Traditions indiennes du Canada Nord-Ouest/Texte entier

Maisonneuve Frères et Ch. Leclerc (p. i-507).

INTRODUCTION


I



B ien loin d’avoir tari la source des légendes et des traditions américaines, les Brasseur de Bourbourg, les Rink, les Brington, les Bancroft, y ont seulement puisé, en nous indiquant la voie à suivre.

L’Amérique est une Babel qui, dans son sein, ne compte pas moins de quatre mille langues ; champ vaste, fertile, plein d’intérêt pour la science et l’observation. De longues années s’écouleront donc avant qu’il ait été labouré, retourné, fouillé, de manière à ne dérober plus aucun de ses secrets.

Mais il faut nous hâter, si nous voulons faire une récolte satisfaisante avant l’extinction des souches aborigènes.

Le Canada Nord-Ouest, surtout, par le peu d’attraits que sa situation à l’extrémité de l’Amérique septentrionale et son climat inhospitalier inspirent aux voyageurs et aux érudits, est demeuré jusqu’à nos jours une terre inconnue et mystérieuse dont on s’occupe fort peu, et que les possesseurs actuels du sol, eux-mêmes, ne connaissent guère mieux que nous, au point de vue mythologique.

Je suis donc le seul ethnographe qui ait conçu le projet de réunir en volume toutes les légendes et traditions nationales du Nord-Ouest du Dominion, partout où j’ai séjourné ou seulement passé, et qui ait mené ce travail à bonne fin.

Je le commençai sitôt que je pus balbutier quelques mots de la langue tchippewayane, la première que j’aie parlée, c’est-à-dire quatre mois après mon arrivée au Grand-Lac des Esclaves, en août 1862.

Dès lors, je l’ai poursuivi avec zèle et avec plus ou moins de succès, jusqu’en 1882, dernière année de mon séjour parmi les Peaux-Rouges. Cet hiver-là encore, je recueillis, au pied des Montagnes-Rocheuses, les données et l’un des récits Pieds-noirs que renferme ce livre.

J’ai eu, de la sorte, l’avantage de former, non pas une compilation, mais la collection la plus volumineuse, la plus suivie et la plus authentique de traditions septentrionales non esquimaudes.

J’avais même eu la pensée de l’intituler Traditions de l’Amérique arctique ; mais, comme plusieurs des peuplades dont je transcris les archives dans ces pages chassent au sud du cercle polaire, j’ai préféré le titre plus général de Traditions indiennes du Canada Nord-Ouest.

Recueillie lentement, patiemment et avec une sorte de scrupule pour les moindres particularités, pendant vingt années de séjour dans le Nord-Ouest du Dominion ; glanée de ci de là avec le culte d’un antiquaire pour les ruines du passé, pour les débris des peuples, mais dans le but persévérant et avoué de découvrir les origines américaines ; traduite littéralement, comme une version classique, avec l’aide des Indiens qui furent mes maîtres de langue ; puis enfin rendue en français avec toute la fidélité et la concision compatibles, d’un côté, avec le génie et l’inversion des Indiens, de l’autre, avec ma langue maternelle, pour que ma phraséologie pût présenter un sens compréhensible, exempt de tout équivoque, suppléant aux réticences peaux-rouges, tout en conservant leur laconisme originel, j’ose espérer que ma collection amusera le public et intéressera la science.

L’ordre de ce travail m’a été dicté naturellement par la division des tribus qui m’en ont fourni les thèmes. Du Nord au Sud, c’est-à-dire en suivant le courant de leurs immigrations, ces tribus sont :

1o Les Innoït ou Esquimaux ;

2o Les Dindjié ou Loucheux ;

3o Les Dènè Peaux-de-lièvre ;

4o Les Dunè Flancs-de-chien et Esclaves ;

5o Les Dènè Tchippewwayans et Couteaux-Jaunes, avec les Danè Castors ;

6o Les Ayis-Iyiniwok ou Cris ; et enfin

7o Les Ninnax ou Pieds-noirs.

De là, la division de ce volume en sept parties.

Si le stock Peau-de-lièvre est, de beaucoup, le plus volumineux, il faut l’attribuer aux longues années que j’ai passées dans cette peuplade, au fort Bonne-Espérance ou dans les environs.

Nul doute que ses voisines se fussent montrées aussi confiantes et ouvertes, si j’avais séjourné plus de temps au milieu d’elles. Je n’ai aucune raison de croire que la mémoire de leurs vieillards soit moins fidèle que celle de la vieille Lizette Kha-tchô-ti, mon précepteur de langue peau-de-lièvre, ou celle du bon aveugle Ekunélyel, un de mes maîtres de montagnais ou tchippewayan.

J’ai cru bon d’ajouter à la fin de chaque corps légendaire la liste des héros et des divinités de la tribu à laquelle ces traditions appartiennent.

J’y ai joint un spécimen de la langue ou du dialecte de chacune de ces sept peuplades, lequel fournit un texte original avec la traduction littérale conservant toute l’inversion indienne. M. le comte de Charencey a bien voulu se charger de publier, dans le courant de l’année 1887, les textes originaux, avec traduction littérale, de la presque totalité de ces légendes.

Enfin, dans le but de faciliter aux érudits les recherches mythologiques ou autres, je joins à ma collection un Index ou concordance des matières qu’elle contient.


II


Si je garantis la fidélité de ma traduction, je ne saurais cependant assumer la responsabilité de toutes les idées, pratiques et théories que ces traditions renferment virtuellement ou professent ouvertement. Je dois la laisser à la charge des hommes bons et naïfs, mais quelquefois fourvoyés ou séduits, qui me les ont dictées.

Pour peu que le lecteur soit observateur, il remarquera que, dans cette collection, les mêmes faits, les mêmes situations, les mêmes idées, voire les mêmes héros, se retrouvent dans les souvenirs de toutes et chacune des peuplades sus-mentionnées. Elles ont dû posséder originairement les mêmes vérités ou les mêmes mythes ; mais on dirait qu’elles ont pris à tâche de ne pas se répéter les unes les autres, de se distinguer entre elles, de se séparer réciproquement, en donnant à leurs traditions une idiosyncrasie propre.

Ces schismes ont peut-être été voulus et cherchés par ces tribus sœurs, par ces peuples voisins ; peut-être leur ont-ils été imposés par le temps et les circonstances ; peut-être enfin sont-ils une des conséquences nécessaires de la tradition orale.

Quoi qu’il en soit, il ne serait pas difficile, à l’aide de ces différents lambeaux de traditions, se complétant les uns les autres dans chaque tribu, de reconstruire de belles légendes ayant un sens suivi, un enchaînement soutenu, et un génie poétique. On obtiendrait ainsi une véritable Genèse arctique et subarctique de l’Amérique, qui ne serait nullement inférieure aux théogonies du monde ancien des trois continents, et qui posséderait, de plus, le mérite d’être une littérature originale et nouvelle pour nous.

Le lecteur ne doit pas s’attendre à rencontrer, dans ces pages, des contes privés, dûs aux efforts de l’imagination et du génie individuels. Je lui livre un corps de traditions populaires ; je lui révèle les archives nationales des Indiens que j’ai pratiqués, archives connues de la multitude, contrôlées par plusieurs, corrigées ou complétées par d’autres qui, dans le louable dessein de rectifier tel ou tel passage qu’ils supposaient erronés, ne faisaient autre chose que me fournir des variantes de la tradition qu’ils prétendaient redresser.

Parmi ces légendes, les unes semblent être des calques plus ou moins fidèles des récits bibliques, appropriés au climat, aux mœurs et au genre de vie des aborigènes de l’Amérique. D’autres, au contraire, sont la parodie burlesque ou maligne de ces mêmes récits archaïques, et accusent un esprit de haine, de dénigrement et de contradiction, hostile à celui qui a dicté les premières traditions.

D’autres enfin sont des mythes incompatibles avec la Genèse mosaïque, mais apparentés avec celle d’autres nations de l’antiquité connue.

N’était le malheureux esprit de contention et d’envie qui inspira les secondes de ces traditions, je serais tenté d’en appeler la somme la Michna de l’Amérique du Nord, à cause de leurs rapports étroits avec les livres des Hébreux.

Que les timorés et les pusillanimes ne s’épouvantent pas, cependant. Qu’ils attendent d’avoir pris connaissance de mon livre avant de se récrier contre ma proposition. Sans prendre la peine de leur exposer des identifications qui se révèlent d’elles-mêmes, je leur laisse le soin et la surprise de les découvrir, ainsi que je l’ai fait et qu’il arrivera à quiconque connaît la Bible et la médite.

D’ailleurs, ces similitudes ne peuvent pas plus prouver la véracité des historiens sacrés, que leur parodie ne saurait la battre en brèche. La Bible apporte ses preuves avec elle-même. Elle défie les dénégations de l’incrédulité, les tergiversations de l’erreur, les railleries des impies. Elle n’a nul besoin de demander la preuve de leur témoignage à d’obscurs et ignorants Sauvages, qui, par leur accord avec elle, ne prouvent qu’une chose : à savoir que le Pentateuque fut connu et cru dans leur berceau originel, et que la Synagogue a jadis connu la diffusion, comme la religion de Boudha, comme le Christianisme et l’Islam.

Mais, ce fait incontestable est incontesté. Du temps de Flavius Josèphe même, « il n’y avait pas de pays où il n’y eût une synagogue, pas une plage où ne fût établie une colonie juive » ; et Dan, auquel Moïse avait dit prophétiquement : Fluet largiter de Basan, Dan, le navigateur, l’émigrant, le nomade, Dan n’avait pas attendu l’invasion romaine pour transporter un peu partout ses pénates curieux et vagabonds.

D’ailleurs, je dois avouer en toute simplicité que, dans le cours de mon travail, je n’ai pas seulement eu la pensée de venir au secours d’un livre dont l’authenticité n’est nullement en danger. Je l’ai accompli sans me préoccuper des concordances ni des discrépances que ces traditions renferment, laissant à la sagacité et à la bonne foi du lecteur de faire la distinction et de déterminer son choix.

Mais, quelques naïves, touchantes ou drolatiques que soient ces légendes, l’histoire et l’ethnographie en déduiront plusieurs vérités, y remarqueront plusieurs choses dignes d’être relevées et étudiées.

J’ai fait, moi-même, de ces remarques et je les ai consignées au papier, dans le dessein de les publier un jour. La forme de la présente collection ne me permet pas d’y joindre ces études. Tout au plus ai-je pu en extraire quelques rares et très brièves notes, que j’ai ajoutées à mes pages, par ci par là, comme autant de jalons indiquant la valeur de mes théories et la nature de mes identifications.

Pourquoi certaines gens se récrient-ils quand ils entendent parler de croyances, de mythes et de coutumes asiatiques, en Amérique ? Pourquoi tout le fracas qui s’est produit lorsqu’on a crié à l’exaltation, au parti pris, voire même au cléricalisme ? Qu’y a-t-il, en ce fait bien simple, de si prodigieux, de si invraisemblable, de si épouvantable pour leur esprit prévenu ou craintif ?

Voilà que, depuis longtemps, d’autres ont constaté qu’il existe dans l’Hindoustan, au Japon, au Groënland, dans l’Océanie, des observances, des traditions et des usages identiques à ceux des anciens, qu’ils aient été égyptiens ou scythes, phéniciens ou hébreux. Pourquoi donc serait-il impossible que les mêmes similitudes se produisissent en Amérique ?

La Polynésie semble avoir hérité de l’Égypte et de la Grèce les divinités Ra, Orus, Mauï, Pelée et autres dieux. Pourquoi donc tairai-je que, en Amérique, j’ai retrouvé Men, Moïse, Opas, Khons, Bel et Osiris ?

Plus que l’Océanie, le continent colombien n’est-il pas situé dans les meilleures conditions pour recevoir un afflux de populations et de croyances asiatiques ?

Soyons donc plus sages dans nos jugements, et ne rapetissons pas, aux dimensions de nos petits États, à la sphère étroite de nos seuls intérêts, l’action universelle de la providence de Dieu sur l’humanité.

Les légendes contenues dans ce livre nous prouvent, une fois de plus, cette vérité consolante : qu’il n’est point de peuple, si relégué et ignoré soit-il, qui n’ait reçu du ciel, dans son passé, une somme de vérités suffisante pour tenir dignement sa place dans le monde, constituer, s’il l’eût voulu, une société honorable, et opérer le salut spirituel de ses membres, sans avoir recours à ses voisins. Les théogonies des Sauvages les plus ignares prouvent que Dieu fut fidèle à sa créature et se révéla à elle par l’amour et la commisération, loin d’être le produit d’une imagination épouvantée. « Attraxi te miserans. »

La crainte rend les hommes cruels, rampants et superstitieux ; l’amour et la confiance seuls peuvent les rendre pieux. La sécheresse de cœur, l’égoïsme, le désespoir, ont créé l’indifférence religieuse. De là à la haine de Dieu il n’y a qu’un pas.

Les plus fidèles d’entre les peuples conservèrent jusqu’aux jours du christianisme, plus ou moins intact, le dépôt des saines traditions et des louables coutumes dont Judas et Israël gardèrent les archives, mais dont ils ne furent pas les seuls dépositaires.

Prenons, par exemple, l’idée d’un Dieu à la fois un et trine, dont, par erreur, on a fait l’exclusif apanage et la gloire du christianisme. Nous retrouvons ce dogme chez tous les peuples tant soit peu civilisés. Il est vieux comme le monde. L’Égypte, la Phénicie, la Chine, l’Assyrie, la Babylonie, les Celtes et les Scandinaves, le possédèrent. Dans l’Inde, il se répète jusqu’à trois fois, et l’Amérique nous le révèle dans cette triade d’aigles blancs, producteurs du jour et de la nuit, fulgurants dans la nue, et dont le fils est le protecteur de l’homme déchu, et le sauve du courroux paternel.

Ce dogme universel renfermait, à lui seul, tout ce qui est nécessaire au salut.

À la vérité, cette trinité est matérielle ; ce Dieu trine a un corps ; il est mâle, femelle et fils unique. Mais il faut bien concéder quelque chose à la rusticité, à la grossièreté des peuples enfants ou barbares. Cela ne constitue pas une erreur fondamentale.

Ce dogme universel avait son prototype dans Jahowah, trinité hébraïque toute spirituelle, dont la première personne, le Père, créa tout par son Verbe, et vivifia toute créature par son Esprit.

À cet Esprit de Dieu, Rouch-Ellohim, la Synagogue prêtait aussi le sexe féminin. Non point qu’elle lui en reconnût les attributs, ce qui est de la matière corporelle ; mais en lui en reconnaissant les attributions, ce qui est du ressort de l’esprit, de l’âme.

Ces attributions féminines de l’Esprit de Dieu sont la vivification, l’amour, la consolation, la grâce et les faveurs célestes ; en un mot, tout ce qu’il y a de sensible, de tendre, d’exquis et de maternel dans Dieu pour ses créatures. Et voilà ce qui explique cette parole de Jésus-Christ « que les blasphèmes contre la sainteté de l’Esprit ne trouveront pas de rémission » ; de même que, parmi nous, l’outrage commis contre l’honneur d’une épouse, contre la sainteté d’une mère, soulève notre indignation, appelle la vengeance.

Or, cette théorie n’est autre que celle exposée par Thomas d’Aquin dans son Traité de la Trinité chrétienne. Le dogme s’est épuré, il s’est élucidé, au fur et à mesure que l’intelligence humaine s’est dégagée de la matière. Il n’a pas varié depuis les temps anciens, et c’est ce qui nous console.

Les traditions universelles et naturelles abondent dans les souvenirs des Peaux-Rouges. Elles ne sont point particulières à la Bible. Elles sont le lot de l’humanité, et Moïse n’a fait que mettre par écrit ce qu’il en savait, ou plutôt ce qui était la version chaldéo-hébraïque connue de son temps.

Ici donc, nous n’avons aucun sujet de nous étonner. Ce qu’il y aurait d’étonnant, ce serait que les Américains ne possédassent pas ces traditions générales.

Nous ne devons pas trop nous émerveiller, non plus, de distinguer dans leurs souvenirs, assez fidèlement conservée, l’histoire d’Abraham et de Sarah. Georges Le Syncelle dit que, du temps des Romains, ce couple patriarcal était connu dans les trois continents, et qu’il n’y avait pas de peuple qui ne le revendiquât pour ancêtres. Abraham était adoré à Rome par Alexandre Sévère, aussi bien qu’en Palestine, sous le chêne de Mambré. Châteaubriand en a, avec justesse, discerné le culte dans celui de Par-Abrahma et de Sarah-Souvacti, divinités tutélaires du Brahmanisme[1] ; et la diffusion plusieurs fois séculaire de l’Islam, dans l’extrême Orient et dans l’Océanie, y a répandu le nom et l’histoire du père de tant de peuples adorateurs du vrai Dieu, c’est-à-dire croyants.

Ce n’est que lorsque nous constatons, dans les souvenirs des Peaux-Rouges, les grands traits de l’histoire de Moïse, de Josué, de Samson, de Jonas, de Judith, de Tobie, que notre étonnement a le droit de s’accentuer, parce que ces personnages appartiennent exclusivement au peuple hébreu, et que, si leur histoire a pénétré en Amérique, ce n’a pu être que par le moyen des Israélites eux-mêmes. Ils y ont donc été avant nous.

Cette conclusion est aussi logique qu’indéniable. Pas n’est besoin de se répandre en vaines paroles, pour cela. Et lorsqu’aux traditions s’allie la preuve tirée de l’usage de la circoncision, du Phasèh, des néoménies, des prescriptions judaïques, la certitude devient irréfragable, quand bien même on n’aurait pas retrouvé au Mexique le blason de la tribu de Dan, qui fut aussi celui de Sparte, à savoir le grand aigle blanc, tenant dans ses serres le serpent chananéen.

Avec l’histoire fabuleuse de l’aveugle qui représente Tobie, se rompt la chaîne des traditions au cachet hébraïque, aussi bien que leur parodie kuchite.

Elles passent alors à des récits qui semblent accuser une vague teinture d’un christianisme oblitéré, après une lacune où ne se montrent que des combats avec des cannibales et des monstres mangeurs d’hommes, étrangers à l’Amérique, mais propres à l’Asie, tels que serpents énormes, lions, crocodiles, ou à des rencontres avec des pachydermes et des herbivores monstrueux, inconnus dans les pays occupés actuellement par ces Sauvages.

Des éléments étrangers se greffent sur le tronc principal de traditions araméennes, comme des scions sauvages sur l’arbre fruitier. Idées zoroastriennes et culte moabite, mythes puniques et origines ammonites, héros lunaires et femmes célestes, l’antique prétention d’une provenance sidérale, cause des rivalités et des guerres qui divisèrent, dans l’Inde, Khourous et Pandous : l’homme érudit retrouvera de tout cela dans ce pandémonium arctique. Je lui promets plus d’une surprise, plus d’un cri de joie.

On a prétendu que l’apologue était inconnu des Peaux-Rouges, que leur intelligence est trop grossière pour avoir jamais conçu de personnifications. C’est encore une de ces erreurs inspirées par l’esprit de système, et qu’il faut laisser à la charge des écrivains du siècle dernier, en Amérique, à Schoolcraft, l’homme qui a répandu le plus d’erreurs sur les Peaux-Rouges.

Il suffira de parcourir les présentes légendes pour se convaincre du contraire. Nos Indiens ne le cèdent en rien aux Orientaux, sur ce point. Si la Bible a été écrite dans le même esprit cabalistique, il est à croire que nous ignorons encore le vrai sens d’une foule de passages jusqu’ici réputés très clairs.

Enfin, on trouve dans ces traditions des souvenirs d’un ordre tout à fait physique, qui corroborent les données ou les hypothèses de la géologie et de l’histoire. Tels sont la période glaciaire, le changement d’axe de la terre, un cataclysme volcanique qui semble admettre l’effondrement d’une partie occidentale du continent colombien, l’immigration primitive des aborigènes par le détroit de Behring et par les Aléoutiennes, l’arrivée d’une nation de navigateurs introductrice des métaux, etc., etc.

Ces faits historiques se lient si intimement au fil des traditions religieuses que, souvent, on ne peut les en séparer. Ils sont comme des dessins de feuillage ou de fleurs connus dans la trame d’une étoffe exotique.

III

Maintenant ai-je besoin de me prononcer sur l’origine des peuples qui nous révèlent ces curiosités du passé ?

Eh ! mon Dieu, ce qu’ils sont ? Ils sont ce que nous sommes. Un amalgame de dix peuples divers, peut-être, ou les débris de dix nations morcelées, éparses et perdues depuis des siècles dans les déserts d’un monde qui n’est nouveau que pour nous. Ils sont un mélange hétéroclite de sangs, d’idées, de souvenirs, de langues et de mœurs. Faces mongoles et visages quasi caucasiques ; types arabes, sémitiques, et types prognathes africains ; crânes brachycéphales de l’âge du cuivre, et crânes dolychocéphales de l’homme de la pierre : tout est mêlé ici, comme dans l’Asie, comme en Europe, comme partout.

Une chose, cependant, surnage au milieu de ces épaves des vieilles sociétés humaines, étiquetées par les lambeaux de leurs symboles ou de leurs superstitions ; cette chose surnage là-bas comme elle surnage ici, ailleurs, de toutes parts ; c’est le sang et la race d’Abraham Habar qui fait tache d’huile de partout ; ce sang qui, apposé comme un sceau au début du livre de l’humanité, en a transpercé tous les feuillets, et se montre encore vers la fin du volume avec sa vitalité, son autonomie et son caractère propres. Ici, sang de Judas, épave du sinistre d’un peuple que n’ont pu submerger les flots des siècles, et que Dieu, dans sa bonté, s’est réservé comme un témoin fidèle, preuve vivante de la véracité de sa Révélation, de la réalité de la Rédemption. Là-bas, sang d’Israël, bouée providentielle pour les ébranlés, les déchus, les naufragés de la foi ; semence jetée dans le désert pour y fructifier solitaire et y être récoltée en son temps, selon la parole de Jahowah, fidèle à Jacob et à David : « Si ad cardines cœli (le Pied-du-Ciel, les Pôles) dissipatus fueris, indè te retraham, dicit Dominus exercituum. » (Deuteron., ch. xxviii, v. 61.)

Émile Petitot.
Paris, le 6 août 1886.


REMARQUE

Dans les noms indiens, l’u a le son latin ou, la lettre ρ est l’r guttural arabe, le χ est le j espagnol. Le ñ est aussi emprunté à cette langue ; l’ se prononce chl avec soufflement palatal, la langue renversée ; th, tth, dh, sont des variétés du th anglais doux ou dur ; w se prononce ou formant diphtongue avec la voyelle qui suit.


PREMIÈRE PARTIE

TRADITIONS DES ESQUIMAUX TCHIGLIT












PREMIÈRE PARTIE

TRADITIONS DES ESQUIMAUX TCHIGLIT


NOTICE ETHNOGRAPHIQUE

Les Esquimaux Tchiglit sont une fraction du peuple Innoït (hommes), un des plus étendus du globe en superficie, bien que des plus infimes au point de vue numérique.

Les Tchiglit (sing. Tchiglerk), dont le nom signifie également hommes, habitent le littoral de la Mer glaciale arctique, entre le cap Bathurst, à l’Est, et la pointe Barrow, à l’Ouest. Ils ne remontent pas les cours d’eau, qui se jettent sur cette côte, à plus de cinquante lieues.

Ces Esquimaux se distinguent des Innoït orientaux en ce qu’ils portent des boutons de marbre, de stéatite ou de serpentine, souvent ornés de verroteries et semblables à nos jumelles, aux commissures de la bouche, encastrés dans le gras des joues. Ils tiennent cette bizarre pratique des Esquimaux de l’Ouest.

Au point de vue physiologique, ils se distinguent encore de leurs frères de l’Est et des îles, en ce que leur type offre un élément blanc et incarnat, mélangé à l’élément purement malais ou mongolique des Innoït orientaux.

Quant au nom d’Esquimau, il est la corruption française du nom de ce peuple dans les langues algiques : Wiyashiméw, Eskimantik, Eskimalt, qui signifient : Mangeurs de chair crue. Tel est aussi le sens du nom des Samoièdes en langue ostiake.

Leurs chefs se nomment Khatoun comme ceux des Tougouses et des anciens Khazars ; mais ils prennent aussi le titre de Khatétsé et de Innok Toyok (grand homme).

Les Tchiglit sont sabéïstes et de race solaire. Dans Tchikreynark (le soleil), ils adorent Padmoun-a, un héros législateur, qui descendit jadis du ciel pour les éclairer, les civiliser, leur faire du bien, et qui remonta ensuite vers l’empyrée, où il habite l’astre du jour. C’est Wichnou-Krichna.

Dans la lune, Tarark (le miroir, le réflecteur), les Tchiglit redoutent Tatkrem Innok, l’homme lunaire, dont l’histoire fabuleuse est contenue dans les pages qui suivent. Elle a du rapport avec l’histoire de Brahma.

Les Tchiglit prétendent être venus de l’Occident, ainsi que le raconte leur tradition ; et, de fait, leur figure, leur genre de vie, leurs mœurs, leur absence de toute pudeur, leurs habitudes de piraterie, leur costume et jusqu’à la forme de leurs habits et de leurs ustensiles rapprochent ce peuple des Asiatiques les plus orientaux, tels que Kouryliens, Kamtschadales, Japonais, Chinois et Malais.

Le paradis des Esquimaux est chaud, et ils le placent au fond des mers, indice pélagique. Leur enfer est glacé et se trouve dans la région des nuages.

Ils célèbrent, aux solstices, une fête solaire. Ils ont aussi une fête des fruits nouveaux, en automne, et une fête du renouveau, au printemps[2].

Le caractère de ces cérémonies les rapprochent des fêtes d’autres peuples américains, tels que Pieds-Noirs, Cris, Iroquois, Sioux, Caraïbes. Elles ont fort peu de rapport avec les fêtes des Dindjié, des Dana et des Dénè, bien que ceux-ci soient les plus proches voisins des Esquimaux Tchiglit. Ils en sont appelés dérisoirement Irkréléït, Ingalit, c’est-à-dire Lentes de vermine ; mais ces Indiens leur rendent la pareille en ne les désignant que par des noms qui sont des opprobres : Pieds-Étrangers, Ennemis, Stercoraires, Peuple de chiens, de courtisanes, etc.


I

NUNA MIK TCHÉNÉYOARK

(la création)


Au commencement, Kikidjiark (le Castor) créa deux hommes sur une grande île de la mer occidentale.

Ces deux frères, étant partis de l’autre côté de la mer, vinrent de ce côté-ci pour chasser les gelinottes blanches.

Ces gelinottes, ils se les arrachèrent des mains, ils se battirent entre eux pour les avoir ; ce qui provoqua la séparation des deux frères.

L’un des deux devint le père des Tchiglit (Esquimaux arctiques) ; l’autre fut l’ancêtre des Tchubluraotit ou Souffleurs[3] (Esquimaux occidentaux).

(Racontée par Arviuna, en juillet 1870.)


II

ULIKTUARK

(l’inondation)


L’eau ayant débordé sur le disque terrestre, on s’épouvanta, car le vent emportait et faisait disparaître les demeures des hommes.

Les Esquimaux lièrent ensemble plusieurs barques de manière à en composer un grand radeau. L’eau montait toujours et ses vagues dépassèrent les Montagnes Rocheuses (Erret). Un grand vent les poussait vers la terre, et ce vent ne cessait pas.

Sans doute que les hommes purent d’abord se faire sécher au soleil ; mais ils disparurent bientôt et l’univers avec eux, car ils périrent d’une chaleur affreuse, aussi bien que par les flots de cette mer qui montait toujours.

Les malheureux se lamentaient, et les arbres déracinés flottaient au gré des vagues.

Ceux qui avaient lié plusieurs barques ensemble grelottaient de froid, tandis qu’ils flottaient sur les eaux, se tenant ensemble recoquillés, hélas ! sous une grande tente.

Alors, un jongleur nommé An-odjium, ou Fils-du-Hibou, jeta son arc dans la mer en s’écriant : « Vent, c’est assez ; calme-toi ! » Puis il y jeta ses boucles d’oreilles. C’en fut assez pour faire cesser l’inondation.

(Racontée par Arviuna, en juillet 1870.)


III

TATKREM INNOK

(l’homme lunaire)


Au commencement, vivaient un homme et sa sœur. Ils étaient fort beaux l’un et l’autre, et le jeune homme s’éprit d’amour pour sa sœur et voulut en faire sa femme.

Mais il voulait la surprendre durant la nuit, afin qu’elle ne se doutât de rien et qu’elle ignorât de qui elle recevait ces visites.

Poursuivie nuit après nuit par cet inconnu, qu’elle ne pouvait découvrir, à cause de l’obscurité de sa hutte, Maligna noircit ses mains après le fond de sa lampe, et, dans les embrassements qu’elle fit à son adorateur, elle lui barbouilla le visage de suie, sans qu’il s’en aperçût.

Le jour venu, le visage machuré de son propre frère lui apprit son malheur.

Elle exhala sa douleur en gémissements, et s’échappa de la hutte pour n’y plus rentrer.

L’incestueux, transporté par la passion, poursuivit sa sœur ; mais alors elle s’éleva vers les cieux, soleil brillant et radieux ; tandis que lui, lune froide, au visage souillé, l’y poursuivit sans relâche, mais sans pouvoir l’atteindre jamais.

Cette poursuite dure encore de nos jours. Tatkrem Innok est l’ennemi des femmes ; aussi leur est-il défendu de s’aventurer dehors, la nuit, lorsqu’il fait clair de lune[4].


(Racontée par Arviuna, en juillet 1870.)


TEXTE ET TRADUCTION LITTÉRALE

de la première légende

Un-avarner L’Ouest mun, à, pamàné, dans la haute-mer, Kikidjiar le Castor ork, donc, mallœrok deux innè-ortoar hommes fit ork. donc.

Illaming La rive opposée nun, de akkiang ce côté-ci nin vers Kridjigili-orklutik. ils vinrent chasser les gelinottes.

Arkridjigili-nurublulik Les gelinottes ils se les arrachèrent des mains, ork, donc, Katcharklutik ils se battirent inmingnun. l’un l’autre avec.

Nukkaréït Les deux frères gork donc arviklarotork. se séparèrent l’un de l’autre.

Aypa L’un Tchiglinorkluné, fut le père des Tchiglit, et, aypa l’autre Tchubluraotinorkluné. fut le père des Souffleurs (Tchubluraotit) etc.


DIVINITÉS ET HEROS TCHIGLIT


Pin-ortitsioriork (assis très haut).

Kikidjiark (le Castor).

Tornrark (le séparé, le retranché).

Krinwark.

Tchiutilik.

Krallok (le génie de la foudre).

Anerné-aluk (esprit grand).

Padmun-a (l’Élevé, l’Ascensionnel).

Tatkrem Innok (l’homme lunaire).

Maligna (nom de la femme solaire).

An-uya (le mâle, nom de l’homme lunaire).

Innuleït (les esprits).


DEUXIÈME PARTIE

LÉGENDES ET TRADITIONS DES DINDJIÉ
OU LOUCHEUX












DEUXIÈME PARTIE

LÉGENDES ET TRADITIONS DES DINDJIÉ
OU LOUCHEUX


NOTICE ETHNOGRAPHIQUE

Les Dindjié (hommes) sont la fraction la plus septentrionale de la grande famille américaine des Déné qui, de la presqu’île Kænaï, dans l’Alaska, s’étend jusqu’aux confins de l’Arizona, en formant de ci de là des îlots englobés au milieu d’autres peuples à peau rouge.

Les Esquimaux, leurs voisins, les nomment Ingalit, Irkréléït, c’est-à-dire Lentes de vermine. Les Déné, leurs cousins, les désignent sous le nom de Dékkéwi, Dékkédhé, Louches ; en canadien, Loucheux.

Allemands, Anglais et Américains ont rivalisé dans la création de quiproquos, touchant le nom véritable des Loucheux, et cela se conçoit d’autant plus facilement que leur dialecte défie l’oreille la plus musicale et la langue la plus déliée. Dans l’extrême Ouest de l’Alaska, leur patrie, ce peuple porte le nom de Dœna ou Atœna (hommes). Dans le haut Youkon et dans le bas Mackenzie, il prend celui de Dindjié, qui a la même signification.

Ils ont les traits caractéristiques de la race hébraïque, unis au type hindou. Comme le premier de ces deux peuples et une fraction du second, ils pratiquent la circoncision. Leurs femmes sont très belles et beaucoup plus blanches que les hommes. Il existe également parmi eux un élément d’un blanc mat et farineux.

Quant à leur portrait moral, les Dindjié sont doux, humains, hospitaliers, intelligents, pleins de franchise et de bonhomie. Ils sont bons pour leurs femmes, aux avis desquelles ils se soumettent souvent au point d’en faire des chefs : Rakrey, Toyon. Ils sont ingénieux et prévoyants.

Mais leur énergie et le voisinage des Esquimaux, leurs ennemis, les a rendus bruyants, tapageurs, loquaces, querelleurs, enthousiastes, surexcitables et faciles à émouvoir. Ce sont ces défauts qui leur méritèrent, de Mackenzie, le nom de Quarellers.

Les Dindjié n’ont jamais trempé leurs mains dans le sang des Européens.

Leur costume est l’habit samoïéde en peaux de renne, pendant l’été, en peaux de lièvre blanc, durant l’hiver. Leur chlamyde, qui descend plus bas que le genou, se termine en queue pointue par devant et par derrière, comme le poncho chilien ; elle est ornée d’une vaste pèlerine, et est, à peu de chose près, la même pour les hommes que pour les femmes.

Leur chaussure fait corps avec le pantalon, que les femmes portent également.

On n’aperçoit jamais chez eux ces nudités complètes qui blessent la vue parmi les Esquimaux. Comme les Déné, ils ont la nudité en horreur. Mais ils ne se font aucun scrupule de la fornication, du divorce et de la polygamie. Ils ont des chefs, mais on ne trouve chez eux ni lois, ni châtiments, ni récompenses.

Ce qui distingue particulièrement les Dindjié de leurs voisins, c’est la division de leur nation en trois camps ou fractions, indépendants de la division locale en peuplades. Ces camps prennent le nom d’hommes de la droite, Etchian-Kρét ; hommes de la gauche, Nattséïn-Kρét ; et hommes du milieu, Tρendjidhættset-Kρét. Les jeunes gens d’un camp sont tenus de choisir leur épouse dans le camp opposé. Mais les hommes du milieu ont le choix entre l’un et l’autre camp. Les enfants appartiennent au camp de la mère.

Les Etchian sont réputés blancs, les Nattséïn, noirs[5], et les Tρendjidhættset, bruns, indices du mélange de deux races et de métissage. Parmi les Nattséïn se font remarquer les Kuchâ Kuttchin (géants gens), du Youkon, dont un grand nombre ont plus de six pieds de haut.

Les Dindjié sont sabéïstes et de race lunaire. Ils adorent dans l’astre des nuits Sié-ζjié-dhidié, génie bienfaisant descendu jadis du ciel pour les éclairer, les instruire, les délivrer du joug de leurs ennemis, et qui, remonté au ciel et résidant dans la lune, est devenu le dieu de l’abondance et de la chasse, leur protecteur contre leurs ennemis. Cependant, cette divinité masculine revêt aussi à leurs yeux le caractère de génie de la mort et de la guerre.

Tel fut le triple caractère d’Hécate parmi les Grecs.

Mais les Dindjié adorent aussi Titρié (père des hommes), qui rappelle l’Alfader des Scandinaves. Le caractère paternel que ce peuple donne à Dieu est touchant et vraiment remarquable. Aussi sont-ils, à juste titre, le peuple le plus policé et le plus intelligent parmi les aborigènes soi-disant sauvages de l’Amérique arctique. Leurs légendes et traditions offrent un enchaînement qui les fait ressembler à des histoires. Ce sont aussi celles qui présentent le plus de rapports avec le Pentateuque.


I

ETΡŒ-TCHOKΡEN

(le navigateur)[6]


Au commencement du monde, deux frères demeuraient seuls sur la terre. Le plus jeune aimait à demeurer nu. Il allait et venait dedans, dehors, dépouillé de tout vêtement. Son occupation la plus ordinaire était de fabriquer des flèches.

L’aîné, qui chérissait tendrement son frère cadet, lui dit, une nuit, après qu’ils furent couchés :

— Mon petit frère, perce-moi l’aisselle, de ta flèche.

Comme c’était la nuit, l’aîné aussi était nu. Il s’était dépouillé de ses vêtements pour dormir.

Le cadet répondit :

— Je ne veux pas faire cela, mon frère aîné.

— Ah ! mon frère cadet, dit l’aîné, tes flèches sont sans force ; c’est pourquoi tu ne veux pas m’en frapper, car si tu m’en frappais, tu sais bien qu’elles ne me perceraient pas.

Piqué par ce défi, le cadet prit son arc, le tendit contre son frère, lui transperça la poitrine d’une flèche, et le tua.

Alors leurs parents pleurèrent, et le frère cadet — celui qui avait l’habitude d’aller tout nu — pleura aussi ; il désespéra, il sortit de la tente, et finalement s’en alla pour ne plus revenir.

Vainement ses parents le cherchèrent. Il ne reparut plus jamais.

Après son départ, sa mère engendra de nouveau, et accoucha d’un troisième garçon qui grandit et devint très puissant. Voici son histoire :

Dindjié, — nom de cet homme, — étant devenu adulte, commença à chasser et à tuer des animaux pour se sustenter. Mais, tout en chassant, il était préoccupé de cette pensée :

— Un de mes frères est mort ; l’autre a disparu. Que peut-il être devenu ? Il faut que je le retrouve.

Étant donc allé, un jour, à la chasse sur les bords de la Grande-Eau, il y entendit huer le grand plongeon arctique qui y prenait ses ébats.

— Pourquoi ce plongeon pleure-t-il ? pensa Dindjié. Sans doute qu’il voit des rennes et qu’il en a peur, ce qui le fait crier.

Ainsi pensa le jeune homme. Ayant donc aperçu un sentier de rennes, il s’élança sur cette piste, aperçut effectivement des rennes, les poursuivit et arriva sur les bords de la Grande-Eau dont je viens de parler.

Ce lac (ou mer) était immense et couvert d’oiseaux aquatiques qui y nageaient. Dindjié voulut tuer quelques-uns de ces oiseaux et se cacha pour les guetter.

Tout-à-coup il aperçut au large quelque chose de noir qui ressemblait à une tête d’homme sortant de l’eau.

— Qu’est-ce que cela peut être ? pensa-t-il.

Il se cacha de nouveau et observa.

Après avoir attendu bien longtemps que cet objet se déplaçât, Dindjié distingua très bien la tête d’un homme très grand qui se tenait debout dans l’eau. Cachant sa tête derrière une touffe de joncs, cet homme s’approchait des oiseaux aquatiques, leur saisissait les pattes et les attirait sous l’eau où il leur tordait le cou. C’est ainsi que cet inconnu chassait[7].

Dindjié s’étant mis à la recherche des vêtements du chasseur, il les trouva sur le rivage, car cet homme se tenait nu dans l’eau. Dindjié se cacha près des vêtements pour épier le chasseur.

Celui-ci, après qu’il eût saisi et tué tous les oiseaux aquatiques, sortit de l’eau, courut au lieu où il avait laissé ses habits et s’en revêtit.

Mais alors Dindjié, qui s’était caché jusque-là, accourant vers l’étranger, il l’embrassa, le serra et le retint entre ses bras, en lui disant :

— Il y a longtemps qu’un enfant tua son frère aîné, et se sauva après l’avoir tué. Ne serait-ce pas toi ?

— Hélas ! oui, dit l’autre. C’est moi-même.

— Eh bien ! apprends que je suis ton frère cadet, qui te cherches depuis longtemps. Maintenant que je t’ai retrouvé, je ne te quitterai plus jamais, lui dit-il.

Alors le frère aîné, qui s’était enfui et perdu, s’attrista et dit à son cadet :

— Hélas ! mon frère, je ne ressemble plus à un homme vulgaire, j’ai épousé la femme invisible et très puissante qui ne peut souffrir la présence ni la vue d’aucun autre homme que moi, et dont le flair est si subtil qu’elle perçoit les hommes de loin et leur échappe. Il est donc impossible que tu me suives. Retourne-t-en au lieu d’où tu es venu.

Mais le cadet :

— Je ne m’éloignerai pas de toi, mon frère, répondit-il. Moi aussi, je veux voir la femme invisible.

Alors les deux frères se dirigèrent ensemble vers la demeure de l’aîné, lequel, tout en cheminant, instruisit son frère cadet :

— Or sus, mon cadet, ta belle-sœur est très puissante et bien terrible. Je vais donc la questionner le premier et lui dirai : Je viens de retrouver mon frère, consens à ce qu’il demeure avec moi. Et tu agiras selon ce qu’elle me répondra.

Ainsi parla le frère aîné.

Cet homme avait épousé deux femmes superbes. L’une, l’épouse proprement dite, celle qui est assise près de la porte, s’appelait Rdha-ttsègæ (soir-femme). L’autre, la concubine, celle qui se tient au fond de la tente, s’appelait Yékkρay-ttsègæ (matin-femme).

Les deux frères étant arrivés à la maison, on entendit comme une femme qui se tenait hors la tente, tannant des peaux. On percevait le bruit du grattoir raclant la peau, on voyait remuer celle-ci ; mais la femme demeurait invisible.

Les deux frères pénétrèrent sous la tente. Il y avait là du gibier et de la viande de venaison en quantité. On y entendait des voix féminines, mais on n’y distinguait aucun être humain.

C’était une belle tente que cette loge, au fond de laquelle on voyait de la belle viande suspendue. L’aîné dit en entrant :

— Or sus, mes femmes, donnez-nous de la viande à manger, car cet homme est mon frère cadet que je viens de retrouver.

Alors on vit comme quelqu’un qui aurait pris d’excellent pemmican, qui l’aurait placé dans une sébile nette, et qui aurait approché le plat du nouvel arrivant. Mais la main qui fit tout cela, celui-ci ne la vit pas.

Cependant, les deux frères mangèrent ensemble.

Lorsque les deux hommes étaient arrivés, j’ai dit que l’épouse titulaire, la femme du soir, était assise sur le seuil. Après que le repas fût fini, elle quitta la tente, et l’autre épouse, la femme du matin, rentra et, prenant la place de sa rivale à côté de la porte, elle produisit le jour. Quant à la femme-soir, elle s’en alla.

Mais, le soir arrivé, celle-ci rentra de nouveau, et aussitôt la nuit descendit. Elle apportait beaucoup de gibier, produit de sa chasse. On prit un nouveau repas, puis l’on se coucha. Mais le jeune voyageur n’aperçut aucune femme couchée à côté de son frère aîné.

Cependant, celui-ci dit à son cadet :

— Mon frère cadet, nos parents ne sont point encore morts. Tu ferais bien de t’en retourner vers eux afin de leur venir en aide ; car j’imagine que tu n’as pu voir encore tes belles-sœurs.

— Non, mon frère, dit l’autre, je n’ai pu les voir encore, cependant je ne compte pas repartir. Je veux demeurer avec toi.

En ce moment, la femme du soir étant partie, le frère cadet l’entrevit un peu par derrière. Il n’aperçut que son vêtement qui était resplendissant. Mais ce fut tout ce qu’il en vit.

Le soir venu, la femme du matin sortit à son tour, et il put également l’entrevoir par derrière. Il dit alors à son aîné :

— Voilà que je commence à voir un peu tes femmes, mais seulement par derrière.

L’aîné lui répondit :

— Mon cadet, je ne t’ai pas encore tout dit. Moi-même, étant sur mon trépas, je partis pour la lune où j’ai pris ces femmes. Elles appartiennent à la race lunaire, et c’est pourquoi tu ne peux les voir, puisqu’elles ne sont pas de la même nature que toi.

Le cadet demeura encore deux autres jours et deux autres nuits avec son aîné, et il parvint alors à voir parfaitement les deux épouses de son frère. Elles étaient blanches comme la neige.

L’aîné lui dit :

— Mon cadet, tes belles-sœurs sont satisfaites de toi, c’est pourquoi elles se laissent voir.

Or, c’était en automne que le cadet avait retrouvé son frère aîné, et voilà que l’hiver était déjà arrivé comme en un clin-d’œil. L’aîné dit :

— Mon cadet, voilà que mon beau-père, le vieillard Lune, qui m’a donné en mariage ses deux filles si puissantes, vient de m’envoyer l’ordre de m’en retourner en sa terre lunaire, et il te donne aussi mes deux épouses, mais prends garde à ceci :

— « En t’en retournant dans ta patrie, ne passe point sur la glace, » a-t-il ajouté. « Je te dis ceci pour t’éprouver. » Voilà ce que vient de me mander mon beau-père. Ainsi donc, partons, mon petit frère.

Ayant ainsi parlé, l’aîné partit pour la lune, tandis que le cadet continuait sa route de son côté avec les femmes.

Ils arrivèrent ainsi tous trois auprès d’une chute d’eau formée par un détroit où une eau se jetait et tombait dans une autre eau ; de sorte qu’il y avait une grande eau à droite et autant à gauche, et le détroit avec sa chute devant eux. Il y avait en ce lieu un petit portage fort court qui épargnait la peine de passer sur la glace des grands lacs.

L’homme aux deux femmes passa le premier par le portage, en obéissant au vieillard Lune. La nuit arriva cependant, et les deux femmes qui le suivaient ne reparurent pas.

— Pourquoi mes deux femmes ne me suivent-elles pas ? pensait Dindjié. Il revint sur ses pas et se mit à leur recherche auprès de ce bras de rivière qui, par une chute, faisait communiquer deux eaux.

Alors, tout au large, il aperçut ses deux femmes qui arrivaient en passant sur la glace du lac. Mais, comme elles étaient chaudes, la glace fondit sous leurs pas, elle s’entr’ouvrit et elles furent englouties dans la grande eau où elles se noyèrent.

L’homme s’en fut donc tout seul, s’en retournant vers son beau-père. Lune. Le vieillard n’était pas satisfait. Cependant il consentit à lui donner de nouveau deux autres filles en tout semblables aux premières, en lui disant :

— Dans la terre d’en-bas, retourne-t’en encore. Je t’y éprouverai.

Or, une des deux nouvelles femmes de Dindjié, celle qui était assise à la porte, refusait son mari parce qu’elle le haïssait. Elle ne travaillait pas pour lui ; elle était revêche et toujours mécontente ; elle ne lui adressait jamais la parole.

Le jour venu, cette femme disparut, et Dindjié se dit :

— Où donc est-elle allée ?

Le soir, cette femme acariâtre rentra en cachant quelque chose derrière son dos.

— D’où viens-tu donc ? lui demanda son mari.

Elle ne lui répondit seulement pas.

Dindjié n’avait encore eu aucun commerce avec ses deux femmes lunaires. Il n’en avait donc pas encore eu d’enfants.

Cependant, lorsque le jour fut venu, la femme du soir disparut de nouveau, et son mari la suivit de loin.

— Où va-t-elle et pourquoi sort-elle ? se demandait-il.

Il la vit alors entrer nue dans un marais noir et infect. Là elle se tenait debout, ayant un serpent noir attaché à elle. Témoin de cette abomination, Dindjié s’en fut épouvanté, laissant en ce lieu la femme de la nuit.

Le lendemain, les deux femmes étaient encore à leur poste comme de coutume, et celle qui aimait son mari s’absenta vers le soir, à son tour. Dindjié la suivit aussi et se cacha pour l’épier. Il la vit assise nue sur un lit de gelinottes des neiges, et une foule de petites gelinottes étaient suspendues à ses mamelles qu’elles tétaient.

Revenu chez lui, Dindjié se garda bien de parler de ce qu’il avait vu, mais il y réfléchissait.

Quelque temps après, pendant que l’homme était assis dans sa tente, occupé à fabriquer des flèches, ses deux femmes entrèrent portant leurs enfants qu’elles déposèrent dans la tente. Ils étaient cachés les uns et les autres sous une couverture.

— Que je les voie ! se dit l’homme.

Alors soulevant une des couvertures de sa flèche, il vit que les enfants de la femme qui l’aimait étaient blancs et jolis. Leur nez était percé et portait des tuyaux de plumes de cygne, dont leur mère les avait ornés. En un mot c’était de beaux enfants.

Dindjié les contempla et les recouvrit en souriant. Il regarda alors les enfants de la méchante femme. Ah ! c’étaient des hommes serpents, noirs, hideux et ayant une énorme gueule béante. Frappé d’horreur, l’homme leur transperça la gueule de sa flèche, et les ayant tués, ils moururent.

Leur mère rentra sur ces entrefaites et se mit dans une colère terrible. Le mari ne dit rien, il sortit, s’en alla à la chasse aux lièvres ; il en prit au lacet et revint dans sa tente pour que ses femmes lui apprêtassent sa nourriture. Celle qui était méchante ne voulut pas manger des lièvres blancs. Son mari lui dit :

— Je vois bien que tu refuses de manger parce que tu t’imagines que ces lièvres sont mes enfants.

