour servir les Grecs, que tu as fait périr ton hôte, mais pour t’approprier ses trésors. Tu dis ce qui t’est favorable, maintenant que tu es dans le malheur. Peut-être parmi vous le meurtre d’un hôte n’a rien d’étrange ; mais chez nous autres Grecs, c’est une infamie. Comment donc, si je ne te jugeais point coupable, éviterais-je le blâme ? je ne le pourrais. Mais puisque tu as osé commettre Ie crime, supporte-s-en la peine.

POLYMESTOR.

Grands dieux ! vaincu par une femme, par une esclave, je succombe sous une main plus faible que la mienne.

AGAMEMNON.

N’est-ce donc pas avec justice, puisque tu t’es rendu criminel ?

POLYMESTOR.

Ô

 mes enfants ! ô lumière qui m’est ravie ! Malheureux que je suis !

HÉCUBE.

Tu pleures ! Et moi donc, penses-tu que je ne pleure pas mon fils ?

POLYMESTOR.

Tu es dans la joie de m’outrager, méchante que tu es !

HÉCUBE.

Ne dois-je pas me réjouir de t’avoir puni ?

POLYMESTOR.

Tu ne te réjouiras plus peut-être, quand les flots de la mer…

HÉCUBE.

[1260] Ne me porteront-ils pas aux rivages de la Grèce ?

POLYMESTOR.

Ils t’engloutiront dans leur sein, où tu tomberas du haut du mât.

HÉCUBE.

Et quelle main m’y précipitera (51) ?

POLYMESTOR.

Toi-même tu monteras au mât du navire.

HÉCUBE.

De quelle manière ? sera-ce avec des ailes (52) ?

POLYMESTOR.

Tu seras changée en chienne, aux regards enflammés.

HÉCUBE.

Qui t’a appris la métamorphose que je dois subir ?

POLYMESTOR.


Bacchus, l’oracle de la Thrace (53).

HÉCUBE.

Ne t’a-t-il rien prédit des maux que tu souffres ?

POLYMESTOR.

Tu ne m’aurais pas surpris dans ce piège.

HÉCUBE.

Sera-ce après ma mort, ou pendant ma vie, que s’accomplira cette métamorphose ?

POLYMESTOR.

Après ta mort ; et le lieu de ton tombeau recevra un nom…

HÉCUBE.

Analogue à ma forme nouvelle ? est-ce là ce que tu veux dire ?

POLYMESTOR.

On le nommera Monument de la chienne malheureuse (54), et il servira de signal aux nautoniers.

HÉCUBE.

Peu m’importe, puisque je t’ai puni.


POLYMESTOR.

Ta fille Cassandre est aussi condamnée à périr

HÉCUBE.

Je méprise cet oracle, et je te souhaite les maux que tu me prédis.

POLYMESTOR.

L’épouse de son amant, surveillante jalouse, lui donnera la mort.

HÉCUBE.

Fille de Tyndare, loin de toi une pareille fureur !

POLYMESTOR.

E|le le tuera lui-même, en levant sur lui sa hache homicide.

AGAMEMNON.

Malheureux, tu délires, et tu veux t’attirer de nouveaux malheurs.

POLYMESTOR.

[1281] Frappe… un bain sanglant t’attend dans Argos.

AGAMEMNON.

Esclaves, saisissez— le, et qu’on l’entraîne loin de moi.

POLYMESTOR.

Mes paroles t’irritent.

AGAMEMNON.

Qu’on lui ferme la bouche.

POLYMESTOR.

Soit : j’ai tout dit.

AGAMEMNON.

[1284] Qu’on le jette au plus tôt sur les bords de quelque île déserte, et qu’il expie son audace et son insolence. Pour toi, malheureuse Hécube, va ensevelir tes deux morts. Vous, Troyennes, il vous faut regagner les tentes de vos maîtres ; car je vois déjà s’élever les vents favorables :

 puissent-ils nous porter heureusement dans notre patrie ! puissions-nous, après tant de travaux, retrouver nos familles dans la prospérité !

LE CHŒUR.

Mes amies, allons vers les tentes, sur le bord de la mer, nous soumettre aux travaux des esclaves : il faut céder à la dure nécessité.

FIN





(

  1. Littéralement : « Amateurs de chevaux. »