Elle ne répondit rien, prit les lièvres, leur mit du pémican dans les oreilles, et aussitôt ceux-ci, ressuscitant, se sauvèrent dans la forêt.

— Quelle méchante femme ! s’écria le mari, indigné de perdre le fruit de sa chasse.

Alors, pour l’éprouver encore, Dindjié se coucha et affecta d’être malade.

— J’ai mal au ventre, disait-il.

La méchante femme prit de l’urine et de la fiente de chien, en fit une mixtion et la donna à son mari en guise de médicament. Mais le poison ne lui fit aucun mal.

Les choses en étant là, on leva le camp le lendemain. Alors la méchante femme du soir dit à sa rivale :

— Puisque tu es seule à posséder des enfants, demeure avec ton mari. Quant à moi, je suis décidée à demeurer ici.

Ce disant, elle se sauva dans les marais et disparut. Depuis lors on ne sait ce qu’elle est devenue. Lorsque la Compagnie de la baie d’Hudson arriva dans ce pays, nous crûmes que c’était la méchante femme du soir qui s’en revenait vers nous.

Alors Dindjié, dégoûté des femmes lunaires, s’en alla, bien résolu d’abandonner même celle qui l’aimait, et il fit diligence pour retourner dans sa patrie vers ses vieux parents. Mais sa femme le suivit de loin et s’attacha à ses pas.

Malheureusement la pauvrette ne pouvait courir aussi vite que lui. Ce n’était que difficilement qu’elle pouvait le suivre. Le mari faisait toujours le campement avant qu’elle arrivât, et la pauvre femme n’arrivait au bivouac qu’après le départ du fugitif.

Ainsi marchant et poursuivant l’infidèle[8], elle arriva sur les bords d’une grande eau, lorsqu’elle aperçut son mari sur l’autre rive, où il avait déjà allumé du feu. Elle y courut ; mais, avant qu’elle ait eu le temps de traverser le lac, Dindjié avait levé le pied. Par deux fois il en agit ainsi. Elle en était désolée.

La femme du matin se dit alors :

— Il est évident que mon mari veut m’abandonner, car il a bien dû me voir venir sur le lac. Je vais user de ruse.

Donc, le soir venu, et pendant que son époux était campé sur la rive opposée d’un grand lac, la femme du matin, au lieu de traverser le lac en se mettant en évidence, en fît le tour à travers bois. Ce lui était bien plus pénible.

Comme elle arriva au bivouac, Dindjié se disposait à partir. Déjà il avait chaussé une de ses raquettes et était occupé à attacher l’autre, lorsque la malheureuse courut à lui :

— Comment, voilà que tu m’abandonnes ! lui dit-elle. Tu veux donc partir sans moi ?

Ce disant, elle le saisit par les jambes, se cramponna à ses genoux, et jeta sur lui les enfants qu’elle portait.

Alors Dindjié eut pitié d’elle. Il reprit sa femme et ne la quitta plus ; il la suivit, et cette femme du matin, devenue la véritable épouse de l’homme, devint aussi la mère des Dindjié. Ce sont là nos ancêtres, dit-on.


(Racontée par le dindjié Sylvain Vitœdh,
en décembre 1870, au fort Bonne-Espérance.)


II

ETPŒ-TCHOKPEN

(le navigateur)


Etρœtchokpen, le nautonnier, fut le premier qui construisit un canot. Au printemps, il choisit les écorces les plus propices et en fit l’essai. Il arracha d’abord de l’écorce de sapin, la jeta à l’eau, sauta par-dessus et la suivit au fil de l’eau. Elle coula à fond.

Il arracha alors de l’écorce de bouleau à papier, il la jeta à l’eau, sauta par-dessus[9] et la suivit le long du courant. Elle flotta à merveille. Il la choisit donc pour en fabriquer son canot. Ce canot, il le fit par la vertu de sa médecine.

À cet effet, il grimpa au sommet d’un grand sapin, s’y lia et y dormit. Au même moment se trouvèrent déposées au pied de cet arbre les écorces, les clisses et les varangues du futur canot.

Etρœtchokρen dormit une seconde nuit, et aussitôt, à son réveil, les membrures se trouvèrent à leur place et la pirogue construite.

Alors il la mit à l’eau, mais elle faisait eau de toutes parts. Etρœtchokρen en remonta sur son arbre, y passa une troisième nuit, et, le lendemain, le canot se trouva calfaté, couvert de ses lisses de fond, et l’aviron était aussi préparé. Alors le navigateur y entrant, il descendit le fleuve.

Au commencement, la loutre et la souris demeuraient, dit-on, ensemble. Le nautonnier arriva chez elles, et la loutre, qui était mangeur d’hommes, servit à Etρœtchokρen de quoi manger. Elle lui donna de la viande pilée qui ressemblait à de la poussière rouge. Or, c’était de la chair humaine séchée et pulvérisée par la souris.

Donc, la loutre, qui est le diable, demeurait là, et elle fit à l’homme cette défense :

— En descendant le courant, tu ne boiras point de l’eau du fleuve, mais seulement de l’eau d’un torrent qui s’y jette.

Mais la loutre voulait tromper l’homme.

Donc, le nautonnier étant entré dans son canot et cherchant ce torrent, tandis que la loutre courait le long du rivage, il cria au diable :

— Est-ce ici, le torrent ?

— Non, plus bas.

— Est-ce ici ?

— Encore plus bas.

— Enfin, est-ce cette petite rivière que voici ?

— Non, te dis-je, c’est bien plus loin, en aval.

Etρœtchokρen continua sa route, mais bientôt il ne trouva plus dans le fleuve que des cadavres infects, des crânes, des ossements, des morts qui flottaient. Il y en avait tant et tant que cela ressemblait à des îles au-dessus de l’eau.

Et le diable courait toujours le long de la grève en suivant la pirogue. Pour l’éviter, le nautonnier passa sur l’autre rive ; mais le diable-loutre traversa le fleuve à la nage, atteignit la rive avant lui, et l’attendit de l’autre côté.

Ne sachant plus comment faire pour se frayer un passage au milieu des cadavres flottants, Etρœtchokρen dit au diable :

— Passe et repasse devant mon bateau, et fraye-moi la route.

La loutre lui obéit. Elle nageait, elle nageait au milieu des morts, et le nautonnier, pagayant d’après elle en la suivant, voguait, voguait à travers ce dédale d’îlots formés par les cadavres amoncelés. Il finit ainsi par aborder sur l’autre rive, où il campa et dormit fort longtemps.

Le lendemain, le navigateur tua deux castors et campa de nouveau. Pendant son sommeil, la loutre et le pégan pénétrèrent dans son corps par le rectum. Mais lui, se réveillant, cueillit une branche de saule, y fit une boucle, et avec cet instrument il retira de son corps ces deux vilains parasites qui, de leur exploit, ne retirèrent d’autre profit que la couleur équivoque de leur pelage et la puanteur qu’ils exhalent.

De là, le nautonnier repartit en canot et aperçut un homme vivant qui dardait du poisson à l’aide d’un trident. Etρœtchokρen, le considérant à son insu, se métamorphosa en brochet[10] et s’approcha de l’homme qui ne le vit pas. Le navigateur monta à la surface de l’eau et s’y étendit au soleil. L’homme au trident crut l’atteindre et le percer, mais il n’enfourcha qu’une masse limoneuse.

Ayant repris sa première forme, le nautonnier vogua à la recherche des hommes et atteignit le lieu nommé : Là où le cœur humain seul vivait.

Or, tout au bas du fleuve[11] demeurait Nopodhittchi avec sa femme et sa fille. En ce moment il était absent. Le nautonnier entra chez le géant, s’y installa sans façons, et s’assit durant plusieurs jours à côté de sa femme.

Tout à coup, le Violent arriva en pirogue. Sa femme avait dit à Etρœtchokρen :

— Si mon mari survient, et que le vent tourne de ce côté-ci, sauve-toi bien vite d’ici en canot.

Le nautonnier repartit donc sur l’eau, poursuivi par les chiens de Nopodhittchi (le Violent) qui aboyaient pour la mort. Il tua la femme du Violent, monta sur un sapin et pissa ; il en résulta un grand fleuve dans lequel il poussa la fille du géant. Elle s’y noya et s’en alla à la dérive.

Alors Etρœtchokρen sortit pour se mettre à la recherche des hommes qui avaient trouvé la mort dans les eaux. Assis dans son canot, il se balançait sur l’eau. De ce balancement il résulta de telles vagues que toute la terre s’en trouva couverte et inondée. L’eau gronda, les torrents mugirent, il y eut une inondation générale. On n’en pouvait plus.

Frappé d’épouvante, Etρœtchokρen aperçut comme un fétu de paille géante[12] perforée. Il s’y fourra et s’y calfata, car son canot avait sombré, l’eau l’ayant submergé. Et sa paille géante flottait sur les eaux qui ne purent parvenir à l’engloutir.

Le nautonnier flotta dans son étui de chaume géant jusqu’à ce que les eaux se fussent évaporées et que la terre se fût desséchée. Il mit alors pied à terre sur une montagne élevée où son chaume s’était reposé.

Le navigateur demeura longtemps sur cette terre haute. Il ne s’en fut que lorsque plusieurs jours se furent écoulés. On appelle cette montagne Le lieu du Vieillard, parce que ce fut là que Etρœtchokρen demeura. C’est ce rocher à pic que tu as vu à droite du fort Mac-Pherson, dans les montagnes rocheuses.

En aval du fleuve (Youkon) deux rochers à pic très élevés forment comme une écluse entre eux. L’eau y est forte et le courant très accéléré. Là, debout sur les deux rochers, jambe de ci jambe de là, le fleuve passant entre ses jambes et les mains trempant dans l’eau, le nautonnier saisissait les cadavres des hommes au passage, de la même manière que l’on prend le poisson avec une puise.

Étant arrivé encore plus bas vers la mer des Castors, Etρœtchokρen aperçut une hydre couchée, gueule béante, au milieu du fleuve, et recevant dans cette gueule toutes les eaux qui s’y engouffraient. Le courant y était violent. Etρœtchokρen, tout en voguant, pénétra dans la gueule du monstre marin, en traversa le corps sur le courant des eaux, et en sortit par l’orifice postérieur. Ce fut son dernier exploit comme navigateur.

Cependant Etρœtchokρen, ayant débarqué, se mit à la recherche des hommes qui auraient pu survivre. D’hommes, il n’y en avait plus. Seul, le corbeau, perché sur un rocher élevé, dormait, bien repu, sur une de ses pattes.

Le nautonnier, un sac à la main, grimpa au sommet du rocher, surprit le corbeau dans son sommeil et l’enferma dans le sac, avec l’intention de s’en défaire.

Alors le Corbeau lui dit :

— Je t’en prie, ne me précipite pas en bas de ce rocher ; car, si tu le faisais, je ferais disparaître tous les hommes qui restent encore, et tu te trouverais seul au monde.

Cependant Etρœtchokρen le jeta en bas du rocher, il le brisa en mille pièces et laissa ses os épars au bas de la montagne. Puis il repartit.

Mais la prédiction du Corbeau s’accomplit. Bientôt le nautonnier crut entendre un bruit de voix d’hommes qui jouaient pendant la nuit ; car on était au solstice d’été, époque durant laquelle, le soleil ne se couchant pas, on passe la nuit en amusements. Mais il se trompait, il ne vit pas d’hommes. Il voyagea longtemps et au loin pour en trouver, mais sans jamais trouver personne. Toutes les tentes étaient vides, d’hommes il n’y en avait plus sur la terre. Etρœtchokρen aperçut seulement, étendu sur la vase, une loche et un brochet qui se chauffaient au soleil.

Il revint donc vers le cadavre du Corbeau dont les ossements blanchis gisaient épars au pied de la montagne. Il réunit ses os, il les rapprocha, les raccorda du mieux qu’il put, il étendit sur eux une couverture, péta dessus, et par ce pet il remit en place tous ces os et leur rendit la chair et l’esprit. Mais il n’avait pu retrouver un des doigts de pied du Corbeau, qui ressuscita ayant seulement trois doigts aux pieds[13].

Le nautonnier en avait agi ainsi afin que le Corbeau (qui était un méchant esprit) pût l’aider à repeupler la terre. Ils allèrent donc sur la plage où le brochet et la loche dormaient au soleil, le ventre reposant sur le limon ; alors le Corbeau dit à Etρœtchokρen :

— Toi, perce le ventre du brochet tandis que j’en ferai autant à la loche.

Etρœtchokρen ayant donc percé le sein du brochet, il en sortit une foule d’hommes. De son côté, le diable-corbeau en ayant agi de même avec la loche, il sortit une multitude de femmes du corps de cet autre poisson.

Ce fut ainsi que la terre se repeupla, dit-on.

(Racontée par le dindjié Sylvain Vitœdh,
en décembre 1870, au fort de Bonne-Espérance.)


III

EHTA-ODU-HINI

(celui qui voit en avant et en arrière)


Etρœtchohρen[14], étant parti pour la chasse, aperçut le terrier d’un porc-épic gigantesque. Il y pénétra, tua le porc-épic et le fit rôtir sous terre. Du dehors on vit sortir les flammes de ce feu et s’en exhaler la fumée.

Alors Ehta-odu-hini s’en alla vers ce feu souterrain, pendant une nuit très sombre. Il frappa la terre de sa hache de pierre, en disant à l’homme :

— Voilà que je vais t’ouvrir un passage.

L’homme refusa de sortir. Mais « Celui qui voit en avant et en arrière » eut pitié de sa folie. Il travailla longtemps la terre durcie de son dard de silex, frappant à coups redoublés pour pratiquer une issue, et il parvint à déterrer l’homme, auquel il dit :

— Ne crains point, mon petit-fils, je suis bon et ne tue jamais personne. Je viens pour te délivrer.

Etρœtchokρen sortit donc du trou en rampant, et il se dirigea vers le bon géant. Etha-odu-hini le prit par la nuque comme un petit chat, le souleva de terre et le plaça sur son épaule ; puis il partit.

Ehta-odu-hini avait un pou sur l’estomac.

— Tiens, dit-il à l’homme, saisis donc ce pou qui me pique et place-le-moi sous la dent.

L’homme lui obéit. Or, ce pou n’était autre qu’un gros rat musqué !

En portant ainsi l’homme sur son épaule, le bon géant se promena autour du ciel.

— Vois donc, mon petit-fils, lui dit-il encore, vois donc là-bas ces souris qui trottinent.

Or, ce qu’il appelait des souris, c’était bel et bien des rennes !

Le géant saisit sa javeline, la lança contre ces animaux et les perfora.

Il s’en alla plus loin.

— Mon petit-fils, vois donc, là-bas, ces lièvres assis sur leur derrière.

Ce qu’il appelait des lièvres, c’était des orignaux ! Il les perça de ses dards, les passa à sa ceinture comme si c’était des perdrix, et continua sa promenade.

En un seul repas tout fut dévoré[15]. Il donna à Etρcetchakρen une croupe d’élan tout entière :

— Mange cela, lui dit-il. Mais l’homme ne put jamais en venir à bout.

Il s’en fut encore plus loin.

— Mon petit-fils, dit-il, nous allons aller tout deux à mes écluses de pêche. Chemin faisant il ajouta :

Noρodhittchi (le Fort-Violent) a résolu ma mort, car il me déteste.

Tout à coup un renard passa en courant sur la glace. Il essaya d’y pénétrer, parce qu’elle était transparente, mais voyant qu’il ne le pouvait, il se fâchait à cause de sa dureté, s’écriant : « La glace est trompeuse. »

Tout à coup, ce renard se métamorphosa en homme, car c’était le mauvais lui-même, Nopodhittchi.

Il se jeta sur Ehta-odu-hini et tous deux luttèrent corps à corps pendant longtemps. Le second allait faiblir lorsque, se souvenant de l’homme, il s’écria :

— Coupe, mon fils, coupe-lui le tendon de la jambe.

Etρœtchokρen coupa à Nopodhittchi le tendon du pied, le fit tomber et le tua. La femme de Nopodhittchi étant arrivée en courant, le navigateur lui trancha le tendon de la nuque, de sa hache de silex, et la tua également. Elle mourut.

— Mon petit-fils, s’écria le bon géant, le Violent a un fils, cours sur lui et tue-le pareillement.

Le marmot était encore dans sa sellette en écorce de bouleau. Il s’élança sur l’homme en criant : « Wu ! wu ! » Etρœtchokρen lui ouvrit la poitrine et lui défonça le crâne du fer de sa lance.

Nopodhittchi avait également une fille nubile. Etρœtchokρen la viola ; puis étant monté sur un grand sapin, il urina. Il en résulta un fleuve dans les flots duquel la fille nubile se noya et dériva vers la mer.

Après ces exploits, Etρœtchokρen s’en retourna. Ehta-odu-hini avait beaucoup de chiens, tels que l’ours, le renne, l’élan, le lynx, le loup, etc. Ils s’étaient tous enfuis à travers bois. Le bon géant dit donc à l’homme :

— Retourne-t-en vers ta mère. Il lui fit don de son bâton, en ajoutant : « Va-t-en, de crainte que mes chiens ne te mettent en pièces, car ils en veulent tous à ta vie. Si jamais tu te trouves en péril, invoque-moi et j’accourrai vers toi ; car je suis pour jamais ton puissant et bon protecteur. »

Etρœtchokρen se sépara donc du bon géant, et la nuit venue, il grimpa dans un haut sapin et s’y lia pour dormir, car il redoutait les chiens du Puissant-Bon. Effectivement, pendant la nuit, il entendit des pas d’animaux, et un bruit singulier : «  ρaw ! ρaw ! » C’étaient les loups qui rongeaient le pied de son sapin pour en déterminer la chute et dévorer l’homme.

Alors Etρœtchokρen éleva la voix dans son effroi et se mit à crier :

— Mon grand-père, voilà que tes chiens veulent me faire tomber en abattant mon arbre.

Aussitôt il entendit « Celui qui voit » appeler ses chiens : « Vœdzey ! Vœdzin ! Vœdzey ! Vœdzjn ! tsey ! tsey ! vèh ! vèh ! » Et au même instant loups, ours et chacals de quitter l’arbre pour accourir vers leur maître. On dit que ce fut la souris qui arriva la première.

À partir de ce moment, Etρœtchokpen fut un homme. Il alla rejoindre sa mère et la suivit dans ses pérégrinations nomades, opérant des prodiges à l’aide du bâton que le Puissant-Bon lui avait donné.

(Racontée par Sylvain Vitœdh, en 1870, au fort
Bonne-Espérance.)


IV

KρWON-ÉTAN

(l’homme sans feu)


Kρwon-étan, l’homme sans feu, et le Nakkan-tsell ou le Pygmée, se faisaient la guerre pour une femme superbe nommée L’atρa-tsandia, celle que l’on se pille mutuellement de part et d’autre.

Nakkan-tsell avait un grand nombre de soldats, tous aussi petits que lui, qui détruisaient les parents de Kρwon-étan.

Kρwon-étan avait également un grand nombre de serviteurs, et par ses guerres, il détruisit entièrement les Pygmées. De sorte que, au bout du compte, ils demeurèrent tous les deux seuls, se combattant l’un l’autre et cherchant mutuellement à se détruire.

Un jour que l’on se battait de part et d’autre, la belle femme L’atρa-tsandia, cause de cette rivalité, cachée derrière la portière de sa tente, considérait attentivement par une fente ce qui se passait au dehors ; car, dans la plaine, une foule d’hommes s’entre-tuaient pour sa possession. Chaussés de raquettes, ils se couraient sus les uns les autres. Kρwon-étan avait déjà tué son frère, et il avait résolu de faire un grand carnage de ses autres rivaux. Tout en se poursuivant, les combattants arrivèrent sur les bords d’une rivière que Kρwon-étan traversa. Mais son frère cadet l’avait traversée avant lui, et ses raquettes mouillées se couvrirent d’une glace tellement épaisse qu’elles en acquirent une grande pesanteur. Entravé dans sa marche, le guerrier tomba, et Kρwon-étan, survenant, le tua.

Le fils unique de l’Étranger sans feu avait grimpé sur la pente escarpée d’une montagne, et s’y tenait caché, de crainte que son père ne le sacrifiât également. Kρwon-étan l’y poursuivit armé d’un coutelas et s’assit sur la montagne, ayant son fils à côté de lui.

— Mon descendant, lui dit-il, j’ai froid, allume du feu, et donne-moi tes mitaines pour que je me réchauffe les mains. Car il était parti sans son battefeu, portant un tison qu’il avait renversé dans la neige, de sorte qu’il venait d’arriver à demi gelé, pleurant son feu éteint et son battefeu oublié.

Son fils en eut pitié. Il lui donna ses mitaines, coupa et empila le bois en bûcher, et y mit le feu. Alors Kρwon-étan, bien réchauffé, saisit son coutelas, fendit le ventre à son fils unique et le jeta en bas du rocher. Puis il dit à la montagne :

— Au sommet de la grande montagne, je t’ai immolé avant le commencement une grasse victime que je t’ai envoyée. Qu’en as-tu fait ?

Après ce mauvais coup, Kρwon-étan redescendit dans sa tente où il trouva la veuve de son frère qui pleurait le trépas de son époux. Car, après la mort de ce dernier, l’Homme sans feu l’avait prise pour seconde femme.

Assise dans la neige, le visage contre terre, elle se lamentait, parce que le nerf de son pied avait été foulé et s’était retiré. Elle était mère d’un petit chien que son mari lui avait donné, car elle appartenait à la race des Hommes-Chiens.

Kρwon-êtan lui dit donc :

— Ma maîtresse, raconte-moi une histoire, quelque chose de divertissant.

— Ah ! le nerf de ma jambe s’est retiré, lui dit-elle ; j’en souffre trop. Pour toi, j’ai allumé du feu sous la tente. Que veux-tu de plus ?

L’Étranger sans feu se fâcha.

— Maîtresse, je vais dormir, lui dit-il. Quant à toi, va-t-en avec ton chien, et quand bien même ton fils pleurerait, ne reviens jamais plus par ici.

La malheureuse se leva, elle prit son chien, partit et s’en alla au loin, elle, la femme de son frère ! Elle marchait en pleurant, pressant sur son sein son petit chien. Ainsi elle marcha et chemina longtemps dans les terres stériles, dans les lieux dépourvus d’arbres, cherchant un peuple qui ne les tuât pas, elle et son chien. Elle erra ainsi tout l’hiver dans le désert qui n’a pas de sentier. Enfin manquant de tout et à bout de forces, elle se coucha pour mourir, et son chien avec elle.

Tout à coup un carcajou (d’autres disent un loup blanc, Pèlé) accourut vers elle. Il la secoua et la tira par les cheveux. Elle ne remua pas. Ce carcajou venait des bords d’un cours d’eau. À force de secouer la femme, il la tira de sa syncope. Elle se mit sur ses gardes, lança une pierre au glouton, l’atteignit à la nuque et le tua. De cette manière, elle se procura de la viande.

Puis, ayant suivi la piste de l’animal, elle trouva la rivière et put s’y désaltérer à son aise. Elle était sauvée.

Après ces événements, le Pygmée ravit encore une fois la femme de Kρwon-étan, ce qui obligea ce dernier à se remettre en marche pour la reprendre. Mais cette fois il était seul. À force de cheminer, il s’aperçut que le sentier devenait de plus en plus récent. Finalement il ne datait que d’hier. Mais le camp où il arriva était vide. Seule, une vieille femme y était restée à côté d’un tout petit feu, car elle avait toujours un petit feu en réserve.

Pour réchauffer l’Étranger sans feu, la vieille alluma un grand bûcher, auprès duquel le voyageur s’endormit. Sur le soir, la vieille alla annoncer au peuple, chez lequel l’Homme sans feu était arrivé, la venue de celui-ci.

— Voici une merveille qui m’arrive, leur dit-elle, de crainte qu’ils ne la trouvassent répréhensible, ou bien en feignant de ne pas reconnaître son mari ; de mon feu si petit, je viens de voir s’élever une grande fumée. Venez voir ce qu’il en est.

Aussitôt ces gens-là accoururent sur le sentier, et ils aperçurent Kρwon-êtan réveillé, mais couché au milieu du brasier enflammé, dont il avait fait deux parts.

Ils se partagèrent en deux bandes et l’entourèrent à son insu, le surprenant dans cette étrange position.

— Quel homme es-tu donc, lui dirent-ils, et d’où viens-tu ? À quelle nation appartiens-tu ?

Kρwon-étan se leva, il bondit hors du feu, et, s’échappant au delà du cercle vivant, il dit à ces hommes :

— Je suis un Étranger sans feu ni lieu. Voilà que je viens de voyager tout l’hiver, errant de ci de là sans abri ; et c’est pourquoi l’on me nomme Kρwon-étan.

— Demeure avec nous, lui dirent ces gens-là. Et il acquiesça à leur désir.

Je me reprends : ce ne fut qu’un an après que Kρwon-étan alla à la recherche de L’atρa-tsandia, qui avait été enlevée par Nakkan-tsell. Mais il conduisit une armée avec lui, parce que les soldats du Pygmée était nombreux.

Après que son armée se fut mise en marche, elle fut en proie à la famine, et cependant le pays des Pygmées était encore fort éloigné. Ils arrivèrent au bord de la mer, dont les rivages sont arides et dépourvus d’arbres, et ils la contournèrent pendant vingt nuits sans rencontrer personne.

À la fin, ils aperçurent une montagne qui paraissait fort éloignée. Mais, par la vertu de sa magie, l’Homme sans feu la fit se rapprocher, et par ce même pouvoir, il la traversa, car elle était couverte d’une fumée noire et épaisse qui obscurcissait le ciel et planait sur la mer.

Là, au bord de cette mer, demeuraient les Pygmées troglodytes. Ils y demeuraient dans la terre. L’Étranger pénétra dans leurs cavernes, mais il n’y trouva pas sa femme ; elle était allée bûcher et chercher du bois dans la montagne. Quant à Nakkan-tsell, il était également absent en ce moment.

Kρwon-étan se rendit dans la forêt au-devant de sa femme, et lui dit ces paroles, en saisissant l’extrémité de l’arbre qu’elle portait sur son épaule :

— Femme, voilà que tes parents sont venus pour te reprendre ; mais ils ont faim, car nous sommes en proie à la famine. Donne-nous donc de la viande. Ce disant, Kρwon-étan tira son couteau de silex et se coupa la chair des cuisses.

L’atpa-tsandia rentra au village souterrain sans rien dire à personne. Elle s’en alla au fond de sa demeure, y fouilla, y prit un pémican et de la belle graisse fondue en pain, mit le tout dans sa couverture et ressortit pour le donner à son époux.

— Combien j’ai désiré te revoir, ô mon épouse ! dit Kρwon-étan, et le bonheur de te reposséder !

— Tais-toi, tais-toi, lui dit-elle. Voilà que je suis vieille, et que mon feu n’est plus bon à rien.

L’Étranger n’insista donc pas pour avoir une entrevue plus intime. Il s’en retourna vers ses serviteurs qui étaient bivaqués non loin de là, et leur dit en leur tendant le pémican :

— Voilà le gâteau de viande et de graisse de la fille de votre peuple ! Il l’éleva dans ses mains, mais le pémican fondit entre ses doigts et il en sortit de la fumée, mais une fumée immense. C’était ce gâteau-là, dit-on, qui était la cause de la fumée noire qu’il avait vue de la plaine, couvrant et obscurcissant la montagne.

Le lendemain étant arrivé, on se remit en marche et on dépassa les villages souterrains. Kρwon-étan avait dit précédemment à sa femme :

— Si demain matin, à l’aube, tu entends glousser une gelinotte blanche, tu sauras que ce sont tes compatriotes qui sont arrivés pour te délivrer. Et du côté où tu entendras une chouette gémir, tu sauras que je me trouverai. Accours alors vers moi.

Donc, le soir venu, L’atρa-tsandia s’était couchée entre ses deux maris Pygmées. Ils dormaient tous trois sous la même couverture, et L’atρa-tsandia avait caché un couteau de silex dans ses parties naturelles. Quand l’aube commença à blanchir, heure où les ennemis s’attaquent d’ordinaire, un ptarmigan se mit à glousser : « Iyaw ! iyaw ! » dit-il.

Aussitôt la femme fendit, de son silex, sa couverture de la tête aux pieds, elle se leva silencieusement, tua ses deux ravisseurs, et se sauva du côté où elle entendit huer un chat-huant. Les Pygmées furent surpris et massacrés.

Alors Kρwon-étan et les siens demeurèrent sur les terres élevées. Ses gens avaient perdu l’ouïe. Il la leur rendit par sa magie. Ils traversèrent un archipel d’île en île, et l’Étranger reprit sa vieille femme, bien qu’elle n’eût plus qu’un tout petit feu. Cette femme, quoique vieille, était parfaitement belle ; c’est pourquoi on la lui pillait sans cesse.

Pendant l’été, il leur arriva à tous deux une chose merveilleuse. Elle alla faire sa provision de lichen et le mettre à sécher ; son mari l’aida à transporter ce lichen et à l’étendre au soleil, lorsque tout à coup le lichen se changea en une grande montagne. On la voit encore dans la chaîne des Montagnes Rocheuses. On l’appelle la Grande-Montagne.

Plus tard, l’Étranger sans feu entraîna vers la mer un homme, il l’étendit sur un gros sapin et l’y attacha solidement. Puis il s’éloigna à quelque distance, pas bien loin de là. Sa vieille femme se prit à pleurer à cette vue, mais l’Étranger lui dit :

— Ne te lamente pas, car bientôt mon fils renaîtra. Voilà que je m’en vais aller voir « Celui qui voit et agit en avant et en arrière ». Alors il se retira en pleurant, s’en alla vers le peuple et rassembla une grande foule de guerriers[16].

Peu après on lui enleva de nouveau sa belle femme. Les ravisseurs disparurent, comme la première fois, au bord de la mer. Kρwon-étan se mit donc à leur recherche et atteignit le rivage, où il trouva deux jeunes gens assis sous un arbre, et un vieillard qui cherchait son fils. Aussitôt qu’ils virent le vieillard, ils se cachèrent pour épier sa venue. Celui-ci atteignit la grande eau, dont les rivages sont arides et dont on ne peut voir l’extrémité ni d’un côté ni de l’autre. Alors les deux jeunes gens se transformèrent en ours, et, tout en marchant comme ces animaux, ils traversèrent la grande eau où, redevenant hommes, ils tuèrent le vieillard.

Cependant Kρwon-étan arriva chez ceux qui lui avaient ravi L’atρa-tsandia, et, pour mieux espionner ses ennemis, il se cacha au milieu d’un buisson touffu. Tout à coup, sa femme parut et se mit à chercher et à interroger du regard la localité. Subitement elle vit briller les yeux de son mari à travers les branches du buisson.

— C’est un homme, un libérateur qui est caché là, pensa-t-elle.

Pour lui faire comprendre qu’elle avait vu, elle puisa de l’eau, et, sans faire semblant de rien, elle en jeta sur le buisson en guise de signal.

Le Pygmée, qui se tenait en ce moment sous la tente, accourut alors :

— Pourquoi donc jeter ainsi de l’eau ? Que signifie cela ? dit-il à L’atρa-tsandia d’un ton jaloux.

— Les maringouins me dévorent et je les chasse, répliqua-t-elle. Alors Nakkan-tsell, croyant qu’elle disait vrai, retourna sous sa tente.

Kρwon-étan s’en revint donc comme la première fois vers ses guerriers qu’il avait cachés dans la forêt, et leur apprit qu’il venait encore de retrouver sa femme, mais qu’elle était bien gardée, et qu’ils auraient à combattre pour la reprendre.

Ils résolurent donc de contourner la grande eau. Mais ils ne croyaient pas ce lac si vaste, car ils tournèrent autour pendant vingt jours et campèrent durant vingt nuits avant de revenir auprès des Pygmées.

Quand ils y arrivèrent, L’atρa-tsandia était assise sur le seuil de sa tente, remuant sans cesse les pieds comme une idiote ; car ses pauvres pieds étaient usés de vieillesse et tout déchirés.

— Ma tante, dit-elle à une autre vieille femme, mes pieds sont tout déchirés.

Celle-ci y mit un gâteau composé de viande pilée et de graisse douce, et ses pieds furent réparés et remis en bon ordre. Alors elle sortit pour aller au-devant de son mari.

Kρwon-étan lui dit de nouveau :

— Voici tes compatriotes qui viennent pour te délivrer ; mais ils sont sans provisions. Donne-nous d’abord à manger.

L’atρa-tsandia lui donna du pémican ou gâteau de viande pilée et de graisse douce.

— Suis-moi dans la forêt, lui dit-il, j’ai besoin de toi.

— Ah ! que dis-tu là ? répliqua-t-elle. Cesse donc ce langage, voilà que je suis vieille et que mes pieds sont tout déchirés.

L’Étranger sans feu s’en retourna donc seul vers ses guerriers ; mais le lendemain, quand l’aube blanchit, ils se levèrent pour combattre, et ils firent un grand nombre de morts. Kρwon-étan tua tous les Pygmées, et, à défaut de leur chef qui était absent, il combattit pendant longtemps son frère cadet sans pouvoir le vaincre. À la fin, cependant, il parvint à le renverser, lui enfonça son couteau entre les clavicules, lui fendit le corps du haut en bas, et le tua. Alors il lui arracha les entrailles et les répandit sur la terre. Il le traita comme un animal, il l’empala sur un pieu aigu et le hissa sur le faîte de sa loge, après l’avoir paré et coiffé avec soin.

Ensuite Kρwon-étan reprit sa femme L’atρatsandia et s’en retourna. Quant à Nakkan-tsell le chef des Pygmées ou Petits-Ennemis, l’Étranger sans feu chercha encore à le vaincre, mais il ne put en venir à bout. Leurs haches de pierre, leurs couteaux de silex et leurs flèches se rencontraient toujours pointe à pointe, taillant contre taillant.

Ils cessèrent donc de se combattre, et Kρwon-étan vécut encore fort longtemps. La vieillesse seule en vint, dit-on, à bout.

(Racontée par Sylvain Vitœdh, en 1870,
au fort Bonne-Espérance.)


V

L’EN AKρEY

(les pieds-de-chien)


Un homme bigame nommé Kρwon-étan demeurait avec son frère cadet au bord de l’eau. Ces deux frères s’étant fâchés l’un contre l’autre, l’aîné fabriqua une auge de bois pendant le sommeil de son cadet, l’y enferma, l’y lia comme il faut, ferma l’auge et la jeta à la mer.

Le coffre flotta. En flottant, il vogua à travers les grosses lames de la mer. Une mouette l’aperçut et accourut vers cet objet à tire d’ailes. L’homme lié dans l’auge lui dit :

— Ma bru, nage pour moi devant mon cercueil.

La mauve se mit à nager et le calme se fit. Alors le cercueil vogua tranquillement et atteignit le rivage opposé, où il atterrit.

Mais il était impossible à l’homme lié de sortir de son cercueil, parce qu’il y était étroitement enlacé. Alors un loup blanc accourut vers le coffre.

— Mon beau-frère, lui dit l’homme, ronge ces liens qui me retiennent captif.

Le loup essaya bien, mais il ne put en venir à bout. Survint une martre qui rongea si bien les cordes, de ses incisives, que l’homme fut délivré de ses entraves et sortit de son cercueil.

Il s’en alla sur un sentier que des chiens seuls avaient foulé et battu. On n’y voyait que des pas de chiens. Il y avait en ce lieu un tréteau et sur ce tréteau l’Étranger plaça son auge de bois. Sur cet échafaud se trouvait aussi de la venaison, dépouille opime d’animaux tués à la chasse. Il prit la graisse d’une croupe, mais elle puait tellement la fiente de chien qu’il ne put la manger, et repoussa cette viande à cause de son odeur.

S’en allant donc sur le sentier tracé par des chiens, l’Étranger se vit entouré d’une obscurité profonde dans laquelle il n’avançait que lentement. Il avisa alors la dépouille empennée d’un grand aigle blanc qui était suspendue en cet endroit. Il la prit, s’en revêtit comme d’un vêtement, afin de s’aider dans son voyage, et vola vers un village qu’il aperçut du haut des airs. Au milieu de ce village jouaient des enfants.

— Tiens, voilà bien mon vêtement d’aigle blanc, s’écrièrent-ils en voyant l’Étranger qui descendait vers eux. Alors ils se jetèrent sur lui et percèrent en maint endroit son vêtement en peau d’aigle blanc.

Cependant l’Étranger s’en alla vers les adultes de cette nation, qui lui dirent :

— Nous autres, nous ne tuons personne. Demeure avec nous.

Il résista longtemps à leurs instances, mais à la fin, il consentit à demeurer avec eux.

Ces hommes-là étaient à moitié chiens et à moitié hommes. Dans la tente où on l’introduisit, se trouvait une belle fille nubile. L’Étranger alla vers elle et la considéra. À partir de la ceinture jusqu’au bas, elle avait le corps d’une chienne.

— Entre, étranger, lui dit-on.

Une grande foule de peuple accourut et se disputa la possession du voyageur.

— Moi, c’est moi seul qui l’aurai ; c’est chez moi qu’il faut qu’il entre, s’écriaient de toutes parts ces gens hospitaliers.

L’Étranger demeura dans la maison où était la fille nubile. Celle-ci lui offrit à manger des cuissots de souris. Il en mangea, se coucha et s’endormit. Quant aux hommes-chiens, ils ne dormirent pas, car ils ignoraient ce que c’était que le sommeil.

L’Étranger étant demeuré en léthargie pendant deux jours, les hommes-chiens se prirent à se lamenter et à entonner le chant funèbre : « Atsina ![17] hey ! hey ! atsina ! hey ! hey ! » parce qu’ils le croyaient morts. Mais lui, se réveillant tout à coup :

— Voilà, leur dit-il, que dans mes rêves j’ai découvert pour vous une médecine soporifique.

Il jeta au feu des yeux de lièvre blanc, et aussitôt les Pieds-de-chien, qui ne dormaient jamais, s’assoupirent et s’endormirent.

Or, le grand hibou blanc arctique était la pâture des Pieds-de-chien. Ils pourchassaient ces oiseaux à l’aide de filets. En ce moment, deux de ces harfangs venaient d’arriver et se tenaient perchés à quelque distance.

Un homme-chien alla vers eux, et, les ayant pourchassés vers ses filets, il s’en revint.

— Je vais tendre d’autres filets pour prendre ces oiseaux, dit-il.

Mais lorsqu’il revint au lieu où il avait vu les deux hiboux blancs, ces oiseaux s’étaient déjà envolés. Cependant il tendit ses filets sur les arbres pour y prendre ces gras et délicieux oiseaux.

Après cela il s’en retourna auprès du voyageur et lui dit :

— Or sus, demeure ici et surveille ces oiseaux, notre nourriture.

Atsina obéit parce qu’il était étranger, et il épia les hiboux. Mais ceux-ci s’étaient enfuis.

— As-tu revu les deux oiseaux blancs ? lui demanda-t-on.

— Non, répondit-il,

La fille nubile, qui était devenue sa femme, ajouta à cela :

— Ils se sont envolés, il est impossible de les prendre.

Alors Atsina, apercevant les deux hiboux perchés sur un arbre, il alla vers eux et les perça de ses flèches. L’un des deux demeura suspendu entre deux rameaux par la tête. Le second fut blessé mais non tué. La femme-chien le vit se sauver et en avertit son mari. Atsina partit en courant, mais le harfang pénétra dans la tente et blessa la femme de l’Étranger à tel point qu’elle en mourut.

Néanmoins Atsina demeura avec les Pieds-de-chien tout l’hiver, pendant lequel la famine régna dans le pays.

— Les hiboux ont pris le large, se dirent ces gens-là, allons à leur recherche.

Or, sur l’eau, ils aperçurent des souris qui nageaient. Comme la souris est un animal nocturne, elle était aussi la pâture des Pieds-de-chien, habitants de la nuit, et ils leur donnèrent la chasse en pirogue, les perçant de leurs flèches.

Puis ils remontèrent sur les terres hautes où pullulaient les souris, grâce à l’absence complète de hiboux dans ces parages élevés, et ils en tuèrent beaucoup. Ces grosses souris jaunes étaient leurs rennes. On les voyait courir de ci de là dans la plaine par grandes troupes[18]. Les Pieds-de-chien leur donnèrent une chasse en règle. On les perça de flèches, on en prit d’autres au collet, on les éventra, les femmes en découpèrent la viande, on les traita comme des rennes ou des élans, on suspendit leur chair au-dessus du foyer pour la boucaner et la faire sécher.

Tout à coup, en l’absence de la population, cette viande, exposée sur les boucans, tomba dans le feu. Tout fut consumé, viande, tentes et ustensiles. Les hommes-chiens, attribuant ce malheur à Atsina, lui dirent :

— Ce pays-ci n’est pas le tien, retourne-t-en, car tu nous portes malheur.

Atsina s’en alla donc tout seul tristement et sans connaître son chemin.

Alors il rencontra Ehna-ta-ettini, Celui qui a des yeux devant et derrière, le grand chasseur au double visage, qui conduisait son troupeau de rennes. Ses raquettes se terminaient en pointe recourbée par derrière comme par devant, car il était double marcheur ; et en arrière de ses raquettes on voyait surgir un glaive acéré.

À la vue d’Atsina, l’homme au double visage s’arrêta, il planta ses raquettes devant lui de chaque côté, et s’assit entre elles. Il fit à l’Étranger la promesse de lui donner un grand nombre de rennes. Mais, comme il était extrêmement maigre et qu’il n’avait que la peau et les os, Atsina se prit à rire.

— Pourquoi te moques-tu, pourquoi ris-tu de moi ? dit l’homme au double visage. Sais-tu bien que depuis que j’existe je n’ai jamais tiré vainement une seule flèche ?

Ce disant, il prit entre ses raquettes le glaive qu’il y avait planté, et coupa du lard sur la chair de l’Étranger. Par cette magie, il lui accordait la possession d’un nombre immense de rennes. Puis il s’en alla en disant à Atsina :

— Si dans quatre jours tu ne trouves plus aucune créature vivante, immole-moi un renne, et sauve-toi loin du sentier des Pieds-de-chien.

Voilà ce que dit à Atsina Celui qui a des yeux par derrière et par devant.

Or il faisait très chaud, et Atsina continua à demeurer dans le pays de la nuit, à cause de l’ombre qu’il y trouvait. De leur côté, les hommes-chiens continuaient à vivre à leur ancienne façon, c’est pourquoi Ehna-ta-ettini se rendit vers eux pour les visiter.

Les hommes-chiens jouaient à la pelote sur la place publique. L’un d’entre eux disait :

— Je sens l’odeur humaine.

Alors un tout petit enfant, qui tripotait un chien par manière de jeu, dit :

— Ah ! oui, moi aussi, je sens l’odeur humaine.

Tout à coup, l’Homme qui a des yeux par derrière comme par devant s’écria :

— C’est mon glaive, qui sent l’odeur humaine, misérables ! Sachez que je ne me mets point en chasse impunément.

Aussitôt il les transperça et les massacra tous.

Atsina était absent. Quand il revint vers les Pieds-de-chien, il ne vit que des cadavres. Il n’y avait plus personne de vivant dans le village. C’est pourquoi il se sauva de leur sentier, reprit son vêtement en peau d’aigle blanc et s’en revêtit.

Alors l’Homme au double visage lui dit :

— Si ton aigle t’emporte trop loin, écrie-toi : « Souche, surgis ! » Atsina le lui promit.

S’étant donc revêtu de l’aigle blanc, Atsina s’envola sur la mer immense. Il vola au loin, et toute terre disparut à ses regards. Lorsqu’il jugea à propos de se reposer et de dormir, il s’écria :

— Banc de sable, surgis !

Aussitôt un îlot sablonneux surgit du milieu de la mer, Atsina y descendit à tire d’aile, y dormit et s’y reposa.

Étant encore reparti, il s’envola encore plus loin. Puis, voulant se reposer de nouveau et dormir, il s’écria :

— Souche, surgis !

Aussitôt une souche naquit de la mer, sur laquelle il se reposa et reprit haleine.

De là, il s’envola vers ce frère aîné si barbare, qui l’avait repoussé et avait attenté à sa vie. Il le trouva visitant ses filets dans son canot. Alors, emporté par son aigle, il se mit à tournoyer autour de lui en volant, et saisit son frère aîné par les cheveux :

— Quoi ! mon frère cadet, s’écria celui-ci, est-ce bien toi ? J’ai pensé que je ferais sagement de te donner l’une de mes femmes.

— Je n’en veux pas, répondit Atsina.

Aussitôt il se jeta sur son aîné, il le traîna dans un cours d’eau souterrain, et le tenant toujours par les cheveux, il le barbota dans l’eau jusqu’à ce qu’il fût noyé. Alors seulement il lâcha le cadavre, qui coula à fond.

De là, Atsina s’en alla au lieu où demeuraient les deux femmes de son frère aîné. Ces deux femmes étaient sœurs et logeaient au sommet d’une montagne, dans une petite tente. L’Étranger gravit la montagne, pénétra dans la loge et s’y assit.

— Femmes, dit-il aux deux sœurs, voici que je viens de parcourir toute la terre à l’aide de mon blanc vêtement en peau d’aigle. Tous les habitants en sont morts[19].

Il s’assit entre elles comme s’il eût été leur mari, et il leur donna à manger. Sur l’une des deux il y avait des belettes, sur l’autre, des souris, qui y vivaient en parasites. Atsina les en débarrassa. Lorsque la nuit arriva, il dormit entre elles et avec elles.

Atsina perça le sein de l’une de ces femmes du tuyau de ses blanches plumes, et elle conçut un fils qu’elle mit au monde. L’autre femme en fit autant.

Mais un jour qu’Atsina était à la chasse, un gros brochet le fit tomber à l’eau, il lui mordit le tendon du talon, et le saisissant par là il le traîna dans le fleuve où il le noya, et Atsina mourut aussi. Ce brochet énorme, c’était son frère aîné qu’il y avait noyé lui-même précédemment. C’est là la fin.

(Racontée par Sylvain Vitœdh, en 1870,
au fort Bonne-Espérance.)


VI

SIÉ-ZJIÉ-DHIDIÉ

(l’habitant de la lune)


Jadis une vieille femme trouva un petit enfant au bord de l’eau et l’éleva. L’enfant, ayant grandi, devint très puissant et procurait à ses parents adoptifs des rennes, en les prenant au lacet pendant la nuit. Il les tuait par le pouvoir de sa magie et par elle il les engraissait.

Un jour, il dit à ses parents :

— Séparez pour moi la graisse des intestins des animaux que je vous procurerai.

Les ingrats refusèrent. Alors l’enfant pleura, il se lamenta beaucoup en parcourant les tentes. Son oncle adoptif lui dit alors :

— Retourne-t’en dans le soleil, d’où tu es venu. Nous n’avons pas besoin de toi.

L’enfant se tut, et la nuit étant arrivée, on se coucha. L’enfant puissant se coucha, comme d’ordinaire, entre sa mère adoptive et le mari de cette dernière.

Cependant il disparut pendant leur sommeil, ce qui fit beaucoup pleurer sa mère. C’est que, de fait, l’enfant était remonté vers le soleil ; mais comme il n’en put supporter l’extrême chaleur, il en revint encore, de sorte que, le lendemain, on le retrouva dans la tente.

Il prit sa couverture, et, avant de s’en aller de nouveau, il dit à la vieille grand’mère :

— Mère, étayez et affermissez bien votre tente, car elle sera fortement ébranlée cette nuit.

L’enfant portait des mitasses en peau de martre. Il les fendit en deux et les suspendit au faîte de la tente ; puis il dit à ses parents :

— Placez du sang de martre au-dessus de la porte, dans une vessie, et attachez ma petite chienne blanche près de la porte, hors de la maison, car vous allez bientôt mourir tous. Sur cette terre, les crimes pullulent, je ne puis plus les supporter, aussi m’en vais-je dans la Lune ; c’est là que ceux qui me haïssent me reverront. Taisez-vous, ne pleurez pas, ajouta-t-il ensuite, il n’y a rien là qui puisse vous faire pleurer. Mais agissez de la manière suivante : Lorsque vous voudrez faire cuire de la viande, vous la découperez, vous découperez toute la chair de l’épaule droite d’un renne, mais en prenant bien garde de n’en point rompre les os. Cet os d’épaule, exposez-le ensuite hors de la tente, au clair de la lune, avec toutes ses articulations intactes. Par ce moyen, je vous procurerai beaucoup de viande.

Ainsi parla l’Enfant lunaire. On lui obéit ponctuellement. La nuit venue, on lia et on ferma la tente avec soin, on suspendit une vessie pleine de sang au-dessus de la porte, on découpa une épaule de renne sans en briser ni en disloquer les os et on la mangea rôtie. Quant à la petite chienne, on la lia à la porte, hors la maison.

Alors, durant la nuit, on vit s’élever une grande fumée du faîte de cette tente, mais on n’y revit plus le jeune homme magique. Il était parti pour la Lune.

En ce moment, la lune apparut pâle et décolorée ; un vent impétueux se leva, emportant les créatures humaines à travers leurs demeures ; les maisons demeurèrent vides ; tous les ennemis périrent et tous les Zhœnan, ou nation des Femmes publiques, chez lesquels on demeurait, furent emportés à la cime des sapins, et y demeurèrent congelés et suspendus ; tous leurs animaux mêmes disparurent.

Quant à l’Enfant magique, après avoir pris le sang de la martre, les mitasses en peau déchirée, et la petite chienne blanche, il était parti pour la Lune, où l’on peut le voir encore, tenant d’une main la vessie, et sous l’autre bras sa petite chienne.

Après son départ, ses parents ne mangèrent que l’épaule droite des rennes qu’ils tuaient. Ils en taillaient la chair sans en briser les os, et ces os, il les plaçaient dehors dans une sacoche, et les épaules repoussaient d’elles-mêmes.

Pendant longtemps, ils agirent ainsi, vivant confortablement sans être obligés de chasser ni de tuer des rennes.

En ne mangeant jamais que de l’épaule de renne, l’os en demeurait toujours entier, l’épaule renaissait d’elle-même. On la coupait encore et de nouveau elle renaissait intacte. Mais, à la fin, les Dindjié se lassèrent de ne manger plus que de la chair d’épaule. Après qu’ils l’eurent mangée, ils en brisèrent les os, et ce fut fini, l’épaule ne repoussa jamais plus.

(Racontée par Emma Lebeau, femme dindjié, en 1870,
 au fort Bonne-Espérance.)


VII

KρWON-T’ÈT NAχATSÈTŒTρAL’

(le passage funèbre à travers les tentes)


Conséquemment, à la fonte des neiges, lorsqu’il y a éclipse de lune, le soir, à la nuit tombante, on hache de la viande menu, on en fait des paquets que l’on lie, on en remplit des gibecières dont on se charge, et l’on commence à circuler en rampant parmi les tentes.

Tout à coup, on entre furtivement sous une des tentes, on la parcourt et on y mange de la viande de ceux à qui n’appartient pas la loge. Après quoi, l’on en sort furtivement à la manière des serpents, et l’on se glisse dans une autre loge pour y faire la même chose.

De temps en temps, on se divise en deux bandes qui vont à la rencontre l’une de l’autre. On circule autour des tentes, on marche comme en rampant. En même temps, on heurte deux, quelquefois quatre flèches, l’une contre l’autre, et ces flèches sont peintes en rouge.

En même temps, on chante ce qui suit :

— Ô souris jaune, passe vite deux fois par-dessus terre en formant la croix. Aéχuha !

Nous en agissons de la sorte à l’exemple de Siè-ζjié-dhidié, l’habitant de la Lune, qui nous le recommanda avant de partir pour le ciel, dans le but de nous procurer beaucoup d’animaux à la chasse, et, par conséquent, une nourriture abondante.

(Racontée par Sylvain Vitœdh, en 1870,
au fort Bonne-Espérance.)


VIII

ETSIÉGÉ

(la bouse)


Etsiégé est ainsi nommé parce que, étant tout petit, ceux qui l’élevèrent le frottèrent avec de la bouse de bœuf musqué, afin de lui communiquer l’esprit magique.

Il fut trouvé au bord de l’eau par une vieille femme qui l’éleva. Devenu grand, il devint un magicien renommé et puissant.

Or, à cette époque, nous demeurions au milieu d’une nation étrangère qui nous avait réduits en esclavage et nous détruisait systématiquement. On l’appelle la nation des Zhœnan ou Femmes publiques. Ce peuple était très riche ; il possédait des métaux, des vêtements, des verroteries, des colifichets de toute sorte ; mais il avait conjuré notre perte.

Pour cette raison, Etsiégé dit à ses frères :

— Marchons contre eux en canots.

On partit donc pour les combattre, car nous étions si malheureux au milieu d’eux, que nous ne pouvions rire que dans un péricarde de renne ; encore nous maltraitaient-ils lorsqu’ils nous entendaient rire. On riait donc dans une vessie ou dans un péricarde de renne afin de n’en être pas entendus, parce qu’ils s’imaginaient qu’on se moquait d’eux.

Les Dindjié partirent donc pour la guerre contre les Zhœnan. On se moqua beaucoup d’eux, tant parce qu’ils allaient nus, que parce qu’ils faisaient cuire la charogne d’un méchant petit chien, qu’ils mangeaient en guise de festin. Ils nous forçaient même à manger de leurs chiens cuits. Nous en mangions, mais Etsiégé ne voulut jamais goûter de cette chair immonde.

Etsiégé ayant vu un Zhœnan très beau garçon, eut envie de le tuer. Il marcha donc de conserve avec lui, le frappa par derrière d’une motte de terre qui lui brisa l’épine dorsale, et le tua.

— Après un tel coup, lui dirent ses compatriotes, tu peux t’attendre à ce que tous les Zhœnan te tuent par représailles. Mieux vaut te sauver loin d’eux.

Etsiègé s’éloigna donc et ses parents avec lui.

Mais la vieille Zhœnan, mère du jeune homme, dit à Etsiègé :

— Pourquoi en as-tu agi de la sorte à l’égard de mon fils ?

Pour toute réponse, Bouse donna à la vieille un grand coup de poing dans le milieu du front et la renversa. Elle gît à terre sans mouvement.

Bouse était très fort et très puissant par sa magie, non de cette magie dont se vantent nos jongleurs modernes et qui ne produit rien, mais d’un pouvoir réel dont nous ignorons aujourd’hui la nature. Cependant, malgré sa puissance, il était le plus doux des hommes. Il ne se fâchait jamais contre ses compatriotes, et, lorsqu’il se fâchait, il ne les frappait jamais. Il produisait des merveilles à l’aide d’un bois de renne ou d’une baguette de saule rouge, et il appelait tous les hommes ses frères.

Etsiègé étant donc parti pour la guerre, il trouva les Zhœnan sans méfiance, et ses frères demeurant parmi leurs ennemis. Arrivé dans le village où demeuraient son frère et sa sœur, il trouva cette dernière en deuil de son fils que les Zhœnan venaient de lui tuer. Elle avait donc la chevelure saupoudrée de vermillon et parsemée de duvet blanc de cygne, comme les personnes qui sont en deuil.

Bouse pénétra chez ses frères pendant la nuit, et se livra à la magie maléfactive contre les Zhœnan. Il avait fixé des os aigus à la pointe de ses raquettes, comme deux cornes. Au milieu du village, un jeune homme, lié par Ettsun, le génie de la mort, bondissait de ci de là à travers les tentes. C’est là le maléfice ou l’Akρey antschiw (Jeune homme magique).

Bouse fendit donc la foule des spectateurs, ayant les pieds chaussés de raquettes armées des susdites cornes par devant et par derrière, et il s’élança après le jeune homme magique qui parcourait le camp en tournoyant. Il sauta sur lui en croupe avec ses raquettes armées de glaives ; il courut avec le jeune homme au milieu des Zhœnan et les massacra tous. Alors nos ennemis devinrent en plus petit nombre que les Dindjié et se séparèrent de nous.

Mais la vieille femme qui avait élevé Bouse, assise sur le sentier, gémissait et se désolait en disant :

— Ah ! si mes fils vivaient encore ! Bouse n’entra pas seulement chez cette vieille Zhœnan, bien qu’elle l’eût élevé. Il se contenta de jeter un regard de compassion dans sa tente.

— Qui est là ? dit la vieille grand’mère. Ah ! c’est toi, mon fils, qui reviens ! Oh ! mon fils, cette nuit, ton cadet les a tous massacrés en faisant le Jeune homme magique.

Bouse ne dit à la vieille que ces mots :

— Mère, j’ai soif !

Elle lui donna à boire, et il continua son chemin pour aller rejoindre ses frères les Dindjié. Il avait pris deux épouses parmi les Zhœnan, qu’il répudia. Il avait reçu de la vieille grand’mère une tente toute neuve. Il l’abandonna. Il quitta tout pour s’enfuir avec ses frères, et tous ensemble laissèrent le pays des Femmes publiques.

En fuyant, ils virent sur un tréteau, à côté des demeures de leurs ennemis, de belles peaux de chèvres étendues. Bouse les prit, en fit un paquet, et poursuivit sa route. Tous s’en allèrent au lieu où fut jadis leur patrie première. Pendant le sommeil des Zhœnan, ils leur enlevèrent un très beau butin. Malheureusement on partit un peu tard.

Or, comme ils étaient en marche :

— Qu’est-ce donc qui arrive là-bas sur la mer ? se dit-on.

C’est un grand vent qui s’élève ; ce sont des vagues, semblables à des sapins par leur élévation, qui s’amoncellent. L’eau enfle et monte toujours, s’élevant de chaque côté comme des rochers remparts.

— Prenez terre, vite, prenez terre ! cria Bouse à ses frères.

Ceux-ci se hâtèrent de débarquer. Alors lui, seul au bord de l’eau, promena son aviron sur la terre et l’en balaya. Au même instant l’étai qui soutient l’univers tomba, le disque terrestre s’enfonça, l’eau montant inonda et recouvrit la terre, et tout le reste des Zhœnan fut englouti dans la mer. Il n’en échappa pas un seul.

— Venez, accourez par ici, mes frères ! s’écrie encore Etsiégé.

— Oui, oui ! répondent-ils.

Ils le suivirent tous, et lui leur fit traverser la mer à pieds secs. Ils parvinrent tous sains et saufs sur l’autre rive.

Le soir venu. Bouse dit à ses frères :

— Notre pays est encore bien éloigné ; mais tranquillisez-vous, je vais le faire se rapprocher.

Ce disant, il prit un faon de renne d’un an, il le tua, lui arracha le nerf de la jambe, en disant à ses frères :

— Vous ne mangerez pas ceci.

Par cette magie du nerf arraché, la terre de ses ancêtres se rapprocha d’eux. Quand la nuit arriva, elle n’était pas très loin. Mais au crépuscule Bouse était retourné vers ses frères qui lui dirent :

— Hélas ! nos enfants n’ont point de viande à manger, et les hommes faits sont sans provisions.

Or, il y avait là un nombre infini de tentes, une foule innombrable, et cependant elle n’avait rien à manger. Dans une seule tente, il ne se trouvait qu’un reste de tête de renne. Bouse le mangea et alla se coucher pour faire la magie inquisitive.

C’était un monstre, un serpent, qui privait ainsi les Dindjié de viande. Ce serpent gardait tous les poissons, qui étaient congelés et durs comme la pierre.

— Je le détruirai, se dit Etsiégé.

Mais il ne savait pas en quel lieu se retirait le serpent. Cependant il se coucha, comme je viens de le dire, pour faire la magie inquisitive.

Durant le sommeil des Dindjié, l’Enfant magique apparut à Bouse qui lui dit :

— Où donc est le chemin qui conduit à l’île des serpents ?

Alors l’Enfant magique lui répondit :

— Il passe par là.

Etsiégé se leva donc au milieu de la nuit, en profitant du clair de lune. Il arma son bras du bois de renne à l’aide duquel il opérait des prodiges, ce bois si lourd par lui-même, et cependant si léger pour Bouse et pour ceux auxquels il le confiait. Il prit aussi sa couverture en peaux de chèvre, et il se rendit dans l’île[20] des Serpents.

Cette île s’étend au loin sur la mer. Elle est longue, immense, pleine de poissons rouges et exquis nommés Zhikki, que l’on mange crus[21] et qui ont un goût délicieux. Mais au milieu de cette île s’ouvre l’antre du grand Serpent de la Mort, qui garde ces poissons excellents et les a convertis en dures pierres.

Bouse, arrivé à la grotte, plante sa couverture au bout d’un poteau à l’entrée de la caverne, afin d’attirer le serpent dehors. Quant à lui, il se tient sur ses gardes, placé par derrière en vedette. Alors il entend gronder le monstre, il le voit sortir de la caverne. Aussitôt il brandit son bois de renne, et, le frappant, il lui casse la tête et le laisse sans vie à ses pieds. Alors il pénètre dans la caverne qu’il trouve pleine de poissons et immense. Il en remplit sa couverture et s’en retourne au camp. En y arrivant, il dit à ses frères :

— Là-bas, je viens de tuer ce chien maudit. Je l’ai foulé aux pieds et il est gisant à terre.

Dès ce moment, les Dindjié ne manquèrent plus de provisions.

Or, il existait un autre peuple très-puissant dont les guerriers portaient pour coiffures des bonnets en bois globuleux comme les forcines de nos sapins. Sur la poitrine, ils revêtaient un vêtement composé de petits cailloux coagulés avec de la résine de pin[22]. Ils étaient aussi armés de grands boucliers suspendus à leur épaule gauche, et de dards de pierre emmanchés d’une gaule. Il n’était donc point aisé de les vaincre. C’était un peuple nombreux qui vivait dans le désert aride et sans arbres, où il habitait sous des tentes de mousse.

Etsiégé partit pour les combattre avec ses jeunes gens. Lui ne pouvait plus se battre, car il était devenu très vieux. Mais il avait dit à ceux-ci :

— Portez-moi vers l’ennemi et placez-moi dans mon traîneau.

On le plaça dans son traîneau de parchemin, et ses deux fils le hissèrent au sommet d’une montagne au pied de laquelle on se battait en foule. Il y avait en ce lieu un grand tumulte et une grande cohue. L’ennemi y était venu en grand nombre, et il avait le dessus sur les Dindjié,

À la vue de cette multitude, les compatriotes de Bouse lui dirent :

— Toi seul, parle, prononce, Etsiégé, et nous jugerons de ce qu’il adviendra par là-bas.

Alors il leur répondit :

— Replacez-moi dans mon traîneau.

On l’y replaça :

— Maintenant, précipitez-moi sur l’ennemi du haut en bas de la montagne.

Ses deux fils poussèrent le traîneau sur la pente du précipice et l’y laissèrent rouler. Alors, tout à coup parmi ces Esquimaux[23], on entendit comme le bruit du tonnerre. C’était le traîneau de Bouse qui produisait ce bruit en roulant sur les pentes de la montagne. Il en sortait des éclairs de foudre et un bruit égal à celui de cent tonnerres. À ce bruit, les ennemis aux casques de bois prirent la fuite. Les frères d’Etsiégé les poursuivirent et les tuèrent en grand nombre. Mais Bouse ne tua personne.

Etsiégé avait un frère cadet appelé Nedhvè-hègtihi (celui qui est revêtu de l’habit d’hermine). Revêtu d’un long vêtement blanc magique, il tenait suspendu par une corde un instrument semblable à un poisson pris à l’hameçon. Cet objet singulier et qui avait des yeux, il le balançait, il le balançait sans cesse, comme les prêtres font de l’encensoir. La première fois que nous avons vu les prêtres balancer leurs pots-à-feu fumants, nous avons pensé à notre histoire : C’est assurément la même chose qu’ils font là, nous sommes-nous dit. Cela nous a convaincus.

Or, Nedhvé-hèg-tihi massacrait nos ennemis de concert avec Etsiégé, son frère aîné, mais ce n’était point en combattant. Quand on se battait, Nedhvè-hèg-tihi ne tuait personne, il ne versait pas le sang humain. Prosterné à terre, quoique non sans dessein, il parlait, il marmottait sans cesse, en balançant cet instrument dont je viens de parler. Et par sa parole et ce balancement, il nous délivrait de nos ennemis. Ce n’était pourtant pas une magie semblable à celle de nos jongleurs. Nous ignorons maintenant ce que c’était.

Une fois, un très grand nombre de ces Stercoraires (Anakρen), peuple du désert stérile, se rassemblèrent contre les Dindjié, et cependant Etsiégé dormait. Il dormit tout un jour et ne se réveilla que le soir[24]. Bien que la nuit tombât, on était sur le point de combattre, quand il arriva. Or, les Dindjié eurent le dessous, ils fuirent devant l’ennemi. Mais l’homme à l’habit blanc, prosterné et parlant tout bas, se mit à balancer son instrument suspendu au bout d’une lanière.

Bouse, voyant donc que les Stercoraires avaient le dessus, passait et repassait par-dessus son frère, en sautant en forme de croix d’une épaule à l’autre[25]. Et, à chaque saut qu’il faisait, il prononçait le mot « Itsch ! » et un ennemi tombait. Les deux frères ne firent pas autre chose toute la soirée, l’un balancer son instrument en marmottant des paroles mystérieuses, l’autre de sauter par-dessus les bras de son frère en formant la croix.

Cependant, tout à coup le courage revint au cœur des Dindjié, qui se battaient dans la plaine stérile. Ils n’eurent plus peur des Stercoraires et les défirent.

On n’en épargna qu’un seul, un vieillard, parce que Bouse lui avait fait grâce de la vie.

— Va-t’en, lui dit-il, et à l’avenir, toi et les tiens, ne revenez jamais plus par ici. Ici, ne retournez plus.

Ce vieillard était très âgé.

— C’est bon, répondit-il ; si, à l’avenir, mes compatriotes y reviennent, ce ne sera pas ma faute.

On le laissa donc partir, on ne le tua pas par pitié pour sa tête blanche. Il avait l’air si misérable ! Mais quand tous ses parents furent partis, le vieillard, honteux de leur défaite, s’étrangla avec la corde de son arc, et, se tuant, il mourut.

Quant à Etsiégé, nul ne put jamais le vaincre. La vieillesse seule en vint à bout. C’est la fin.

(Racontée par Sylvain Vitœdh, en 1870,
au fort Bonne-Espérance.)


IX

TCHIA

(le jeune homme)


Jadis vivait un vieillard, sa femme et leur fils unique, un beau garçon appelé Tchia. Le vieillard, ayant atteint une grande vieillesse, avait perdu la vue. Sa femme, devenue également très vieille, avait pris un caractère acariâtre, colère et méchant. Elle trompait sans cesse le pauvre aveugle.

Quelque privé de la vue qu’il fût, l’aveugle chassait. Il allait se poster sur le passage des rennes, armé de son arc et de ses flèches, et accompagné de sa femme. Lorsque celle-ci lui signalait la présence d’un animal à sa portée, il le fléchait et ordinairement le tuait.

Un jour la vieille dit à son mari :

— Voilà un orignal qui paît là-bas.

— Donne-moi mon arc et mes flèches, je vais aller le tuer, répondit le vieil aveugle.

Elle tint l’arc dans la direction de l’animal. L’aveugle le banda, décocha une flèche, transperça l’élan et le tua.

— Allons bon, voilà que tu l’as manqué ! dit la méchante vieille avec une mauvaise humeur apparente.

— Ah ! c’est que je suis trop vieux ! dit l’aveugle en soupirant. Cependant, il entendit l’orignal qui gémissait et bramait en rendant le dernier soupir :

— Quel est donc l’animal que j’entends râler là-bas ? demanda-t-il.

La vieille fit semblant d’aller à la découverte. Elle se rendit au bord de l’eau où l’orignal était tombé. Elle se cacha de l’aveugle, éventra, vida et dépeça l’animal ; elle transporta la viande et la cacha soigneusement sous sa propre couverture qu’elle étendit par-dessus.

Cependant, la vieille ne put dissimuler bien longtemps, parce qu’elle avait hâte de manger de la viande fraîche. Elle fit donc rôtir un morceau de l’orignal ; mais, pendant que cette viande rôtissait en geignant, l’aveugle dit à sa femme :

— C’est drôle, j’entends comme de la viande qui geint. Qu’est-ce qui produit ce bruit-là ? C’est comme une croupe d’orignal qui rôtirait.

Puis, il ajouta :

— Tiens, je sens même le fumet de la viande rôtie. Qu’est-ce donc que tu fais rôtir ?

— Oh ! c’est une martre que j’ai prise au trébuchet, répondit la méchante vieille, et je la fais rôtir pour toi.

Effectivement, elle servit au vieil aveugle de la mauvaise viande de martre, tandis qu’elle se régalait de la grasse croupe de l’orignal que le vieillard avait tué. Son repas fini, la vieille sortit de la tente et s’en alla.

L’aveugle n’en pouvait plus. La vie lui était à charge. Il se mit donc à marcher à tâtons. C’était difficile, et cependant, en tâtonnant, il put sortir tout seul et se diriger vers le grand lac. Un plongeon à tête blanche y criait et huait. Le vieillard s’en alla dans cette direction, au petit pas, pour essayer de le tuer. Il arriva ainsi au bord de l’eau en tâtonnant.

— Hélas ! j’ai perdu mes yeux, se prit-il à dire d’un ton dolent, et voilà que ma méchante femme et mon jeune fils m’ont quitté pour aller je ne sais où.

Alors, le plongeon blanc eut pitié de l’aveugle et se dirigea vers lui en nageant :

— Viens avec moi, lui dit-il.

Le vieillard monta en croupe sur le dos de l’oiseau arctique gigantesque et plongea avec lui. Ils s’en allèrent tous deux sous l’eau fort loin. Quand ils revinrent au-dessus, le plongeon blanc dit à l’aveugle :

— Cette terre sèche qui paraît d’ici, la distingues-tu un peu ?

— Hélas ! non, répondit l’aveugle.

Alors l’oiseau blanc ramena le vieillard au large. De nouveau, il le fit plonger avec lui, et de nouveau le ramena à la surface.

— Eh bien ! maintenant la terre paraît très bien. La vois-tu ? dit le plongeon.

— Pas encore très bien, répondit l’aveugle ; cependant, je l’aperçois un peu.

De nouveau, le plongeon blanc entra sous l’eau avec l’aveugle, et fit si bien que le vieillard aveugle redevint un jeune garçon (Tchia), jouissant d’une vue parfaite.

Mais le vieillard, redevenu jeune, fort et bien voyant, dissimula et continua à contrefaire l’aveugle. Il alla retrouver sa femme en suivant ses traces ; il se dirigea vers l’échafaud sur lequel elle avait déposé la viande de l’orignal qu’il avait tué ; puis, parfaitement édifié sur la fausseté et l’égoïsme de cette mégère, il continua à dissimuler.

Marchant donc comme un aveugle et tendant sa gibecière à sa femme, il lui demanda l’aumône d’un morceau de viande fraîche.

— Il n’y a point de viande à la maison, telle fut la dure réponse.

Son mari demanda alors à boire :

— Va me chercher de l’eau, dit-il à son fils ; j’ai grand’soif.

Sa femme lui répondit :

— Je vais y aller moi-même.

Elle sortit et rentra avec de l’eau saumâtre, puante et pleine de vers et de nautonectes qui y nageaient. Ce fut ce qu’elle lui donna à boire en pensant que cela l’empoisonnerait.

Elle en agissait ainsi parce qu’elle le pensait aveugle. Mais lui :

— Assurément, c’est ma mort que tu désires, puisque tu agis de la sorte à mon égard. Eh bien ! meurs donc toi-même.

Ce disant, il saisit sa femme, la jeta hors de la tente, et, lui ayant cassé la tête, elle mourut. Voilà la fin.

(Racontée par Sylvain Vitœdh, en 1870,
au fort Bonne-Espérance. )

X

ÑITCHρA KρET

(les deux frères)


Tout au commencement, vivaient ensemble deux frères, dans la terre occidentale. Un jour ils se dirent :

— Allons à la recherche des petits canards, de l’autre côté de la Grande-Eau,

Ils montèrent dans leur canot, vinrent de ce côté-ci, et s’égarèrent sur la mer[26].

— Mon frère cadet, dit l’aîné, cette terre-ci, hélas ! ne ressemble point à la nôtre. Ces sapins ne sont pas semblables à nos sapins.

— Hélas ! mon frère aîné, nous sommes bien malheureux. De quelle manière pourrons-nous retourner dans notre patrie ?

Les deux frères, étant partis de là, virent tout à coup arriver beaucoup de gens en pirogue, dit-on. Ces étrangers s’approchèrent des deux égarés.

— Dites-donc, vous autres, voulez-vous venir avec nous ?

— Oui, c’est bon, répondirent les deux frères. Ils abordèrent avec les étrangers, on prit de la nourriture, on se rembarqua et l’on quitta le rivage pour gagner le large.

On vogua longtemps sans doute ; pendant longtemps on tint la mer. À la fin on arriva chez des hommes jaunes avec lesquels se firent des échanges ; mais on ne demeura pas longtemps avec eux.

Étant partis de là, on se dirigea vers le Midi, et l’on accosta à une autre île, chez un peuple d’hommes noirs comme le charbon. Cependant, on ne demeura pas longtemps parmi eux, parce qu’ils étaient méchants.

Du Sud, s’étant dirigés vers l’Ouest (Tahan), ces étrangers arrivèrent chez des hommes blancs. On les vit, on fit des échanges avec eux. Les hommes blancs donnèrent beaucoup de choses aux navigateurs. Mais là encore, on ne séjourna pas : ayant repris la mer, on se dirigea vers un fleuve qui vient du soleil.

Là aussi, on trouva un peuple de la terre, chez lequel on atterrit et l’on débarqua. On y séjourna assez longtemps. C’étaient des hommes à peau rouge.

Sur le point de se rembarquer, les deux frères dirent aux mariniers :

— Nous n’irons pas plus loin avec vous, car il nous plaît de demeurer ici.

— Faites comme il vous semble bon, leur répondirent les navigateurs.

Les deux frères s’établirent donc en ce lieu, à l’embouchure de ce grand cours d’eau qui vient du soleil (c’est-à-dire de l’Est), et ils y demeurèrent avec le peuple de la terre.

Pendant longtemps, ils y vécurent heureux, lorsque, un jour, ils firent la rencontre d’un vieillard et d’une vieille femme, tous deux très âgés, et dont la tête était toute blanche.

— Or sus, vous deux, dirent les vieillards aux jeunes gens, quelle sorte de gens êtes-vous, je suppose ?

— Ah ! nous deux, nous sommes deux frères qui nous sommes perdus et égarés sur mer, loin de notre patrie, répondirent-ils. Nous nous sommes perdus en canot et, depuis, nous avons parcouru toute la terre.

— Ne seriez-vous pas ces deux frères que l’on disait s’être égarés vers le commencement du monde, après que la terre fut faite ?

— Justement ! répondirent-ils, ces deux frères, c’est nous-mêmes.

C’en fut assez. Leur père et leur mère les reconnurent et demeurèrent avec eux.

Ce sont ces deux frères-là, dit-on, qui furent sans aucun doute nos ancêtres. De ces deux-là, nous sommes, dit-on, sortis. Or, nous sommes évidemment des hommes (Dindjié), nous autres. C’est la fin.

(Racontée par le dindjié Touldhoulé-azé,
esclave des Couteaux-Jaunes, en juin 1863,
au Grand-Lac des Esclaves.)


XI

BALLADE DES ATŒNA

du fort nnu-llaôρ (alaska)


« Le vent souffle sur le fleuve Youkρon, et mon époux poursuit le renne sur les monts Koyoukon.

« Xami, Xami, dors mon petit !

« Il n’y a point de bois pour alimenter le foyer. Ma hache de silex est brisée, et mon mari a emporté l’autre. Où donc est la chaleur du soleil ? Ah ! elle est cachée dans la loge du grand Castor, en attendant le printemps.

« Xami, Xami, dors, mon petit ; ne t’éveille pas !

« Ne cherche pas de poisson, vieille femme ; depuis longtemps la câche est vide, et le corbeau ne vient plus se percher sur l’échafaud aux poissons. Depuis longtemps mon mari est parti. Que fait-il donc dans la montagne ?

« Xami, Xami, dors paisiblement, mon enfant !


« Où est donc celui que j’aime ? Gît-il, affamé, sur les pentes de la montagne ? Pourquoi tarde-t-il ainsi ? S’il ne vient bientôt, j’irai moi-même ; j’irai le chercher dans la montagne.

« Xami, Xami, dors doucement, mon enfant !

« Le corbeau est arrivé, riant et ricanant. Ses mandibules sont rouges de sang et ses yeux brillent de haine, le menteur !

— « Merci, pour le morceau succulent que m’a fourni Kouskokρala, le Jongleur ! Sur la montagne, femme, sur la montagne à pic, paisiblement gît ton époux !

« Xami, Xami, oh ! dors, mon enfant ; ne t’éveille pas.

— « Vingt langues de rennes sont liées en botte sur son épaule ; mais il n’a plus de langue dans la bouche pour appeler sa femme ! Loups, corbeaux et renards se disputent sa dépouille et se battent pour une bouchée. Coriaces et durs sont ses nerfs. Ah ! il n’en est point ainsi, femme, de l’enfant qui dort sur ton sein ! « 

« Xami, Xami, dors, mon enfant ; ne t’éveille pas.

« Mais sur la montagne, lentement chemine Kouskokρala le Chasseur, Il porte deux boucs liés en travers sur ses fortes épaules, avec des vessies de lard fondu, entre les deux. Vingt langues de renne pendent à sa ceinture. Va donc, ramasse du bois, vieille femme ; car voilà que, au loin, s’envole le corbeau menteur, le traître, le trompeur !

« Xami, Xami, éveille-toi, petit dormeur ; éveille-toi, et appelle ton père !

« Voilà qu’il t’apporte de la dépouille de renne, de la graisse de moëlles fondues, de la venaison fraîche et grasse, de la montagne.

« Fatigué et harassé, il a sculpté un jouet pour toi, enfant, dans le bois d’un renne, alors qu’il guettait et attendait, impatient, le caribou sur le penchant des montagnes.

« Éveille-toi et vois le corbeau qui se cache lui-même de ses flèches ! Éveille-toi, petit, éveille-toi, car voici ton père ! »


Traduit de l’anglais de W. H. Dall, esq.,
par Émile Petitot, en 1876.


TEXTE ET TRADUCTION LITTÉRALE

de la première légende


ETρŒ-TCHOKρEN
(le à travers voguant)

Etρæ-tchokρen Le à travers-voguant ttρotchédi tout d’abord ttṣi canot dheltsen. fit. Udell’et Au printemps zjæ donc aṭṭi écorces de sapin ρa-itρien, il arracha, tρè- à l’eau adjia il les jeta llae, la, khétρow elles par-dessus ntillklet. il sauta. Aṭṭi Les écorces étρelldjia, disparurent, tchi au fond de l’eau djanen elles tombèrent gwoρat. vu que.

Yendjit Là-bas kkρi-ṭṭizjé bouleau-écorces ρa-itρien il arracha tthey, aussi, tρè- à l’eau cndow-dédildjia, au large il les jeta, akρon alors khétρow elles par-dessus ntillklet sauté ayu, ayant, étella. elles flottèrent.

— Ey vizjit — Cela avec ttṣi-tchρô canot-grand t’eltsia, je vais faire, tiño. dit-il.

Ey Cela kowtlen après llæ donc ttsævi-llé sapin-cime kkρag sur tedhtchijia- étant yu, monté, ey kkpag dessus atæ-tédhelklia — yu se étant attaché dheltchi. il dormit. Akρon Alors kkρi-ṭṭizjé bouleau-écorces ρal’àtanen arrachées detchρan-koyézjæg l’arbre-au pied de dhitllé. gisaient. Aρwodh Les courbes tchρantchρat aussi zjig dhitllé. là gisaient.

Koyendow-dzjin Le lendemain ttṣi le canot kozjé dedans ρanædhitllé. elles étaient placées.

Ttṣi Le canot tédhitlin cousu dhitρin gisait tchρan ; aussi ; tchion l’eau kkit sur niltρan, il le porta, kukkan-zjœ mais donc vækkρag lui à travers tchion d’eau gonllen. beaucoup.

Akρon Alors tchρan encore Etρæsetchokρen le navigateur dhehchi yu, ayant dormi, ñikkρaon le lendemain ttṣi le canot djizé, est calfaté, dœtchρan les bois væklen son fond kelhchen boisent tchρantchρat, aussi, akρon et tρenhen l’aviron yé-kkρag lui sur dheltρin. gît.

Tchion L’eau ttset à nétchidhéllik transporté kuyu, l’ayant, ttṣi le canot zjit dans ilya. il s’embarqua.

Anzjæsgae Mais yendjit là-bas tchi une montagne, nitschié grande tag- en haut ttset vers néïnhé, qui s’élève, tchion-kkit l’eau sur dhéhèn. gît. Tté-tsien Le corbeau tchi le rocher nékpag à pic kkit sur tédhidié perché yu, étant, dheltchi. dormait.

Etpæatchokpen Le navigateur ténihey débarqué kuyu, ayant, son ontschiw sac tidihey, tenant, akρontag au sommet ρatchihey, grimpa, ttétsien le corbeau dheltchi endormi vænantρagæ-ttset son insu à ontschiw le sac zjit dans dheltρin. il plaça.

Ttésien Le corbeau akρontté de même lui yaño dit llæ : la :

— Tchi — Le rocher nékρag à pic gwottsen delà kvotρé-şæ dans l’espace moi tρinlttha jette son ! ne pas ! Ey Cela neltsi tu fais ll’édji, si, kuttié en retour ni- toi ttschié loin de dindjié hommes ellkρwa ne plus tétρidjia il y aura lanval’i, sans doute, tiño dit-il.

Akρontté Cela étant kukkan cependant zjæ donc Etρœtchokρen le Nautonnier ρan tout ttset à coup han-yæ- au loin lui dhalhyèdh poussé du pied yu, ayant, kwotρé dans l’espace yæ — natthæt. lui il fit tomber. Tρatchotlé, Il le brisa en pièces, son zjek corps tρadænanen, fut pulvérisé, akρon et ses tthen os yézjiugu tout en bas dhitllé. gisaient.

Etρætchokρen Le navigateur tag-ttset haut plus nætρakρè, va en canot kwottset jusque-là, dindjié d’hommes konllen beaucoup odhasdhanttchi il entendit tthé. le bruit. Koné Le petit jour l’ætsénedha enzjit, se rejoignait vu que, zjégse-naha, en bas (la terre) était, eygwoρat c’est pourquoi dindjié les hommes khétiyin. jouaient.

Kwottset Jusque-là tρakρè, il alla en canot, kukkan zjas mais donc zjé les maisons zjit dans teytthen leurs os zjin seuls dhitllé ; gisaient ; dindjié d’hommes éllækρwa. plus. Tchiéllugu Une loche tthey et elltρin un brochet tchρan aussi zjandheltchi. dormaient.

Tchρantchρat Encore yéïndjit là-bas kwottset jusque odhædhanttchi ; il entend (du bruit) ; kwottset jusque-là ntρakpé, il va en canot, kukkan mais zjæ donc èdindjié non d’homme konlli, il y a, zjionhon inutile tinttchô. c’est comme.

Akρonllae Alors donc ttétsien le corbeau ttset vers natρakpéyu ayant vogué, væ tthæn ses os kuñahiyu, ayant vus, væ tthæn ses ossements dakay blanchis dhitllé (qui) gisaient él’adæ ensemble ninillæ, il les mit, ttsædé (une) couverture ku- eux kkρag sur ninantschiw il étendit yu, ayant, ses tthæn os tρatenanen mis en pièces kodathako tous entièrement sié en ordre ninillæ. il les mit. Akρon kukkan Mais cependant vækρèy-ttsédæ inl’ag éllækρwa. son pied-doigt un n’y est pas.

Akρon Alors Etρætchokρen le Nautonnier téttsien-tthæn le corbeau-os kkpag sur dhétlet péta ttiet, vu que, tlad (le) pet zjit avec dindjié homme nadheltsen. de nouveau il le fit. Naρudenday Il ressuscita akρon, alors, ttétsien. le corbeau. Kukkanzjæ Mais donc væ kρey-ttsédæ ses-pieds-doigts tρieg trois zjéy. seulement.

Akρon Alors llæ donc Etρœtchokρen le Nautonnier son ttṣi canot zjigæ dans tédhidié s’étant yu, assis, ttétsien le corbeau kkayu aussi yœρé lui à côté de dhidié : s’assit :

— Dindjié — Les hommes nakwotllé je vais refaire kunkρat, il faut, yénidhen pensait-il gwoρat. vu que.

Akρon Alors ey cette tchiéllugu, loche, ey elltρin ce brochet tchρan aussi zjandhellchi, (qui) dormaient, djiño, ai-je dit, eykpet ces deux-là ttset vers tρakρé. il alla en canot. Kukkidétρag Entre eux ttset vers ténahey. il atterrit.

— Dji elltρin — Ce brochet væ vet son ventre éñintchi ! perce-le ! ño ttétsien. dit le corbeau. Eïhakρon De cette manière téandjiék il fit ttogwocall parce que zjæ, donc, yæ vet son ventre kadjædhankρen percé yu, ayant, ndowéttset ensuite de ça dindjié d’hommes llen beaucoup ey gwottset de là tchizjandidjia. sortirent.

Akρon Alors tchiéllugu la loche tthey et ttésien le corbeau eïhakρon de même tanttchô il fit gwoρallezjæ, vu que, væ vet son ventre gwottset delà ttsiadjô (de) femmes konllen beaucoup kiyondidjia. sortirent. Akρonllæ Alors tthey encore dindjié d’hommes lien beaucoup ça arriva tinégutizjik. de nouveau.


HÉROS ET DIVINITÉS DES DINDJIÉ


Anakρen (les Stercoraires).

Atṣina (l’Étranger).

Akρey añtschiw (le jeune homme magique).

Dindjié (l’homme).

Dindjié nàh-tædhet (les hommes-serpents).

Ehna ta-ettini (celui qui a des yeux par derrière comme par devant).

Ehta oduhini ou Ennahi (celui qui voit en arrière et en avant).

Etρætchokρen (le navigateur parmi les obstacles).

Etschiégé (la bouse de bœuf musqué).

Ettsun (la loutre).

Klag datha (la souris jaune).

Klan (le serpent).

Kρwon-étan (l’homme sans feu).

Kpwon-tρet naχatṣétætρal’ (le passage funèbre à travers le camp).

Ttsell-vœt (le plongeon blanc).

L’alρa-tṣandia (celle que l’on ravit de part et d’autre).

L’en-akρey (les Pieds-de-Chiens).

Nakkan-tsell (le Pygmée).

Nèdhvè-hèg tihi (celui qui est revêtu de l’habit d’hermine).

Nitchρa kpet (les deux frères).

Nopodhittchi (le fort violent).

Ratpan (le voyageur).

Rdha-ttsèg (la femme du soir).

Sié-zjiè dhidié (l’habitant de la Lune).

Tchia (le jeune homme).

Tchia-tsell (le petit garçon magicien).

Yékkpay-ttṣèg (la femme du matin).

Zhænan (les femmes publiques).


TROISIÈME PARTIE

LÉGENDES ET TRADITIONS DES DÉNÉ
PEAUX-DE-LIÉVRE












TROISIÈME PARTIE

LÉGENDES ET TRADITIONS DES DÉNÉ
PEAUX-DE-LIÈVRE


NOTICE ETHNOGRAPHIQUE

La nation américaine des Déné (hommes) s’étend depuis l’Océan glacial arctique jusqu’aux plaines du Nouveau-Mexique, et, de l’Est à l’Ouest, des bords de la baie d’Hudson aux montagnes des Cascades.

J’ai donné, dans ces pages, les légendes et traditions de cinq peuplades ou fractions de la nation Dénè, indépendamment des Dindjié, dont il vient d’être question. Ces légendes, je les ai classées en trois groupes : 1o  Celles des Déné Peaux-de-Lièvres ; 2o  celles des Déné Esclaves et Flancs-de-Chiens ; 3o  enfin, celles des Couteaux-Jaunes et des Tchippewayans ou Montagnais du Nord.

Les Dènè Peaux-de-Liévres habitent les steppes et les forêts rachitiques qui s’étendent entre la baie d’Hudson, les montagnes Rocheuses, la mer Glaciale et le grand lac des Ours.

Les Esclaves et les Flancs-de-Chiens sont compris entre ce dernier bassin et le grand lac des Esclaves.

Enfin, les Couteaux-Jaunes et les Tchippewayans descendent du grand lac des Esclaves au 54e parallèle.

Les Peaux-de-Lièvres doivent leur nom à leur vêtement d’hiver à la Samoïède, lequel est entièrement tissu avec des lanières en peau de lapin blanc. Ce vêtement, qu’ils portent immédiatement sur la peau et dont ils sont revêtus des pieds à la tête, leur donne l’apparence de gros ours blancs.

Leur nom de tribu est double. Les Kha-tchô gottiné, ou gens vivant parmi les lièvres, habitent l’intérieur, à l’Est ; les Khaitρa gottiné, ou gens vivant parmi les lapins, chassent le long et à l’Ouest du fleuve Mackenzie. Ces derniers pratiquent la circoncision, ainsi que ceux du grand lac des Ours.

Ils sont vifs, rieurs, pétulants, enthousiastes et très aimants ; ils vivent en commun par grands camps ou villages volants, chassant de préférence le renne des déserts.

Les Esclaves doivent leur nom français à l’abjection et à la servilité de leurs manières vis-à-vis des blancs. Leur nom véritable, outre celui de Dènè qui convient à toute la nation, est Etcha ottiné, ou gens vivant à l’abri, sous-entendu des montagnes Rocheuses.

Ils chassent entre ces montagnes et le Mackenzie ; ils sont fourbes, railleurs, sournois et peu amis des blancs, quoique aussi honnêtes que leurs frères.

Le nom bizarre des Flancs-de-Chiens a trait à leur prétendue provenance d’un homme-chien. Sous cette dernière et ignoble épithète, les Dènè désignent un peuple occidental dont ils auraient été jadis les prisonniers et les esclaves. Tout porte à croire qu’ils désignent les Kolloches.

Les Flancs-de-Chiens, loin d’être circoncis, sont adonnés à une lubricité effrénée et vraiment cynique ; mais ils sont très hospitaliers, attachés et fidèles époux.

Les Couteaux-Jaunes ne diffèrent des Tchippewayans que quant à la localité qu’ils habitent et à une petite divergence d’accentuation. Leur dialecte est, à fort peu de chose près, le même absolument.

Les uns et les autres sont fiers, orgueilleux, avares, moroses, soupçonneux et peu hospitaliers, mais doux, honnêtes, religieux, foncièrement bons, et amis de la paix.

Ils ne sont point circoncis, et vivent isolément ou par petits groupes, chassant l’élan, le caribou et le castor.

Les Peaux-de-Lièvre adorent Ebœ-Ekon (le Génie lunaire), qui rappelle le dieu Lunus des Mésopotamiens. Il est pour eux le dieu de la chasse, de l’abondance, mais aussi de la mort. Dans ce dernier cas, il prend le nom d’Ettsonné et de Ya-tρéh-nonttay.

Les Esclaves ont la même croyance, mais appellent la divinité mâle lunaire Edattsolé.

Les Tchippewayans, qui lui reconnaissent le même triple caractère, le nomment Ya-tρéh-nantlay  ; mais les uns et les autres connaissent et révèrent, quoique d’un culte tout intérieur, le Puissant-Bon ou Yèdariyé NèΖun, qu’ils distinguent du mauvais génie ou Yèdariyé Slini, Tta-beslini.

Tous les Dénè sont nomades et vivent de chasse et de pêche. Ils s’adonnent également au commerce des pelleteries et des provisions sèches, pour l’alimentation des forts-de-traite que la Compagnie anglaise de la Baie d’Hudson a depuis longtemps établis chez eux.


PREMIÈRE SÉRIE

TRADITIONS



I

NAN-DI-GAL’É

(LA CRÉATION)


Inkfwin-Wétay (celui qui habite au zénith) envoya, tout au commencement, ses jeunes gens pour faire la terre. Ils étendirent sur le chaos quelque chose de souple, de doux et de soyeux, semblable à la peau de l’élan passée en basane. Par ce moyen, ils embellirent un peu la terre. Ayant retiré ce voile, ils l’étendirent une seconde fois, et la terre sortit de dessous plus belle encore. Alors, il envoya jusqu’à trois fois, quatre fois, cinq fois, six fois, ses serviteurs faire la même chose ; et la terre fut parachevée.

Ces choses-là, nous les savions longtemps avant l’arrivée des Français. J’étais encore une toute petite enfant que ma mère me le racontait. Or, ma mère a vu les premiers blancs qui aient fait apparition dans notre pays. Eh bien ! ma mère me disait souvent : « Inkfwin-Wètay fit la terre tout au commencement. À cette époque, nous ne connaissions pas encore Dieu ; les prêtres n’étaient pas encore venus, et personne ne nous en avait parlé. »

(Racontée par la Chamane Lizette Khatchôti,
en janvier 1870.)


II

TTSÉKU-KpUÑÉ[27]

(la femme aux œufs)


Origine des Indiens Peaux-de-Lièvre.


Il existait, tout au commencement, sur la terre, une femme seule que son beau-frère maltraitait en l’absence de son mari. Après lui avoir couvert la tête avec sa couverture, il lui avait caché tous ses vêtements, la laissant absolument nue dans une petite tente ou loge, sur le seuil de laquelle il avait déposé, par pitié, en partant, un peu de nerf d’orignal. Puis il l’abandonna sans miséricorde. Toutefois, je pense qu’il lui avait allumé du feu en partant.

La pauvre femme était donc bien malheureuse, et se demandait comment elle ferait pour sauver sa misérable vie.

Cependant, elle ne désespéra pas. Avec le peu de nerf que son beau-frère lui avait laissé, elle tressa un lacet à lièvre, qu’elle alla tendre dans la forêt. Avec ce lacet, elle prit un lièvre ; avec les tendons de ce lièvre, elle fit d’autres collets qu’elle tendit également. Elle prit tant de lièvres avec ces lacets, que de leurs peaux elle put se tisser une robe légère, chaude et moelleuse.

Ainsi, elle se tira fort bien d’affaire par sa propre industrie et sans le secours de personne.

Au printemps, son mari revint et trouva Ttséku-Kρuñé (ou la femme aux œufs) perchée sur un arbre incliné au-dessus des eaux, et sur lequel elle aimait à se balancer par manière d’amusement. Tout en se balançant, elle chantait : « Pourquoi revenir chercher la Femme aux Œufs ? »

En entendant résonner la voix de sa femme dans les bois, le mari tressaillit. Il accourut vers elle et lui dit :

— Dois-je te reprendre pour ma femme ?

— C’est fini, répondit-elle. Je ne dois plus être la femme d’aucun homme, car je suis la mère des lièvres.

Alors tout à coup, il arriva une quantité prodigieuse de lièvres gros et petits, qui ne tarirent plus depuis lors. C’est pourquoi, lorsque pendant l’hiver il y a abondance de lièvres, nous disons : « Ttséku-Kρuñé yadukha : la femme aux œufs a fait des lièvres. »


III

KUÑYAN BÉTIÉZÉ

(le sensé et sa sœur)


Il n’y eut jamais sur terre d’homme plus sensé que Kuñyan. Et sa sœur l’égalait en esprit. Ce fut elle qui fit les premières raquettes, avant même que son frère le sût. Ces raquettes, il les fabriqua avec du saule sec, et aussitôt qu’elles furent finies, il les donna à sa sœur qui les tressa. Elle fit ce travail avant que qui que ce fût le connût. Ce fut son propre travail : « Ha Déné wéré gonèha[28]. »

En automne, elle tressa la première robe en peaux de lièvres, dit-on. Avant que son frère le sût, elle découpa ces peaux en lanières, les lia, les tressa et les natta. Elle fit cette robe avec la peau d’un seul lièvre, et elle la fit pendant la nuit, avant que l’homme le sût.

IV

INKFWIN-WÉTAY

(assis au zénith)


Inkfwin-Wétay demeure au fond du Pied-du-Ciel (Ya kké tchiné). L’un d’eux est un homme, l’autre est une femme. Leurs vêtements sont très beaux, et de fourrures choisies. Ils créent toutes choses par leurs rêves et par la vertu de leur médecine. Ils se couchent, ils dorment, et tout se fait.

Le mari s’appelle Yanna tchon-édentρini (celui qui, en se couchant, s’étend jusqu’à l’autre côté). La femme n’a pas de nom ; cependant, on rappelle le plus souvent Êtρinta Yénnéné (la femme que l’on ne voit pas sortir, ou la femme invisible). Ils ont produit à eux deux les castors et les lièvres. Comme Inkfwin-Wétay voulait produire beaucoup d’animaux, au commencement des temps, il lança sur terre une tête de castor, et aussitôt le castor abonda sur cette terre.

Quant au lièvre, il le prit dans ses mains et lui montra la terre. Le lièvre eut peur : « On va faire de moi un malheureux ; on me traitera en esclave, » pensa-t-il, et il se mit à crier : Kéa ! Kéa !

Inkfwin-Wétay le lâcha. Et depuis ce temps-là, les lièvres abondent dans notre pays.

Le mari réside au zénith, sa femme au nadir. Un jour, leur fils, en se promenant dans le ciel, aperçut la terre. Alors, étant retourné vers son père, il lui parla ainsi : « Sétρa tayitay yèhta odéyinkρon ; tédi ndu yazè kkè, tchaëkhé khétρédatti lonnié, kkanéuntρa. Ekhu « séρa ninondja, « sétpa ! » nendi déné étρunettiné. » C’est-à-dire : « Mon père, qui demeures en haut, allume donc la verge céleste (la grande Ourse) ; sur cette petite île (la terre), mes frères sont bien malheureux, vois-le donc. Et puis, l’homme misérable te crie : « Viens vers moi, mon père[29] ! »

C’est pourquoi, avant l’arrivée des Européens, nos vieillards nous disaient : « Jadis on découvrit dans le ciel un grand feu qui s’élevait comme une queue ; une étoile flamboyante et brûlante (fwen-lléré) apparut ; c’est pourquoi quelques hommes allèrent à la découverte, se dirigeant vers ce feu. Ils s’éloignèrent donc de nous et nous n’en entendîmes plus parler. C’est depuis cette époque que les Kkρja-tsélé-ttiné (les Tchippewayans) ne font plus bande avec nous. »


V

ENNA-GUHINI

(celui qui voit en avant et en arrière)


Au commencement, Enna-guhini et sa femme jouaient au bord du ciel. On les entendait jouer ensemble au jeu de paume. Sa femme aussi dansait, et on entendait battre et ballotter ses grandes et puissantes mamelles.

Tout à coup, ils se prirent à pleurer : « Nos enfants, hélas ! hélas ! Nos enfants, hélas ! hélas ! » disaient-ils en pleurant.

Depuis ce temps-là, on meurt sur terre, dit-on. Et c’est parce qu’ils surent que l’homme allait mourir que Enna-guhini et sa femme se mirent à pleurer.


VI

L’AGOTSUTÉ

(la lamie)


Le L’agotsuté (Lamia obscura, sorte de callidie ou capricorne qui ronge l’écorce du sapin) lança, au commencement, un sort sur la terre, en disant : « L’homme mourra. » Fort heureusement que la grenouille[30] retourna le sort en répliquant : « Mais l’homme ressuscitera. »

C’est donc la Lamie qui, en lançant une pierre dans l’eau, a occasionné la mort de l’homme ; aussi la tuons-nous toutes les fois que nous la rencontrons.


VII

KOTCHILÉ SA ρAN NIKHÉNIHA

(les deux frères qui se sont rendus à la lune)


Origine de la race lunaire.


Au commencement, deux frères parurent en pirogue pour aller à la chasse au canard, afin d’en ramasser le blanc duvet. Il arriva qu’ils s’égarèrent sur l’eau et furent emportés bien loin de leur pays, vers des rivages qu’ils ne connaissaient pas.

Bientôt une terre immense apparut à leurs regards étonnés. Ils s’y dirigèrent, y abordèrent, et y virent une grande foule de monde qui y demeurait.

Mais, dès ce moment, le frère cadet disparut et s’égara. Son frère aîné, très inquiet, se mit à sa recherche, et finit par apercevoir la pirogue de son frère qui sortait de terre sur le rivage. Comment son cadet avait-il pu être englouti dans les entrailles de la terre ? L’aîné vit une racine d’arbre qui surgissait, il la tira et l’arracha, et en même temps, il délivra son frère, qui tenait la racine par l’autre bout.

— Mon frère cadet, voilà que je t’ai sauvé la vie, dit l’aîné à son frère. Eh bien ! dès ce moment, écoute-moi et obéis à ma parole.

Les deux frères s’en retournèrent vers le peuple de ce pays nouveau pour eux. Ces gens-là étaient des hommes-loutres[31]. Parmi eux encore, le frère cadet disparut et s’égara.

L’aîné le chercha donc encore, et à cet effet, il partit en pirogue. Il vogua d’île en île jusqu’à un détroit (l’atρa-nihà), et là il plongea afin de découvrir son cadet. Un homme-loutre, qui l’accompagnait, plongea également dans la mer. Ils voguèrent au loin, et ils tendirent leurs filets. Ce fut dans ces filets qu’ils prirent le frère cadet et le retirèrent de la mer.

Alors l’aîné rejeta sa pirogue :

— Cette terre n’est pas la nôtre ; abandonne ton canot, dit-il à son cadet.

Et le cadet rejeta aussi son canot.

Les pirogues abandonnées, ils partirent tous deux sur un grand sentier battu, le long duquel des poteaux se trouvaient plantés de distance en distance.

— Mon cadet, ne t’avise pas de rien dérober dans ce pays, dit l’aîné.

Ils aperçurent une grande tente vers laquelle le grand chemin conduisait. Une femme, ravissante de beauté, y demeurait :

— Mes gendres, leur dit-elle, quelle sorte de gens êtes-vous, je suppose ?

Alors eux :

— Nous étions de jeunes garçons, lorsque nous partîmes avec notre père pour aller à la chasse au gibier, sur les bords de la mer occidentale. Nous nous sommes égarés en canot ; et maintenant, le temps s’est écoulé ; nous avons vieilli, et nous ignorons la voie qui conduit à notre patrie.

Ainsi parlèrent les deux frères.

— Mes gendres, reprit la belle femme, moi, je suis le Soleil, et votre grand-père, mon mari, est la Lune. Mes gendres, vous êtes bien malheureux, dites-vous ; obéissez donc à mon mari, et il vous protégera ; car il est bon.

Sur le soir, le mari de la femme-soleil arriva. Il était beau, son mari, dit-on. Alors eux :

— Mon grand-père, nous avons agi de la sorte et de la sorte, lui dirent-ils de nouveau ; nous nous sommes perdus loin de notre patrie, et nous ne reconnaissons plus notre pays.

Le vieillard se reposa un peu, et en même temps on entendit par en bas, sur la terre inférieure, comme des hommes qui criaient.

— Voilà nos parents qui nous cherchent et qui nous appellent, sans doute, pensèrent les deux frères.

Alors, le vieillard-lune leur dit :

— S’il en est ainsi, emparez-vous de mes ailes et couchez avec moi.

Les deux frères se blottirent l’un et l’autre sous chacune de ses ailes qu’ils saisirent.

Dès qu’il les vit endormis, le vieillard se leva et partit en courant, comme le fait la lune dans les nuages.

En cet endroit, il s’arrêta encore un petit instant pour prendre haleine, et dit à ses deux protégés :

— Voilà que je vous donne mes plumes. Vivez dans la terre d’en bas.

Et il les fit descendre sur cette terre.

Les plumes du vieillard-lune se changèrent en une multitude d’oiseaux aquatiques, de canards. Les deux frères descendirent sur la terre que nous habitons, et de la Lune tombèrent les petits canards. Et c’est pourquoi il y en a tant dans notre pays.


VIII

ÉTρINTA YÉNNÉNÉ

(la femme invisible)

Suite de la légende précédente.


Les deux frères ayant disparu et s’étant égarés, l’aîné pensa :

— Mon frère cadet s’est noyé peut-être, je vais aller à sa recherche.

Il se mit donc en quête de son frère, mais en vain. Il ne trouva rien.

Deux hivers s’étant ainsi écoulés sans qu’il eût pu parvenir à obtenir des nouvelles de son frère, l’aîné s’en alla un jour à la chasse aux canards, dans sa pirogue d’écorce. Tout à coup, il aperçut au bord d’un lac un canot sans maître et qui paraissait abandonné, et sur ce lac un beau cygne qui s’y promenait en chantant. Puis il entendit le bruit de quelqu’un qui voyageait en canot et celui d’une pirogue qui voguait. Par le fait, il aperçut tout à coup son frère cadet au large et qui s’en venait.

L’aîné transporta sa pirogue sur ce lac, s’y embarqua, et courut vers son frère :

— Mon cadet, comment, te voilà ! Qu’as-tu donc fait depuis les deux ans que l’on ne t’a vu ? Il y a bien longtemps que je te cherche.

— Eh bien ! mon aîné, tu sais que je me suis égaré sur l’eau. Voilà tout.

Ses vêtements étaient fort beaux ; il avait sa chevelure bien peignée et arrangée, et son visage blanc et radieux. Il tua deux cygnes de ses flèches, et s’en retourna.

— Viens chez moi, dit-il à son frère aîné.

Étant allés ensemble à sa demeure, l’aîné y remarqua une foule de choses précieuses et belles à voir. Il y avait là une grande abondance de peaux d’élan, de viande, de dards de porc-épic, de plumes, enfin, toute espèce de richesse ; mais on n’y voyait point de femme.

Le frère cadet avait épousé Étρinta Yennéné, la femme invisible. Mais son aîné ne la vit pas, car jamais homme vivant ne put la voir. Cependant, lorsque cette femme avait envie d’un homme et qu’elle l’aimait, il lui était donné de la voir ; mais tous ceux qui ne pouvaient l’apercevoir n’avaient aucun espoir d’en être chéris et de recevoir ses faveurs.

C’est pourquoi le frère aîné ne la vit pas ; car la Femme invisible possédait déjà le cadet.

Il aperçut bien un beau cygne venir dans la tente et demeurer familièrement avec son cadet.

— Qu’est-ce que ce cygne fait avec mon frère, je suppose ? se dit l’aîné.

Il ne vit pas autre chose, et de femme il ne vit point.

On vit la cuisine se faire, on fit rôtir de la chair de cygne, on festina, on parla ; mais c’était toujours la même chose : de femme point.

Le frère cadet fit de nombreux présents à son aîné. Il lui donna quantité de belles peaux d’élan, de la viande, des plumes. Il plaça sa tête à côté de celle de son frère ; pendant la nuit, il dormit à ses côtés. Et le lendemain, tout avait disparu. Il n’y avait plus ni tente, ni cygne, ni richesses, ni frère cadet.

L’aîné se retrouva tout seul avec les objets que son cadet lui avait donnés : les peaux, la viande et les plumes.

Depuis lors, le frère aîné ne revit jamais plus son frère, dit-on, le mari de la Femme invisible.

Voilà ce qui se passa au commencement.


IX

KOTCHILÉ

(les deux frères)

Suite de la même Légende.


Au commencement du monde, deux frères se perdirent ; ils furent séparés l’un de l’autre, et partirent en se recherchant l’un l’autre autour du Pied-du-Ciel, dit-on. Ce fut ce qui arriva au commencement, dans un passé très éloigné. — (Enwin.)

D’abord, ils n’étaient que de petits garçons et se dirent :

— Voyons qui de nous deux courra le plus vite. Voyons qui sera le plus ingambe à faire le tour du ciel.

Ils partirent chacun dans une direction opposée, grandirent, vieillirent et ne se rencontrèrent plus que lorsqu’ils se traînaient à grand’peine à l’aide de béquilles.

— Qui es-tu ? dit l’un à l’autre sans le reconnaître.

— Alors voilà, je suis un tel. Au commencement du monde, mon frère cadet et moi nous nous dîmes : Courons autour du ciel, pour savoir qui est le plus puissant, le plus ingambe.

— Comment, tu te souviens de cela ? dit le second. Mais ce frère si présomptueux, c’est moi. Hélas ! oui, mon aîné, je voulais mettre toutes choses dans un meilleur ordre ; je voulais tout voir, tout connaître. Jusqu’où suis-je allé ? Je ne m’en souviens plus. Alors, fais-m’en donc souvenir, ô mon frère !

— Moi, reprit l’aîné, j’ai fait grandir la terre. Est-ce que mes jambes sont légères, ingambes ? pensais-je. Alors, j’ai fait le tour du Pied-du-Ciel à la course, et, ce faisant, j’ai agrandi la terre ; mais moi aussi je me suis rendu misérable et malheureux par ma présomption.

Puis il continua :

— Agissons de manière qu’à l’avenir il y ait une nouvelle terre ; réparons l’homme, dit le frère aîné.

Alors, tout à coup, une grande montagne surgit :

— Cette montagne, qui l’a placée là, je suppose ? Entres-y, mon frère ; pénètres-y, dit le frère aîné.

Le cadet y pénétra ; alors, tout à coup, la montagne s’étendit, se dilata ; elle éclata en quelque sorte, et après avoir rempli la terre, le vieillard en sortit rajeuni et semblable à un enfant.

Puis la montagne reprit ses proportions premières.

— Moi aussi, je vais y pénétrer, dit l’aîné. Probablement que nous nous reverrons plus tard.

L’aîné y entra à son tour, et de nouveau la montagne s’étendit, se dilata, éclata, et le second vieillard en sortit rajeuni et semblable à un enfant.

Alors les deux vieillards, redevenus enfants, ou jeunes garçons, se dirent l’un à l’autre :

— Il faut que nous redevenions ce que nous étions sur la terre primitive, lorsque nous en étions les habitants, au commencement des temps. Quand nous aurons envie d’exécuter un dessein, autour de ce ciel qui nous entoure, eh bien ! nous l’exécuterons en tant d’années. Nous allons remettre toutes choses dans l’ordre, nous tuerons les géants mangeurs-d’hommes et meurtriers, les lions aussi, les baleines et autres monstres marins aussi ; nous les pourchasserons au loin ; nous anéantirons sans pitié tout ce qui est mauvais. Nous vivrons de viande, que nous ferons cuire en jetant dans un vase d’eau des pierres rougies ; avec des racines, nous nous tresserons des marmites imperméables. C’est ainsi que nous deviendrons plus hommes que nous le fûmes par le passé, sur la terre primitive.

Ainsi se concertèrent les deux frères. Ils vécurent de nouveau fort longtemps et furent encore accablés de vieillesse, après avoir vu se renouveler leur jeunesse.

C’est ainsi, dit-on, que dans un passé fort éloigné, la montagne de roche, refit l’homme (Kfwé dènè naëssi).


X

KOKKρALÉ

(l’araignée, c’est-à-dire l’arc-en-ciel)


Suite de la légende des Deux Frères.


Au commencement donc, les deux frères s’en allaient ensemble, après s’être égarés sur terre et avoir perdu leur pays, lorsque tout à coup l’araignée[32] apparut dans l’azur des cieux.

— Cette araignée et sa toile seront à nous, se dirent-ils, et ils s’élancèrent pour aller la chercher. Ils s’en furent donc loin, bien loin de leur pays et arrivèrent sur le penchant d’une montagne où se trouvait une loge, et dans cette loge un vieillard assis.

Alors lui :

— Mes petits enfants, que venez-vous faire ici ? leur dit-il.

Ils répondirent :

— Eh bien ! grand-père, nous avons vu l’araignée tendre sa toile, et nous sommes accourus pour la capturer. C’est ainsi que nous nous sommes tant et tant éloignés de notre patrie que nous l’avons perdue, dirent-ils.

Alors lui :

— Mais aussi, pourquoi aller vous mettre dans la tête de capturer cet arc-en-ciel ? On le contemple, on en repaît sa vue, mais on ne cherche pas à s’en emparer. Or sus, maintenant j’ai pitié de vous. Je vous donne mes flèches ; mais prenez garde à ce que je vous dis : Toutes les fois que vous aurez envie de tuer et de capturer un animal ou un oiseau, décochez-lui une de ces flèches ; seulement, n’allez jamais reprendre la flèche que vous aurez tirée. Elles reviendront d’elles-mêmes dans votre carquois, dit le vieillard à ses petits-fils.

Il leur donna à manger, puis les congédia.

Après qu’ils furent repartis, le frère cadet dit à son aîné :

— Vois cet écureuil ; il faut que je le tue.

Sur ce, il lui décocha une flèche et le transperça ; mais l’animal demeura suspendu entre deux branches, à portée de la main du jeune chasseur, et celui-ci instinctivement fit un geste pour reprendre sa flèche qui s’éleva alors un peu plus haut.

— N’est-ce pas drôle ? dit-il ; voilà ma flèche qui monte.

Il se dressa sur la pointe des pieds pour la saisir, mais la flèche monta encore plus haut.

Le frère cadet grimpa dans l’arbre malgré les conseils de son frère aîné, et saisit la flèche ; mais aussitôt il se sentit emporté comme un trait vers une terre supérieure. Et l’aîné, qui s’était accroché à son frère, y fut transporté avec lui.

Ce fut ainsi que les choses arrivèrent.

Tout à coup une grande montagne surgit, s’étendit et remplit toute la terre, tandis qu’en hauteur elle atteignait le firmament.

La flèche s’élança sur les pentes abruptes de la montagne et s’arrêta à mi-chemin de sa hauteur. Les deux frères prirent pied, étant à bout de souffle.

Alors, ils entendirent des géants qui parlaient dans cette montagne creuse. Ils se moquaient des deux frères, disant :

— Mais vos langues ne se ressemblent pas, vous parlez différemment l’un de l’autre.

— Ah ! mon cadet, dit l’aîné, voilà qu’on parle dans la grande montagne, voilà qu’on s’y moque de nous.

Ils auraient bien voulu alors rejeter la flèche qui les emportait, mais ils ne pouvaient plus désormais la séparer de leurs mains. Donc, après s’être reposée un peu, elle partit de nouveau et ne s’arrêta qu’au ciel, tout au sommet de la grande montagne.

Ce sommet était large, vaste et solide ; les deux frères y virent beaucoup de gens qui y arrivaient de tous côtés et qui s’entredisaient :

— Comment allons-nous faire ? Voilà que nous devenons nombreux, et cependant cette montagne est un dur et solide rocher.

Ces gens-là étaient donc tous dans la peine pour savoir comment ils feraient pour vivre au faîte de la montagne.

Cependant, ils y allumèrent du feu pour se chauffer et préparer leurs aliments. Or, comme il y avait en ce lieu beaucoup de puits de bitume, les rochers éclatèrent, les hommes prirent l’épouvante ; tout à coup la grande montagne se démolit, s’écroula, et se transforma en une plaine immense. La montagne disparut, il ne resta à la place que la grande plaine remplie de gens qui ne se comprenaient plus et qui ne savaient ce qu’ils se disaient les uns aux autres.

Ils se dispersèrent donc ; ils s’éloignèrent de part et d’autre dans diverses directions, et les nations se formèrent.

Depuis lors, nous ne parlons plus la même langue, dit-on. Ceci arriva au commencement.


XI

NAYÉWÉRI ET L’ÈY-NÈNÈ

(le thaumaturge et l’autre terre)


Un homme, qui pour combattre se servait du kkρa-la-yiyay ou fronde à manche de bois, et qui, par son seul regard, avait le pouvoir de donner la mort, s’avisa un jour de suivre le gibier empenné lorsqu’il s’en retournait vers le Sud, en automne. Le thaumaturge (nayéwéri) partit donc et arriva avec le gibier parmi les âmes des morts au Pied-du-Ciel (Ya-kké tchiné).

Dans le Sud-Ouest, au Pied-du-Ciel, est une grande caverne béante, et du Pied-du-Ciel sort un fleuve, et devant l’antre s’élève un grand arbre.

Par l’ouverture, on pouvait apercevoir l’intérieur ; mais la retombée de la voûte empêchait que l’on n’en vît les habitants, sauf jusqu’à la hauteur du genou. C’est là que vont les hommes qui s’éteignent. C’est par l’antre que leurs mânes passent, avec le gibier empenné, au retour de l’hiver. C’est de là que les uns et les autres sortent, chaque printemps. Lorsque le gibier revient de ce lieu dans notre pays, alors les esprits appelés ttsintéwi en reviennent aussi.

Le magicien ayant regardé dans la caverne, il y aperçut des mânes qui tendaient leurs filets au menu fretin et qui en capturaient. Ils visitaient leurs rets avec des pirogues doubles.

D’autres se divertissaient sur l’autre rive. Il ne put voir que les jambes des danseurs ; mais il entendit les âmes qui chantaient en chœur, en répétant ces paroles : « Nous prenons notre repos séparés les uns des autres ! »

Nayéwéri ne pouvait aller trouver ces esprits. Il était retenu de ce côté-ci parmi les morts, que l’on appelle les Cadavres-Brûlés {Ewiè lluré), parmi ceux qui n’ont pas reçu de sépulture, mais qui ont été traités en esclaves et en prisonniers de guerre.

Ces pauvres morts, en peine et errants, pourchassaient les petits fœtus morts dans le sein de leur mère, les nautonectes, les grenouilles, les écureuils, les rats et les souris. C’est de ces petits animaux de mort qu’ils se nourrissent.

Pendant deux jours et deux nuits, le Thaumaturge résida parmi ces mânes déclassés, et sur terre il passa pour mort. Mais étant parvenu à tuer un petit natsa-holé, cette capture lui permit de ressusciter et de revenir sur la terre.

Ce ne fut qu’en déracinant et en prenant l’arbre qui poussait devant l’antre que le magicien put sauter dedans, et s’y introduire, dit-on.

Voilà donc la merveille qu’opéra, au commencement, cet homme puissant en merveilles, nommé Nayéwéri.

Or, cette terre des Esprits se nomme L’ey-Néné (l’autre monde).


XII

ENNA-GUHINI (No 2)[33]

(celui qui voit en avant et en arrière)


(Gigantomachie)


Un jeune homme, ayant découvert un terrier de porcs-épics, il y pénétra ; il entra sous terre,

 il y rampa, retira les porcs-épics, les tua, et ayant 

trouvé du bois de terre (yué détchiné)[34], il fit du feu dans la terre et fît rôtir son gibier, mangea et jeta les os encore plus bas.

Dans la terre, il entendit des génies qui se parlaient, disant : « Il court parmi les flammes ! »

Cela fait, le jeune homme voulut revenir à la lumière du jour, mais cela ne lui fut plus possible. Il faisait horriblement noir sous terre, il s’égara et ne put plus remonter.

Tout à côté, la foudre retentit. Enna-Guhini frappa la terre d’une pierre de tonnerre, d’une hache tranchante ; il l’ouvrit, et y pratiqua un passage à ce jeune homme. Ce fut ce qui arriva, dit-on.

Le jeune homme ayant levé les yeux vers le géant :

— Mon grand-père, j’ai peur de toi, lui dit-il.

Et il se rejeta en arrière pour se cacher de nouveau dans les entrailles de la terre.

De nouveau, le bon géant lança sa hache de pierre tranchante, de nouveau il fit éclater son tonnerre et se fendre les rochers. Ce faisant, il parvint à retirer l’homme de dessous terre ; mais ce fut à grand’peine.

— Ah ! mon grand-père, lui dit l’homme effrayé, combien j’ai peur de toi !

— Mon petit-fils, lui dit Enna-Guhini, ne crains point, je suis bon et ne détruis pas les hommes. Demeure avec moi, je serai ton protecteur.

Et le jeune homme demeura avec le géant.

Enna-Guhini le prit par la nuque, à la manière des petits animaux, et le plaça comme un petit chat sur son épaule ; puis, il se retira. Tout en cheminant, ils virent un troupeau de rennes qui paissaient.

— Vois, mon petit-fils, ces lapins qui broutent, dit le géant au jeune homme.

Il leur décocha un dard de silex, et en tua deux, qu’il passa à sa ceinture comme des lapins de champs.

— Mon petit-fils, allume-moi du feu, dit Enna-Guhni ; prends cette paille et fais du feu.

Ce qu’il appelait de la paille, c’étaient de gros sapins secs.

Il fit rôtir les deux rennes en entier, leur cassa la tête comme nous le faisons aux lièvres, et dîna. Il donna au jeune homme à manger les entrailles d’un renne, comme nous faisons à l’égard d’un petit chien. Mais celui-ci ne put en venir à bout.

— Comment, mon petit-fils, ton estomac est si exigu ! fit-il.

Et il dévora tout.

— Mes chiens vont venir dévorer les os, ajouta-t-il.

Un gros rat musqué était perché sur sa clavicule. Il appelait ce rongeur un pou. Il le prit, le plaça entre son pouce et son index et l’écrasa bel et bien.

Ayant vu un gros orignal :

— Vois, dit-il, ce coq de bruyère qui se promène là-bas.

Cet élan, il le flécha et le tua. Il voulut que l’homme l’avalât ; mais celui-ci ne put en venir à bout :

— Ah ! mon petit-fils, que ton gosier est étroit ! fit le géant.

Après cela, Enna-Guhini prit de gros castors géants auxquels il coupa la queue. Il les écorcha, prit une queue de femelle bien rôtie, et la passant à l’homme :

— Mon petit-fils, une bouchée ! dit-il.

Il porta la queue du castor géant à la bouche du jeune homme :

— Avale cela, c’est délicieux ! fit-il.

Le jeune homme ne put seulement venir à bout de la traîner, même à l’aide d’une corde, et il n’en mangea qu’un petit morceau.

Enna-Guhini lui dit alors :

Ya-na-kfwi-odinza (celui qui use le firmament de son occiput) est fâché contre moi. Il a conjuré ma perte.

Il plaça l’homme dans le fourreau de son couteau de silex qu’il portait suspendu au cou, et partit avec lui. Cet homme (Dènè) devint son ami, son compagnon et son conseiller. Il dormait sur l’oreiller du bon géant.

— Or sus, mon petit-fils, lui dit encore celui-ci, si Ya-na-kfwi-odinza me tue, les nuées seront teintes de mon sang ; elles en seront rougies, probablement.

Il alla tendre un hameçon pour prendre du poisson, et d’une dent de castor géant, il fit une hache. Puis, il s’en alla à la rencontre de son ennemi, le mauvais géant ; car Enna-Guhini et Ya-na-kfwi-odinza se détestaient cordialement.

— Je m’en vais examiner les pistes, dit le premier au jeune homme ; pour toi, fais le tour du lac et examine le terrain. Si tu entendais le bruit Pa ! pa ! pa ! pa ! ce serait un indice de son approche.

Ce disant, il lui donna sa hache faite d’une dent de castor gigantesque.

L’homme partit.

Alors, sous la glace, il entendit un son mat : Pa ! pa ! pa ! Il lui sembla que l’on se battait dans l’eau, sous la glace qui recouvrait celle-ci ; mais c’était une baleine qui faisait tout ce fracas, parce que, étant nue, elle avait froid.

Le jeune homme courut avertir Enna-Guhini, qui alla à la rencontre du cétacé. Alors, celui-ci, redevenant homme, se jeta sur le bon géant. Ce n’était autre que Ya-na-kfwi-odinza.

Les deux géants luttèrent avec fureur.

— Je tiens haut la hache en dent de castor ! s’écria le jeune homme pour avertir Enna-Guhini.

Ce disant, l’homme frappa le mauvais géant sur le phallus, qu’il lui détacha. Ce membre roula dans la neige, semblable à un cornet d’écorce de bouleau.

— Mon petit-fils, cria Enna-Guhini, tranche lui le tendon du pied.

— Je tiens haut la hache, cria l’homme de nouveau.

Alors, l’homme coupa à Ya-na-kfwi-odinza le nerf de la jambe. Le géant tomba de tout son long à la renverse. L’homme pénétra dans son corps par l’ouverture du pénis qu’il avait coupé à ce dernier, et le tua. Ya-na-kfwi-odinza mourut.

Sa femme étant survenue, Dènè la tua également. Alors, l’homme dit au géant :

— Mon grand-père, le géant a un fils.

— Tue-le donc aussi, répondit l’autre.

Dènè ne put en venir à bout, bien que le bambin fût encore au maillot. Enna-Guhini lui pressa la gorge, comme on fait à un oiseau, et il mourut.

Ya-na-kfwi-odinza avait une fille nubile. Enna-Guhini épancha de l’eau. Ses eaux formèrent un fleuve qui emporta à la dérive la fille, et elle s’y noya.

Voilà donc bien la race des géants mauvais détruite.

Dènè ayant demeuré longtemps avec Enna-Guhini, le bon géant finit par le congédier.

— Il y a encore d’autres Ya-na-kfwi-odinza, lui dit-il de nouveau. Tous ne sont pas morts. S’ils parviennent à me vaincre, tu verras les nuées teintes de mon sang ; le ciel en sera rougi. Quant à toi, retire-toi, tu as assez combattu.

Ce disant, le bon géant donna à l’homme son bâton, ou du moins il lui en donna la moitié, car il était très grand.

— Quand tu voudras dormir, lui dit-il, plante le à ton chevet. Et lorsque tu te trouveras en face de quelque grande difficulté, grimpe sur un sapin et crie de toute ta force vers moi.

Dènè quitta son protecteur et il s’en fut tout triste. Dès cette première journée, il alla très loin. La nuit venue, il monta dans un arbre pour y dormir, parce qu’il craignait les bêtes féroces.

Pendant la nuit, il entendit Xa ! xa ! xa ! C’étaient les chiens du géant qui l’avaient suivi et qui cherchaient à abattre son arbre pour le dévorer.

— Grand-père, s’écria Dènè, voilà que tes chiens veulent m’abattre avec mon arbre !

Les chiens d’Enna-Guhini étaient très nombreux. C’étaient l’ours, le loup, le renard, le carcajou, le renne, l’orignal et même la souris. Tous les animaux étaient les chiens du géant. Et tous, prenant l’homme pour leur ennemi, essayaient d’abattre son arbre pour détruire l’homme.

Mais aussitôt, il entendit la voix du bon géant qui retentit dans les airs :« Kopa-éko, L’éléziñè ! Kopa-èko ! llé ! llé ! llé ! (Aube-qui-fuit, Cendre-Légère, Aube-qui-fuit, ici, ici, ici !) » Aussitôt, tous les animaux s’échappèrent à travers bois, accourant vers leur maître, et l’homme se trouva délivré. Il descendit de l’arbre, se coucha au pied, planta le bâton du géant près de sa tête et, s’endormant, il se trouva par enchantement rendu auprès de sa mère.

La mère de Dènè le pleurait déjà comme mort. Elle en avait jeté les vêtements comme on fait des hardes d’un mort.

Lorsqu’il arriva auprès d’elle et de ses parents, il voulut leur manifester la puissance qu’il avait reçue de son ami et protecteur le bon géant :

— Vous avez brûlé tous mes vêtements, leur dit-il. Eh ! mourez donc à votre tour.

Et ils moururent tous,

— Eh bien ! maintenant, relevez-vous ! leur dit-il.

Et ils redevinrent des hommes nouveaux.

En leur présence, il prit ses raquettes et les plantant dans le sol :

— Or sus, transformez-vous, leur dit-il.

Et les raquettes devinrent deux beaux arbres verts, deux petits bouleaux.

— Eh bien ! maintenant, redevenez raquettes, leur cria-t-il.

Et aussitôt les arbres reprirent leur première forme.

Tout à coup, comme Dènè était avec ses parents, le ciel rougit. Alors, il se souvint de la parole du bon géant, et il s’enfonça dans les bois en pleurant :

— Oh ! grand-père, hélas ! hélas ! Oh ! grand-père, hélas ! hélas !

Après cela, il suivit une belle jeune fille et l’épousa. Le gras, il le rendit très gras ; la graisse, il la changea en vapeur, et la viande, il la fit excellente[35].

À la fin, il ne se leva plus, par suite de la vieillesse ; il ne commanda plus personne. Dans une île, d’un grand tas de terre et de pierre il se fit un tombeau.

— Quand je mourrai, vous mettrez là-dedans mes os, dit-il à ses enfants.

C’est la fin.


XIII

KUÑYAN (le sensé) OU EKKA-DÉKHIÑÉ

(celui qui traverse sur l’eau toutes les difficultés)


(Déluge)


Kuñyan (le Sensé) vivait seul sur la terre, ayant pour femme sa propre sœur, aussi sensée que lui. C’était un vieillard sans ancêtres ni descendance.

 

Voici comment il se maria : Il demeurait tout seul, lorsque, étant allé quelque part, il y trouva une belle femme qui lui plut. Il lui demanda à manger. Elle le servit. Aussitôt, il demeura avec cette femme qui, d’ailleurs, je l’ai déjà dit, était sa propre sœur.

Là habitaient aussi les souris et les belettes qui étaient semblables à des hommes. La souris dit donc à Kuñyan :

— Mon fils, que viens-tu faire ici chez nous ? N’as-tu pas tes parents pour demeurer avec eux ?

Le Sensé demeura cependant avec la souris et la prit pour femme. Pendant leur sommeil, le vison et la belette pénétrèrent par son anus pour essayer de le détruire ; mais il les rejeta, se leva et se mit en colère contre la femme qui venait de le tromper.

La souris le quitta et alla se plaindre à son père, l’ours blanc des glaces, un gros bonhomme auquel elle dit :

— L’homme m’a fait ceci et cela ; il s’est mis en colère, m’a battue et outragée.

Aussitôt l’ours blanc, fort ému, se leva et se dirigea vers le Sensé pour lui demander raison de sa conduite. Mais celui-ci, qui l’attendait sous des poiriers sauvages qui croissaient là en abondance, commença par se repaître de poires à satiété, puis il tua l’ours et sa fille, et s’en alla.

Après cela, le Sensé eut envie de faire des flèches. Ayant avisé le plus gros des poiriers, il le frappa sur le tronc, et aussitôt il tomba de ses rameaux une pluie de hampes de flèches toutes préparées.

— Maintenant, il me faut des dards, dit-il.

Il s’en alla au bord de l’eau, y vit une grosse pierre feuilletée. Il la jeta dans l’eau, puis dans le feu, et aussitôt la roche se divisa en une quantité de pierres plates, dont il fit des dards en un instant.

— Maintenant, il me faut des pennes pour mes flèches, dit-il.

Il s’en alla vers un gros sapin, au sommet duquel un grand aigle à tête blanche avait fixé son aire. Il y grimpa, en l’absence du père et de la mère, et se blottit dans le nid avec les aiglons.

— Y en a-t-il, parmi vous, un qui soit rapporteur, et qui puisse me trahir ? demanda le Sensé aux aiglons.

— Oui, dit un petit aigle, ma sœur que voilà médit et commet la détraction.

Kuñyan la prit, la tua, la jeta en bas du nid et prit sa place.

— Alors, dis-moi, petit, quand ton père reviendra au nid, que se passera-t-il ? dit le Sensé à l’aiglon.

— Si c’est mon père qui revient, tu seras inondé d’une grande lumière, répondit l’oiseau.

— Et si c’est ta mère qui arrive au nid, que se passera-t-il ? continua l’homme.

— Si c’est ma mère, il fera nuit noire.

Ce disant, le petit se rassit dans son aire. On entendit un grand bruit d’ailes qui produisirent des tonnerres et des éclairs, et tout à coup le grand Aigle revint, et il fit jour.

— Je sens la chair humaine ! je sens la chair humaine ! s’écria l’oiseau de la foudre.

— Quoi donc ! tu me portes tous les jours de la chair humaine à manger, répondit l’aiglon, et tu t’étonnes d’en percevoir l’odeur !

Le mâle s’envola de nouveau. Il y succéda un autre bruit d’ailes, et l’aigle-femelle arriva au nid. Aussitôt la nuit se fit.

— Je sens la chair humaine ! Je sens la chair fraîche ! s’écria l’oiseau carnassier.

— Maman, tu en déposes tous les jours ici pour moi ; pourquoi t’étonnes-tu d’en sentir l’odeur ? répondit le petit aigle.

Elle partit à son tour, et l’homme se retrouva seul avec son libérateur, Aussitôt il se jeta sur l’aiglon, il lui arracha ses plumes naissantes, il brûla son nid ; il prit le petit, il le dépluma, il lui arracha les plumes une à une, il le tua, et s’en alla avec une quantité de plumes de tonnerre dont il garnit ses flèches.

De son union avec sa sœur, Kuñyan eut un fils, un fils maussade, qui pleurait sans cesse.

— Sans doute qu’il n’a pas de jouet, pensa-t-il.

Il s’en alla au bord de la mer, grimpa sur un grand sapin, en élagua toutes les branches à l’exception d’un bouquet tout en haut, coupa ensuite l’arbre par le pied, et le donna à l’enfant en guise de hochet. Depuis lors, il ne pleura plus.

Après cela, il prit envie à Kuñyan de détruire tous les hommes. Dans ce but, il fit une grande provision de bois de saule sec, lequel est très dur et aigu comme des pointes de fer. Il épointa ces branches sèches et les planta comme des chevaux de frise tout autour de sa tente. La nuit venue, il arriva beaucoup de monde pour visiter le Sensé, et tous s’éventrèrent ou s’enfourchèrent sur ces pieux.

Puis il dit à sa sœur :

— Avec de l’écorce de bouleau, prépare-moi une sellette d’enfant.

— Que veux-tu faire de cela ? lui dit sa sœur.

Cependant elle fit la sellette, qu’elle garnit de mousse.

Quand Kuñyan eut sa sellette, il se transforma en un petit enfant, s’assit dans le petit siège, le fixa autour de son petit corps, et se dirigea en titubant, jambe de ci, jambe de là, vers le peuple qui se trouvait rassemblé au bord de la mer.

— Voyez donc ce petit enfant qui nous arrive ! s’écria-t-on.

Aussitôt, rejetant sa sellette et ses langes, le petit enfant redevint un géant terrible. Il se jeta sur cette foule et la massacra avec fureur.

Après cela, le Sensé dit à sa sœur :

— Là-bas, au Pied-du-Ciel, je vais construire un grand radeau.

— Et que veux-tu faire de ce cajeu ? répondit-elle.

— S’il y a une inondation, comme je le prévois, nous nous y réfugierons, dit-il.

Il fit part de son projet à ce qu’il restait encore d’hommes sur terre. Ils en firent des risées.

— Oh ! oh ! oh ! S’il y a une inondation, nous nous réfugierons sur les arbres, lui répliquèrent-ils.

— C’est bon, c’est bon, dit-il. Moi, s’il y a une inondation, je voguerai sur mon cajeu.

Il tressa donc de grosses cordes de racines ; il en fit un grand nombre, il travailla beaucoup, il réunit de grandes pièces de bois et construisit, lui tout seul, un grand radeau.

Tout d’un coup, il y eut une inondation telle que jamais on n’en vit de semblable. Ce fut comme si l’eau jaillissait de toutes parts. Les hommes s’empressèrent de se sauver sur les arbres ; mais l’eau monta, monta, les atteignit et les noya. Tous les hommes moururent.

Quant au Sensé, possesseur d’un bon et grand radeau dont toutes les pièces étaient unies et liées avec des cordages, il flottait sur les eaux et ne périt pas. Tout en flottant, il pensa à l’avenir et recueillit deux par deux de tous les animaux herbivores, de tous les oiseaux et même de tous les carnassiers qu’il rencontra en route.

— Placez-vous sur mon radeau, leur dit-il, car bientôt il n’y aura plus de terre.

De fait, la terre disparut pour un temps bien long et personne ne se sentait d’aller la chercher, personne, dit-on. Le rat musqué plongea le premier et essaya d’atteindre la terre. Hélas ! il revint à demi mort à la surface de la mer, et sans l’avoir touchée.

— Il n’y a pas de terre ! dit-il.

Une seconde fois il plongea, et cette fois-ci, en remontant, il dit à Kuñyan :

— J’ai senti l’odeur de la terre, mais je n’ai pu l’atteindre.

Après le rat musqué, le castor plongea à son tour. Il demeura longtemps sous l’eau sans reparaître. À la fin, on le vit remonter sur le dos, à bout de souffle, sans connaissance ; mais dans sa patte il tenait un peu de limon, qu’il donna au Sensé.

Le vieillard plaça cette boue sur l’eau en pensant :

— Je veux qu’il y ait encore une terre !

En même temps, il souffla sur ce peu de terre, et l’animant, elle grandit. Aussitôt il y posa un petit oiseau, et elle grandit davantage.

Le vieillard se mit à souffler, à souffler, et la terre grandissait toujours. Il y mit alors un renard qui fit le tour du disque flottant en un seul jour. Mais la terre augmenta encore de volume. Le renard courut de nouveau tout autour, et la terre enflait toujours. Plus le renard courait, et plus la terre, se dérobant devant lui, augmentait en étendue.

Le renard fit deux fois, trois fois, quatre fois, cinq fois, six fois le tour de la terre, et elle augmentait toujours. Lorsqu’il en fit le septième tour, elle était complète et telle qu’avant l’inondation.

Alors le Sensé fit sortir tous les animaux du radeau et les déposa sur terre. Puis, lui-même, sa femme et son fils, y débarquèrent :

— C’est par nous, dit-il, que cette terre se repeuplera.

Alors la terre se repeupla d’hommes.

Après cela, Kuñyan se trouva en présence d’une autre difficulté. Tout autour de lui s’étendait la mer immense qui avait absorbé toute l’eau, et il ne pouvait en être maître. Alors l’oiseau-monstre, appelé Yikôné ou le Butor, but toute l’eau ; il vit la difficulté et aida l’homme. Mais l’eau bue, il demeura couché inerte sur le rivage, le ventre enflé outre mesure.

Le Sensé dit au pluvier.

— L’Hydre, le buveur d’eau, est couché au soleil, son gros ventre plein d’eau, perce-le-lui.

Le pluvier se rendit auprès du Butor, qui ne se méfia pas d’un être semblable à lui :

— Ma grand’mère a sans doute mal au ventre, dit-il.

Et, tout en faisant semblant de la plaindre, il lui passait la main sur le ventre comme pour le lui frictionner.

Tout d’un coup le pluvier égratigna le ventre du Butor d’un vigoureux coup d’onglon. Aussitôt l’eau gronda, on entendit l’eau mugir. Du ventre de l’hydre sortirent des rivières qui formèrent des lacs. Et la terre, arrosée de nouveau, redevint habitable.


XIV

TρATSAN KOTTCHA DÈNÈ DUGODÉLLI

(le corbeau destructeur des hommes)


(Suite de la précédente tradition.)


Or, Kuñyan demeurait alors seul avec le Corbeau, qui le volait sans cesse.

— Cesse d’agir ainsi, lui disait le Sensé.

— Non, dit le corbeau, je continuerai à dérober ; et si tu me tues et me précipites dans le feu, prends garde, car tous les hommes disparaîtront.

Le corbeau continua donc à voler le Sensé, qui se fâcha, le tua et jeta son cadavre dans le feu. Alors tous les hommes disparurent de la terre comme par enchantement ; sur toute la surface de la terre, on ne découvrit plus un seul homme.

— Comment cela a-t-il pu se faire ? pensait Kuñyan.

Il s’en alla donc visiter les ossements du corbeau. Il trouva dans le foyer ses os brûlés et blanchis, il les ramassa, les déposa en un autre lieu, et les recouvrit pieusement d’une petite peau. La queue du corbeau toute seule paraissait intacte. Le Sensé se baissa et, sur ces ossements, il péta.

Aussitôt le corbeau reprit vie, et, par reconnaissance pour son créateur, il s’écria :

— Maintenant je vais refaire tous les hommes. Là-bas sur la plage, dirigeons-nous tous les deux.

Kuñyan et le corbeau s’en allèrent donc sur le rivage, où une grosse femelle de brochet et une loche reposaient étendues au soleil presque à fleur d’eau.

— Moi, je vais m’approcher de l’un de ces poissons, dit le corbeau au Sensé. Toi, tu vas t’accointer avec l’autre.

Ils agirent ainsi, et aussitôt du corps du brochet, de par Kuñyan, sortit une foule d’hommes ; tandis que du corps de la loche, de par le corbeau, surgit une foule de femmes.

Et ce fut ainsi que la terre se repeupla, dit-on, au commencement.

Plus ou moins longtemps après, les hommes s’aperçurent que les animaux disparaissaient sans que l’on sût ce qu’ils devenaient. Comme le corbeau faisait retentir les forêts de ses croassements, tous les ruminants en déguerpirent, et il n’y en eut plus. Une grande troupe d’hommes partit donc pour aller à la recherche des animaux dont on se nourrit.

Ils rencontrèrent le corbeau, chemin faisant.

— Corbeau, tu es un voleur, lui dit-on ; car nous nous apercevons que nous n’avons plus de provisions.

Or, le corbeau s’était construit une maison dans une île isolée, où il avait amassé une quantité prodigieuse de viande de castor, qu’il avait découpée et boucanée. Une vieille femme, nommée la Chouette, qui en avait fait la découverte en allant visiter journellement ses lacets à lièvres, conduisait la troupe d’hommes. Elle entra même seule chez le corbeau, en s’écriant :

— Eh bien ! avez-vous de la viande cuite ?

— Non, elle n’est pas encore cuite, avait répondu le corbeau.

La Chouette, mécontente, invectiva le corbeau. Ils se contredirent, et le corbeau, comprenant enfin qu’il y avait quelque complot ourdi contre lui, et qu’il était trahi, se sauva à tire d’ailes en croassant.

La Chouette tendit des lacets dans le grand parc où le corbeau gardait tous les animaux, et elle y prit quantité de rennes.

Les cris du corbeau attirèrent la foule des chasseurs, qui trouvèrent chez le voleur une grande abondance de graisse et de viande. La bande joyeuse s’empara de la maison et s’y installa.

Mais : « Chut ! chut ! Doucement ! doucement ! se dit-on. Le corbeau va revenir ; ne faisons pas de bruit, afin de capturer ce maudit. »

Or, le corbeau, qui était un magicien très puissant, avait mis dans un sac de la fiente de chien, médecine très forte. En son absence, la troupe s’était assise et attendait en silence. Sur le sentier, on trouva du gras de renne. Les hommes voulurent le manger. Pouah ! il se changea dans leur bouche en fiente de chien.

Plus loin, ils trouvèrent de la viande qui paraissait excellente. Même mystification leur arriva. C’est que le corbeau avait attrapé tout ce monde en dispersant le contenu de son sac à médecine qui contenait de la fiente de chien.

— Comment faire pour punir cet infâme ? se disait-on en fureur.

Alors, cette même vieille, appelée Intla-otsihiñè ou la Chouette, construisit une loge de médecine et dit :

— Je vais faire la médecine afin de découvrir la retraite du corbeau ; car je le cherche vainement, je ne le vois plus ; mes yeux me paraissent comme s’ils étaient cuits.

Aussitôt, faisant la jonglerie, elle le vit et dit :

— Voyez-vous là-bas cette terre qui s’allonge à l’horizon ? C’est là que se trouve le voleur. Allez-y.

La troupe repartit de plus belle. Elle parcourut les bois et finit par découvrir ce dernier repaire du corbeau. C’était une tente de peau, et sous cette tente, il y avait une grande abondance de viande. On y faisait sécher des flancs de rennes. Le corbeau, surpris par les chasseurs, ne put s’enfuir :

— As-tu de la viande à nous donner ? lui demanda-t-on.

— Eh ! certes, oui, j’en ai, et de l’excellente, répondit-il.

Alors on lui pilla toute sa viande, on lui reprit tous les animaux qu’il avait marqués, et la terre se repeupla d’animaux ruminants.

— Maintenant, tuons le voleur, ce maudit corbeau, se dit-on.

Tous les hommes voulurent se jeter sur leur exacteur ; mais il fut plus prompt qu’eux, il se métamorphosa de nouveau, et partant à tire d’ailes : « Krwa ! krwa ! krwa ! » s’écria-t-il en s’envolant.


XV

EKKA-DÉKρIÑÉ

(celui qui traverse les difficultés en canot)


(Suite de la même légende.)


Ekka-dékρiné fut le premier homme qui construisit une embarcation. Après avoir conçu ce dessein, qu’il ne savait d’ailleurs comment exécuter, il se rendit au bord d’une petite rivière et y arracha des écorces de sapin, dans le but d’en construire sa pirogue. Il en jeta une à l’eau, la suivit à la course et arriva au but avant elle. Elle flottait bien, mais lentement.

— Ça ne vaut rien, dit-il. Elle est plus lente que moi.

Il arracha alors des écorces de bouleau papyracé, les jeta dans la rivière, courut à côté d’elles, et vit qu’elles flottaient bien et dérivaient promptement.

— Voilà qui est bon, dit-il.

Il construisit donc sa pirogue au bord de la rivière et avec des écorces de bouleau.

Mais quoi ! cet homme-là fit tant et tant de choses que je n’en finirais plus, car il pourchassa les géants, refit la terre et la repeupla d’animaux.

Quand Ekka-dékρiñé eut achevé son canot, il s’en alla, en se jouant, tout en bas du fleuve Mackenzie, vers un rapide que l’on entendait mugir de loin. Y étant arrivé, il rencontra un brochet qui nageait. Le Navigateur le prit et le plaça dans son canot.

Un peu plus loin, une grenouille ayant sauté à l’eau, le brochet fit un bond par-dessus le plat-bord du canot pour la saisir, et lui déchira les chairs. Le navigateur les sépara et les plaça dans son canot.

Plus loin, une autre grenouille et une loutre se querellaient aussi. La grenouille tannait une belle peau, et la loutre une méchante peau.

— Grenouille, lui dit le Sensé, si jamais à l’avenir tu tannes la peau d’un homme, mets-la macérer dans le ventre d’un poisson.

La grenouille perça pour lui un petit fretin, et la loutre lui procura un gros poisson qu’elle pêcha pour lui. Le navigateur dit à la grenouille :

— Mon grand-père, rends-moi mon petit fretin, mon ami ; pourquoi le perces-tu ?

Il les prit tous deux et les plaça aussi dans sa pirogue, tout en voguant.


XVI

L’ATρA-NATSANDÉ

(la femme que l’on se pille mutuellement )


Un homme Dènè avait une femme si belle que, pour la lui ravir, tout le monde lui faisait la guerre. Aussi était-il toujours en route et sa femme l’accompagnait.

— Il ne faut pas que ma femme s’éloigne de moi, pensait-il.

Ce jour-là, comme il y avait un portage à faire, il balisa soigneusement le sentier sur un lac congelé qu’ils avaient à traverser, afin qu’en le suivant elle pût suivre et reconnaître son chemin. Il plaça dans la neige des branches de sapin et fit des entailles sur le tronc des arbres.

Mais cette femme était coquette, et elle abusait de l’amour que son mari avait pour elle. Elle marcha donc sur les balises, effaça le sentier et gagna le large où se trouvait un détroit. Là elle campa et l’attendit dans un village étranger.

Elle en agissait ainsi par vanité et coquetterie.

Son mari, inquiet, se mit à sa recherche, et ses parents avec lui. Ils suivirent les pas de L’atρa-natsandé jusqu’à une fontaine, de l’autre côté du lac, et y allumèrent du feu.

La femme demeurait avec les étrangers, dans un gros village qui se trouvait au bord du lac. Il y avait là beaucoup de monde, et leurs maisons étaient pleines de charbon. On y voyait aussi de gros quartiers de viande suspendus.

Un des habitants de ce village ayant vu passer L’atρa-natsandé crut que c’était sa propre femme, bien que leurs vêtements fussent dissemblables. Cependant il sortit, alla vers elle et, la prenant par le coude :

— Viens dormir avec moi, lui dit-il.

La belle lui rit au nez et l’homme la frappa.

— Apporte ici du bois, ajouta-t-il ; rentre du bois dans la maison.

La femme fit semblant d’aller en chercher ; mais elle rentra sans le bois en disant :

— Ma corde s’est cassée.

Il la frappa de nouveau. C’est pourquoi elle se sauva dans les bois. Mais l’ennemi la rattrapa.

La nuit arrivée, le mari et les parents de L’atρa-natsandé entourèrent ce village ennemi pour le mettre à sac.

Elle dit à son ravisseur :

— Je crois que ceux qui viennent pour vous tuer ont abandonné leurs projets. Ils sont paresseux, sans doute. Leur pays est si éloigné qu’ils hésitent. Que pouvez-vous craindre ?

Dans la forêt, L’alρa-natsandé avait rencontré son véritable mari et lui avait donné ce signal :

— Tu battras du briquet, mais tu cacheras l’étincelle.

Pendant la nuit donc elle entendit que l’on battait du briquet en dehors de la tente sans qu’elle pût voir d’étincelle[36]. Puis, tout à coup, elle entendit glousser une gélinotte. Aussitôt L’atρa-natsandé sachant que son mari l’attendait dehors, frappa de sa hache son ravisseur et le tua.

Le mari raillait en dehors de la tente en entendant ces coups de hache :

— Ah ! ah ! je suppose que mon ennemi se fait caresser par sa maîtresse. Elle l’agace sans doute, disait-il en riant.

Aussitôt lui et les jeunes gens de sa suite se jetèrent sur les habitants du village endormi ; ils les massacrèrent tous ; il reprit sa femme, L’atρa-natsandé, et non seulement elle, mais encore la femme du ravisseur, qu’il garda désormais pour seconde épouse. Dès lors, il eut donc deux femmes.

Dans ce grand village se trouvaient cinq grandes caches à viande pleines de viande excellente. Il les prit, s’empara de leur contenu et brûla les cinq sarcophages.

L’atρa-natsandé était très gloutonne. Elle avait un appétit de carcajou. Or, il arriva que la famine éprouva le pays, et cependant, elle ne ménageait rien. Son mari partit donc pour la chasse aux rennes et dit à sa femme :

— Ce m’est bien pénible de demeurer avec mes semblables, car on ne cherche que ma perte à cause de ta beauté. Je ne puis plus demeurer ici ; allons vers la mer.

De fait, on cherchait à le tuer pour avoir sa belle femme.

Ils partirent. Ils avaient avec eux leur fils, leur unique enfant.

Étant arrivés au bord de la grande eau, le mari tendit des hameçons aux truites saumonées, et il en prit deux pendant la nuit.

Tout à coup, au milieu des ténèbres, un renard s’enfuit. L’homme tressaillit.

— C’est peut-être un ennemi qui épie ma femme, se dit-il, parce qu’elle est belle et gloutonne, et qu’elle mange sans cesse les provisions de nos voisins.

Il se leva donc.

— Allons nous coucher plus loin, dit-il à sa femme.

Son mari la connut. Elle le regarda, et de la tête de l’oiseau elle enleva une peau blanche ; puis il s’endormit, et son fils avec eux.

Pendant la nuit, des gens armés survinrent ; mais le mari et son fils continuèrent à dormir. Cependant on entendit le bruit de gens qui se battent, de gens que l’on tue ; puis le silence se fit, on n’entendit plus rien. Seulement, leur campement était inondé de sang, et l’on distinguait deci delà des cadavres gisants, semblables à de gros animaux que l’on aurait tués à la chasse.

Quant à L’atρa-natsandê, elle avait disparu ; mais, au bord de la mer, un gros carcajou était en train de dévorer les cadavres à belles dents.

Quand le mari et son fils se réveillèrent, le lendemain au jour, ils virent le sang et les cadavres, et ils aperçurent aussi l’animal glouton qui se repaissait de corps morts. Ils accoururent vers lui ; mais l’animal se moqua d’eux, et déguerpit sans qu’ils pussent l’atteindre.

Quant à L’atρa-natsandé, elle ne reparut pas. Tout cela était un mystère inexplicable pour les deux hommes. Cependant, la nuit se fit de nouveau, et ils se recouchèrent pour dormir, sans qu’elle fût de retour. Ils y étaient habitués.

Le lendemain, à leur réveil, elle se trouvait là, à leur côté, comme si de rien n’avait été. Mais à l’avenir, elle n’eut pas grand’faim de viande, dit-on ; elle avait trop mangé de chair humaine[37].


II

L’ATρA-NATSANDÉ ET KρON-ÉDIN

(la femme que l’on se pille mutuellement et l’homme sans feu)


(Suite de la légende précédente.)


Un homme, appelé Kρon-Édin (Sans-Feu), avait une femme nommée L’atρa-natsandé, pour laquelle tout le monde se battait à cause de sa beauté.

Un chef, nommé Yamon-kha (l’Horizon qui blanchit), la lui avait ravie. L’un et l’autre avaient de nombreux serviteurs. C’est de cette

 lutte entre ces deux hommes que dérive le nom 

de cette belle femme.

Yamon-kha ayant donc enlevé L’atρa-natsandé, elle demeurait avec lui et avec le peuple auquel Yamon-kha appartenait.

En ce lieu s’élevait une vaste montagne située près de la mer, et au pied de la montagne même était un lac spacieux. Ces gens-là habitaient dans la terre, ils y creusaient des terriers et y demeuraient[38].

Comme on se battait sans cesse et qu’elle en était toujours le sujet, L’atρa-natsandé résolut d’en finir avec ce peuple souterrain. Elle entassa donc une quantité de bois dans les grottes de la montagne, elle y mit le feu, en fit éclater les rochers et tua beaucoup de monde.

Sous terre, ces gens-là agissaient comme nous le faisons dans la tente. Ils y entassaient leur viande, ils l’y suspendaient, beaucoup de gens y demeuraient, les chiens y jouaient et les renards aussi. Mais lorsque L’atρa-natsandé partit vers le Sud, les gens de guerre de son mari, qui la cherchaient, s’éloignèrent dans l’Ouest ; alors il n’y eut plus personne sous terre. Elle s’en revint donc sur ses pas et suivit la troupe, pensant qu’elle retrouverait encore des habitants sous terre.

Tout à coup, un homme en sortit qu’elle reconnut pour son mari. C’était en effet Kρon-édin et ses gens. Ils sortirent des cavernes et son mari la reprit de nouveau, dit-on.


XVIII

YAMON-KHA[39] ET KHA-TρA-ENDIÉ

(l’horizon blanchissant et celui qui se nourrit de lièvres)


(Suite de la légende précédente.)


Yamon-kha était un homme que tout le monde traitait en ennemi. Ses propres parents lui en voulaient ; aussi s’en fut-il dans les montagnes,

 où il demeura. Sur un plateau des montagnes, il 

aperçut un jour un bélier dont il voulut s’emparer, lorsque tout à coup il entendit crier quelqu’un. C’était comme la voix d’un jeune garçon qui demeurait là-haut. L’enfant criait :

— Que t’a dit ton oncle ?

— Il m’a dit d’aller à la chasse du castor, répondit un homme nommé Kba-tρa-endié.

Yamon-kha tua le jeune garçon, se leva et s’en alla à la recherche du sentier pour ses gens qui le suivaient. Lui-même marchait en tête de la troupe qui s’en allait chasser le castor dans les vallées des montagnes.

Tout à coup, Yamon-kha se fâcha sans nulle cause ; il s’emporta. De son bâton de voyage, — un gros rondin, — il frappa deci delà sur ses gens et les tua. Il tua tous ses parents et se sauva.

Mais Kfwin-péli parvint à lui échapper, et Khatρa-endié, un autre de ses parents, ayant gravi les montagnes, il y établit sa demeure.

Yamon-kha l’y suivit bientôt.

— Tu nous as tué tous nos parents, lui dit Kha-tρa-endié ; que viens-tu faire encore ici ?

Cet homme était son neveu.

— Puisque vous dites que j’ai tué vos parents, répondit Yamon-kha, eh bien ! tuez-moi à votre tour.

— Non pas, dit Kha-tρa-endiè ; il n’en sera point ainsi. Nous ne sommes pas des meurtriers. Mais retire-toi loin de nous.

Tout à coup, Yamon-kha se mit de nouveau en colère ; il se jeta sur son neveu, il le précipita du haut en bas de la montagne. Il précipita également les deux femmes de Kha-tρa-endié, et par la vertu de sa médecine, il les convertit en rochers.

Ces gens-là devinrent des statues de pierre. Elles sont encore debout sur la pente de la montagne que l’on nomme Onta-ratρu yué, où tu as pu les voir[40]. Celui que l’on appelait Ekhètsiñyè, qui était également son neveu, Yamon-kha le précipita aussi.

Après ce beau coup de main, Yamon-kha étant reparti, il se dirigea vers le fleuve Mackenzie, alluma du feu dans la forêt et y demeura sur les plateaux pour chasser le castor.

Profitant de son absence, tout ce qui restait de ses parents se sauva dans les bois, tant ils le redoutaient. Et même, dans le dessein de se débarrasser de lui, ils se livrèrent à la magie maléfactive nommée Ekhéa-tayètlin ou le Jeune homme lié.

Quant à Kfwin-péli et à son frère cadet, ils chassaient.

Tout à coup, en leur absence, Yamon-kha revint en tapinois ; il se déroba aux regards de tous, et il se métamorphosa en ours pour espionner ses parents. Il les vit, se jouant avec l’Enfant-lié et faisant le maléfice.

Deux vieilles femmes aperçurent le malin déguisé en ours et dirent à la troupe :

— Voyez là-bas Yamon-kha qui arrive comme un ours.

Il l’entendit et gagna le bois.

La nuit venue, Kfwin-péli et son frère revinrent de la chasse et rentrèrent sous leur tente pour y prendre leur repas. Yamon-khat s’y rendit aussi, surprit tout le monde endormi et y fit un grand carnage. Cependant, Kfwin-péli parvint à se sauver et raconta tout.

Yamon-kha s’étant aperçu de sa fuite, il le poursuivit, l’atteignit à une chute d’eau où l’autre s’était réfugié seul, l’attira avec un crochet, le tourmenta dans le dessein de le tuer. Et cependant, il n’en put venir à bout.

Ce fut le seul qui survécut à toute la famille de Yamon-kha.

Yamon-kha fut le premier homme qui ait osé tuer des loutres[41]. De grosses loutres vivaient dans un lac. Il y alla et ne craignit pas de les tuer.

Une autre fois, il vit un castor gigantesque, de ces castors dont l’espèce est éteinte. Yamon-kha le vit, se mit à chanter, et le castor sortant de l’eau, il le prit et le tua.

Lui et Kfwin-pèli se firent la guerre jusqu’à une extrême vieillesse. La vieillesse les accablait qu’ils complotaient encore la mort l’un de l’autre : Yamon-kha à l’aide de son couteau, Kfwin-pèli avec ses flèches. Cependant ils ne purent venir à bout l’un de l’autre, et finalement, ils se laissèrent en repos parce qu’ils étaient trop vieux.


XIX

BÉONIχON-GOTTINÉ TρA EYAY

(l’étranger qui voyage chez les habitants de la nuit


(Suite de la précédente légende.)


Deux femmes étaient les épouses de deux hommes frères (ou cousins)[42]. Ces deux hommes se fâchèrent l’un contre l’autre, et l’aîné, ayant fendu et évidé un arbre, en fit un coffre dans lequel il plaça son cadet ; puis il lia l’arbre et le lança sur le fleuve.

Le coffre flotta et dériva vers une certaine contrée où il atterrit et s’arrêta sur le rivage.

Un renard, ayant vu cet objet singulier, y courut ; il en rongea les cordes, qui étaient en nerf d’élan, et par ce moyen délivra l’homme, qui sortit de son auge.

Ayant examiné cette nouvelle terre, l’Étranger remarqua sur le sable de la grève de nombreuses empreintes de pas d’hommes. Leurs raquettes étaient si drôles, si drôles !

— Comment sont donc faits ces hommes-là ? se dit l’Étranger.

Il y avait là aussi un sentier qui serpentait dans une obscurité profonde. Il y régnait une nuit dense et épaisse. Il n’en pouvait plus, car c’était à grand’peine qu’il pouvait distinguer le chemin.

Tout à coup, l’Étranger entendit du bruit, et se cacha ou crut s’être caché pour épier.

— Quel est l’animal qui disparaît là-bas ? disait une voix au milieu des ténèbres.

L’Étranger quitta donc le sentier et se cacha. Tout à coup, deux de ces gens s’en furent à la découverte.

— Or sus, qui est là ? Il faut que je le sache ! disait-on.

Au bord de l’eau, ce peuple, sur le penchant des coteaux, tendait des filets aux oiseaux de passage. Ces oiseaux, il les baisaient, il les embrassaient. C’était un peuple composé d’hommes-chiens. Ils étaient hommes par le haut du corps ; mais à partir de la ceinture, ils étaient conformés comme des chiens.

— Où est donc cet Étranger, que nous ne puissions le connaître ? s’écrièrent les deux hommes-chiens qui cherchaient l’Étranger.

Un jeune garçon sortit d’une maison et dit :

— Moi, je sens l’odeur humaine.

Un vieillard à jambes de chien sortit également et dit aussi :

— Et moi aussi, je perçois l’odeur d’un homme.

Ce disant, il humait l’air et reniflait à la manière d’un limier qui est sur une piste. Regardant derrière sa demeure, le vieillard ajouta :

— Si c’est un homme, je vais aller à lui. Il y a sans doute dans nos pièges de ces oiseaux que l’on baise. Non, c’est comme un petit homme aimable, ajouta-t-il.

Aussitôt les deux jeunes gens chiens accoururent vers l’Étranger.

Celui-ci, se trouvant au milieu des ténèbres et loin du chemin, espérait ne pas être découvert ; mais il se vit débusqué par les deux chiens, qui s’écrièrent :

— Mon père, c’est effectivement un homme ; c’est un étranger, un étranger.

— Eh bien ! emparez-vous de lui, cria le vieillard, et revenez avec lui.

Ils le prirent donc et le conduisirent à leur père. Alors on regarda l’Étranger, on le considéra, on le baisa, on l’embrassa, on le caressa, ils le prirent à bras le corps et lui firent maintes caresses à la manière des chiens. Il demeura donc avec eux, et le vieillard, qui avait une fille nubile, la lui donna en mariage, et l’Étranger dormit avec elle.

Or, le hibou blanc était la pâture principale et affectionnée de ces hommes-chiens, habitants des ténèbres.

Le vieillard dont je viens de parler dit :

— Je vais tendre mes lacs aux hiboux.

Il s’en alla, tendit ses filets, puis, revenant, il dit à son nouveau gendre :

— Surveille mes filets.

L’Étranger se plaça donc en vedette et fit le guet.

— Voilà deux hiboux blancs qui arrivent, voyez donc ! se dit-on tout à coup.

Puis on ajouta :

— Ce méchant Étranger vient de les faire fuir de nos filets, sans doute. Quelle sorte de petit mauvais sujet surveille donc nos filets ! Voilà qu’il vient de faire s’enfuir les hiboux !

Alors on se fâcha contre lui et on le congédia.

— Lui, oui, c’est lui ! C’est par sa faute que nos oiseaux se sont enfuis ! s’écriait-on.

On le repoussa avec amertume.

L’Étranger se retira ; il transperça de ses flèches les deux hiboux qui s’envolaient, les passa à sa ceinture et continua sa route. Tout en cheminant, il aperçut une petite loge (nibali) solitaire, dans laquelle des peaux d’élan venaient de choir dans le feu. Du dehors, il entendit qu’on y disait :

— Mes filles, comment avez-vous fait pour brûler ces peaux ?

Il voulut entrer, mais elles ne voulurent pas y consentir, et il continua sa route.

Il s’en fut, tua plusieurs rennes ; puis, étant retourné au village des hommes-chiens et ayant pénétré dans sa demeure, il n’y trouva plus personne. Pendant la nuit, il entra, jeta au feu une tête de lièvre blanc et aussitôt le jour se fit. Mais tout le monde était parti durant la nuit, parce que les maisons avaient brûlé. Il entendait qu’on disait : « Son fils avait mis du gras sur le tréteau, au-dessus du foyer ; il est tombé, s’est enflammé, et a mis le feu aux tentes. »

L’Étranger s’en retourna donc à la petite maison où il avait vu deux sœurs habiter seules ; il attira leur lard, à l’aide d’un crochet, hors du feu, et leur dit :

— Deviens ainsi.

Aussitôt les deux lards se transformèrent en deux jeunes rennes qui s’en furent dans le désert.

— C’est pourtant l’anathème du lard qui a fait toutes ces merveilles, dirent les deux sœurs nubiles[43].

L’Étranger étant ressorti de la petite maison, il aperçut le vieillard, son beau-père, qui, avec ses enfants, se sauvait loin du village. Sa vieille femme, qui était alors allée voir ce qu’il en était, leur cria :

— Sauve-toi, sauvez-vous, mes enfants, un monstre mangeur d’hommes, un Etièra-kotchô (ruminant gigantesque) est caché au bord du sentier.

Et elle ajouta :

— Voilà sans doute le genre de renne que ces gens-ci tuent et dont ils se nourrissent. Eh bien ! jeunes gens, dressez le camp.

Le vieillard regarda le monstre, il le tua, l’éventra, le dépeça, l’écorcha ; il en retira le gras des intestins, l’avala et en fut soûlé.

— Oh ! la bonne viande ! s’écria-t-il.

Après cela, l’Étranger dit au vieillard :

— Mon grand-père, je désire retourner dans mon pays.

Celui-ci lui donna la peau d’un aigle blanc afin qu’il pût voler plus vite ; plus deux paquets de viande sèche qu’il lui attacha sous les aisselles pour être son viatique.

— Si tes ailes sont trop fortes et t’emportent trop loin, lui dit le vieillard, tu t’écrieras : « Kokkakρaë ! » et l’aigle s’arrêtera.

Ce fut ce qui lui arriva. Lorsqu’il se sentit fatigué, un rocher surgit sur lequel l’Étranger se reposa et dormit, et son aigle perdit de ses forces. Plus loin encore, il en agit ainsi, et un autre rocher naissant dans la mer, l’homme y descendit, y dormit et s’y reposa, tandis que son aigle s’affaiblissait de plus en plus.

Enfin, il atteignit l’autre rivage de la mer ; mais comme l’aigle n’avait plus rien à manger, le vieillard lui donna la chair de ses cuisses. Cela fait, l’aigle blanc le déposa sur la terre ferme.

Or, en ce lieu s’élevait une montagne ; sur la montagne se trouvait une petite maison isolée, et dans la maison habitaient deux femmes sœurs.

L’Étranger se dirigea vers la montagne ; il se métamorphosa en un petit vieillard libertin, en un petit mauvais sujet, et alla trouver ces femmes. Aussitôt que les deux sœurs virent cet homme, elles lui dirent :

— Eh bien ! petit mauvais sujet, donne-nous donc à manger et dors avec nous.

Il leur apprêta à manger, mais elles se rirent et se moquèrent de lui, et dormirent avec lui. Une des deux sœurs lui dit :

— Moi, je n’ai plus de mari, quoique je ne sois pas veuve ; mais il s’est égaré.

Ce disant, elle se moquait de lui, comme pour lui faire comprendre qu’elle le reconnaissait.

Mais l’autre sœur, celle dont le mari se nommait Kρon-édin (l’Homme-sans-Feu), celle-là ne se moqua pas de lui, bien que celui-ci l’eût enlevée et en eût fait sa femme. Tout à coup, Kρon-èdin, son mari, arriva, et elle lui dit :

— Ah ! voilà un petit mauvais sujet qui est venu vers nous et nous a donné à manger[44], et nous avons mangé ce qu’il nous a donné.

Mais voilà que tout à coup celui qui était semblable à un petit mauvais sujet grandit de nouveau et reprit sa première forme ; son mauvais petit couteau devint un sabre, il s’émut de colère contre l’Homme-sans-Feu, ce frère sans cœur qui le sacrifia jadis en l’exposant sur les eaux ; il s’irrita, se jeta sur lui et le tua.

Et la femme qui avait dit en se riant : « Moi, je suis la veuve d’un mari qui vit encore et qui a pris la fuite dans les bois », celle-là aussi il la tua. Mais il garda l’autre bonne femme qui avait manifesté de la tristesse au souvenir de son mari, et il en fit de nouveau sa femme pour la vie.

Telle est l’histoire de « Celui qui parcourut en étranger la terre du Peuple de la Nuit ».


XX

DÈNÈ-KρON-DÉYÉ

(les hommes jetés au feu)


Au commencement, les deux frères, sur le revers de cette terre, détruisirent les hommes par le feu, dit-on. Ils en détruisirent tant qu’il ne resta plus personne ; ils furent tous brûlés et consumés.

L’un des deux s’attribuant ce triste exploit, son frère aîné le lui contesta, disant :

— Tu mens et parles inutilement ; car c’est moi qui ai brûlé les hommes.

Mais il parlait de la sorte par orgueil. C’est pourquoi le frère cadet le défia, en lui disant tout à coup :

— Puisque tu es si puissant, mon frère, saisis-moi et jette-moi dans la mer afin que le feu ne m’y atteigne pas.

Le frère aîné souleva son cadet et le jeta à l’eau. Mais aussitôt la terre s’avança à son approche, il y aborda et ne périt pas par le feu. L’aîné en agit aussi de la sorte, et ces deux-là furent sauvés de la crémation générale.


XXI

EL’É-HANI-KHÉ

(les deux épouses)


Deux femmes, épouses du même homme, étant allées chercher des œufs sur les rivages d’une petite île, en leur absence leur pirogue dériva au fil de l’eau et disparut au loin.

Comment faire pour sortir de cette petite île ? Elles n’y pouvaient rien. Elles songèrent donc à y vivre.

Comme l’île était très boisée de sapins, elles y trouvèrent de la résine en quantité et en firent une grande provision. Elles trouvèrent aussi sur les grèves des roches plates comme des tables, sur lesquelles elles allumèrent du feu et firent fondre leur amas de résine.

Donc, après que cette gomme fut liquéfiée et se fut répandue en nappes, les oiseaux arrivèrent, qui se posèrent sur les rochers plats et s’y engluèrent. Leurs pattes y demeurèrent fixées, et les deux femmes en prirent des quantités.

Dans l’îlot était une caverne. Les deux femmes s’y réfugièrent, y mangèrent des oiseaux et firent boucaner ceux qu’elles ne purent consommer.

Ainsi se passèrent l’été et l’automne. Sur ces entrefaites, le rude hiver arriva et les trouva au même lieu, prenant et mangeant des oiseaux au moyen de la glu, ce qui les empêchait de mourir.

Quand le printemps revint pour la seconde fois, elles trouvèrent encore des œufs et vécurent de leur chasse.

Tout à coup, elles entendirent un bruit d’aviron, un clapotement sur l’eau. Quelqu’un arrivait en canot.

— Où peuvent être les ossements de mes deux épouses ? disait une voix d’homme.

Les deux abandonnées se cachèrent pour épier les manœuvres de leur mari. Une d’entre elles s’écria :

Sé ha, je désire te parler ; viens vers moi en canot, dit-elle.

Mais lui demeura muet d’étonnement et plein d’incrédulité.

Alors sa femme se prit à chanter :

Kfwè ékkè-réssè, kfwè ékkè-rékρon ! (J’ai fendu les rochers, j’ai embrasé la pierre !)

Mais le mari fut saisi d’épouvante ; au lieu d’aborder, il se sauva sur l’eau. Il fit le tour de l’île, et alla accoster de l’autre côté, afin d’épier les deux femmes, se demandant si ce n’était pas des fantômes qu’il voyait.

Or, voilà qu’il en entendit une qui disait à l’autre en murmurant :

— Moi, je ne veux pas chanter pour cet homme ; je me considère comme veuve désormais ; je n’ai plus de mari.

Et elle disait cela en se raillant de cet homme timide.

Mais l’autre se désolait. Elle pleurait la perte de son époux et ne parlait pas.

Le mari n’hésita donc plus, il aborda à l’île, il tua la femme indifférente et railleuse ; il reprit celle qui se lamentait pour lui et repartit avec elle.


XXII

EKFWEN-ÉTL’É ρONHONNÉ TAKFWÈ NI-NA-GODIKKWÈ

(comment, au commencement, les hommes commencèrent
à s’entre-tuer pour une chouette
)


Tout au commencement, après que la terre fut faite, les hommes ignoraient la guerre ; ils ne pensaient pas à s’entr’égorger.

Cependant il arriva que la guerre éclata entre nous, et ce fut à l’occasion d’une chouette.

Plusieurs personnes tuèrent ensemble une chouette, de celles que l’on nomme Ekfwen étl’é (chevêche), et se disputèrent pour l’avoir. Chacun la voulait et nul ne voulait céder.

Alors un vieillard s’en empara, et dit aux plaignants :

— Cette chouette est à moi, je m’en empare et ne la donnerai à aucun de vous.

Ce disant, il s’enfuit loin de la foule et se sauva.

On le poursuivit de concert, on se jeta sur lui, et on le tua. Mais un des parents du défunt tua à son tour le principal meurtrier. Celui-ci fut tué également par représailles, et l’affaire en vint au point que l’on s’égorgea mutuellement, et qu’on s’entre-tua les uns les autres, dit-on[45].


XXIII

YARAÉKFWÉRI

(les bécasses)


Au commencement vivait une vieille femme, mère de trois enfants, et dont on ignorait le mari. C’était une sorcière. Avec du poil de porc-épic, elle tressait des franges magiques (ou phylactères dont on s’entoure les bras et les jambes).

Son fils aîné lui dit, un jour qu’elle tissait ses franges :

— Mère, que fais-tu là pour moi ?

— Mon fils, répondit-elle, tu le vois, j’exécute la médecine-forte de ton père.

Mais ce père, le jeune homme ne le connaissait pas.

Ce jeune homme venait de tuer à la chasse un orignal, et l’avait dépecé.

— Mère, dit-il à la vieille, as-tu une corde à me donner, afin que je puisse transporter ici ma venaison ?

La vieille lui donna la corde qui fermait la coulisse de sa propre sacoche. Dans cette sacoche était cachée une loutre vivante, qui était tapie au milieu des franges magiques.

Ses fils l’ignoraient. La nuit arrivée, la vieille suspendit le sac dans un arbre et l’on se coucha. Or, ses fils l’entendirent rire et se jouer dans les ténèbres comme l’aurait fait une femme avec son mari.

Cependant le chasseur, fils aîné de la vieille femme, s’en alla quérir l’orignal qu’il avait tué ; puis, étant de retour, il alluma un grand feu pour festiner, et découpa de la viande.

La chaleur extrême qui en résulta incommoda si fort la loutre, qui était suspendue dans l’arbre, qu’elle commença à s’agiter dans la sacoche de peau, où elle était engourdie par le froid parmi les franges magiques. Elle se ranima même si bien qu’elle donna l’alarme au jeune chasseur, qui la prit et la jeta au feu, elle, la sacoche et les franges de porc-épic. Celles-ci crépitèrent en tombant dans les flammes et firent : « Tra ! tra ! tra ! » C’est pourquoi le feu pétille, depuis ce temps-là, dit-on.

La loutre, Ettsun, fut donc jetée au feu, où elle s’y brûla et mourut.

Quand la vieille mère arriva pour visiter son sac et qu’elle trouva tout brûlé, elle s’irrita ; car cette loutre était son mari, et ses trois fils l’ignoraient. Elle saisit donc un rondin, en frappa ses enfants et les pourchassa loin d’elle.

Ceux-ci avaient si grand’peur de la vieille sorcière, qu’ils se sauvèrent du côté du fleuve. Mais là ils se trouvèrent arrêtés.

— Mère, donne-nous au moins ton grand capuchon, afin qu’il nous serve de pirogue, dirent-ils à la vieille jongleuse.

Elle jeta sur l’eau son grand bonnet. Ils y prirent place et traversèrent le fleuve sans encombre. De l’autre côté de l’eau, il y avait bien, à la vérité, un monstre, un Nahay, qui gisait sur le rivage. Mais ils lui passèrent sous le nez sans qu’il se dérangeât.

La vieille en agit aussi de la sorte. Avec son tranche-glace, elle mit même le monstre en pièces. Il s’en échappa une multitude de petits morceaux de chair qui volèrent jusqu’au ciel, où ils disparurent et furent métamorphosés en bécasses.

Wé ! wé ! wé ! s’écrièrent-ils d’une voix plaintive.

Depuis lors on entend gémir les bécasses dans la nue ; mais on ne les voit point, on ne saurait les apercevoir.

Or cette femme, c’est cette même L’atρa-natsandè, dont le mari est appelé Kρon-èdin ou l’Homme-sans-Feu.


XXIV

CHI-AHINI

(le chasseur)


(Suite de la précédente légende.)


Cette vieille L’atρa-natsandè eut un fils dont l’humeur était très atrabilaire. On le nommait le Chasseur ou Chi-ahini. Elle eut aussi une fille dont les fils tuèrent, de concert et tous ensemble, un fort brave homme.

Ils le tuèrent sans aucun motif. Un jour, ils rencontrèrent un homme, ils s’imaginèrent qu’il était leur ennemi, et, se jetant sur lui, ils le tuèrent.

Mais, chose étrange, bien qu’on fût en hiver, ils disparurent ; ils se sauvèrent dans une île, se séparèrent de tous leurs parents et depuis lors firent bande à part, demeurant toujours seuls à l’écart, depuis qu’ils avaient tué cet innocent, sans aucun motif.

Cependant, un beau jour, un de ces exilés volontaires eut l’audace de quitter son île et de s’en aller dans la compagnie des autres hommes. Tout à coup il entendit quelqu’un lui crier :

— Dis donc, toi, vous avez tué mon frère aîné, un parfait homme de bien ; vous l’avez tué tous ensemble. Vous avez massacré un bien brave homme !

À ces mots, l’exilé volontaire tressaillit et s’en fut vers sa tente en courant. Il raconta à ses frères ce qu’il avait entendu, ce qu’on leur avait reproché.

— Vous savez bien, leur dit-il, cet homme que nous tuâmes jadis, eh bien ! son frère cadet m’a reproché sa mort. « Vous avez tué un fort brave homme, m’a-t-il dit. Vous l’avez massacré tous ensemble ! »

Alors la famille des meurtriers fut prise d’une panique incontrôlable. On s’enfuit, on partit de là, on se répandit parmi les nations, mais en y vivant toujours séparément.

Et ces hommes s’entre-dirent :

— Celui que vous regarderez et qui de vous détournera ses regards, celui-là nous déteste, tuez-le, se dirent-ils.

Et ils en agirent de la sorte.

Cependant, les autres hommes voulurent les détruire tous à la fois. On les surprit donc endormis au milieu de grands foins auxquels on mit le feu pour les brûler vifs. Toute cette herbe sèche brûla, en effet, mais eux parvinrent à se sauver sur la hauteur des terres, en courant au-devant des flammes. Des terres hautes, ils narguèrent leurs ennemis en leur criant :

— Voyez donc, voilà que nos chairs sont rôties, n’est-ce pas ? leur dirent-ils en se raillant.

Depuis lors ils habitèrent toujours seuls et à part des autres hommes.


XXV

NNI O’TTSINTANÉ ou SA WÉTA

(l’enfant mousse ou l’habitant de l’astre)


Au bord d’un fleuve, on entendit pleurer un tout petit enfant pas plus long que le doigt. Beaucoup de jeunes filles le cherchèrent sans pouvoir le trouver. Une petite vieille se mit, à son tour, à sa recherche, accompagnée de ces filles. Elle seule le trouva, le recueillit et le confia à une de ces jeunes femmes pour qu’elle l’allaitât. Le petit enfant était tout nu.

Alors la vieille femme éleva l’enfant qu’elle avait trouvé tout nu dans un nid de mousse. C’est pourquoi on l’appela Nni-ottsintanè ou l’Enfant-Mousse.

Quoique encore tout petit, l’Enfant-Mousse opérait des merveilles à l’aide d’une baguette de saule rouge, et il procurait à sa mère adoptive, en vertu de sa magie, un grand nombre de rennes.

Lorsqu’il fut devenu un peu plus grand, l’Enfant-Mousse dit à sa mère :

— Mère, dites à mes frères qu’ils séparent pour moi l’épaule et l’estomac de chacun des animaux que je leur procurerai.

La vieille grand’mère obéit ; mais elle n’éprouva que des refus de la part des Dènè. Aussi, l’enfant se coucha-t-il irrité, sans prendre de nourriture.

La vieille s’en alla donc de loge en loge disant aux hommes :

— Mon fils, qui est si puissant, vous a demandé ceci et cela, ce ne sont que deux choses. C’est bien mal à vous de les lui refuser. Il est bien périlleux de ne pas lui accorder ce tribut.

Mais on ne l’écouta pas. Les hommes lui auraient bien accordé ce tribut, mais un vieillard puissant, un grand chef nommé Tρatsan-Eko, ou le Corbeau qui court, leur dit :

— Ne le lui donnez pas ; ce petit étranger est par trop prétentieux.

La nuit venue, on se coucha, et pendant le sommeil de la vieille et de l’enfant, les Dènè levèrent le camp et les abandonnèrent.

La vieille, qui s’aperçut de ce mouvement, éveilla l’enfant et lui dit :

— Mon fils, voilà qu’on lève le camp. Viens, je vais te porter.

Mais il ne bougea pas de sa couche et y demeura en faisant semblant de dormir. On les laissa donc et l’on partit.

Sur le minuit, l’Enfant-Mousse réveilla la vieille, qui dormait à côté de lui, et lui dit :

— Mère, allume deux feux à l’entrée de la tente.

Elle lui obéit et fit du feu pour l’enfant.

— Maintenant, passe et repasse entre les deux feux, mère, dit-il.

Puis il ajouta :

— Comment sont faits les sabots du renne ? Ont-ils le pied fourchu ?

— Oui, dit-elle. Ils ont le pied fait de telle et telle manière.

— Eh bien ! maintenant, jette-moi hors la tente par-dessus le feu, et toi, couche-toi et dors, mère.

La vieille lui obéit encore. Quand elle se réveilla, le lendemain au jour, l’Enfant magique était revenu à la tente. Il dormait tout engourdi de froid sur sa petite couche, et sa poitrine était glacée.

La vieille se lamenta, pensant qu’il était mort.

Elle mit tout en œuvre pour le persuader de suivre les Dènè. Mais il ne voulut pas y consentir.

— Regarde donc dans mes mitaines, dit-il à la vieille.

Elle y porta la main. Quel ne fut pas son étonnement de les trouver pleines de bouts de langues de renne. Pendant le sommeil de sa mère et en vertu de son pouvoir magique, l’Enfant-Mousse avait tué quantité de caribous.

La vieille fut donc contente ; elle alla chercher la viande, elle mangea, ainsi que son fils adoptif, et fut rassasiée.

Cependant, il en agit de la même manière toutes les nuits, et les Dènè profitaient de ses chasses magiques, car il les avait rejoints.

Un jour, il tua, sur un grand lac qui s’étendait par là, quantité de caribous, les dépeça, les fit boucaner et sécher ; puis, se rendant vers sa mère :

— Mère, lui dit-il, mes frères (il appelait tous les hommes ses frères) n’ont rien à manger, sans doute. Voici un peu de viande que je t’apporte. Fais-m’en un pémikan. Je le leur porterai.

La vieille lui obéit comme elle lui obéissait toujours. Alors, durant la nuit, il disparut encore selon son ordinaire. Mais la vieille ne s’étonnait plus de ses disparitions. Elle était habituée à ses allures de magicien.

— Probablement qu’il est allé faire sa médecine, pensa-t-elle. Il est en quête de quelque gibier.

Elle ne s’attrista donc pas de son absence.

Vers minuit, le cœur de la vieille étant devenu glacé à cause de l’excès du froid, elle se réveilla, ralluma le feu, et elle plaça le gâteau de viande et de graisse hors la loge.

Pendant ce temps, l’Enfant-Mousse avait tué une hermine. Il en répandit, tout en marchant, le sang sur le chemin et autour de la tente, et il en aspergea le gâteau ou pémikan. Aussitôt, le grand lac, qu’il avait traversé avec le peuple, se fendit ; le lac s’entr’ouvrit, et dans son lit apparurent des quantités de viande de renne qu’il y avait cachées.

Il arriva donc que par la magie du gâteau et du sang répandu, les parents de l’Enfant-Mousse tuèrent beaucoup de bœufs musqués et vécurent à leur aise.

Cependant les hommes refusaient toujours de lui payer le tribut bien faible qu’il leur demandait. L’Enfant lunaire voulut donc punir ces ingrats. Un jour que les Dènè avaient tué un grand nombre de bœufs musqués et de rennes, qu’ils les avaient dépecés et boucanés, comme de coutume, et que leur viande était suspendue dans les boucans, sur des échafauds, Nni-o’ttsintanè se prit à réfléchir en disant : « Nonna tamine ! nonna tamine ! » Nous ne savons plus ce que ces mots signifient, mais au même instant la viande de bœuf pétilla, elle bruissa ; les morceaux s’en rejoignirent, les animaux redevinrent vivants, sortirent des boucans et se sauvèrent à toutes jambes dans les bois. Toute la viande disparut donc et ton (la famine) régna de nouveau dans le camp des Dènè.

— C’est ce petit mauvais sujet qui a fait ce coup-là, se dirent les parents adoptifs de l’Enfant-Mousse. Il faut le punir de manière à ce qu’il s’en souvienne. Ils voulurent donc s’emparer de lui ; mais il leur glissa entre les mains comme une ombre et s’échappa on ne sait comment. Oh ! qu’on le haïssait ! Les Dènè attelèrent leurs meilleurs chiens de trait, ils se lancèrent à la poursuite de leur viande qui se sauvait, mais ils ne purent plus la rattraper.

Pendant longtemps il en agit de la sorte, demeurant toujours seul à part, avec sa vieille mère. Il planta sa tente au loin, visitant de temps à autre son peuple et lui demandant toujours le tribut de l’épaule et de l’estomac. Mais eux le lui refusèrent de nouveau. De nouveau alors la viande disparut.

— Quel méchant garçon, se disait-on ; pourquoi veut-il nous faire périr de faim ?

Mais lui, se rappelant que ces méchantes gens avaient persécuté et fait mourir ses parents, et voyant qu’ils lui refusaient un si léger tribut, n’avait pas déposé sa colère.

Après cela, les hommes tendirent des filets aux poissons du grand lac, mais ils ne prirent rien. Le poisson manquait comme la viande. L’Enfant-Mousse se rendit donc au bord de la mer, soupira, et se contenta de prononcer ces simples mots :

— Eh quoi ! du Pied-du-Ciel je suis venu dans la patrie de mes frères. Pourquoi donc maintenant la grande Eau leur est-elle fermée ?

Il ne dit que ces mots, et aussitôt le poisson abonda.

De nouveau, l’Enfant lunaire sollicita le tribut de l’estomac et de l’épaule des rennes tués à la chasse. Le Corbeau qui court s’y opposait toujours. Alors l’Enfant se coucha sans manger et dit à sa mère :

— Mère, attachez bien notre loge avec des cordes.

— Pourquoi donc ? demanda-t-elle.

Il ne lui répondit pas, mais elle lui obéit ponctuellement ; elle lia fortement la tente et se coucha. Alors, durant la nuit, on entendit passer un vent impétueux qui porta la désolation dans le camp. Le Corbeau qui court s’écria :

— Il a trempé (dans le sang) la touffe d’herbes ; il a suspendu en haut son vase et l’esprit est entré dedans !

Alors tout le camp se leva dans un grand ahurissement, car un grand nombre de morts gisaient dans le camp. On courut à la loge de l’Enfant magique, afin de voir ce qu’il faisait ; mais on ne l’y trouva plus. Il était parti pour le Soleil, où il demeura.

Longtemps après cela, les hommes demeurèrent sur le passage des rennes et en prirent un grand nombre ; puis ils repartirent, abandonnant la vieille à elle-même, comme de coutume. Elle s’ingénia donc pour vivre, tendit des collets sur la piste des caribous, et en prit un petit. Ce petit renne lui parut ressembler à son fils, l’Enfant-Mousse. Elle le considéra longtemps, le prit et coucha avec lui dans le dessein de ressusciter le fils qui la faisait vivre et qu’elle pleurait comme mort ; mais elle ne put venir à bout de dégager l’esprit de l’Enfant-Mousse. Celui-ci lui dit :

— Mère, laisse-moi en paix ; je vais t’instruire, laisse-moi parler. Voilà que je reviens du Soleil. J’espérais que les hommes m’y verraient et j’étais parti pour cet astre ; mais son feu est trop fort, il est impossible d’y habiter. Je suis donc revenu vers vous et je repars pour la Lune. Là, ceux qui me haïssent me verront. D’ici deux nuits, si je ne reparais plus, c’est que je serai parti pour la Lune. C’est là que je résiderai. Allez-y donc aussi.

Comme sa mère pleurait en l’entendant parler ainsi, il ajouta :

— Ne te lamente pas. Il n’y a rien en ce que je dis qui puisse te faire pleurer. Dormez demain et après-demain ; entre chaque nuitée, tendez vos lacets aux rennes, et, ainsi faisant, vous parviendrez à la Lune.

Il ceignit sa tête de son bandeau, et dit :

— L’astre en agira de la sorte, sa tête sera entourée d’un diadème. Or sus, ma mère, quand l’homme mourra, le soleil pâlira.

C’est pour cela que lorsque le soleil pâlit, c’est un signe de mortalité pour les hommes, et nous disons alors que l’astre combat pour nous.

La mère retourna donc dans sa tente et raconta toutes ces choses à son vieux mari.

— Mon fils m’a ordonné ceci et cela, dit-elle. Alors ils dormirent et campèrent encore deux fois, et aussitôt l’Enfant-Mousse se montra dans la Lune. Cela les consola. Ils tendirent donc leurs collets aux rennes et vécurent de cette viande, espérant toujours qu’ils se dirigeraient vers la Lune. Ils campèrent de nouveau. Tout à coup, là-bas, ils aperçurent la Lune qui courait. Elle était semblable à un beau vieillard à cheveux blancs courant comme la Lune dans sa marche.

— Mon fils ! mon fils ! s’écria le père, transporté de joie.

Rien. Le vieillard ne leur parla point.

— Ah ! mon petit-fils, je suis trop pressé ! fit-il avec indifférence.

Et il recommença à courir, les laissant là.

C’est depuis lors, dit-on, que l’Enfant-Mousse

habite dans la Lune.


XXVI

ETTSENNOULLÉ-YA ET TρATSAN-EKO

(le petit bien-aimé et le corbeau qui court)


(Suite de la légende précédente.)


Une vieille femme avait élevé, dit-on, un tout petit enfant. C’était l’un d’entre ce peuple haïssable et mauvais que l’on détruisait. Ce petit mauvais sujet était traité en fils adoptif par la vieille.

Il y avait aussi un chef puissant qui habitait une belle maison de bois et qui était le mari de deux femmes. On le nommait le Corbeau qui court. Il était riche, et l’on voyait au fond de sa maison ses jolis plats et ses coupes rangées avec ordre.

Or, le petit mauvais sujet dit à sa vieille mère adoptive :

— Mère, je m’en vais chez le Corbeau qui court.

— Eh ! qu’y vas-tu faire ? lui répondit-elle. C’est un homme puissant et farouche. Il est bien difficile que tu te présentes à lui, mon fils.

— Néanmoins je vais y aller, dit-il. Peu importe.

L’enfant magicien s’en alla donc chez le Corbeau qui court ; il renversa tous ces beaux vases dont il était si fier, il répandit tout autour quelque matière inflammable, et il y mit le feu.

De l’intérieur de sa demeure, le grand chef entendit le vacarme.

— Qui donc a brûlé mes beaux ustensiles ? demanda-t-il.

— C’est, lui répondit sa femme, le petit Bien-Aimé, ce méchant petit tabou de Bouse.

Elle l’appelait ainsi parce que le corps de l’enfant avait été frotté de bouse de bœuf musqué, pour qu’il acquît la vertu magique.

Cependant, comme le Corbeau qui court était furieux, l’Enfant-Bouse se cacha ; mais il agissait dans l’ombre. Quand le jour reparut, le Corbeau qui court trouva sa demeure remplie de duvet blanc d’oiseaux que le petit mauvais sujet y avait éparpillé ; car il portait au cou une amulette d’oiseau. Le chef, fâché, voulut en punir l’enfant. Mais lui, dormait ou faisait semblant de dormir, inconscient.

Cependant on partit pour la guerre.

— Rendons-nous là où nos ennemis se cachent, se dirent les hommes ; mettons-nous en marche pour les combattre.

Ils partirent donc, laissant l’Enfant magique dans sa tente.

Mais après le départ des guerriers, il dit à sa vieille mère :

— Grand’mère, je veux suivre les combattants.

— Que me dis-tu là ? répondit-elle. Tu es si petit et ton vêtement si insuffisant ! Tu mourras de froid.

Il ne répondit rien, mais durant la nuit il disparut et rejoignit les guerriers du Corbeau qui court. Celui-ci était sur le seuil de sa tente lorsqu’il le vit arriver avec sa petite couverture toute humide du serein de la nuit.

— Mon fils, lui demanda-t-il, que viens-tu faire ici ?

— Je viens pour combattre avec vous, répartit l’enfant.

Il cacha soigneusement sa chevelure, car les gens du Corbeau qui court se rasaient la tête.

On partait donc pour combattre les ennemis ; on s’en allait à leur rencontre, lorsqu’il tua les guerriers durant leur sommeil ; il les perça de flèches invisibles, il les brisa tous, endormis ; il détruisit tout le monde. Cependant il n’avait pas combattu, mais il avait fait le maléfice appelé Ekhé-tayétlin ou l’Enfant lié. Il avait percé une petite chienne blanche, il lui avait fendu le nez, avait délayé sa fiente dans son sang ; de ce sang, il avait frotté la tente, puis il s’était couché tranquillement.

Eh bien ! durant cette même nuit, et toute la nuit, le sang coula à flots dans chaque demeure. On n’entendait retentir que ces paroles lugubres :

— Il y a du sang dans la maison !… Voilà que son sang coule !… Hélas ! mon fils perd tout son sang !…

Voilà ce que l’on entendait de partout. C’était donc vraiment terrible et inconcevable.

Le Corbeau qui court, lui, réfléchissait en silence. Il ne prononça que ces paroles d’un ton lugubre :

— On a blasphémé la grande Montagne ! Il a mangé notre fétiche, l’animal-dieu !

Le chef pressa donc le cœur du petit magicien comme on le fait d’un poulet pour le tuer, et il le tua. Pendant la nuit, il lui fouetta le cœur de sa mitaine et par sa magie le releva vivant. Il refit le petit Bien-Aimé, il le rendit bon ; de sorte qu’il fut un des premiers à s’en retourner avant toute l’armée, après qu’il eut été ressuscité et bonifié par le Corbeau qui court[46].


XXVII

TρA-NA-ÉχÉLÉ-TSATÈLI

(marche funèbre au son de la crécelle)


L’Enfant-Mousse, qui tua tous les hommes par Ettsonné, l’Esprit de la mort, et par la vertu du sang répandu, partit pour la Lune. On peut l’y voir encore, tenant en laisse sa petite chienne blanche qu’il immola, et portant sur son dos l’outre pleine de sang qu’il avait suspendue à sa tente quand le Grand Vent parcourut le camp ennemi.

On l’appelle maintenant Sa-wéta ou l’Habitant de la Lune, Ettsonnè ou le Génie de la Mort ; mais on lui donne aussi les noms de Ebœ-Ekon ou Ventre-Bouclier, parce qu’il combat pour nous, et, par la mort de nos ennemis, nous procure ces caribous dont nous nous nourrissons[47] ; Klodatsôlè ou Souris au museau pointu, musaraigne, souris des sables, taupe. Enfin, on l’appelle Edzée ou le Cœur de la nature, à cause de la grande bonté qu’il eut pour nous.

C’est pourquoi, presque à la fonte des neiges, à l’équinoxe du printemps, quand le soleil se retourne sur sa couche, au mois du rut des rennes (mars-avril), on célèbre la fête de Sa-wéta appelée le Passage funèbre à travers les tentes au son de la crécelle.

À cette fin, on fait cuire, dans la terre, de la viande à l’étuvée dans des marmites en fibres tressées, puis on en remplit des gibecières que les jeunes gens chargent sur leur dos ; on se munit de bâtons comme des gens en marche, on se ceint les reins, et tous se réunissent à minuit, dans une même tente, pour y manger en commun, mais à la hâte, et comme avec crainte, le contenu des gibecières.

Puis, l’un d’entre nous se lève et regardant la lune se met à chanter :

Ufsédha ! Klôdatsolé él’èkkè-tρa-nondatρalé ! Ttsu-chiw yèèn !

Ce qui signifie :

— Passe ! Musaraigne, hâte-toi de sauter par-dessus en forme de croix ! Montagne boisée, arrive !

Alors, sortant dans la neige les uns après les autres, en chantant la même invocation à la Lune, ils courent autour de la tente et des autres loges du camp, en chantant de temps à autre.

Pourquoi donc la Lune s’ennuie-t-elle, comme si elle allait se laisser tomber du ciel ? pensons-nous. Assurément, cet astre est en souffrance. Alors, de peur qu’on ne le tue, nous crions et nous chantons[48].

Après cela, on fait un festin le restant de la nuit sous les tentes. Ce faisant, nous obéissons aux ordres de Sa wèta ou la Musaraigne, lui-même, qui nous dit jadis :

— Lorsque la Lune paraîtra vouloir se laisser tomber en syncope, vous en agirez ainsi : Quand la Lune passera, vous ferez un repas nocturne et vous passerez la nuit dans la neige et en plein air.

D’autres tribus chantent :

Enékhèw ! Klodatsolé nè kla tρèh nasikhin ! Ttsu-chiw yèen ! — « Que c’est lourd ! Ô musaraigne, porte-moi à travers ton derrière ! Montagne boisée, arrive ! »

D’autres :

Klodatsolé ! êhtρè nni na-dintl’a ! Ku sê ya !

— « Musaraigne ! saute par-dessus la terre ! Encore un peu de temps ! (Ou bien : Or sus, petit faon !) »

Les Dènè Nnè-la-Gottinè chantent :

Nétasolé ! né kla tpèh hèlè gunli, yanhè ! Ttsu-chi yengé ! ta ttchiré dinζè. Uhséyé ! — « Musaraigne, à travers ton derrière est une chaussée, oh ! la la ! Montagne boisée, arrive ! arrache-nous d’ici. Je vais passer ! « 

Les Dènè Esclaves ne font pas de procession autour des tentes ; ils se contentent de manger en commun leur repas nocturne, dans une tente, en chantant de temps à autre :

Klô-da-tsolé, né Ma tρèh nakodèfwiwé ! — « Ô musaraigne, à travers ton derrière nous sommes partis, ou nous avons passé. »

D’autres enfin chantent :

Edatsolè ! né kla tρèh naséttiñè ! Ttsu-chiw yéñgè, ni nattchirè dinζè ! — « Ô musaraigne ! tu m’as tiré à travers ton derrière ! Montagne des sapins arrive, arrache-nous et tire-nous d’ici[49] ! »


XVIII

TL’IN-AKHÉNI

(les pieds ou phallus de chien, ou les hommes-chiens)

(Suite des précédentes.)


Un géant d’entre nos ennemis enleva un jour deux sœurs. Voici à quelle occasion :

— Je veux une âme, dit le géant. Il me faut une tête. Je n’en demande qu’une, mais il me la faut.

Comme on la lui refusa, il se mit en colère, enleva deux filles, qui étaient les sœurs d’un Dènè, et, se sauvant, il les emmena dans le pays des Hommes-Chiens.

L’homme auquel on avait enlevé ses deux sœurs se nommait Kotst-datρéh ou Opérant-Bâton. Il partit sur les brisées du géant ennemi pour lui reprendre ses sœurs.

Il arriva d’abord dans un pays dont les habitants se nourrissaient de petits oiseaux blancs nommés Ettsè-nonttsé. Il demeura chez eux quelque temps, vivant de leur vie. Il tendit, comme eux, des filets dans lesquels il prit beaucoup de petits oiseaux, vu qu’il les pourchassait dans ses rets.

Étant parti de là, il arriva dans une contrée dont les hommes vivaient de grosses perdrix. Dès qu’il fut dans ce pays, son corps acquit la légèreté de ces oiseaux. Bien que la terre fût couverte d’une neige épaisse, il n’y enfonçait pas plus qu’une perdrix.

En cheminant, il aperçut du feu et se dirigea de ce côté. Il trouva une loge dans laquelle demeurait une vieille femme-perdrix.

— Mon fils, lui dit la vieille, sois le bienvenu ; je vais te servir de la viande à manger. Ne crains point, nous sommes de braves gens. Mais, plus loin, tu ne trouveras que des hommes méchants, les Pieds-de-chien.

Bientôt les fils de la vieille arrivèrent au logis. Ils étaient chargés de perdrix, fruit de leur chasse de ce jour. Ces oiseaux étaient fort gras. On découpait leur lard comme on le fait des bêtes de venaison. Ils donnèrent à manger à Kotsi-datρèh des têtes de perdrix, comme nous donnons aux étrangers qui nous visitent des têtes de renne. Ils remplirent un chaudron de ces têtes, et lui firent également manger de la chair de perdrix. De ce moment, l’Étranger en acquit la légèreté.

Cependant Kotsi-datρèh ne demeura pas là ; il passa bientôt dans le pays des Hommes-Chiens, se servant de leurs raquettes à double pointe, ce qui lui parut d’abord très pénible.

Ayant aperçu une grande tente, il se dirigea de ce côté, mais sans rien voir ; car il régnait dans leur pays une nuit fort obscure. Il se guidait seulement sur le bruit. Dès qu’il fut arrivé à la tente, il jeta dans le feu des yeux de lièvre, et le jour se fit.

C’est dans cette contrée ténébreuse qu’il retrouva ses sœurs. Leur ravisseur, le Grand-Ennemi, était à la chasse. Il se rendit donc vers ses sœurs, qu’il trouva en compagnie de leurs enfants, deux petits Pieds-de-chien, qui se jouaient autour du foyer.

— Mère, mère, voilà notre oncle qui vient nous voir ! s’écrièrent les petits hommes-chiens.

— Suivez-moi, dit Kotsi-datρèh à ses sœurs. Voilà que je viens pour vous délivrer de la servitude du géant.

— Ah ! ton beau-frère est puissant, lui répondirent-elles. Il te tuera certainement si nous partons avec toi.

— Suivez-moi toujours, leur dit-il d’un air résolu.

Elles abandonnèrent donc leurs petits enfants-chiens et suivirent leur frère. La nuit venue, ils bivouaquèrent.

Mais, durant leur sommeil, le Grand Ennemi fit la médecine, de telle sorte qu’au lever du jour tous trois s’éveillèrent au sommet d’une haute montagne.

Les deux femmes en furent épouvantées.

— Recouchez-vous donc, dit Kotsi-datρèh à ses sœurs, et fiez-vous à moi.

Elles se rendormirent. Alors, par la vertu de sa médecine, il aplanit la montagne, et la changea en une plaine commode.

Ayant campé une seconde fois, ils s’éveillèrent tous trois dans une petite île déserte.

— Recouchez-vous de nouveau, leur dit-il.

Aussitôt, il fit naître du milieu des eaux une route ou chaussée de terre sèche, sur laquelle ils traversèrent le lac.

Ayant bivouaqué une troisième nuit, le géant les foudroya de ses grands tonnerres. Mais le frère des deux femmes cueillit une branche de saule, il la plia en nœud coulant, prit l’oiseau-tonnerre Iti au collet, et le tua.

Cela fait, ils construisirent une pirogue afin de pouvoir traverser la mer ; mais à peine furent-ils sur l’eau que celle-ci s’étendit et s’enfla à perte de vue. Eux-mêmes y enfoncèrent. Ses deux sœurs pleuraient en sombrant. Mais Kotsi-datρèh les tira de l’eau avec sa baguette, et elles survécurent à ce naufrage.

Ils campèrent encore une cinquième fois ; alors le géant leur suscita un rapide, un abîme sans fond, dans lequel la rivière se précipitait en mugissant. Tous trois dérivaient vers la cataracte et allaient y être engloutis. Mais Kotsi-datρèh fit surgir l’abîme et s’élever le fond du terrain, de telle sorte qu’il en résulta un courant lent et tranquille, sur lequel ils continuèrent leur route.

Une sixième nuit étant survenue, il se fit tout à coup, par la vertu du grand Magicien, une obscurité épaisse qui ne permettait aux sœurs de rien distinguer. Elles se mirent à sangloter.

— Recouchez-vous et dormez, leur dit-il, et ayez confiance.

Aussitôt, à sa voix, le jour se fit et elles revinrent à la vie.

Ils campèrent une septième nuit. Alors, on entendit tout à coup dans les ténèbres : Rho ! rho ! rho ! C’était un monstre énorme, un Nahay, que le géant leur envoyait pour les dévorer. Je ne sais ce que Kotsi-datρèh fit au monstre. Il lui perça la gorge de ses flèches, sans doute, car il l’étendit sans vie à ses pieds.

La huitième nuit arrivant, l’eau leur manqua complètement. Elle se mirent donc de nouveau à pleurer, car leur position devenait très pénible, dans ce désert. Mais leur frère jeta une de ses flèches sur la pente de la montagne, et aussitôt il en jaillit une source d’eau limpide, où ses sœurs se désaltérèrent.

Finalement, ils arrivèrent au bord de la mer, où ils trouvèrent une tente. De l’autre côté de l’habitation, une source abondante jaillissait de terre. Là ils passèrent leur neuvième nuit et les jours suivants.

Bientôt ils virent arriver du monde en ce lieu fortuné, car les habitants de l’oasis se dirent :

— Voici qu’il nous est venu trois personnes, un homme et deux femmes.

— Quelle sorte de gens êtes-vous ? leur demanda-t-on.

Mais ils ne répondirent rien à ces questions. On ne put leur tirer une seule parole. Ils ne comprenaient rien.

Alors il arriva de la rive opposée un vieillard vénérable, courbé sous le poids des ans et marchant avec des béquilles. Le vieillard leur parla ainsi ;

— Mes enfants, ma vieille mère, qui est morte il y a déjà bien longtemps, me raconta jadis qu’un géant ennemi avait ravi deux sœurs à nos parents, et que leur frère était parti à leur recherche. Seriez-vous, par hasard, ces gens-là ? Voilà ce que ma mère m’a dit. Ces trois personnes sont probablement vous, sans doute ?

— Eh ! oui assurément, répondirent-ils.

Voilà ce qui arriva à ce vieillard Dènè, dit-on, au commencement. C’est la fin de l’histoire des Deux Sœurs.


XXIX

KOTSI-DATρÈH

(opérant-bâton, suite)


Kotsi-datρèh délivra ses sœurs, au commencement, de l’esclavage du Grand Ennemi, le chef des Hommes-Chiens.

Nous invoquons Kotsi-datρèh ou le Grand-Père Jaune pour qu’il nous obtienne une grande abondance d’animaux. On l’invoque également en vue d’acquérir le pouvoir d’opérer des merveilles. Kotsi-datρèh opérait à l’aide d’un bâton blanc dont il frappait la terre et les eaux.

Celui qui veut se livrer à cette magie bénévole ne doit pas blasphémer, ni se dépouiller de ses vêtements ; mais il doit se contenter de se promener en chantant et en donnant du bâton deci delà, ainsi que le faisait Kotsi-datρèh.

Kolsi-datρèh, le Grand-Père Jaune, demeure au Pied-du-Ciel, où il conduisit ses frères Dènè. À l’aide de son bâton, il faisait des prodiges, détruisait les géants et les animaux malfaisants. Voici quelques-unes des merveilles qu’il opéra :

Une fois, un Na-hay ou Mangeur d’hommes, aux petits yeux et au long nez[50], accourut du rivage vers une femme qui demeurait seule au bord de la mer.

— C’est pour moi que cette femme travaille, se disait le monstre. C’est pour moi qu’elle apprête des mets.

Elle était sans défense à sa merci.

Kotsi-datρéh, s’écria-t-elle, toi si bon et si puissant, accours et défends-moi du Nahay.

Alors aussitôt un feu sortit de la terre, qui s’entr’ouvrit, et du milieu des flammes bondit l’Homme à la baguette. Il en frappa les eaux de la mer, les divisa de part et d’autre ; dans la mer, il ouvrit un passage, il y pourchassa le Nahay et l’y noya.

Un autre jour, au milieu d’un grand lac mis à sec, on entendit gronder le tonnerre. On accourut pour voir ce que c’était. Kotsi-datρèh, le Grand-Père Jaune, y dansait dans la mer desséchée. Sa tête était toute blanchie par l’âge. Il donna aux Dènè deux sabots de renne comme un talisman puissant, au moyen desquels ils pourraient tuer un nombre incalculable de caribous.

Une autre fois, Kotsî-datρéh arriva vers une tente dans laquelle pleurait un tout petit enfant. Il était seul et exposé à la voracité d’un géant mangeur d’hommes, qui avait déjà dévoré sept personnes. Kotsi-datρéh saisit le géant à bras-le-corps et lutta avec lui toute la nuit, sans pouvoir en venir à bout. Cependant, à la fin, il parvint à lui tirer le nerf de la jambe, le rendit boiteux et le renversa à terre. Puis, le ressaisissant de nouveau, il lui guérit le pied et le renvoya indemne. Mais, plus tard, se ravisant une troisième fois, il poursuivit le géant cannibale, le frappa de son bâton, et le renversa à terre pour jamais.

Une fois encore, Kotsi-datρéh rencontra sur le sentier un Etié-ra-kotchô (renne gigantesque), qui conviait les passants au crime.

— Se tsoukhé ! (Approchez-vous de moi !) criait cette bête immonde.

Le Grand-Père Jaune accourut vers ce monstre affreux ; il lui arracha la mâchoire. De cette mâchoire, il l’en frappa, le renversa à terre, puis il l’acheva de son bâton.

Enfin, un autre jour, comme les frères de Kotsi-datρéh (car il appelait tous les hommes ses frères) étaient à bout de nourriture, il se hâta, dans sa bonté, de faire à leur insu un ballot de viande sèche et boucanée qu’il alla déposer secrètement au milieu de leur camp ; puis il se retira. Mais à la vue de cette viande, ces ingrats, loin de remercier leur bienfaiteur, se répandirent contre lui en invectives. Le Grand-Père Jaune, Etsié-dèkfwoë, s’irrita tout d’abord ; mais, comme sa colère n’avait jamais d’effet fâcheux, il s’apaisa vite.

— Ils veulent sans doute de la viande fraîche, se dit-il.

Aussitôt il s’en alla sur un lac, y prit un castor, le dépeça, le fit rôtir et l’apporta à ses frères affamés, sans y toucher lui-même. Il n’en mangea que la graisse après l’avoir fait griller. Il divisa ensuite le feu en deux parts, et se coucha au milieu des flammes sans qu’elles le brûlassent.

Par cette magie, Kotsi-datρéh procura à ses frères beaucoup de viande. Puis, il leur donna cette prescription :

— N’oubliez pas ce que je vous dis : À l’avenir, quand vous tuerez un animal quelconque à la chasse, observez ceci : Vous placerez le sang de l’animal d’un côté, et sa chair de l’autre.

C’est la fin.


XXX

EFWA-ÉKÉ

(le goutteur ou l’antiphysique)


Efwa-ékè[51] faisait souffrir tous les hommes, lesquels en ces temps-là étaient comme des animaux. Il appelait tous les animaux : « Mes sœurs », et en usait comme on use des femmes, les conviant d’accourir vers lui pour qu’il s’en moquât et en abusât.

Une fois, plusieurs ours noirs butinaient parmi des arbrisseaux à baies, de ceux que l’on nomme raisins d’ours. Efwa-éké s’en alla vers eux, ramassa quantité de baies d’attocat, puis il dit à l’un des ours :

— Ma sœur, frotte-toi les yeux avec cette médecine.

L’ours noir obéit, ses yeux en furent brûlés et il demeura aveugle.

Une autre fois qu’il s’était sauvé, Efwa-éké rencontra un grand nombre de jeunes filles qui s’en allaient à la cueillette des baies sauvages.

— Mes sœurs, leur dit-il, voulez-vous que j’aille avec vous ?

— Soit, viens donc, lui répondirent-elles.

Ils s’en allèrent ensemble cueillir des fruits. Ils en ramassèrent beaucoup ; puis, tout à coup, il remplit ses mains de ces fruits acides, il en frotta les yeux de ces pauvres filles et elles devinrent toutes aveugles.

Un jour qu’Efwa-éké se jouait en se balançant sur un arbre penché, il aperçut au-dessous de lui des bœufs musqués qui paissaient.

— Mes sœurs, leur cria-t-il, accourez vers moi. Il y a ici des pacages excellents que j’ai découverts pour vous. Il s’y trouve de l’herbe en abondance.

Les buffalos accoururent joyeux. Ils étaient accompagnés de leurs vaches, et tous étaient fort gras. Efwa-éké les convia alors à une gageure que devait gagner à la course celui d’entre eux qui atteindrait le plus vite un but qu’il leur désigna. Les bœufs se mirent à courir à perdre haleine, et comme ils étaient très gras, ai-je dit, ils en furent suffoqués et moururent asphyxiés.

Après ce coup, Efwa-éké fondit un grand nombre de pains de graisse de moelle dont il remplit un grand nombre de vessies ; puis, il se rendit sur le rivage d’un grand lac, où des castors et des rats musqués vivaient ensemble en paix.

— Mes sœurs, leur dit-il, il y a par ici de bonnes racines, venez les y ronger. Je m’en vais attacher à vos queues ces pains de graisse qui vous aideront à les assaisonner.

Il lia donc à la queue d’un grand nombre de castors et de rats musqués ces pains de graisse fondue.

— Maintenant, allez-vous-en au large, dit-il à ces amphibies, gagnez les grandes eaux et jouez-vous ensemble ; faites des sauts de carpe dans l’eau.

Rats et castors lui obéirent naïvement. Tout à coup, les vessies se crevèrent, l’eau en fut toute blanchie et saturée ; elle remplit les yeux de ces amphibies qui en devinrent aveugles, et perdirent même la vie.

Le renard noir se livrait contre Efwa-éké à des opérations magiques. Le géant le saisit par la queue, qu’il lia ; il le traîna par terre tant et tant qu’il lui allongea cet appendice de la manière que nous voyons que sont, aujourd’hui, les queues de renards.

Une autre fois, Efwa-éké pourchassa un lynx, et, le saisissant par la queue, il le fit tourner autour de sa tête, le lança contre les parois de sa demeure, où il lui cassa le nez. C’est pourquoi le lynx a ce museau plat que nous lui voyons aujourd’hui.

Un jour que Efwa-éké était étendu et endormi dans une prairie, tous les hommes-animaux se dirent entre eux :

— Venez, et tuons-le !

Ils firent donc cercle autour de lui et dirent au renard :

— Toi, renard, comme tu as la jambe plus alerte que nous, cours vers Efwa-éké et brûle-le.

Le renard mit donc le feu aux grandes herbes sèches, de manière que toute la prairie immense en fut dévastée et brûlée.

— Lui aussi brûlera, pensaient les animaux.

Par le fait, Efwa-éké fut atteint par les flammes et eut même les fesses brûlées, parce que sa hache lui avait échappé. Car Efwa-éké portait toujours, suspendue le long de sa cuisse droite, une grosse hache de pierre emmanchée. Quand il en était armé, le géant était d’une force que rien n’égalait ; mais quand il déposait sa hache ou qu’il la perdait, il devenait semblable aux autres hommes.

Or, dans cette circonstance, ayant été surpris par le feu, sa hache lui échappa des mains pendant son sommeil. Il eut donc les fesses brûlées. Mais, se levant tout à coup, il ressaisit son arme et aussitôt toute sa puissance lui étant rendue, les animaux s’écrièrent :

— Oh ! le méchant homme, voilà qu’il se lève contre nous.

— Mes sœurs, mes sœurs, leur cria-t-il, pourquoi me maudissez-vous, moi qui vous aime tant ? Ne voyez-vous pas que j’ai les fesses brûlées ? Mais maintenant, vous me connaîtrez. Vous m’appelez mauvais, eh bien ! pour vous mauvais je serai.

Après cet événement, Efwa-ékê se maria avec une étrangère et en eut une fille qui était fort belle. Elle était si belle que le malheureux père conçut pour elle une passion coupable si violente qu’elle le porta à s’oublier à son égard.

Cet inceste mit fort en colère la femme à Efwa-éké, qui se promit bien de le tuer et lui en fit même l’aveu.

— Si tu veux parvenir à me détruire, lui dit Efwa-éké, fais un grand bûcher sur mon corps et brûle-moi. C’est le seul moyen. Ce n’est que de cette manière que la mort a empire sur moi.

Sa femme le tua donc, et ayant empilé du bois sur le corps de son mari, elle y mit le feu afin de détruire le cadavre. Puis elle se donna à un autre homme et se remaria.

Cependant, la grosse hache de pierre d’Efwa-éké n’avait pas été brûlée ; elle ressortait de la terre, de dessous la grande souche sous laquelle on avait enseveli les cendres du géant. De là-dessous la hache surgissait. La fille à Efwa-éké, cette fille si belle, dont il avait fait sa maîtresse, en instruisit sa mère.

— Ma mère, lui dit-elle, mon père n’est point mort, il n’est qu’endormi probablement, car j’ai vu sa hache repousser hors de terre.

Alors la femme qui avait été l’épouse d’Efwa-éké s’en alla au lieu de la sépulture de son mari ; elle arracha la hache et en frappa le corps brûlé du défunt. Mais elle ne put en venir à bout.

— C’est donc ainsi que tu as pris ta propre fille pour femme ! lui criait-elle en frappant.

Mais Efwa-éké, ressuscitant plein de vie, lui promit que dorénavant il se conduirait sagement.

Cependant, peu de temps après, il retomba de nouveau dans son crime. Pour lors, la vieille n’y tint plus. Elle le tua de nouveau et le brûla derechef par un feu si grand et si violent que les flammes s’en élevaient jusqu’au ciel. C’est pourquoi jadis, avant la venue des Européens, nous brûlions nos ennemis, ceux du moins qui avaient tué quelqu’un des nôtres, et nous les faisions mourir à petit feu dans les tourments. On leur arrachait la peau du crâne et on répandait même de la braise et des cendres chaudes sur leur tête mise au vif.

Toutefois, la vieille ne put venir à bout à Efwa-éké. Comme la première fois, le géant s’éveilla vivant, grâce à sa hache de pierre qui n’avait point été brûlée, et il promit bien à sa femme d’être sage à l’avenir.

On se concerta alors afin de le détruire par un autre moyen. On fabriqua une lance et on accourut vers lui pour l’en percer et le faire souffrir comme il avait fait souffrir les autres. On lui brûla les parties viriles, on le lia solidement avec des cordes. Puis toutes les filles qu’il avait méprisées allèrent à lui pour en abuser de la manière dont on abuse d’une femme ; elles y allèrent et le brûlèrent. Une vieille femme aveugle en agit aussi de même. Elle s’approcha de lui, elle s’en moqua, elle le traita de la manière dont un homme traite une femme, puis elle lui brûla à son tour les parties génitales.

— Voyez donc, s’écria-t-elle, le grand Efwa-éké ; voilà qu’une vieille femme est son mari !

Et toutefois, Efwa-éké ne mourut pas de ces horribles traitements. Il parvint même à se sauver et se réfugia chez les Dènè.

À la fin, il dit à ceux qui demeuraient hors des voies (les hommes-animaux) :

— Désormais, je veux être bon avec vous. Faites donc publier une grande fête, préparez une grande danse, et alors seulement je me montrerai aimable pour vous.

On fit comme il l’avait souhaité. On construisit une grande maison circulaire, une maison vaste et profonde, grande du côté de l’entrée et grande aussi vers le fond. Efwa-éké y convia tous les animaux et tous les oiseaux. Lorsque tous y furent rassemblés :

— Maintenant dansez, leur dit-il, maintenant réjouissez-vous !

On dansa, tandis que lui se tenait debout au milieu de la loge immense et circulaire que soutenait un poteau central.

Tous les animaux, qui dansaient autour de lui, s’en moquaient en disant :

— Tu t’es sans doute promis de nous faire encore du mal, Efwa-éké ; c’est pourquoi tu promènes ainsi tes regards impudiques sur nos personnes.

Alors le géant se mit en colère. Il poussa les murs de la maison de part et d’autre, il ébranla le poteau central. Tout à coup la toiture s’écroula, et de tous les animaux qui étaient dans la maison il n’en fit qu’un tas de cadavres. Les oiseaux parvinrent seuls à s’échapper par le haut de la demeure mise à découvert ; mais les autres furent ensevelis sous ses débris. Toutefois, parmi les décombres, plusieurs animaux purent encore s’échapper. Ainsi la poule d’eau s’enfuit dans l’eau, le plongeon arctique et le huard en firent autant. Ils étaient noirs tous deux. Efwa-éké les poursuivit ; il jeta au second de la craie après la tête et la lui rendit blanche.

Ainsi, dans cette occasion, Efwa-éké détruisit plus d’animaux qu’il n’avait fait jadis.

Bientôt il se dit :

— Je m’en vais parcourir les villages qu’habitent les géants ennemis, et je ferai souffrir ces derniers.

Il en agit donc ainsi. Tout d’abord il les fit se disperser. Ces géants avaient pris à la chasse des cygnes, des canards et des macreuses, qu’ils avaient fait rôtir dans le dessein de s’en régaler. Pendant la nuit, Efwa-éké se rendit vers eux ; il fit ressusciter tout ce gibier, et le fit s’envoler de nouveau.

Un jour qu’il était endormi sur le bord de la mer, un géant des Têtes-Rasées, ou Kfwi-dètèllé, s’en alla vers lui à la nage, le captura dans des filets et le lia fortement.

— Mon grand-père, lui dit Efwa-éké, je voudrais me rendre là-haut sur cette montagne.

Aussitôt le géant le chargea sur ses épaules, lui fit traverser l’eau et le transporta au sommet de la montagne ou Efwa-éké se sauva et parvint à se cacher.

Efwa-éké se métamorphosa successivement en tronc d’arbre, en ours, en élan, en castor, en cadavre, trompant toujours et défiant sans cesse la vigilance et la haine de ses ennemis, les Têtes-Rasées.

À la fin, il jeta sa grosse hache de silex ; il la jeta à la mer, cette massue dans laquelle résidait sa force, et il s’en alla. Il s’en fut si loin que l’on ne le revit jamais plus parmi les Dènè, et que nul ne sut jamais ce que Efwa-éké était devenu.

C’est la fin.


XXXI

ρATA-YAN

(les pygmées )


Les ρata-yan étaient des hommes fort petits et qui pullulaient dans le pays qu’ils habitaient. On ne pouvait que difficilement en venir à bout, parce que, lorsque l’on voulait s’en défaire, ils se couvraient tout entiers d’un grand bouclier sous lequel ils disparaissaient.

Un jeune homme, que ses parents tourmentaient, les ayant laissés, s’en alla, dit-on, visiter le pays de ces Pygmées. C’était un homme barbu, autant que nous pouvons nous en souvenir.

Le jeune homme barbu s’en étant donc allé dans le pays où pullulaient les ρata-yan, entra sans façon dans une loge et y demanda l’hospitalité.

— Je vous prie de me donner à boire, demanda-t-il à un vieillard pygmée.

— Ma femme, dit le vieillard à son épouse, je suis trop vieux pour servir cet étranger, va donc lui chercher à boire.

Ce disant, il lui passa la coupe.

Ils le traitèrent assez bien, mais ils ne l’appelaient que du nom d’étranger.

— Pourquoi m’appelez-vous ainsi, leur dit le jeune homme barbu, puisque je viens habiter parmi vous ?

Cependant les Pygmées levèrent le camp pour le transporter plus loin, et l’étranger barbu les suivait.

— Partez les premiers, leur dit-il avec méfiance, et je vous suivrai.

Mais ils ne le voulurent pas ; puis, lorsque le jeune homme fut parti, les ρata-yan le suivirent, sans doute avec de mauvais desseins.

Cependant le jeune homme les quitta et s’en fut au loin. Il atteignit une Terre haute dont les pentes rapides s’étendaient au loin. Là il campa au sommet de la montagne.

Mais les Pygmées l’y rejoignirent et ils couvrirent bientôt les déclivités de la Terre haute. Ils se cachaient de lui afin de le surprendre, ce qui ne leur était pas difficile, vu leur extrême petitesse.

Il ne savait comment en venir à bout. Tout à coup il eut une heureuse idée. Il y avait là quantité de gros buissons épineux parfaitement secs, il les coupa, en fit un gros massif et le fit rouler sur les Pygmées du haut de la montagne. Leur chair en fut tout ensanglantée, et, de cette manière, il les détruisit entièrement. Il n’en survécut pas un seul.


XXXII

TA-ÉDIN-YAN

(le vieil aveugle)


Un vieillard, sa femme et son fils unique vivaient ensemble tous les trois. Le vieillard, en avançant en âge, avait perdu la vue. Sa femme était mauvaise ; elle avait une humeur fâcheuse et acariâtre. De plus, elle le trompait sans cesse.

Un jour, la femme de l’aveugle dit à son mari :

— Voilà là-bas un orignal qui paît.

— Donne-moi mon arc et mes flèches, afin que j’aille le tuer, répondit l’aveugle.

Elle lui donna ses flèches, accompagna son mari jusqu’au lieu où paissait l’orignal ; ils s’embusquèrent, et elle banda l’arc dans la direction où était l’animal. L’aveugle tira, perça l’orignal d’une flèche et le tua.

— Ai-je touché la bête ? demanda-t-il.

— Non, tu ne l’as pas tuée, répondit la femme.

— Hélas ! hélas ! reprit-il tout triste, c’est que je suis bien vieux et que je n’y vois plus.

Cependant, l’orignal n’était pas mort sur le coup ; blessé mortellement, il gémissait et se débattait.

— Quel est donc cet animal que j’entends plaindre ? demanda l’aveugle à sa femme.

Sans lui répondre, elle s’en alla sur la piste de la bête, la trouva abattue au bord de l’eau ; elle l’acheva, la dépeça et jeta sa couverture sur la viande pour la cacher. Puis elle revint avec un des flancs, qu’elle fit rôtir à l’insu du vieillard.

Mais lui :

— Quel est ce bruit que j’entends ? demanda-t-il. C’est comme de la viande qui geigne en rôtissant. Où as-tu pris cette viande ? Je sens l’odeur du rôti ; qu’est-ce donc que tu fais rôtir ?

— Oh ! c’est une martre, répondit la méchante femme, et elle disparut.

Le vieillard, étant aveugle, ne pouvait donc se défendre de cette mégère ni déjouer sa malice. À bout de patience et de courage, il quitta sa loge et s’en alla dans les bois, en tâtonnant. Il marcha longtemps et arriva au bord d’un lac allongé, dans les eaux duquel il entendit crier un plongeon noir.

— Mon beau-frère, dit l’aveugle au plongeon, j’ai perdu la vue, je n’ai pu atteindre ton lac qu’en tâtonnant, et ma femme ainsi que mon fils m’ont abandonné.

Le plongeon se dirigea vers le vieillard et lui dit :

— Viens avec moi et laisse-toi conduire, je te rendrai les yeux.

Il le fit monter en croupe sur son dos, et nagea vers le milieu du lac ; puis il plongea tout à coup, entraînant l’aveugle avec lui sous les eaux. Ils demeurèrent longtemps sous l’eau. Lorsqu’ils reparurent à la surface du lac, le plongeon dit à l’aveugle :

— Eh bien ! cette terre sèche qui apparaît d’ici, la vois-tu ?

— Pas très bien, répondit le vieillard ; cependant je distingue quelque chose.

Alors, de nouveau l’oiseau noir plongea avec lui, et lorsqu’ils remontèrent, le vieillard était redevenu jeune homme et avait recouvré la vue.

Alors, il quitta le plongeon bienfaisant, retourna sans peine à sa demeure, et y vit, sur un échafaudage, la viande de l’orignal qu’il avait blessé à mort. Mais il dissimula, et affecta de se comporter en aveugle, marchant en tâtonnant. Il tendit sa gibecière à sa femme pour qu’elle y mît de la viande. Mais elle ne lui donna rien, et, dissimulant, elle lui mentit.

— J’ai soif, dit l’aveugle, apportez-moi à boire.

— C’est moi qui vais y aller, dit la vieille.

Elle alla puiser de l’eau croupie et puante, pleine de vers et de notonectes (tρé-tsaë) qui y nageaient, et la lui servit à boire, parce qu’elle le croyait toujours aveugle.

Mais lui :

— Tu as donc envie de me tuer, que tu en agis ainsi ? lui dit-il.

Il se leva en colère, la jeta hors de la loge, lui cassa la tête et la tua. Voilà la fin[52].


XXXIII

NNÉ ÊHTA-SON-TAGÉ

(le changement de la terre)


Au commencement, les Fantômes[53] demeuraient au Levant. Ces Fantômes furent d’abord des chiens qui se métamorphosèrent en hommes.

Alors nous, les Hommes (Dènè), nous demeurions à l’Occident (Tahan) ; car nous autres, nous sommes des hommes évidemment.

Alors nous nous battions sans cesse avec les Fantômes ; de part et d’autre, nous nous faisions la guerre.

Alors tout à coup la terre fit ainsi : elle tourna sur elle-même en intervertissant les points cardinaux. Ce fut comme si elle avait pirouetté sur le talon.

Depuis lors, les Fantômes demeurent à l’Ouest des Montagnes Rocheuses ; tandis que nous sommes venus à l’Est de ces mêmes montagnes.

Donc, tout au commencement, au bord de la grande mer occidentale nous habitions, alors qu’à l’Est du Mackenzie, il n’y avait encore aucun habitant ; car nous sommes des habitants des plateaux des hautes montagnes. Nous ne connaissions pas encore le Nakotsia-kotchô (le Mackenzie) et nous demeurions au milieu des Montagnes Rocheuses.

Alors un vieillard s’en vint jusqu’au fleuve et il y vit du poisson qui nageait. Il tendit un filet dans un remous et y prit beaucoup de poisson. Il s’en revint donc nous porter cette bonne nouvelle, et les Dènè vinrent se fixer le long du Nakotsia-kotchô ; car avant ce temps-là nous demeurions à l’Occident des montagnes.

De cela il n’y a pas fort longtemps. Ce n’est pas comme pour les histoires qui précèdent. Ce vieillard s’appelait, dit-on, Tchané-ζèlé (le Vieillard chauve).


XXXIV

YAÑÉ TTSEN IÑÉ TρAN-DÉl’A

(la viande qui tombe du ciel)


Au commencement, nous demeurions dans les montagnes, ai-je dit ; alors il arriva qu’une grande foule de Dènè atteignirent le pied d’une haute montagne et y demeurèrent. Alors il tomba du ciel quelque chose de semblable à de petits morceaux de viande, par quoi les Dènè vécurent longtemps.

Beaucoup de peuple alla ramasser cette petite viande qui faisait vivre le monde. Nous l’appelâmes : Bœ ttassin yan taellay (une sorte de petite chose pleine de viande). Chaque matin, il en tombait une mesure pleine ; car tout d’abord il n’y avait rien en ce pays, on n’en pouvait plus, lorsque tout à coup il tomba du ciel de la nourriture, dit-on. On en remplissait des récipients.

Voilà tout ce que j’en sais, mon père me l’a raconté quand j’étais jeune.


XXXV

AKFWÉRÉ FWEN-LLÉRÉ KOLLÉ

(l’étoile flamboyante découverte au commencement )


Au commencement, on découvrit, dit-on, une étoile qui flamboyait ; elle apparut dans le Sud-Ouest. À cette époque, Tchippewayans, Loucheux, Castors, Peaux-de-lièvre, etc., ne faisaient qu’un seul et même peuple, qu’une seule et même nation ; mais quand on découvrit la comète, chacun se demanda :

— Qu’est-il donc arrivé de singulier par là-bas ? Si on y allait voir ?

Alors, un jeune Tchippewayan s’en alla de ce côté, c’est-à-dire vers le Sud-Ouest, et se sépara de nous. Il passa dans un autre pays, mais c’était un pas grand’chose. Il n’avait que de petites flèches, et sa femme ne savait pas broder avec du poil de porc-épic multicolore.

Il y eut des Dindjié qui y allèrent aussi et qui se séparèrent de nous comme les Tchippewayans ; mais eux ne savaient pas parler, et ce fut la raison qui les porta à nous fuir. C’étaient des bons à rien.

Quant à nous, nous sommes des hommes supérieurs ; c’est pour cela que l’on dit en proverbe de quelqu’un de bon :

— Il pratique les observances des ancêtres comme un Tchin-tρa-Gottiné (ou Dènè Peau-de-Lièvre).

Or, à cette époque, on ne connaissait pas le métal, dans ce pays, lorsque le vieillard appelé Tchanè-zèlé ou le Vieux chauve descendit le fleuve jusqu’au petit affluent où il y a du sable qui s’éboule (L’é-ota-la-délin). Là, ce vieillard trouva quelque chose de rouge qui ressemblait à la fiente rouge de l’ours noir. C’est pourquoi il l’appela Sa-tsoñné (fumées d’ours). C’était du métal.

Avec ce métal rouge, on fit des herminettes et des lancettes. Avant ce temps, nous n’avions pas de métal ; mais nous achetions des Epa-tρa-Gottiné (les Dènè Antilopes), qui habitent l’autre versant des montagnes, de petits morceaux de fer gros comme le petit doigt, moyennant dix peaux de caribou des bois.

Ma mère a encore vu ce temps-là, avant la venue des Blancs. Ma mère m’a conté ces choses.


XXXVI

SOURÉ-KHÉ

(les deux sœurs)


Le castor et le porc-épic demeuraient de l’autre côté du fleuve Nakotsia-kotchô[54] (le Mazkenzie). Ils étaient sœurs et s’aimaient tendrement.

Alors la sœur Castor {tsa) arriva à la nage sur le rivage occidental et demeura au bord de l’eau, au lieu où se trouve cette grosse montagne appelée Tsa-tchô-èpèli. Ce fut là qu’il campa.

 

Alors, sur la rive gauche, la sœur Porc-épic (tsi) se lamentait et pleurait après le castor, car elle ne savait pas nager. Elle s’ennuyait de sa sœur, tout en demeurant sur cette montagne que nous appelons Ttchiuñé chiw.

Et le Porc-épic disait en pleurant :

Mè né nènè ttsen niawotté, scuré ! — « Puissè-je dans ton pays aborder par eau, ô ma sœur ! »

Mais comme il ne savait pas nager, il ajoutait :

Ta yê wottèri yènéfwéni, souré, nné añnasakhèlé ! — « Dans cette terre où je désirerais habiter, ô ma sœur, transporte-moi sur les eaux[55] ! »

Car d’abord, il faut dire qu’elles demeuraient ensemble, les deux sœurs, sur le rivage de la mer occidentale. Puis il se forma de l’eau, un grand lac peut-être, un fleuve peut-être, je l’ignore, entre l’une et l’autre ; de telle sorte qu’il se produisit une mer entre les deux peuples, il n’y eut plus de passage possible, et c’est pourquoi le Porc-épic demeura sur la terre occidentale, tandis que le Castor passa sur cette terre orientale.


XXXVII

TTSINTANÉ KKIN-YÉTTÔH

(le petit batelier)


Lorsque nous demeurions au bord de l’Océan, il poussa au large un petit rocher.

Alors voilà qu’un petit garçon construisit une pirogue d’écorce. Ce fut longtemps après que Ekkadékρini eut construit la sienne.

Ayant donc fait ce canot, l’enfant jouait avec lui, et se promenait constamment sur l’eau.

Sa mère lui disait :

— Enfant, ta pirogue ne vaut rien. Pourquoi joues-tu avec elle ?

Mais lui :

— Ah ! ma mère, répondait-il, que me dis-tu là ? Dans la haute mer, il existe une île dans laquelle je me rends en canot. Je veux y retourner de nouveau, quoi que tu puisses dire.

Le petit garçon fabriqua donc un aviron et alla se promener sur le rivage de la mer. Pendant qu’on dormait dans le camp, il disparut.

— Quel méchant petit garçon ! Où est-il encore allé avec son canot ? se disaient les Dènè.

On le chercha au bord de la mer, en canot. Mais on ne découvrit ni île ni garçon. Il n’y avait personne.

Son père se livra à des recherches inutiles ; lorsque tout à coup, pendant que l’on dormait, il reparut.

— Ma mère, dit-il, je suis retourné à l’île.

— Voilà que nous pleurions déjà sur toi, répondit la mère.

— Oh ! mère, ma pirogue est excellente. Avec elle, j’ai vogué en toute sécurité. Il y a tout là-bas une île de roche dans laquelle habite une fort belle femme. C’est là que je suis allé, ma mère, et que je veux encore retourner. Allez-y donc aussi, vous autres, ma mère.

Le petit garçon ayant ainsi parlé :

— Allons-y donc, se dirent ses parents. Cet enfant a du génie. Quand il sera devenu homme, nous nous conduirons d’après ses ordres ; nous l’imiterons.

Son père s’en alla avec lui ; avec lui, il alla sur mer, et tous ses parents aussi. Ils cherchèrent cette petite île où il disait que le poisson abondait ; mais ils la cherchèrent vainement. Il n’y avait point d’île du tout, parce qu’ils étaient incrédules à la parole de l’enfant[56].

Donc, après cela, le petit garçon revint et dit encore :

— Mon père, allons dans l’île. Il y a là une fort belle femme. Voguons donc de ce côté. Tu mangeras avec elle aussi longtemps que tu le voudras ; tu y mangeras d’excellent poisson, et si tu as envie de dormir, eh bien ! tu agiras à ta guise.

Voilà ce que le petit navigateur dit à son père. Alors nul ne pensait qu’il dît la vérité ; mais le père disait :

— N’est-ce pas mon fils qui nous dit ces choses ? Assurément qu’il nous dit vrai. Agissons donc comme il nous le commande.

Sa mère aussi dit :

— Imitons-le, agissons comme il le dit ; cela nous vaudra des avanies de la part de nos compatriotes, assurément ; cependant nous sommes ses parents, imitons notre fils.

C’est pourquoi, lorsque ces gens-là disaient quelque chose, cela paraissait toujours des mensonges aux yeux des autres hommes. Tout le monde refusait de les croire et de les imiter.

Cependant le petit garçon devint grand, il se fit homme ; il devint puissant en toutes sortes de choses, il faisait tout ce qu’il voulait.

Cette famille demeura avec les autres Dènè. Mais tous ne les croyaient pas. Il n’y en eut que quelques-uns qui les crurent.

C’est pourquoi, depuis lors, les Dènè disent en proverbe jusqu’à ce jour :

« Quand on a de l’appétit et que l’on mange ce que l’on vous donne, on est rassasié.

« Que si, ayant faim, on dédaigne la viande qui vous est offerte, on risque bien de demeurer un très long temps sans manger. »

Voilà ce que nous disons depuis lors.


XXXVIII

KFWI-DÉTÉLLÉ

(les têtes-rasées)


Origine des Dènè Flancs-de-Chien d’après les Dènè
Peaux-de-Lièvre.


Au commencement, la femme d’un Dènè mit au monde un enfant, mais non sans peine. Le petit garçon arriva bien à terme, car il pleura en sortant, mais la mère demeura immobile et comme morte. En vain son mari stimula-t-il la vie en elle, en la piquant avec un bois pointu, elle ne remua pas.

Comme il se levait, le Dènè aperçut par derrière les parois de sa hutte de sapin une Tête-Rasée qui arrivait sur le sentier. Aussitôt le malheureux jeta sur sa femme et sur son enfant les branchages qui formaient les parois de la hutte ; il les cacha, et s’élança hors de la cabane pour détourner l’attention de son ennemi.

La Tête-Rasée le suivit aussitôt. La nuit venue, tous deux bivouaquèrent ; alors lui profita des ténèbres pour retourner à sa loge, où il trouva sa femme sortie de sa transe et allaitant son enfant.

Mais la Tête-Rasée le suivit, pénétra sous la tente du Dènè et s’y installa sans façon de l’autre côté du feu, convoitant le fils nouveau-né du Dènè pour le tuer et le dévorer ; car il pensait que la chair devait en être tendre.

Finalement, il transperça le cœur du Dènè, en enleva la poitrine, qu’il fit rôtir et dévora ; puis il partit, abandonnant cette malheureuse, sans la tuer. Elle demeura donc seule avec son enfant, vivant de la chasse aux oiseaux et élevant son fils avec des cervelles de pie. Elle parvint de la sorte à le faire vivre.

Lorsque le petit Dènè fut grand, sa mère lui dit un jour :

— Mon fils, va visiter mes collets à lièvres ; pendant ce temps-là, je dresserai la loge et ferai le campement. Prends les raquettes de la Tête-Rasée et vas-y avec cela.

Le jeune garçon s’en alla donc visiter les lacets à lièvres de sa mère, marchant sur la neige à l’aide des raquettes de la Tête-Rasée, lesquelles avaient une pointe en avant et une autre en arrière.

Le soir venu, l’enfant ne parut pas, et sa mère demeura tout inquiète. Elle suivit la piste des raquettes de la Tête-Rasée, se disant en chemin :

— Hélas ! faut-il donc que mon fils meure avant moi !

Ainsi cheminant, elle arriva à une loge qui n’était autre que celle de la Tête-Rasée qui avait tué son mari. Elle le surprit durant son sommeil et le tua ainsi que sa femme. Horreur ! elle vit, suspendu dans la tente, l’os de l’échiné de son fils que ces monstres avaient dévoré. Elle pleura sur lui amèrement. Alors, outrée de colère, elle se jeta sur les petits enfants de la Tête-Plate, qu’elle voyait assis dans la loge, et les tua tous, à l’exception d’un seul petit enfant encore au casseau[57], dont elle eut pitié.

— Petit, que manges-tu là ? lui demanda la pauvre femme.

— On nous a donné un petit orignal, répondit l’enfant. Nous l’avons tué nous-mêmes et nous le mangeons.

Ce petit orignal, dont l’enfant Tête-Plate parlait, n’était autre que son propre fils. La pauvre mère le comprit bien et pleura encore plus.

Le petit Tête-Rasée sortit de la loge ; il alla chercher un tronc d’arbre, s’en chargea, et se dirigea vers un lac à castors. La femme Dènè l’y suivit.

Le petit Tête-Rasée jeta à l’eau sa hache de silex, lui-même plongea et disparut sous l’eau. La femme Dènè s’assit au bord du lac attendant ce qu’il en résulterait.

Peu après, elle entendit les castors qui disaient, dans l’eau :

— Eh bien ! soit, mangez notre chair.

Alors la femme se rendit à la loge des castors, avec la hache-marteau du petit Tête-Rasée ; elle démolit la loge, et aussitôt elle entendit au fond de cette loge le petit Ennemi qui y battait le briquet à l’aide d’une pyrite et d’un silex. Le petit Tête-Rasée avait tué tous les castors, et ressortit du lac par l’issue de leur loge.

La femme Dènè s’en fut cependant de là. Elle s’ennuyait de sa solitude, elle pleurait ceux qu’elle aimait et qu’elle avait perdus. Elle bivouaqua, fit rôtir un castor, en mangea un morceau, et se coucha en pleurant.

Peu après, elle entendit des bruits de pas, et le petit Tête-Rasée, tramant sa sellette de bouleau entre les jambes, arriva jambe deci jambe delà. Mais elle n’en prit nulle garde. Le petit se coucha à côté d’elle. Elle le laissa faire, elle en eut pitié, et ne le tua pas.

Le lendemain, elle décampa de nouveau ; elle mangea sur le midi et le soir encore. Puis elle bivouaqua de nouveau, et encore le petit marmot Tête-Plate la suivit, mangea et coucha avec elle, sans qu’elle lui fît aucun mal. Mais alors, il n’avait plus de maillot ni de casseau. Il était devenu un jeune garçon un peu grandet.

De nouveau elle décampa, de nouveau elle bivouaqua, et le petit Tête-Rasée était devenu un adulte. Il dormit avec la femme Dènè et s’en approcha.

— Voyez donc ! disait-elle, j’ai peur de lui, je le fuis ; pourquoi en agit-il ainsi ?

De nouveau elle partit, de nouveau elle campa. Mais alors la Tête-Rasée était devenu homme fait.

— Ah ! mon fils est mort, lui dit la pauvre femme Dènè, c’est toi et les tiens qui l’avez mangé ; je ne suis pas de même race que toi. Pourquoi me suis-tu donc ainsi ?

Au prochain campement, elle eut ses infirmités naturelles, quitta le sentier, se construisit une petite cahute à part pour y faire ses purifications ; et cependant, le soir venu, la Tête-Rasée arriva. Il suivit ce sentier souillé, parce qu’il la trouvait belle et qu’il l’aimait, quoiqu’elle eût peur de lui. Il pénétra sans dégoût dans la hutte, y suspendit sa carnassière, déposa sa robe de fourrure à terre, et s’assit à côté de la femme malade.

C’était mal, mais elle n’y pouvait rien. L’amour lui faisait oublier les prescriptions. Comme elle avait toujours peur de lui, la Tête-Plate lui dit :

— Je te considère comme une personne de ma famille ; pourquoi avoir peur de moi ? Tu sais bien que nous n’avons pas d’enfant, pourquoi donc me refuses-tu ?

La nuit venue, il s’approcha d’elle ; le matin, il partit pour la chasse, tua un orignal et le lui apporta. Il avala petit à petit la peau de l’orignal et la rendit ensuite de nouveau ; il l’avala une seconde fois, et lorsqu’il la recracha, elle était devenue du beau parchemin.

— Mais pourquoi me regardes-tu ? dit-il à sa femme. Ce sont là de ces choses que l’on ne peut exécuter que lorsque nul ne vous regarde.

Sur ce parchemin, il déposa son grattoir de pierre, dormit, et le lendemain la peau se trouva passée et tannée.

Cette femme demeura donc, à partir de ce moment, avec la Tête-Rasée, et il leur naquit des enfants. Mais voilà que, durant la nuit, elle entendait comme un gros chien qui aurait rongé des os. Cependant, ils n’avaient point de chien avec eux.

— Quel peut bien être ce chien ? pensait la femme Dènè. Il n’y a pas de chien ici.

Alors la Tête-Rasée lança un gros os dans la direction où l’on entendait un chien gruger des os et tua un des petits enfants.

La pauvre mère pleura.

— Puisque ton fils est un chien, tue-le donc, lui dit-elle. Mais pourquoi as-tu tué mon enfant, lui qui est un homme (un Dènè) ?

Ce sont là les ancêtres des Flancs-de-chien, Dènès par leur mère et Têtes-Plates par leur père, dit-on.


XXXIX

INTTON-PA

(fleur-blanche)


On avait enlevé Fleur-blanche depuis je ne sais combien d’hivers, et on l’avait mariée à deux hommes. En ce temps-là, on demeurait au bord d’un lac de pêche et l’on y vivait de poisson.

Or, un des maris de Fleur-blanche avait sans doute fait tort aux Dènè, car on partit pour les combattre et l’on se battit effectivement. L’un des deux maris fut tué ; l’autre revint au camp avec les guerriers.

Alors voilà : Fleur-blanche aperçut des canots au bord de l’eau et elle alla voir ce qu’ils contenaient. Dans l’un, se trouvaient des têtes d’hommes, des têtes coupées, et parmi ces têtes elle reconnut les chefs de ses deux frères aînés qu’elle n’avait pas revus depuis longtemps.

La malheureuse femme pleura beaucoup ; mais comme elle était au pouvoir des Eyunnè ou nation des Courtisanes, elle jugea nécessaire de dissimuler sa douleur. Elle manifesta une joie excessive ; elle contrefit l’insensée ; elle se mit à jouer avec ces têtes coupées ; elle les faisait sauter comme des paumes, puis les traînait deci delà, pour donner le change à ses persécuteurs.

— Comme on a tué mon père, ainsi vous a-t-on tués ! disait-elle aux deux têtes.

Après cet événement, combien de nuits coucha-t-elle encore à côté de l’ennemi qui l’avait prise pour femme ? C’est ce que je ne sais pas ; mais un beau jour elle se dit :

— Je m’en irai de nouveau chez mes parents.

Et ce qu’elle pensa, elle le fit. Un soir, elle dit à son mari :

— Aiguise-moi ce couteau.

Lui, sans méfiance, l’affûta pour elle. Lorsqu’ils furent couchés, elle lui dit en se jouant :

— Couche-toi sur le dos ; de cette manière, tu t’endormiras plus vite.

Après qu’il fut endormi et tout le camp avec lui, elle coupa la gorge à son mari.

La vieille mère de celui-ci fut éveillée par le gargouillement du sang et les râlements du mourant.

— Ma bru, cria-t-elle à Intton-pa, lève-toi, voilà que les chiens grugent notre poisson.

— Ah ! le sommeil me tue, répondit celle-ci du ton d’une personne à moitié réveillée.

— Ma bru, chasse les chiens, te dis-je, reprit la mégère.

Fleur-blanche se leva donc ; elle fit semblant de chasser les chiens, bien innocents ; elle sortit à la hâte, prit une pirogue, traversa le lac, et transporta l’embarcation dans une caverne où elle se cacha elle-même.

Longtemps après, elle entendit sa belle-mère qui criait :

— Malheur ! Elle lui a coupé la tête. Voyez donc ! Mon fils est bien mort !

Alors il y eut un grand émoi dans le camp ; tous les hommes prirent leurs canots, s’y embarquèrent et s’en allèrent bien loin pour aller à la recherche d’Intton-pa.

Lorsqu’elle ne vit plus personne sur le rivage :

— Je vais partir à mon tour, se dit la courageuse femme. Mais de quel côté se trouve mon pays ?

Cependant, elle se dirigea d’après le cours du soleil.

Après avoir vogué longtemps, elle aperçut, au bord de l’eau, un village-volant populeux.

— Cela ressemble à mon pays ! se dit-elle.

Elle bivouaqua sur le rivage, et s’y endormit.

Un loup blanc (Pélé) la tira de son sommeil en la grattant de sa patte :

— Place-toi sur mon dos ! lui dit-il.

Intton-pa lui saisit la queue, le loup se jeta à la nage, et Fleur-blanche, ayant abandonné son canot, nagea avec le loup, et avec lui aborda à un rivage qu’elle reconnut aussitôt pour être la pêcherie de son père. Du rivage elle entendit une foule de gens qui jouaient. Un vieillard s’en allait visiter ses filets dans sa pirogue. Fleur-blanche le vit et reconnut son père lui-même. Pour mieux s’en assurer, elle se cacha dans un buisson, et contrefaisant le petit oiseau qui dit dans son chant :

Intton-pa ! tchi ! tchi ! Intton-pa ! tchi ! tchi[58] ! elle se mit à siffler comme lui. Mais son père n’y fit nulle attention.

Pendant deux nuits consécutives, le bonhomme alla visiter ses filets, et chaque fois il entendit : « Intton-pa ! tchi ! tchi ! « Alors, il se dit en lui-même :

— Les Courtisanes m’enlevèrent jadis ma fille. Comment donc se peut-il que j’entende prononcer son nom[59] ?

Le vieillard raconta cela à sa femme.

— Pourquoi ce petit oiseau chante-t-il ainsi, je suppose ? Cela m’intrigue. Donne-moi un poisson sec afin que j’aille le déposer pour lui.

Le vieux s’en alla donc dans les bois ; il plaça son poisson sec sur les branches d’un saule, puis se cacha. Le poisson sec disparut et le vieillard tressaillit.

Alors il s’en alla de nouveau au lieu d’où partait ce chant d’oiseau, et quel ne fut pas son étonnement en y trouvant sa fille blottie sous la feuillée !

— Mon père !

— Ma fille !

Ce fut tout ce qu’ils purent se dire.

Quand ils furent remis de leur émoi, le vieillard dit à son enfant :

— Ma fille, dans le village il y a un grand nombre de jeunes gens. Ils t’enlèveraient assurément à mon amour. Demeure cachée en ce lieu.

Fleur-blanche demeura donc dans son buisson de saules ; et, quand l’obscurité fut venue, son père alla la chercher en canot pour la conduire dans sa tente, au fond de laquelle il lui avait ménagé une cachette. Là, sa vieille mère la nourrissait de poisson, et lui donnait de l’eau à boire.

Les deux vieillards parvinrent à dérober pendant longtemps aux jeunes gens la connaissance du retour de leur fille, et ils jouissaient de sa présence, dans leur amour jaloux. Mais un jour, les jeunes gens dansèrent, dit-on, et un tout petit enfant demeura seul dans la compagnie des vieillards qui ne s’en méfièrent pas.

— Allez-vous-en donc à la danse, avait dit le père d’Intton-pa à toutes les personnes qui logeaient dans sa tente. Lorsque tout le monde fut parti, à l’exception du petit enfant, le bonhomme fit rôtir un poisson, ouvrit la cachette et donna à manger à sa fille, en présence du petit.

Celui-ci avait assez de connaissance. Il n’eut rien de plus empressé que d’aller raconter aux autres ce qu’il avait vu. Alors une grande foule se rassembla à la tente du vieillard, et le surprit en colloque avec sa fille.

— Voyez donc ! Fleur blanche est ici ! s’écrièrent-ils. Moi, je veux l’avoir ! C’est moi qui l’aurai !

Alors son père, voyant qu’on ne considérait pas son enfant comme un fantôme, mais qu’on la reconnaissait pour un être vivant, et que par conséquent sa vie ne serait pas en danger, donna Fleur-blanche en mariage à un bel homme. C’est la fin.


XL

ÉL’É-KρA TSÉTENPA

(le départ pour la guerre)


Un jour il arriva que l’on partit pour se battre, que pour se battre l’on partit, car on désirait se guerroyer mutuellement. Ce n’était point aux Têtes-Rasées que l’on en voulait, c’était aux Fantômes (les Kollouches) ; mais sur le passage des guerriers se trouvaient beaucoup de géants, de sorte qu’il était impossible d’atteindre l’ennemi.

Alors un vieillard Tête-Rasée construisit une loge de médecine, il y mit du bois de chauffage, et il y fit bouillir une chaudière qu’il remplit de têtes de mort, de cartilages et de chair humaine mélangés. On demeura auprès de lui.

— N’allez pas dans les autres tentes, nous dit-il ; demeurez tous ici avec moi. Je vais bientôt vous donner de la bonne viande à manger. Je vais faire la médecine contre nos ennemis, et par mon pouvoir, je vais tous les transpercer pour vous ; ces étrangers, je vais les tuer pour votre compte.

Aussitôt qu’il eut prononcé ces paroles, il se rait à chanter, disant : « L’aéyi kwa, Eyunnè tρa, yékkρay tchô nitchénindéwé éyé[60] ! » c’est-à-dire : « En un seul coup, parmi les Femmes publiques, je vais dévorer de gros bœufs gras. »

Comme il chantait, on vit arriver de la mer deux corbeaux qui vinrent à tire d’ailes trouver le Jongleur.

— Allez-vous-en vers les Ennemis, leur dit-il, et, sur le lac, métamorphosez-les en bœufs musqués.

Aussitôt dit, on vit arriver un troupeau de bœufs très gras. En tuant ces bœufs gras, il tuait nos ennemis ; en dépeçant et désossant ces bœufs, il dépeçait et désossait nos ennemis, il déchirait leur chair par morceaux. Ensuite il dit à sa femme :

— Hache pour moi la meilleure viande.

Elle hacha les meilleurs morceaux et les donna aux hôtes, et ce faisant, le Jongleur hachait et leur donnait à manger de la chair humaine.

Par sa même médecine, il remplit leurs traîneaux de cette viande de bœufs musqués.

— Maintenant, leur dit-il, je vais rendre vos traîneaux légers ; mais ne me regardez pas.

Il laça les traîneaux chargés et les rendit légers. Mais voilà-t-il pas qu’il prit envie à une femme de regarder par-dessus son épaule comment était son traîneau ! Aussitôt toute la viande se dispersa de partout et la chair redevint lourde. Depuis ce temps, dit-on, la viande est fort pesante.


XLI

KOTTÈNÉ-TCHÔ

(les géants)


Avant le Sensé, tous les hommes disparurent, et il ne demeura plus qu’un seul homme qui s’en alla quelque part. Comme il passait par un sentier qui traversait un lac congelé, il aperçut un orignal qui s’y promenait, et le poursuivit.

Bientôt il vit que le sentier se bifurquait.

— Qu’est-ce que cela signifie, pensait-il ; il n’y a plus d’habitants par ici, comment donc y a-t-il un double sentier ? Je vais me métamorphoser en hermine, afin que, si ces gens sont des géants, je puisse me sauver loin d’eux.

Il se fit donc hermine, et ce qu’il avait pensé arriva. C’étaient bien des géants. La nuit venue, il alla les trouver en hermine, et, voyant au bord du lac un sentier bien battu, il grimpa sur un arbre, s’y jucha comme une belette et observa. Alors il vit un géant s’approcher du sentier, atteindre le pied d’une montagne et y pénétrer ; car les montagnes sont creuses. Il entendit du bruit dans la montagne, aussitôt il alluma un petit morceau d’amadou de bouleau et le jeta dans le trou. Alors il entendit que l’on disait sous terre :

— Voilà que l’on perçoit une odeur de terre brûlée !

Par le fait, il y avait là du bitume ; cela prit feu et se changea en un grand incendie, qui brûla toute la montagne et tous les géants ou Kotténétchô qu’elle contenait.


XLII

YATρÉ-NONTAY, ETTSOÑÉ, EDZÉ

(celui qui a traversé le ciel, le génie de la mort,
le cœur de la nature
)


Quand on voit rutiler vivement les aurores boréales, cela dénote la présence du Cœur de la nature, le Génie de la mort. Celui qui a traversé le ciel ; car on lui donne tous ces noms. Il cherche la mort de l’homme et brûle les humains. Quelques hommes se disent devins et sorciers, qui implorent le Génie de la mort. Ce sont ceux-là qui nous rendent malades et qui nous font mourir.

L’aurore boréale est donc le Cœur. Quand elle tombe en traits de foudre, quand elle court vivement et avec éclat près de terre, elle affole la tête des humains, elle saisit l’homme et le foudroie. C’est pourquoi nous en avons peur et nous lui confessons nos péchés, afin qu’elle nous laisse vivre longtemps.

Dans la terre, il y a un étançon central appelé l’étai terrestre.

Tout en bas il y a, dit-on, du bois inférieur qui produit un grand feu, et les habitants du centre de la terre, semblables à des ours, demeurent dans ses entrailles avec les belettes, les rats, les souris, les musaraignes, les taupes, les vers et les serpents ; car tous ceux-là ont été jetés et voués au feu. Ces habitants de la terre inférieure, nous les nommons Kρon-tρa yèkρon (Ceux qui brûlent dans le feu).


DEUXIÈME SÉRIE


OBSERVANCES ET SUPERSTITIONS



I

YÉNNÉNÉ GOFWEN

(Le tabou de la femme)


Dans l’ancien temps, lorsqu’une fille n’avait pas encore atteint l’âge nubile, sa mère ne disait jamais devant elle : « J’ai eu mes règles » ; mais elle lui disait pour l’instruire : « La première fois que tu éprouveras en ton corps quelque chose qui t’effrayera, sauve-toi vite, cache ta tête dans ton capuchon et couche-toi. »

Alors, lorsqu’une fille s’apercevait de quelque chose qui l’émouvait et l’étonnait, elle s’enfuyait loin de la compagnie des hommes, et cachait sa tête dans son capuchon et sous sa couverture.

On la suivait, on parvenait jusqu’à elle, on examinait ses habits, et lorsque sa robe paraissait souillée, on dressait aussitôt pour elle une cahutte, où on la servait comme une malade. On lui apportait à boire, et elle y demeurait cinq jours durant, faible et considérée comme malade. On cousait quelque vêtement pour elle, on ornait sa ceinture, on peignait son visage, on pommadait sa chevelure.

Dès ce moment, on ne lui servait pendant la première journée que du bouillon, en ne la faisant boire que peu à peu, non dans un vase ordinaire, mais à l’aide d’un chalumeau fait avec un os de cygne. On lui cousait un grand capulet pointu qui descendait jusque sur ses épaules, et sur son sein on plaçait deux bois en croix.

Il lui était défendu de briser les os du lièvre, de manger du sang, du cœur, du lard et des œufs. Cette observance, elle devait la tenir pendant tout un mois.

Tel était le tabou des Dza-ttini ou filles nubiles, lorsqu’elles éprouvaient leurs règles pour la première fois.


II

T’INTTCHA-NADEY GOFWEN

(le tabou des animaux impurs)


On ne doit pas manger du glouton, ni de la loutre, ni de la belette, ni du chien, ni du renard, ni du loup. Le corbeau et l’aigle sont aussi une nourriture défendue.

Car, au commencement des temps, les animaux étaient des hommes, et les carnassiers dévoraient leur chair ; c’est pourquoi on ne doit pas manger la chair des animaux carnassiers. On doit garder ce tabou, « Gofwen étsinttchin », on doit garder les observances. C’est là le terme.

Au commencement, les hommes étaient des rennes et autres animaux herbivores, et les bêtes à cornes étaient des hommes, mais des hommes si stupides qu’ils ne pouvaient venir à bout de tuer un seul animal herbivore pour s’en nourrir. Alors on échangea leurs sorts, et c’est le corbeau qui opéra cette transmutation ; ces hommes bêtes prirent notre place, et c’est pourquoi nous les tuons et les mangeons.


III

DÈNÈ KKWÉ-WÉ KKÈ-TSÉDÉTTAH

(circoncision )


Avant que les Français arrivassent dans notre pays, lorsqu’il naissait un garçon à une femme Dènè, elle ne cohabitait pas avec son mari durant quarante jours, et on la traitait comme je l’ai dit plus haut des filles nubiles.

Dès que le petit nouveau-né devenait un peu fort et que son visage prenait une teinte un peu carminée, on en agissait ainsi qu’il suit, contre la maladie appelée tρandé (le tremblement) :

On lui tranchait, avec une pierre acérée, la peau de la verge ; et puis, à l’aide d’une alêne, on lui perçait les joues et les bras, le lobe des oreilles et le septum du nez.

Enfin, avec la même alêne, on lui tirait un peu de sang des paumes des mains et de la plante des pieds.


IV

SA GOFWEN

(le tabou du caribou et de l’ours)


Jadis, l’ours et le caribou forniquèrent ensemble. En agissant ainsi, l’ours disait : « Ekkρawégé ! » et le caribou répondait : Ay gè » [61] !

C’est pourquoi les filles et les jeunes femmes ne mangent jamais les pattes, le ventre ni la croupe de l’ours. Et lorsqu’on se moque d’une mauvaise femme, on lui dit proverbialement :

— « Tu n’es rien qu’un tabou ay » ; c’est-à-dire : « Toute ta chair est devenue tabouée et anathème. »

Quant au grand renne des bois, on ne doit pas manger les glandes de graisse (Ekkρa-wé) qui se trouvent sur son ventre.


V

ÉTIÉ GOFWEN

(le tabou du renne des déserts)


Une jeune femme, mère d’un petit garçon, vivait avec son mari et sa vieille mère, lorsque son mari tout à coup ne reparut plus.

La vieille femme était donc très mécontente, bien que sa fille fût une chasseresse très adroite à tuer des rennes. Elle querellait sans cesse sa fille, sans motif.

À la fin, celle-ci, qui se désolait pour son mari, n’y tint plus.

— Mon fils, dit-elle à son enfant, ceignez ma tête avec des phylactères ou fi-anges en racine de sapin.

Elle voulait faire la médecine pour retrouver son mari. On n’avait jamais vu cette femme se découvrir. Eh bien ! elle déposa tous ses vêtements, fit la jonglerie, se gratta sous l’aisselle et en retira aussitôt la crépine d’un renne. Il est probable que cette femme en agissait de la sorte depuis longtemps et qu’elle tuait des rennes par ses maléfices.

— Mon fils, quand tu seras devenu homme, je t’apprendrai comment cela se fait, dit-elle à l’enfant.

Cette femme soupirait après son mari qu’elle pleurait sans cesse, et elle dépérissait faute de prendre de la nourriture ; car une nuit que son mari s’était couché à côté d’elle, il avait disparu subitement, et à sa place ainsi que sur les cendres du foyer, on avait aperçu, le lendemain, des empreintes du pied fourchu d’un renne.

Quant au mari, on ne l’avait plus revu et on ne le revit jamais plus.

Cependant l’enfant grandit et devint homme fait. Alors, sa mère lui dit :

— Mon fils, il faut que tu agisses comme a agi ton père. Maintenant, ceins-moi la tête de mes phylactères.

Le jeune homme fit ce que sa mère lui disait, il lui entoura la tête de franges, et aussitôt il prit au lacet un grand nombre de rennes des déserts.

Tout à coup, il s’en revint promptement vers sa mère.

— Mère, lui dit-il, j’ai vu un beau renne ; il a une chevelure humaine au sommet de la tête, entre ses cornes. Comment se fait-il qu’il lui pousse des cheveux entre ses ramures ? Fais donc la jonglerie pour que je le capture.

La sorcière en agit donc ainsi et le jeune homme prit le renne dans ses lacets, et l’apporta à sa mère.

Aussitôt que la femme vit ce singulier animal, elle dit à son fils :

— Mon fils, laisse-moi un instant.

Elle se coucha avec le renne mort, et aussitôt l’animal reprit vie et redevint homme[62]. La magicienne fut donc bien joyeuse d’avoir ressuscité et remétamorphosé son mari. Dès ce moment, il demeura homme véritable et reprit la femme qui l’avait tant aimé.

C’est pourquoi on prend tant de rennes par le moyen des ligatures de franges ou phylactères.

Depuis lors, on ne mange plus la graisse de l’anus du renne, l’intérieur de ses intestins, ni le tendon de ses jambes. Ce faisant, on observe les coutumes.


VI

INTTSÈ GOFWEN

(le tabou de l’orignal)


Une femme qui demeurait avec son mari ne mangeait jamais de gras d’orignal ; car dans l’ancien temps, les femmes ne mangeaient pas même la viande de l’orignal. Elle était réservée aux hommes ; et maintenant encore, elles n’en mangent jamais la tête.

Son mari, s’imaginant qu’elle mentait, mêla, pour s’en assurer, du gras d’orignal à un pémican qu’il lui servit, en lui disant :

— Il n’y a pas de graisse d’orignal là-dedans.

C’est pourquoi la femme mangea sans défiance. Puis le mari partit pour la chasse, laissant sa femme dans la loge qu’elle gardait. Mais quand il revint, elle n’y était plus. Elle avait disparu.

Le chasseur s’en alla donc à sa recherche et n’aperçut qu’une piste d’orignal qu’il suivit patiemment jusqu’à une petite rivière tortueuse, au bord de laquelle il s’embusqua, après avoir envoyé sa petite chienne sur les brisées de l’animal ; car, dans l’ancien temps, nous chassions avec des chiens.

Quelque temps après, il entendit sa chienne donner de la voix au loin et pourchasser l’animal du côté où il se tenait à l’affût. Tout à coup, il vit passer un gros élan portant les ossements d’une femme enchevêtrés dans sa ramure.

Le chasseur l’attendit, le fixa attentivement, le perça de ses flèches, et le tua. Puis, il démêla les os de sa femme du milieu de la ramure de l’animal, et se coucha avec la bête pendant tout un jour.

Aussitôt il refit sa femme et la rendit vivante.

C’est pourquoi nos femmes ne mangent pas le gras de l’orignal, et ne traversent jamais la piste de cet animal.

VII

DÈNÈ-ÉTAY GOFWEN

(les observances de la vie)


Autrefois, quand un petit enfant venait au monde, on lui perçait les bras et les jambes avec une alène, et on lui tranchait son petit prépuce, de crainte de la lèpre tremblante.

Lorsque le petit enfant commençait à manger, on lui incisait la plante des pieds, on lui brûlait les poignets, afin qu’il devînt excellent marcheur et habile en toutes choses ; puis les parents donnaient un festin à leurs amis et connaissances.

Lorsque le petit enfant commençait à ramper, on donnait aussi un régal. On en agissait encore de la sorte lorsqu’il pouvait marcher seul. Enfin, lorsqu’il parvenait à tuer quelque animal, si petit fût-il, ses parents offraient des présents à leurs amis, et on banquetait de nouveau.

Avant la venue des Français, nous nous servions de marmites proprement dites. Elles étaient en racines de sapin, tressées et nattées si étroitement que ces ustensiles contenaient l’eau. On y faisait cuire la viande à l’aide de pierres rougies au feu.

Alors, un homme nommé Bœ-yan (Petite-Viande) dit à sa femme et à son père :

— Les enfants du Très-Haut (Celui qui est assis au zénith) sont arrivés dans le pays. Ils ne cuisent pas la viande au moyen de pierres chauffées ; ils la font bouillir dans des vases durs.

Sa-Wètay, l’habitant de la Lune, fut le premier qui nous apprit à faire des marmites proprement dites, en racines tressées. Après cela, nous nous taillâmes des vaisseaux en bois, à l’instar des Esquimaux. Finalement, les Français arrivèrent et nous apportèrent des vaisseaux en métal.

Primitivement, nos raquettes ressemblaient à celles des Dindjié. Elles étaient faites d’un seul cerceau circulaire. La partie antérieure en était ronde et plate. Après cela, nous fîmes des raquettes proprement dites, à pointes aiguës ; cependant, on fait encore pour les petits enfants des raquettes à tête ronde et plate.

Notre chaussure était également sans ouverture ni lacet. Elle faisait corps avec le pantalon, ainsi qu’en portent encore les Dindjié. Cependant, elles ne ressemblaient point aux chaussures de ce peuple quant à la forme. Maintenant, nos souliers sont taillés à l’instar de ceux des Tchippewayans ; ils ont des hausses et des lacets, comme les leurs.

Nos chlamydes étaient en peau de renne, longues, étroites, munies de queues pointues devant et derrière. Elles étaient ornées d’une pèlerine appelée kko-l’a, qui pendait derrière le dos. Les hommes la portaient aussi bien que les femmes. Ce camail était très orné de franges et de breloques.

Nous portions des pantalons cousus avec la chaussure, durant l’hiver. Les femmes en portaient comme les hommes ; mais ce vêtement ne ressemblait pas à celui des Français. Il se fermait au bas-ventre par une coulisse et n’avait pas d’ouverture par devant.

Pendant l’été, les hommes portaient un pagne. Quelques-uns même ne portaient pas autre chose pendant l’hiver ; mais alors c’était le grand pagne appelé fwon. Celui d’été, tout petit, s’appelle kwé-tρa-wèttili.

Lorsque l’un d’entre nous était malade, on ouvrait la veine à une personne bien portante, à l’aide d’un silex, et le malade buvait le sang de cet homme sain, afin de boire la vie en lui.

On buvait aussi l’urine d’une personne bien portante ; on saignait la chair d’un homme, on faisait cuire ce sang et on le donnait au malade.

On tuait un chien, on en partageait le corps en deux parties, et on appliquait les morceaux tout chauds, à nu, sur le malade, jusqu’à ce qu’ils s’y putréfiassent en en prenant la fièvre.

On faisait aussi cuire de la chair de chien et on la faisait manger au malade ; c’est de là que dérive ce proverbe que « la chair de chien donne de la graisse aux malades ».

Nous connaissions aussi les bains de vapeur au moyen de pierres rougies à blanc, sur lesquelles on jetait de l’eau froide.

Ce sont là tous et les seuls remèdes que nous connaissions avant la venue des Français.


VIII

DÈNÈ TSÉTTSA GOFWEN

(observances des funérailles)


Lorsqu’un Dènè meurt, avant qu’il ait rendu le dernier soupir, on lui lie les mains avec des cordes, on lui allonge les jambes ; puis, lorsqu’il a rendu l’esprit, on coupe les cordes et on le coud étroitement dans une enveloppe de peau que l’on peint en rouge avec du vermillon.

On lui tire des lignes rouges depuis le front jusqu’aux pieds, le long des bras et des jambes ; on lui rougit les paumes des mains. On observe toutes les coutumes. On lui ceint le front d’un bandeau brodé, on lui met sur le front deux plumes de guerre ; on découpe des franges, que l’on tord, et on lui en entoure les poignets, les chevilles, les bras et les jambes.

Personne ne se couche, tout le monde travaille ; on prépare pour le défunt beaucoup de choses. On se tire du sang en signe de deuil ; on ne boit point ; à peine prend-on de loin en loin un peu de nourriture. On se prive de sang, de graisse ; on ne mange la tête d’aucun animal. On observe fidèlement toutes les coutumes.

Quand on boit, on le fait à l’aide d’un chalumeau en plume de cygne, afin de ne pas souiller les vases.

On construit un petit sarcophage en troncs d’arbres, appelé « le bois du cadavre », et on y place le corps du défunt. Ce sont les frères du défunt, si celui-ci est un homme, ou tous les hommes qu’une femme a connus, si le cadavre est celui d’une femme, qui abattent les arbres et en équarrissent les planches à la hache.

Ensuite, quatre hommes enlèvent promptement le corps ; on l’emporte vite, à la hâte, comme en fuyant, et on le dépose dans le sarcophage, lequel est élevé de trois ou quatre pieds au-dessus du sol.

Alors, les parents du mort se lamentent autour de la tombe ; ils font couler leur sang avec des lancettes ; ils se meurtrissent le visage, la poitrine, les doigts ; ils coupent leur chevelure ; ils rejettent leurs vêtements et vont tout nus, afin de se rendre misérables, en signe de deuil.

Après cela, on fait un banquet autour du sarcophage.

Au bout d’un hiver, on va revoir le cadavre. On ouvre le sarcophage, on contemple les restes du défunt. On s’assied tout autour, et l’on dépose quelque chose de beau et de bon sur son tombeau. Après cela, on fait encore un festin.

Quelquefois, on creusait un gros tronc d’arbre après l’avoir fendu ; on déposait le mort dans cette auge, dont on rejoignait les deux parties, et on replantait l’arbre.

D’autres fois on enterrait le corps. Des défroques des morts, partie était distribuée aux parents, partie était enterrée avec le cadavre, et partie vouée à l’anathème et jetée à l’eau, au feu ou aux vents.


IX

EρEL

(chants de mort)


Lorsqu’un Dènè meurt, ses parents le portent à tour de rôle ; ils chantent ses louanges en le promenant à travers les tentes, en s’accompagnant de crécelles. Ils chantent l’hymne de la mort, en sonnant du sistre ou crécelle appelé Eρèli.

— Dans la terre supérieure, tends tes lacets aux rennes blancs autour des montagnes ; perce les antilo-chèvres de tes dards. Voilà ce que te disent tes parents.

— Pourquoi donc es-tu venu chasser l’orignal sur cette terre, ce qui a causé ta mort ?

Si c’est un homme tué à la guerre ou assassiné dont on pleure le trépas, son frère aîné chante la strophe suivante au son de la crécelle :

— Mon frère cadet, le renne va te tromper et t’emmener trop loin !

— Mon frère cadet, reviens, reviens sur cette terre !

Mais si l’on célèbre le trépas de nos ennemis, à l’issue d’un combat, les paroles sont, différentes :

— Les brumes de l’Océan arctique descendent sur les ondes. La mer gémit et se plaint ; car l’Ennemi des Côtes-Arides n’y retournera pas sain et sauf comme il en était parti !

Un frère, qui déplore la mort de sa sœur, chante ce qui suit :

— Autour de la grosse île, l’eau noire fuit de son double courant, malheur !

— Ma sœur (une telle) a bu à outrance de cette onde, qui l’a engloutie ; malheur !

— Ma sœur, que le Petit-Épervier méprisait ; malheur !


X

ETSOULLA

(chants d’amour)


Les chants d’amour varient selon les individus. Chacun et chacune y célèbre sa maîtresse ou son amant selon son génie. Cependant, en voici quelques-uns des plus usités :

Maîtresse, maîtresse, puissè-je te serrer dans mes bras !
Maîtresse, maîtresse, puissè-je aller à toi !

Maîtresse, maîtresse, je suis allé vers toi !
Maîtresse, maîtresse, tu m’as laissé inassouvi !


Ma petite maîtresse, que je suis malheureux !

Mon petit frère, viens vers moi !

Méchante femme, tu ne m’as pas satisfait !


XI

MÉTEMPSYCHOSE ET INCARNATIONS


Au commencement des temps, les hommes d’aujourd’hui étaient des animaux, et les animaux que nous mangeons étaient des hommes, mais des hommes qui n’avaient pas d’esprit et qui ne pouvaient tuer un seul animal.

C’est pourquoi ils intervertirent les rôles, les hommes devinrent animaux et les animaux furent métamorphosés en hommes.

C’est ce qui explique pourquoi nous dormons avec ces animaux purs, et que l’on mange comme s’ils étaient des créatures humaines ; mais on ne doit pas manger la chair de ceux avec lesquels on dort. Il y a un tabou inviolable à leur égard.

Ceux de nos ennemis que nous nommons les fantômes, les fous et les femmes publiques[63], étaient primitivement des chiens, qui furent ultérieurement métamorphosés en hommes.

C’est pourquoi nous faisons souffrir les chiens et nous le rendons l’esclave de l’homme ; mais on ne le tue pas : c’est un crime de tuer un chien, parce que ce sont nos anciens ennemis, et par conséquent des créatures humaines[64]. Aussi dort-on avec les chiens comme avec des hommes.

Parfois des hommes meurent pour renaître presque aussitôt différemment, sans s’en aller au pays des mânes. Lorsque ces âmes ont choisi une femme pour mère, elles vont vers elle et s’incarnent dans son sein.

Les femmes Dènè reconnaissent ces migrations à plusieurs signes : 1o Lorsqu’elles cessent d’avoir leurs règles au temps prescrit par la nature, dans notre pays ; 2o lorsque les petits enfants viennent au monde avec deux dents en haut et autant en bas ; 3o lorsqu’un petit enfant vient au monde aussitôt après le décès d’un mort ; 4o lorsqu’un enfant se souvient de ce qu’il a été durant sa vie primitive ; 5o enfin, lorsqu’un enfant ressemble trait pour trait à une personne défunte.

On ne doit jamais nommer les défunts. On doit même éviter d’en parler et de penser à eux, après l’époque assignée au deuil ; mais chaque fois que l’on passe devant une tombe, il est bon et convenable de payer à l’esprit du défunt le tribut des larmes, en chantant un petit chant de mort, ou en jetant sur le tombeau une branche verte, un bout de tabac, un morceau de son vêtement.


Jadis le hibou était l’aigle, et l’aigle était le hibou. Alors le hibou, plus sage que l’aigle, dit à celui-ci :

— Mon beau-frère, donne-moi donc tes plumes, en retour je te donnerai à manger toutes mes souris.

Aveuglé par sa gloutonnerie et sa gourmandise, l’aigle d’alors fit abandon de ses plumes en faveur du hibou pour en obtenir les souris ; et c’est ainsi que ce dernier est devenu l’aigle, et que l’aigle d’alors est devenu hibou.


XII

INKρOÑÉ

(la silhouette ou ombre, c’est-à-dire la magie )


Il y a quatre sortes d’Ombre ou de Magie : 1o La bénéfactive, qui a pour but la guérison des malades ; on la nomme le Passage sous la mer ; 2o la maléfactive ou le maléfice, le volt, le sort ; elle a pour but la mort de ceux qui nous haïssent ou nous persécutent. On l’appelle le Déchu, la Danse ou la Résurrection ; 3o la troisième est purement opérative et de simple amusement ; son but est d’opérer des choses merveilleuses, et elle se nomme la Jonglerie ou Réflexion ; 4o enfin, la quatrième se propose l’heureuse issue des chasses, la récupération des objets ou des personnes perdus, la connaissance de l’avenir. On la nomme le Jeune homme lié et bondissant.


XIII

T’U YIÉ TSÉDÉTÉ

(le passage sous la mer)


On appelle ainsi la Magie ou Ombre bénéfactive, parce que le magicien, pour ramener l’esprit du moribond ou du malade qu’il veut guérir, doit l’aller quérir sous les ondes du Grand-Lac Noir.

Lorsque quelqu’un est malade, trois magiciens étendent sur lui une grande couverture de peaux cousues, sous laquelle ils lui font des opérations magiques. Ils se couchent à ses côtés, ils chantent sans cesse pendant deux nuits consécutives, ils lui font des ventouses avec leur propre bouche, et courent après son esprit jusqu’aux lieux où il s’est envolé. Ils captivent le souffle du moribond, ils s’emparent de son esprit qui se cachait, et c’est par le chant qu’ils en viennent à bout.

Alors le Génie de la mort, Ettsuñé, s’introduit dans le malade, et quelquefois celui-ci reprend vie. Mais si Ettsuñé aime trop cet homme, les magiciens ne peuvent venir à bout de capturer son esprit, et l’homme meurt.

Pour qu’un malade guérisse, il est nécessaire qu’il avoue aux magiciens tout le mal qu’il a commis dans sa vie ; car s’il cache quelque péché, il ne peut vivre longtemps, parce que le proverbe a raison :

Etendi Koëdenyè : C’est en retour du péché que l’on meurt vite, dit-on.

Voilà ce que nous croyons.

Afin d’obliger Ettsuñé (le Diable) à pénétrer dans le malade pour lui réintégrer son esprit, on jette au feu des vêtements et de la viande. Ceux chez qui et en qui réside Ettsuñé par lui connaissent la magie et sont dits « Avoir trouvé ».


XIV

YA-TρÈH-NONTTAY YAÉTLÉ

(le diable danse)


Celui qui se propose de faire la magie vers le Déchu qui traverse le ciel doit se peindre tout le corps en rouge. Pour cela, il se dépouille entièrement de ses vêtements, il se frotte et se peint avec du vermillon, il se ceint la tête d’un bandeau, il redresse ses cheveux et les lie en un faisceau au sommet de la tête ; il ne garde pas le plus mince vêtement ; il se fabrique une queue et des cornes, il se perce les bras avec une alène pour en tirer du sang.

Quand ce sont des femmes qui font le Diable (le Ya-tρèh-nonttay), elles agissent de la même manière[65].

Alors on tresse des franges ou phylactères en poil de porc-épic, animal vicieux et colère, et on les place dans les mains du Jongleur, pour qu’il les lie et les délie autour de ses membres en invoquant le Déchu.

Tout ceci étant prêt, le magicien se met à quatre sur les pieds et sur les mains, comme une bête, et, ainsi agenouillé et prosterné, il chante, il s’agite de côté et d’autre, il blasphème, il hurle, il se met en fureur. Bientôt il tombe en convulsions, en désirant de toute sa force la venue du Déchu, et voulant qu’il vole vers lui.

À cette fin il chante :

— Au-dessus du Grand-Lac aux Truites, accours vers moi en volant !

Car le pays où le Déchu réside, c’est celui où s’étend le Grand-Lac aux Truites[66]. C’est donc du Midi qu’il doit venir à tire d’ailes.

Cette médecine ne se fait que pour procurer la mort des ennemis. Celui qui s’y livre fait très mal, pensons-nous, car il désire la venue du Mauvais, et le Mauvais vient effectivement en lui.


XV

DÈNÈ YENDIIWI

(l’opération par la pensée ou magie blanche)


Dans cette magie on invoque Kotsira-tρèh, l’homme bienfaisant qui opérait jadis des merveilles à l’aide d’une baguette, qui frappa la terre de sa verge blanche.

Quand on fait cette ombre, on se promène deci delà ; on chante, on pousse des cris. C’est comme si l’on se jouait. On ne découvre pas sa

 nudité, on ne blasphème pas. C’est de Kotsiratρèh 

que vient le don des prodiges, et c’est par lui que les Dènè font des merveilles.


XVI

EKHÈ TAYÉTLIN

(le jeune homme lié)


Celui qui désire prendre beaucoup de rennes au lacet, et en outre qui souhaite et désire quelque chose, celui-là prend un petit enfant, il l’enveloppe d’une peau de renne, et fixe quatre cordes vers le cou et quatre aux pieds de l’enfant emmailloté, afin de le balancer comme en un hamac. En même temps, l’opérateur crie et chante.

Alors, si quelqu’un du dehors l’entend faire cette magie, il lui crie : « Je pense bien que ton enfant ne me tuera pas ? » Et selon la réponse qui lui est faite, il pénètre sous la tente ou bien il passe outre. Après quoi, on fait un repas, on se réjouit, et l’on se joue de l’enfant lié en le balançant d’un côté à l’autre de la loge.


TROISIÈME SÉRIE


CONTES ET NOTIONS PHYSIQUES



I

ITI

(l’oiseau-tonnerre)


Iti est un oiseau gigantesque, qui demeure au pays des mânes avec le gibier émigrant. Il y séjourne tout l’hiver sous terre, à la retombée de la voûte céleste, bien loin, au Pied-du-Ciel, dans l’Ouest Sud-Ouest.

Mais lorsqu’il fait chaud de nouveau, lorsque le gibier ailé revient vers nous à tire d’ailes, vers notre pays accourt Iti, suivi de toutes les âmes ou revenants.

Alors, s’il fait vibrer les plumes de sa queue, nous entendons gronder le tonnerre, et s’il clignote des yeux, les éclairs de la foudre nous éblouissent, dit-on.

Celui-là est une divinité mauvaise, car elle cause la mort des hommes.


II

NINTTSI

(le vent)


C’est du Pied-du-Ciel que vient le Vent (l’Esprit).

Le vent d’Ouest dit un jour :

— Lorsque les Dènè seront affamés, j’accourrai pour les secourir.

Alors le vent du Sud-Ouest ajouta :

— Et moi donc, lorsque les hommes gèleront de froid, j’accourrai vers eux pour leur venir en aide.

C’est pourquoi le vent du Sud-Ouest souffle du côté du Très-Haut[67], et il est chaud, bienfaisant. Mais le souffle du vent d’Ouest {Tahan) est âpre et affamant. Son haleine mord, car elle est glacée.

 


III

KUHχJÉ ET KUNHÈ

(la nuit et la parque)


Deux vieillards demeuraient seuls avec leurs deux fils. L’un des deux, étant allé à la chasse au bord de la mer, ne revint pas lorsque la nuit tomba.

— Que fait donc mon fils ! se dit la vieille mère avec angoisse.

Et elle envoya son autre fils à la recherche de son frère.

Celui-ci le trouva. Tous les deux campèrent et demeurèrent dans la forêt pour y passer la nuit ensemble. Ils arrivèrent tous deux chez Kuhχè (Celui qui est ténébreux), et sa femme Kunhè (Celle qui piétine). Kunhè était juchée sur un arbre penché au-dessus de l’eau, et s’y balançait. Son mari était absent.

— Grand’mère, lui dirent les deux frères, nous poursuivions un orignal lorsque la nuit nous a surpris. C’est pourquoi nous nous sommes réfugiés chez toi.

Alors la vieille « Qui piétine » dit :

— Votre grand-père, mon mari, est une Ombre[68] puissante. Toutefois, demeurez ici.

Ce disant, elle saisit leurs têtes sur ses genoux et se mit à dévider leurs chevelures sur ses doigts osseux. Tout à coup, elle repoussa leurs têtes, elle les frappa de sa petite hache et les tua ; puis, elle s’en alla chercher l’orignal qu’ils avaient laissé dans la forêt.

Cependant le vieillard, père des deux jeunes gens, s’inquiétait de ne pas voir revenir ses deux fils, et il s’en alla à leur recherche. Il appela le vent à son secours, et le vent accourut, et il venta très fort. De cette sorte, le sentier que Kunhè avait tracé dans la neige, en allant chercher l’orignal, fut comblé et disparut. La vieille sorcière ne put revenir sur ses pas, elle perdit sa piste et fut obligée de bivouaquer deux fois hors de sa demeure.

Pendant ce temps, le vieillard avait retrouvé ses fils assassinés ; il avait dormi avec leurs cadavres, et les avait ressuscites par la vertu de sa magie.


IV

CHIW

(les montagnes)


Au commencement des temps, l’eau ayant fait périr tous les hommes, elle s’éleva au-dessus des plus hautes montagnes ; la terre disparut et des vagues immenses agitaient la mer, qui couvrait tout. C’est pour cela que la chaîne des Montagnes aux Antilochèvres (Montagnes-Rocheuses ) ressemble à de grandes vagues entrechoquées.

La chaîne des Montagnes aux Antilopes, qui se déroule à gauche du Naotcha (Mackenzie) jusqu’à la mer glaciale, s’appelle Ttsu-chiw nadéko : les Montagnes des Grands-Pics. Mais celle qui borde la rive droite du fleuve, en s’allongeant au bord de l’eau, s’appelle Tchané ttsu-chiw : les Montagnes du Vieillard (leur Noë).

Ces deux chaînes forment ensemble ce que l’on appelle la Route des Géants.

De l’autre côté du fleuve et au delà de la chaîne des Grands-Pics se déroule une troisième rangée de montagnes que nous appelons Betta-sitsin nadéninhay[69], ou la rangée de Bettasitsin.

À cette époque primitive, l’île aux Caribous (qui est en haut du Grand-Rapide du Mackensie) était une pirogue ; c’était le canot de Celui qui use le ciel de sa tête {Ya-na-kfwi-odinza). C’est lui qui l’y a placé et il y est resté intact. Voilà ce que nous entendons dire depuis notre tendre enfance.


V

FEU INTÉRIEUR ET TERRE INFÉRIEURE


Dans la terre se trouve un étançon qui la soutient, et que l’on appelle Ti-gottcha-wéha.

Plus bas, il existe du bois souterrain qui brûle sans cesse et qui produit ces multitudes de mouffettes qui brûlent et fument le long du fleuve.

Les habitants de cette terre inférieure sont en tout semblables à ceux de la terre que nous occupons. Ils y habitent, comme les ours demeurent

 dans leur bauge, durant l’hiver. C’est avec ces 

gens-là que demeurent les belettes, les rats, les souris et les serpents.

Ils y vivent sans doute de quelque nourriture inconnue. On les a jetés au feu, et c’est pourquoi nous appelons ces habitants de la terre souterraine Kρon-tρa yêkρon (Ceux qui brûlent dans le feu).


VI

NÀH-AY TCHÔ

(le grand nàh bondissant)


Un petit garçon, dont la mère était allée quérir du linge et des hardes chez les peuples du bord de la mer, alla au-devant de sa mère accompagné de sa mère-grand.

Tout à coup l’enfant dit :

— Grand’mère, voilà ma mère qui revient de la mer, mais voilà aussi le Grand-Bondissant qui est couché là.

— Va donc chercher ta mère, dit la vieille. Mais aussitôt on entendit un grand craquement d’os, le grand Nâhay avait bondi, avait avalé l’enfant, l’avait ingurgité, englouti dans son estomac.


Un homme demeurait seul avec sa femme. Quand le mari allait à la chasse, la pauvre femme demeurait entièrement isolée dans la forêt.

Un jour, après que le mari fut parti, la femme entendit que l’on criait : « Il s’est égaré ! »

— Qui peut hurler comme cela ? se demanda-t-elle ; ce ne peut être que le grand Bondisseur.

Aussitôt elle coucha dans sa loge une façon de bonhomme fabriqué avec des guenilles, puis elle sortit et grimpa dans un arbre afin de s’y cacher, par la peur que lui causait le Nâhay.

Peu après, le grand Bondisseur arriva lentement ; il pénétra dans la tente, il flaira le bonhomme de linge et s’en retourna sans y planter les dents.

Puis il revint encore ; il retourna même à la loge de la pauvre femme deux, trois, quatre nuits successives ; mais comme il n’y trouvait jamais personne que le bonhomme de guenilles, il se lassa et s’en alla pour tout de bon.

La dixième nuit fut la dernière qu’il la visita, et quand il partit de la demeure Dènè, la femme l’entendit qui criait :

— Que fait-elle donc, cette femme ? Elle est sans doute aux aguets pour garder ses guenilles !

Ce fut fini ; il partit pour tout de bon. La femme le comprit bien, car elle descendit de son arbre et rentra de nouveau dans sa loge.


Le mari d’une femme dènè était parti pour la chasse et ne revenait pas. Son fils, encore en bas âge, étant sorti pour jouer hors de la tente, se mit à donner des signes de grande frayeur.

— De quoi a-t-il donc peur ? Qu’a-t-il donc vu ? se demandait sa mère ; sans doute il aura vu quelque monstre.

Alors là-bas, au bord de la mer, au même lieu où son mari avait passé tout à l’heure, elle vit un grand Bondisseur couché sur le sable. C’est de lui que voulait parler le petit enfant.

Comment faire pour se défendre du Nâhay ? Elle s’en alla chercher une grande quantité de résine de sapin, la fit fondre, en forma un gros pain qu’elle fixa au bout d’un bâton ; puis, lorsque le grand Bondisseur se présenta, à l’entrée de sa tente, elle lui poussa cette boule de résine toute chaude dans la gueule. Le monstre en eut les mâchoires empâtées, le museau englué ; il se retira aussitôt pour se débarrasser de cette résine et ne revint plus à la tente.


VII

EKKWEN

(le maigre)


Un petit chien blanc arriva un beau jour chez des Dènè. Il se trouvait, dans la loge où il entra, deux jolies femmes, qui aussitôt se disputèrent ce chien.

— Ce chien sera à moi ! Je veux l’avoir ! s’écrièrent-elles.

Ce chien était maigre, très maigre, il était à jeun depuis longtemps ; pour atteindre la loge, il avait dû se jeter à la nage et traverser le fleuve. Il tremblait de froid. Les filles s’en moquèrent donc, disant :

— Que tu es maigre, chien, que tu es maigre !

Un vieillard les reprit de leur manque de cœur.

— Pourquoi vous raillez-vous de ce chien ? dit-il aux jolies filles. Ce n’est peut-être pas un chien ; c’est peut-être un très puissant et habile sorcier.

Il prit donc le chien blanc, et il le plaça au-dessus du foyer pour le faire sécher ; il le mit sur le boucan afin que la fumée le séchât vite.

Tout à coup, le petit chien tomba de son échafaud, et devint un grand monstre qui se jeta sur les habitants de la loge, les mordit, les tua, et les dévora. C’était Ekkwen.

Le vieillard avait grande envie de le prendre au lacet ; mais il ne savait comment faire. Il alla donc chercher une grosse perche, à l’extrémité de laquelle il fixa un collet à orignal ; puis il attisa le feu de manière à le rendre violent. Ekkwen rôdait autour du foyer cherchant une nouvelle proie. Le vieillard lui passa son lacet autour du cou, le secoua, le tirailla pour l’étrangler, et finalement le jeta dans le feu, où il fut brûlé.


VIII

NÂH — DUWI

(le nâh rampant ou le serpent)


Jadis deux sœurs avaient bivouaqué après le départ d’une caravane en marche, vu qu’on était parti avant elles. Parvenues au bord de la mer, elles campèrent, et l’aînée demanda à sa cadette qu’elles couchassent ensemble. Mais elle ne le voulut pas, et campa seule.

Tout à coup, l’aînée fut réveillée par un long sifflement ; elle se leva et, au clair de la lune, inspectant les alentours du bivouac, là-bas, dans le portage qui descendait vers la mer, elle vit, étendu sur l’eau, un être semblable à un grand ver vivant. On l’entendait manger et broyer les membres d’un être humain.

Aussitôt la jeune fille se glissa doucement autour du campement ; elle avança en tapinois et en se cachant, elle courut vers la caravane et dit aux Dènè :

— Voilà qu’à l’instant même, le Nâh rampant dévore ma sœur cadette qu’il a surprise.

Des hommes accoururent sur les lieux ; après de longues recherches, on atteignit un grand arbre entre les branches duquel se cachait le serpent ; mais ils ne purent venir à bout de le tuer.

Alors une vieille femme se leva, et, lançant au serpent le petit bâton avec lequel elle tordait les peaux qu’elle tannait, elle le tua.

— L’estomac de ce monstre se trouve placé près de son anus, dit-elle.

Elle jeta donc au Nâh son bâton ; il l’avala, et le bâton s’arrêta à l’anus du monstre, qui en mourut.

Ce fut ainsi qu’elle en vint à bout.


Une autre fois, deux frères étaient en quête de nourriture durant l’été. Il y avait du lard et de la viande sèche chez eux.

— Où donc sont les animaux ? se demandaient-ils.

Tout à coup, ils entendirent siffler pendant la nuit et s’en étonnèrent.

— Mon aîné, dit le frère cadet, c’est évidemment le Grand-Ver qui produit ce bruit. Il mange sans doute là où l’on entend siffler. Courons-y.

Les deux frères s’y transportèrent, et virent sur le sentier quelque chose de très gros et de fort long. Alors, ils se mirent en embuscade et se sauvèrent loin du monstre.

Il était beau, si beau que dès qu’on l’avait vu, on ne pouvait plus en détacher les yeux[70].

Ils lui jetèrent un grand os, la croupe d’un ruminant. Le Nâh rampant l’avala ; l’os s’engagea à son anus, il s’y arrêta, et le monstre en mourut.

IX

GHU TTUWÉ

(la sangsue de mer)


De la mer jusqu’au ciel il s’élevait, le grand serpent de mer, et, si l’on avait le malheur de s’en approcher, on était perdu.

Lorsqu’on voulut le détruire, on arma de viande fraîche un hameçon énorme, qu’on lia à une grosse corde, et on le jeta à l’eau. Tout à coup, du fond de la mer, le monstre s’élance ; il avale le crochet armé, replonge et va mourir au fond des eaux.


X

KKWINPÈ ET TρUTSIÉ

(les plongeons)


Kkwinpè, le Plongeon noir, et Tρutsié, le Plongeon à tête blanche, se promenaient sur un beau lac. Tous les deux étaient noirs.

Le Corbeau les aperçut et leur dit :

— Comment ! nos têtes sont toutes les trois semblables !

Alors, piqué de jalousie, il leur lança de la craie après la tête, et atteignit Tρutsiè, qui, depuis, en eut la tête blanchie.


XI

TρUTSIÈ

(le pleureur aquatique)


Le fils de Tρutsiè, le Plongeon à tête blanche, gémissait sur le rivage. Alors sa mère chanta pour l’apaiser, et lui dit :

— Mon fils, c’est en vain que tu m’appelles, mon fils, car mes entrailles sont dures[71].

 


XII

KFWÈ-TρÈ-NIHA

(la roche qui trempe à l’eau)


La Roche qui trempe à l’eau a dit au Tchippewayan : « Pousse-moi, si tu le peux ! »

Alors, lui, pensez-vous qu’il ait pu la satisfaire ! Eïyanhéhè ! Eïyanhéhè[72] !


XIII

TSA KLO-TρAY KWILLA

(le castor et la grenouille)


Quand le castor apparut sur terre, il prononça cet apophtegme : « Autant il y a d’écaillés à ma queue, autant y aura-t-il de castors sur terre. »

C’est pourquoi il y a tant de castors sur la terre.

Alors la grenouille fit aussi une prophétie et dit : « Il y aura trois lunes chaudes dans l’année, et trois lunes froides. »

Et c’est pourquoi il en est ainsi.


XIV

KFWA

(la réglisse)


La souris s’introduisit sous terre, et elle se mit à arracher des racines de réglisse.

— Qu’elles sont rances ! qu’elles sont jaunes ! disait-elle.

On l’entendit qui marmottait de la sorte sous terre.

C’est pourquoi on appelle la réglisse kfwa (la rance) parce que ses racines sont jaunes comme du lard rance.


XV

LE CHANT DES PERDRIX


Quand les coqs de bruyères gloussent, ils disent :

Ti gokkè naχé-dié wéha ! — « Sur cette terre est notre patrie ! »


XVI

LE CHANT DES CYGNES


Quand les cygnes-trompettes s’en vont, en automne, ils sonnent du clairon dans les nues en criant :

— Voilà que nous nous en retournons vers les terres chaudes et fertiles !


XVII

LE CHANT DES BRUANTS


Quand le bruant couronné de blanc chante, aux premiers jours du printemps, il dit :

— Les habitants des Montagnes-Rocheuses sont des hommes bien ridicules !

(Racontées par Lizette Kha-tchô-ti, Chamane Peau-de-Lièvre, en 1870, au fort Bonne-Espérance (Mackenzie).)


TEXTE ET TRADUCTION LITTÉRALE

du conte no vi (troisième partie, page 291)


NA-HAY
(le bondisseur )

Yénnènè Une femme son dènè homme nazé chassant bé ullé ; n’y était pas ; bé tchinzé son fils (qui) netcha illé était grand ne pas tρinadéta : sortit :

— Enén ! — Mère ! bétsékhéwa  ! sa femme aussi ! énén, mère, bétsékhéwa ! sa femme aussi ! adi. dit-il. Ton Sa mère lui ttsen à diniha illéw. ne fit aucune attention. ρon-ensi : « Ey ! Tout à coup : « Ah ! ttasin quelque chose tchô d’énorme gunl’i, il y a, yeri de quoi koρon adi ?  » parle-t-il ? » Yénnènè La femme tρin-nadétl’aw, étant sortie, yamat’ué la mer pa au bord de té-dènè son homme nadéta-yinlé gu où il avait passé nahay tchô un Bondissant grand wéta, gisait, éyi celui-là llon donc aéndi, il disait, bé tchinzè ! son fils !

Ayétitsuté ullé, On ne savait que faire, dzé de la résine, wésé, elle ramassa, kotρaentl’a, elle la mit dans un vase, yénifwil’, la fit fondre, té-kρuñi- sa tente otρiéta kokpatanétchu, très bien elle ferma, tsé le seuil kkè sur la dzé résine niniχé. elle plaça.

Nahay Le Bondissant χô grand yihè dedans nadéyaw, entrant, b’inρon son museau dedans yintρel, elle poussa kkendihè (la résine), naρon- en arrière édédél’a, le rejeta, b’inρon son nez kottè englué χhè ainsi t’inttcha loin ttsen au lui nintsé. elle repoussa.


LISTE DES HÉROS, DES DIVINITÉS
ET DES MONSTRES PEAUX-DE-LIÈVRE


Chi-ahini ou Chi-kρa-attini (le chasseur).

Béoniχon-gottinè-tρa-éyay (le voyageur parmi la nation de la nuit).

Bétsuné-yènéchyon (l’enfant élevé par sa grand’mère).

Ebœ-ékon (ventre-bouclier).

Edζéè (le Cœur de la nature, de l’univers).

Ehna-guhini (celui qui voit par derrière comme par devant).

Ekfwen-étl’é (la chouette).

Ekhè-ta-yétl’è (le jeune homme bondissant).

Ekka-dèkhini (le navigateur parmi les obstacles).

Ekkètlay-tchéné (le vent)

Ekkwen (le maigre).

Etié-ra-kotchò (le renne gigantesque).

Etρinta-Yènnènè (la femme invisible).

Etsen-nullé (le bien-aimé).

Etsié-dékfwoë (le grand-père Jaune).

Ettchuñé (le porc-épic).

Fwa-éké ou Fwa-naéké (le pédéraste).

Ghu-tuwé (le ver géant).

Inkfwin-wétay (assis très haut).

Intton-pa (Fleur-blanche).

Iti (l’oiseau-tonnerre, le lumineux).

Kha-tρa-éndiè (le mangeur de lièvres).

Kfwin-pélé (la tête légère).

Klô-da-tsôlé (la souris au museau pointu).

Kfwi-détéllè (les Têtes-Rasées).

Kottènè-tchôp (les hommes géants, litt. : les grandes entrailles).

Kotchilé (les deux frères).

Kotiéζè (les deux sœurs).

Kotsiratρèh (celui qui agit par la baguette).

Kρon-édin (l’homme sans feu).

Kun-hè (celle qui piétine).

Kun-yan (le Sensé).

Kun-yan-bétiéζé (la sœur du Sensé).

Kkwinpè (le plongeon noir).

L’atρa-natsandé (celle que l’on se ravit de part et d’autre).

L’atρa-niha (le détroit).

L’ènnènè (les femmes mutuelles).

L’ey-nènè (l’autre monde).

L’in-akhéni (les Pieds-de-Chien).

L’in-tchan-ρè (les Flancs-de-Chiens).

Nâh-duwi (le serpent).

Nâh-hay (le bondissant).

Nan-di-gal’é (la terre on fait).

Na-yéti-éwer (celui qui opère par sa pensée).

Néwèsi-bè-yañé (le Fils de Dieu).

Nni-otisintànè (l’Enfant-Mousse).

Pélé (le loup blanc).

Rata-yan (les Pygmées, litt. : les Petits Élans).

Ratρonnè (le Voyageur).

Sa-kké-dènè (l’homme de la lune).

Sa-wétay (assis sur l’astre).

Suré-khé (les deux sœurs).

Tchané-ζélé (le Vieillard chauve).

Tρa-tsan (le corbeau, litt. : Excrément de l’onde).

Tρatsan-èko (le corbeau qui court).

Tρutsié (le plongeon à tête blanche).

Ttséku-kρuñé (la femme aux œufs).

Ttsintané-kkiñèttô (le petit batelier).

Ya-mon-kha (l’horizon blanc).

Ya-na-kfwi-odinζa (celui qui use le ciel de sa tête).

Yanna tchon-édentρini (celui qui remplit le ciel de son corps couché).

Ya-tρèh-nonttay (celui qui a traversé le ciel en volant).


QUATRIÈME PARTIE

LÉGENDES ET TRADITIONS DES DUNÈ
FLANCS-DE-CHIENS ET ESCLAVES













QUATRIÈME PARTIE

LÉGENDES ET TRADITIONS DES DUNÈ
FLANCS-DE-CHIENS ET ESCLAVES[73]


I

ORIGINE DU MONDE

Au commencement, le vieillard Tchapèwi avait deux enfants mâles. C’était au temps des baies de bruyère, c’est-à-dire en automne.

Le vieillard dit à ses deux fils :

— Mes enfants, voici devant vous une quantité prodigieuse de fruits dans ce pays que je vous donne. Vivez heureux, croissez et multipliez-vous, chassez où bon vous semblera, la terre est ouverte devant vous. Mais prenez bien garde d’observer ceci : Ne mangez jamais de fruits blancs[74], car vos dents en seraient agacées ainsi que les dents de vos enfants, à jamais. Vous ne mangerez que des fruits noirs[75], et vous ne sortirez jamais de nuit.

Ainsi parla le vieillard Tchapéwi.

Pendant un certain temps, ses enfants lui obéirent ; mais bientôt la défense qui leur avait été faite produisit sur eux un effet contraire. Ils conçurent un grand désir de l’enfreindre. Le frère cadet porta la main aux fruits blancs ; ils en mangèrent tous les deux, et en eurent les dents agacées.

Alors le vieillard, leur père, se fâcha contre eux.

— Comment ! leur dit-il, vous n’avez pu m’obéir dans une chose de si minime importance !

Il les chassa donc loin de lui, et les relégua dans cette petite île que l’on appelle nan (la terre), pour qu’ils y vécussent malheureux.

Depuis ce temps-là, nous disons que nos pères ont mangé des fruits blancs, et que les dents de leurs enfants en ont été agacées. C’est ce que nous disons en proverbe.

(Racontée par Yétta-nétel,
au Grand-Lac des Ours, en 1868.)


II

ORIGINE DES INDIENS FLANCS-DE-CHIENS
D’APRÈS EUX-MÊMES


Une femme, de la peuplade des Gens-du-Cuivre ou Couteaux-Jaunes[76], habitait seule avec ses frères, car elle n’avait point encore de mari.

Un jour, il arriva dans leur camp un étranger (Edùni) ; c’était, dit-on, un bel homme. Il passa quelques jours sous la tente des Couteaux-Jaunes.

Alors les frères de la femme dirent à leur sœur :

 

— Voici un bien beau mari qui t’arrive. Que ne te maries-tu avec lui ? Mariez-vous donc ! leur dit-on.

Et ils s’assirent aussitôt l’un à côté de l’autre.

La nuit venue, on se coucha, et l’étranger dormit avec la femme Dunè ; mais celle-ci s’étant réveillée pendant la nuit, elle fut bien étonnée de ne point voir son mari à ses côtés.

— Où peut-il être allé ? se demandait-elle.

Cependant, voilà que tout à coup elle entendit un bruit insolite dans la loge, après que le feu s’y fut éteint. C’était un bruit tel que celui que ferait un chien en grugeant des os dans le foyer.

— Quel peut être ce chien que j’entends ronger ainsi des os ? se demanda-t-on ; car il n’existait point de chien avec ces gens-là.

Vite on se lève, on rallume le feu, on cherche dans tous les recoins. Mais de chien, point.

Les habitants de la tente s’étant recouchés après cette alerte, le même bruit se renouvelle dès que l’obscurité se fait de nouveau.

— D’où vient donc ce chien qui rôde dans notre loge ? Nous n’avons point de chien avec nous, se dirent les Dunè.

Alors, l’un des frères lança sa hache de pierre dans le coin d’où partait le bruit qui les épouvantait. Un cri de douleur retentit au milieu de la nuit. Vite on se lève, on attise le feu, on produit de la lumière. Et qu’aperçoit-on ? Là, sur les cendres, baigné dans son sang, est un gros et beau chien noir que la hache a tué.

Quant à l’Étranger, il ne reparut plus jamais !

— Ah ! c’était donc ce chien qui, homme durant le jour et marié à notre sœur, se métamorphosait en chien pendant la nuit ! se dirent les frères Dunè. C’est un Ennemi, un Eyunné (revenant, fantôme).

Ainsi pensèrent les deux frères.

Aussitôt, ils chassèrent leur sœur de leur compagnie, parce qu’elle avait dormi avec le chien, le Magicien ennemi, l’Homme-Chien. Ils furent pour elle sans pitié, afin de ne pas mourir eux-mêmes.

Elle s’installa donc loin du pays de ses pères, pleurant et portant dans son sein le fruit de ses amours avec l’Ennemi-Chien qui l’avait séduite. Elle vécut toute seule dans le désert, à l’orient du territoire dènè, tendant des lacets aux blancs lapins des bois, et des hameçons en os ou en arêtes aux vertes truites des grands lacs.

Ce fut ainsi qu’elle parvint toute seule à pourvoir à sa subsistance.

Cependant la femme Couteau-Jaune accoucha, et mit au monde une portée de six petits chiens. Honteuse de son fruit, mais cependant amoureuse de sa progéniture, elle cacha ses petits dans un naltchieth[77].

Un jour qu’elle était allée, comme de coutume, visiter ses collets à lièvre, elle aperçut, à son retour, sur les cendres tièdes du foyer central, des empreintes de petits pieds nus d’enfants.

— D’où viennent ces pistes humaines ? se dit la pauvre mère. Il n’y a dans ma sacoche que mes petits chiens !…

Le lendemain, étant retournée à ses collets, le même phénomène se renouvela.

— Évidemment, ce sont mes petits qui en agissent ainsi, se dit la Couteau-Jaune. Ils sortent, de jour, pour jouer, et alors ils sont hommes comme leur père. Mais rentrés dans les ténèbres du sac, ils redeviennent chiens. Bien ! je sais ce que je vais faire…

La pauvre mère attacha donc une longue lanière à la coulisse dont l’orifice de la sacoche était garnie, et, la prenant dans sa main lorsqu’elle partit, le lendemain, pour sa course ordinaire, elle dit :

— Ah ! mes petits, soyez bien sages, voilà que maman s’en va quérir des lièvres blancs pour votre repas.

Ce disant, elle partit traînant sa lanière ; mais au lieu de s’en aller, elle se blottit derrière un fourré de buissons et attendit, tremblante, que les petits chiens sortissent de leur nid sombre et chaud.

Ce moment ne se fit pas attendre.

Quelques instants après, elle entendit les petits chiens qui s’entre-disaient : « Maman est partie. Sortons et jouons. »

Alors un petit chien mit le nez à l’air, il huma l’air de tous côtés d’un air inquisiteur ; puis, se voyant seul, il bondit hors de la sacoche, et, à peine sur le foyer, il devint un beau petit garçon, tout nu. Un autre, puis un autre, suivirent le premier, et les voilà tous les six, petits garçons et petites filles, jouant, dansant et se divertissant autour du feu central de la loge.

Le cœur de la femme Dunè palpitait d’émotion.

— Ah ! si je puis les empêcher de rentrer de nouveau dans les ténèbres de la sacoche, se dit-elle, ils seront hommes pour toujours.

Ce disant, elle tira vivement à elle la lanière qui en fermait la coulisse ; mais, avant que l’ouverture du sac eût eu le temps de se resserrer, trois petits enfants y avaient sauté et y étaient redevenus chiens.

Quant aux trois autres, deux petits garçons et une petite fille, ils essayèrent bien aussi de se dérober à la lumière ; mais ils demeurèrent hors du sac et conservèrent la nature humaine,

La pauvre femme accourut alors. Elle s’empara de ses trois enfants, elle les couvrit de caresses, elle leur donna de petits vêtements blancs en peaux de lièvre tressées, et les éleva.

Quant aux trois autres, qui s’étaient obstinés à redevenir chiens, elle les détruisit sans pitié.

Les deux frères devinrent très puissants par la vertu de la magie paternelle dont ils avaient hérité. Leur tente était constamment bien pourvue de venaison.

Alors ils pensèrent à aller visiter leurs oncles maternels, et ceux-ci ne les repoussèrent plus, comme ils avaient fait de leur mère, parce qu’ils étaient de bons chasseurs et des hommes redoutables par la magie.

Les deux frères épousèrent ensuite leur sœur et en eurent un grand nombre d’enfants. Et ces enfants, c’est nous-mêmes, donc, nous les Dunè, que nos parents maternels nomment L’in-tchan-ρèh ou Flancs-de-Chiens, en souvenir de notre ancêtre, l’Homme-Chien.

(Racontée par Yétta-nétel,
au Grand-Lac des Ours, en avril 1866.)


III

LE DÉLUGE DES TρA-KWÉLÉ OTTINÈ


Après que Tchapèwi (le vieillard) eut chassé ses deux enfants de sa présence, il se relégua en courroux vers un détroit qui unit deux eaux immenses (mers), vers le Nord.

Là il habita tout seul, fâché et maussade, parce que ses enfants avaient enfreint ses ordres.

Tout à coup l’on entendit gronder l’abîme, comme s’il allait monter et s’épancher sur la terre. Une pluie torrentielle tomba du ciel pendant le sommeil du vieillard, et l’eau des mers ayant monté, monté, elle couvrit bientôt cette petite terre.

Alors Tchapéwi ou Etéwékwi, debout sur le détroit, une jambe posée sur l’une et l’autre rive, repêchait avec ses larges mains les animaux et les hommes que les eaux entraînaient et les replaçait sur la terre ferme. Mais l’eau montant toujours, il fabriqua un grand radeau sur lequel il plaça un couple de chaque espèce d’animaux, et il s’en alla à la dérive, sur son radeau, après que l’eau eut recouvert toute la terre.

La pluie tomba longtemps, et l’eau dépassa les plus hauts sommets des montagnes Rocheuses. On n’en pouvait plus, et tous les animaux qui étaient sur le radeau soupiraient après la terre. Mais de terre, il n’y en avait plus.

Alors Tchapéwi fit plonger successivement tous les animaux amphibies, la loutre, le castor, le rankanli ou canard de Miquelon[78]. Mais ce fut en vain.

À la fin, il lâcha le rat musqué, qui remonta le ventre en l’air, pâmé et à bout de souffle, tant la terre était loin, loin au fond des eaux.

Mais le petit rat musqué tenait serré dans sa patte un peu du limon terrestre que le vieillard-magicien plaça sur la surface de l’eau reposée.

Ce peu de vase se développa sous son souffle puissant ; il s’étendit, il s’étendit jusqu’à former un disque assez grand pour soutenir un petit oiseau que le vieillard plaça dessus.

Il continua à souffler, et, la terre s’agrandissant encore, Tchapèwi y plaça un corbeau. Il souffla toujours, et bientôt la terre put supporter un renard. C’est fini, elle a atteint les proportions que nous lui voyons ; et sur ce grand disque, Etéwékwi replaça tous les autres animaux pour qu’ils y vécussent comme autrefois[79]. Puis il soutint le disque avec un gros et fort étançon, et le tout fut complet.

Tradition des Tρa-kfwélé-ottiné et des Ttsé-ottiné
du Grand-Lac des Ours, recueillie en 1868.


IV

LE DÉLUGE DES L’IN-TCHON-PρÈH


Un jeune homme se promenait sur les bords de la mer, lorsqu’une baleine (L’ué tchô ; littér. : poisson-gros) apparut à la surface des eaux.

— Gros poisson, avale-moi ! s’écria le jeune homme.

Aussitôt il se jeta dans les flots et fut avalé par le monstre marin, qui le garda trois jours dans ses flancs.

Cependant la sœur du jeune Dunè se lamentait sans cesse sur le rivage. Elle pleurait le sort cruel de son frère cadet, lorsque tout à coup la baleine reparut et se montra à la surface de la mer.

Alors, du fond des entrailles du monstre, une voix se fit entendre qui criait : « Oh ! ma sœur, ma sœur, combien je suis malheureux dans le ventre du gros poisson ! ses viscères me brûlent. Ah ! je t’en supplie, jette au gros poisson un de tes souliers, en en retenant les cordons dans les mains, et tire-moi d’ici. »

Alors la jeune fille détacha un de ses souliers, et le jeta au monstre en en retenant dans ses mains les longs cordons. La baleine ouvrit sa grande gueule et avala le soulier. Mais le jeune homme s’en saisit aussitôt, et sa sœur tirant à elle par les cordons, elle contraignit le monstre à revomir son frère.

Il le vomit sur le rivage, plus mort que vif, mais cependant sain et sauf. Alors le monstre, courroucé de voir sa proie lui échapper, donna sur la mer un coup de queue si vigoureux que des vagues immenses en résultèrent. Elles s’élevèrent comme des montagnes, et retombant sur la terre, elles l’engloutirent, et elle fut inondée.

Seuls, les deux jeunes gens furent sauvés.

(Racontée par Sa-kρa-nétρa-wotρa, en juin 1864.)

Cette légende du déluge pourrait aussi bien s’intituler, comme on le voit, le Jonas flanc-de-chien.

Les autres tribus Dènè ne possèdent pas cette tradition, à l’exception des Peaux-de-Lièvre, du fort Bonne-Espérance, qui ont pu l’apprendre de leurs voisins flancs-de-chiens. Mais il est bon de remarquer que l’histoire parabolique ou merveilleuse du Jonas hébreu se retrouve aussi dans les souvenirs des indigènes des îles Touamotou.

En effet, d’après un récit du R. P. Montiton, daté de 1874, il est dit que « un homme kanak de cet archipel fut avalé par une baleine, et qu’il brûlait dans le sein du monstre marin. Au bout de plusieurs jours, il éventra le monstre qui, de douleur, se jeta sur un récif et y rendit sa proie vivante ».

Les deux fables ont donc eu la même origine, et c’est du Pacifique que le mythe est parvenu sur le continent colombien.

Ces mêmes Kanaks attribuent d’ailleurs le cataclysme du déluge aux mœurs antiphysiques d’une race d’hommes qu’ils nomment, comme mes Dènè, Hommes-Chiens. (Missions cathol., 1874, page 343.)


V

DUNÈ YA-MON RIYA

(l’homme qui a fait le tour du ciel )


Alors on partit pour la guerre, pour la destruction de ses semblables, à l’exception d’une vieille femme qui demeurait avec son fils. Beaucoup de guerriers passaient sur le sentier. Il y avait aussi beaucoup de femmes. Mais la vieille prit les flèches de son fils pour l’empêcher de partir pour la guerre. Elle pleurait et criait vainement : « Ne partez pas. »

Ils n’en partirent pas moins.

Après leur départ, le jeune homme dit à sa vieille mère :

— Mère, je veux aussi suivre la foule.

Et il partit seul.

Il suivit le grand sentier de guerre, il examina la contrée, et ayant découvert une grande tente du haut d’une montagne, il s’assit sur la déclivité de la montagne et examina le pays. Finalement, il redescendit la montagne et se rendit à la grande loge qu’il avait vue du sommet.

Un vieillard et sa vieille femme y demeuraient. Dans des marmites de racines de sapin tressées, ils faisaient cuire du lapin et du poisson, dont ils lui servirent à manger.

Les deux vieillards avaient une fille fort jolie, que le jeune homme se prit à désirer ardemment. Après donc qu’ils eurent mangé ce que la jeune fille leur servit, et que cette dernière se fut couchée, les vieillards dirent à leur hôte :

— Voilà notre fille qui est seule. Couche donc auprès d’elle et dors avec elle.

Le jeune homme Dunè alla donc vers la jeune étrangère ; il se coucha à côté d’elle, il lui prit les seins, il voulut la connaître ; mais aussitôt il ne sentit à ses côtés qu’une belette blanche.

Cependant il ne se tint point pour battu, il la connut tout de même et devint par force son mari.

Le lendemain, cette fille dit à ses père et mère :

— Celui-ci m’a ravi toute ma magie.

— Qu’importe ! lui répondirent-ils.

— Alors, je vais aller visiter mes lacets à lièvres, dit-elle.

Le jeune homme l’accompagna dans sa visite. Il prit des lièvres par la vertu de sa médecine. Puis il se dirigea vers un petit lac ; il y jeta une pierre et tua un énorme brochet.

Il manquait de flèches. Il lança un morceau de bois dans les branches d’un arbre ; elles tombèrent converties en flèches. Mais ces flèches n’étaient pas empennées.

Il lui fallait donc des plumes. Il regarda en l’air et apercevant l’aire d’un aigle à tête blanche, à la cime d’un grand sapin, il y grimpa et s’introduisit dans le nid de l’aigle.

L’aiglon s’y trouvait tout seul.

— Homme, dit-il au jeune magicien, mon père et ma mère sont absents. S’ils te trouvent ici à leur retour, tu es perdu. Cache-toi sous mes ailes.

— Alors, dis-moi à quoi je distinguerai ton père de ta mère.

— L’aigle mâle produit la neige ; l’aigle femelle fait tomber la pluie, dit l’aiglon.

Il mit l’homme à couvert et s’accroupit dans son aire, en le cachant de ses ailes étendues.

Tout à coup, l’aigle géant Nontiélé rentra au nid avec de la pâture. C’était la femelle, et elle portait un grand bonnet. Elle servit à son fils de la chair fraîche.

L’homme la tua, et elle mourut.

L’instant d’après, l’aigle géant mâle arriva à son tour, d’un grand coup d’ailes.

— Cela sent la chair humaine ! s’écria-t-il.

Ce disant, il déposa dans l’aire un petit enfant, qu’il donna en pâture à l’aiglon.

L’homme le tua à son tour. Mais il dit au petit aigle qui l’avait protégé :

— Quant à toi, tu vas partir et désormais tu ne vivras que de poisson que tu pêcheras.

Et il le laissa partir.

Mais il dépouilla les deux autres aigles, et obtint ainsi des plumes pour empenner ses flèches, des plumes de tonnerre.

Tout à coup, un Etiê-kotchô (renne-gigantesque) se montra sur le sentier. Il y était couché, immense, gigantesque.

On n’en pouvait mais ; comment le tuer ? Tout le monde se cachait sous les arbres.

Alors le jeune magicien dit à la souris :

— Creuse pour moi une route souterraine vers le monstre.

La souris pénétra dans la terre, elle la creusa, elle y pratiqua un souterrain jusque sous les flancs du gros mangeur d’hommes, jusque sous son cœur. Le magicien se glissa à sa suite. Tous deux sortirent de terre en cet endroit, ils percèrent les flancs de l’Etié-kotchô, ils le tuèrent au cœur, et il mourut sur-le-champ. Le magicien en prit le nerf et s’en alla.

Il désira alors avoir des pointes pour ses flèches, des pointes de silex, et il se mit à chercher. Tout à coup, il aperçut un énorme crapaud qui faisait la jonglerie sur un bloc de silex où il était couché. L’homme prit de la glaise, il en fit des boules dures et tassées, qu’il lança avec force sur le crapaud et le tua. Puis il prit les pierres de flèche que le crapaud avait fabriquées par la vertu de sa médecine.

Étant ainsi muni d’une femme et de flèches magiques. Dunè partit pour la guerre.

Tout à coup il entend aboyer un chien, pronostic de la présence de l’homme, et aperçoit comme un glouton qui traverse rapidement le sentier.

L’ayant aperçu avant que le glouton le vît :

— C’est moi qui l’ai vu le premier, se dit-il. Il est donc à moi.

Il courut sur le carcajou, le rejoignit, lui jeta son manteau sur la tête, le perça de ses flèches et se coucha sur lui. C’était un homme, un guerrier ennemi. Aussitôt il le scalpa, et repartit.

Il y avait en ce lieu une rivière ; il la franchit d’un bond et se trouva sur l’autre rive, dans le pays des Carcajous. Il y avait une grande foule de Carcajous en ce lieu, et on voyait de toutes parts leurs demeures. Il entendit les petits carcajous qui pleuraient pour avoir de la pâture.

Aussitôt le magicien se cacha ; il contrefit le mort et se mit aux aguets. Les Carcajous, le croyant mort en effet, s’en approchèrent imprudemment. Aussitôt il en frappa un et l’atteignit au nez. Le Carcajou éternua, se moucha, et de son nez il en sortit la résine des sapins.

Alors le jeune homme s’en revint vers sa femme qu’il avait laissée auprès de sa mère.

— Change-toi en ourse ! dit-il à sa femme.

La vieille s’y opposait, de crainte qu’il ne la tuât ensuite. Mais lui le voulait et cela se fit. Elle devint ourse.

— Ah ! mon gendre, s’écria la vieille mère, si les jeunes gens voient ma fille en cet état, ils la prendront pour une ourse véritable, et la tueront.

Ce disant, elle lui enleva toutes ses armes ; mais lui se jeta sur l’ourse qui se sauvait et la tua à coups de flèches.

En mourant, l’ourse reprit sa forme de femme et appela son père à son secours, demandant vengeance et justice. Le vieillard assaillit le magicien, qui courut vers un lac, s’y précipita, et, en y plongeant, se métamorphosa en castor.

Alors le vieillard, indigné et furieux de la méchanceté de Yamon, se métamorphosa en hydre (Yikóné), animal gigantesque, semblable à un bœuf, mais avec des ailes sur le dos.

Il descendit du ciel, se posa sur les eaux du lac et les engloutit toutes, puis il se reposa sur le rivage. Son ventre immense était tendu comme une vessie gonflée, tant il était plein d’eau.

Le magicien commanda alors au pluvier de courir vers l’hydre et de lui percer le ventre, de son bec fin et acéré. L’oiseau lui obéit. Il perça le ventre de l’hydre, et aussitôt les eaux qu’il contenait en sortirent en mugissant. Depuis ce temps-là, les grandes eaux mugissent.

Quant au bœuf ailé, il repartit pour le ciel ; et l’inondation que causa cet afflux d’eau considérable noya les deux vieillards.

On voulait cependant se défaire d’un sorcier si redoutable. Mais Dunè-Yamon-riya se jeta de nouveau à l’eau, redevint castor, remonta le Naotcha (fleuve Mackenzie), et s’en alla construire une immense chaussée à Na-déinlin tchô (le Rapide des Remparts), où il demeura quelque temps sous la forme d’un poisson, sur l’île Etié-ndué ou des Rennes.

Puis, ayant quitté ce gîte, toujours de crainte d’être surpris par les ennemis, il remonta encore le Mackenzie, sur le rivage, en compagnie du Porc-épic. Parvenus au second Rapide du fleuve, le Rapide Nadéinlin-tsélé ou Sans-Saut, il lui fit traverser le fleuve sur son dos, et il plaça ce porc-épic en haut du Rapide pour qu’il y demeurât jusqu’à la fin des temps, sur la rive gauche.

Quant à lui, toujours castor, il construisit en ce lieu, en travers du Naotcha, un second barrage qui est le Rapide Sans-Saut ; puis il retraversa le fleuve, se fixa sur la rive droite au lieu nommé Tsa-tchô-tρè-niha (le gros castor qui trempe la queue à l’eau) ; car cette île ainsi nommée est effectivement sa queue. C’est la fin[80].

(Racontée par Yékki, femme Esclave
du fort Norman, en 1877.)


VI

DATTINI

(les kolloches)


On demeurait sur les bords d’un lac des Montagnes-Rocheuses, occupé à la chasse du castor. Une femme, qui accompagnait son mari, à la chasse, mais qui le suivait de loin, arriva, à la tombée de la nuit, au carrefour de deux sentiers. Elle ne put discerner quel était celui des deux que son mari avait suivi, elle se trompa de route, s’égara, et arriva bientôt vers un grand feu que des inconnus avaient allumé dans la forêt.

Comme il pleuvait et qu’elle était toute mouillée, la femme Dunè se hâta d’atteindre ce feu, pour s’y faire sécher et se réchauffer. Un étranger y était installé et il était seul. Elle le reconnut bien vite pour un Khà-tsélè-ottinè[81] ; mais il n’était plus temps, il la prit pour femme cette même nuit et l’emmena le lendemain au bord de la mer, de l’autre côté des montagnes.

Peu après le départ de la femme Dunè, son mari, qui la cherchait, inquiet, arriva ; mais elle avait disparu. Vainement il la chercha pendant tout l’été et tout l’automne.

Quant à elle, elle arriva au camp des Khàtsélé-ttiné avec son ravisseur, et y passa l’hiver.

Le printemps suivant arriva, l’on se transporta aux écluses de pêche, le long des rivières, et on y demeura. La femme Dunè reconnut, en ce lieu, parmi des têtes humaines qui étaient exposées sur un boucan pour s’y dessécher à la fumée, le chef de son mari infortuné, et elle se prit à se lamenter.

Alors, son ravisseur, furieux, voulut la tuer de ce qu’elle manifestait tant d’émotion. Mais elle usa de ruse et prétexta un mal imaginaire. Elle prit même le crâne de son mari et se joua avec lui, pour mieux donner le change à ses assassins.

Cependant elle pria un enfant, en secret, de lui aiguiser son couteau de cuivre ; puis elle alla au bord de l’eau pendant la nuit, et perfora tous les canots de ses persécuteurs, à l’exception d’un seul qu’elle mit à part, afin de le reconnaître.

Elle se coucha ensuite, et se joua avec son ravisseur comme avec un mari qu’elle chérirait tendrement. Lui, sans soupçon ni méfiance, dormit paisiblement et se coucha sur le dos. La femme Dunè tira alors de son sein son couteau de cuivre acéré et coupa la gorge de son ravisseur.

Elle prit sa petite chienne et lui dit :

— Amie, produis pour moi une brume épaisse, par ta médecine.

Puis elle quitta la loge, monta dans le canot qu’elle avait mis à part et s’abandonna au courant.

Alors une vieille, mère du chef ennemi auquel la femme venait de trancher la tête, se mit à pousser de grands cris en disant :

— Voilà que mon fils a eu la tête coupée, et que sa tête a disparu. C’est sa femme qui vient de l’emporter ! Saisissez-la donc ! Coupez-lui la bouche et apportez-la-moi !

Toute la tribu poursuivit la pauvre femme. Ils se jetèrent tous dans leurs pirogues, au milieu des ténèbres, et se hâtèrent après elle. Mais tout à coup ils s’écrièrent que leurs canots calaient, et qu’ils se noyaient.

Ils se noyèrent tous effectivement, et il ne resta de cette peuplade d’incirconcis que les femmes et les enfants.

Alors, durant la nuit, la femme Dunè revint au camp de ses ennemis et lia tous les enfants et toutes les femmes pendant leur sommeil ; puis elle prit des provisions et se sauva dans son pays.

Voilà ce qu’une femme courageuse de notre nation exécuta jadis. Son nom, nous ne le savons pas. Mais ses ennemis étaient des Dattini (des Kolloches)[82].

(Racontée par Yékki, femme Esclave, en 1877.)


VII

CHIW GUL’A AKUTCHIA

(l’effondrement de la montagne)


Après que la terre eut été refaite par Tchapéwi, tous les hommes se réfugièrent sur une terre très élevée, une haute montagne, et ils y construisirent quelque chose de rond et de tubulaire, semblable au tuyau de ton poêle, mais très vaste et très haut.

— Si l’inondation arrive encore et qu’elle envahisse la terre, nous nous réfugierons dans ce fort élevé, se dirent-ils.

Il y avait tout auprès de ce grand tube de pierre des houillères en combustion (Derkρonni).

Or, comme ils avaient déjà élevé leur fort très haut, ils entendirent tout à coup partir du flanc de la montagne des voix terribles qui se moquaient d’eux et disaient en ricanant :

— Voilà que votre langage n’est plus le même ; votre langage est tout changé ! leur disait-on en riant d’un air sinistre.

Les hommes tressaillirent d’épouvante et se mirent à frémir de frayeur. Au même instant, les mines de bitume qui fumaient autour d’eux prirent feu, les rochers éclatèrent, la montagne s’entr’ouvrit, et il en sortit un feu immense ; puis elle s’affaissa avec un grand fracas, et à sa place il n’y eut plus qu’une plaine vaste et morne, couverte de débris fumants.

Quant aux hommes, atterrés et pleins d’effroi, ils s’étaient dispersés par petits groupes dans toutes les directions, désormais incapables de se comprendre les uns les autres.

Cet écroulement de la terre-haute eut lieu dans l’Ouest.

(Racontée par le chef montagnard Téti-wotρa, dit
Timbré, en 1869.)


VIII

TρUNÉ

(les habitants du lac)


Longtemps avant que nous vinssions habiter sur les bords de ce grand Lac des Ours, il y avait en ces lieux un peuple que nous nommions Tρu-né ou Gens du lac[83].

Ils y étaient depuis fort longtemps et étaient fort simples, naïfs et extrêmement timides.

Lors donc que les Dunè arrivèrent sur les bords du Lac des Ours, ils voulurent chasser ou plutôt détruire les Tρu-né, afin de s’emparer de leur territoire.

Nous arrivâmes au bord du grand lac par la montagne des Petits-Poissons, qui le domine, et d’où l’on découvre le pays fort au loin.

Les Tρu-nè ne se tenaient pas sur la défensive ; ils se croyaient seuls et ignoraient le danger imminent qui les menaçait.

Les Dunè arrivèrent donc au bord du Lac des Ours par la grande presqu’île qui sépare les deux baies de l’Ouest, et par les hauteurs que tu vois d’ici.

Parvenus sur le sommet de la montagne et sur les déclivités qui regardent le Sud, ils campèrent et allumèrent un grand feu de bivouac sur le cap que voilà là-bas.

Les Tρu-né étaient campés sur les bords de la baie (Keith) ignorant le danger. Lorsqu’ils virent le grand feu qui flamboyait dans les ténèbres, tout au haut du cap, ils furent tout surpris, et eurent la simplicité de le prendre pour une grosse étoile.

Ils n’en dormirent donc pas moins et ronflèrent en toute sécurité. Pendant leur sommeil, les Dunè les entourèrent, les surprirent, de sorte qu’il n’en réchappa pas un seul.

C’est pourquoi, dans le chant de victoire que les Dunè consacrèrent à célébrer ce beau fait d’armes, ils font dire aux Tρu-nè :

Kokkèra ghé kkè, ta fwin nétchay ya kkè tahay ? — « Sur la hauteur du sentier, quelle est donc cette grosse étoile qui étincelle au ciel ? »

Voilà pourquoi le cap que tu vois là-bas porte le nom de Kokkèraghé (la hauteur où il y a un sentier)[84].

(Racontée par Edjiéréttsi,
au Grand-Lac des Ours, en 1866.)


IX

MACKENZIE LONG-COU

(récit véridique d’un chasseur métis franco-dènè )


Au printemps de l’an 1799, un officier de la Compagnie franco-écossaise dite « du Nord-Ouest » vint construire un fort de traite au grand Lac des Ours, sur la côte septentrionale de la baie Keith. Il se nommait Mackenzie, car il était Écossais. Mais, par dérision, ses serviteurs, qui étaient tous des Français du Canada, le nommaient Grand-Cou. Il en était souverainement détesté à cause de sa raideur, de sa morgue, et parce qu’il accablait de travail ses malheureux serviteurs tout en les rationnant.

Il les faisait travailler en hiver de six heures du matin à six heures du soir, sans leur donner autre chose à manger que six harengs ; car, à cette époque comme de nos jours, le grand Lac des Ours nourrissait une grande quantité de harengs ; mais ces poissons, comme tu le sais, ne sont pas plus longs que la main.

À cette époque, les bourgeois qui faisaient le commerce des fourrures n’étaient pas habillés comme de nos jours. Ils portaient un long et vaste habit rouge à revers, avec de grands boutons, des souliers dont les tiges atteignaient les genoux, un chapeau avec des cornes ; et ils avaient au côté gauche un grand couteau pointu qui traînait jusqu’à terre : un costume bien ridicule, en vérité.

Tandis que les engagés de Mackenzie Long-Cou jeûnaient forcément, tout en travaillant douze heures par jour, leur bourgeois se gorgeait de bonne et grasse venaison, de langues de renne, de petits gâteaux et d’eau-de-feu. Aussi, le mécontentement était-il général.

Un jour que les Canadiens étaient comme de coutume en chantier, abattant, piquant et équarrissant les sapins dont ils devaient construire les bâtisses du nouveau fort, Mackenzie arriva et les trouva qui se reposaient en fumant leur pipe, assis sur un tronc d’arbre. Moi aussi j’étais là, car j’habitais alors le grand Lac des Ours ; j’avais seize à dix-sept ans et je chassais pour vivre. Ce jour-là, j’avais vainement battu les bois et n’avais tué qu’un faisan que j’avais passé à ma ceinture. Quoique je sois bien vieux, je m’en rappelle comme si cela venait de se passer.

Un des Canadiens, qui se nommait Desmarets et était occupé à faire une porte, se reposait aussi avec les autres lorsque Grand-Cou apparut.

— Allons, allons, à l’ouvrage, tas de paresseux ! s’écria-t-il en français, quand il nous vit assis et fumant.

— Paresseux ! répliqua Desmarets. On ne l’est pas, M’sieu, quanqu’on prend haleine un petit brin, et qu’on l’a que du hareng z’à manger. Ça ne donne pas de force, ça, le hareng, allez.

— Silence ! et à l’ouvrage !… s’écria Mackenzie avec colère, car si tu ne te tais…

Il n’acheva pas, mais il porta la main au grand couteau qui traînait à son côté.

— Ah ! coquin d’Anglais ! tu me menaces ? s’écria Desmarets. Penses-tu que tu vas nous traiter comme des esclaves, parce que nous sommes à ta solde ? Tu manges comme un c… quatre fois par jour, tandis que nous faisons les dents longues sur ton hareng. Laisse donc ton sabre tranquille ou bien je prendrai ma hache…

Mais avant que le Français eût fini de parler, Mackenzie avait dégainé et l’avait frappé à la cuisse d’un coup d’épée.

Le sang jaillit de la blessure à gros bouillons, et Desmarets tomba à terre en criant :

— Ah ! coquin d’Anglais, tu m’as tué !

Il avait à la cuisse une blessure large comme la main. À cette vue, je fus saisi de colère ; quoique sauvage, j’aimais les Français parce que mon grand-père était Français. Si Mackenzie eût fait un geste de plus, je l’aurais tiré à bout portant ; mais il essuya son long couteau sur sa botte, le remit au fourreau, et se hâta de rentrer dans sa maison, où il s’enferma à double tour.

Cependant les camarades de Desmarets étaient allés chercher une couverture. Ils y déposèrent le blessé et le transportèrent dans sa case, en jurant contre le bourgeois.

— C’est bon ! dirent-ils tous d’une voix. Puisqu’on nous traite comme des chiens, que l’on nous tue, qu’on tire sur nous comme sur des esclaves, on va tous désarter. Que la Compagnie s’arrange comme elle pourra. Qu’a charche ailleurs des nageurs, des timoniers, des équarrisseurs, des voyageurs, des hommes à tout faire. Nous allons tous gagner le bois et vivre avec les Chavages ; c’est pas de valeur pour nous, ça.

M. Leblanc arriva. M. Leblanc, c’était le commis et il était français. Celui-là, les Français l’aimaient, parce qu’il n’était pas fier, qu’il parlait au monde ; mais non pas l’autre.

Tout en donnant tort à son chef, M. Leblanc chercha à calmer la colère des Canadiens. Il leur promit, de la part de Mackenzie, que ces scènes ne se renouvelleraient plus, et qu’ils seraient mieux traités. Il pansa avec soin la blessure de Desmarets. Il sortit du hangar aux provisions de la bonne viande d’orignal, de la graisse, des langues de renne. Il apporta aussi de la farine, du sucre, du thé et du tabac.

— Tenez, mes amis, mangez, régalez-vous, nous dit-il. Voilà ce que M. Mackenzie vous envoie, à condition que vous oublierez tout, et que vous ne rapporterez à personne la scène qui vient de se passer.

— Ah ! puisque c’est ainsi, les choses peuvent s’arranger. Si l’on nous traite bien, nous serons plus forts, nous travaillerons mieux. Si l’on ne lève pas le sabre contre nous, nous serons respectueux envers le bourgeois. Vous pouvez lui dire cela, dirent les Canadiens.

C’est ainsi que les choses s’arrangèrent. Il y a de cela quatre-vingts hivers, et je m’en souviens encore comme si c’était d’hier.

(Raconté en tchippewayan, en 1863, au Grand-Lac
des Esclaves, par François Beaulieu, ancien chef
Couteau-Jaune, d’origine franco-crise-dènè.)


TEXTE ET TRADUCTION LITTÉRALE

de la première légende


TCHAPEWI ou ETEWEKWI

Akfwéré-ton Au commencement Etéwékwi vieillard inl’ané, un, Tchapéwi Tchapéwi ulyé appelé yinlé, était, wéya ses fils nadéné deux hommes wéya ses fils ρinlè. étaient.

Ekhu Alors ρattanhè l’automne ρottsen vers itta, on était vu que, djiyé de fruits entl’on beaucoup yakhinli. il y avait. Etéwékwi Le vieillard wéyazé-khié ses fils-deux aëndi leur dit sin : donc :

— Sékhiéné — Ma suite khié, deux, enρon voilà ici tédi cette nan terre kkié sur djiyé de fruits entl’on beaucoup yagunl’i il y a ensin, vu que, ρottsen de cela naχinnigé heureux dayuna. vivez. Tta ékkié ρottsen jusque nawozé je vais chasser yénafwen vous pensez aëkρanon, lorsque, ρottsen jusque-là dalia ; allez-y ; khuli mais otρié très bien sédakkié- obéissez- ahattié : moi : Djiyé Les fruits dékρalé blancs ρonchiéayé mangez sanan ! ne pas ! Béρon chiayè endé, Vous les mangez si, naχiéwu vos dents él’éwukkρas agacées wolléni, seront, naχiékhiéné vos descendants kkρatcho. aussi. Eyitta C’est pourquoi djiyé les fruits delzen noirs éjiji ceux-là seuls khi âha-wolléni. vous les mangerez. Akhula Et de plus ttpédh la nuit tpindâha sanan, ne sortez pas, akhiéndi. leur dit-il.


— Enh ! enh ! — Oui ! ayékhendi répondirent kotchilé. les deux frères.

Nivwa Loin koyan un peu ρottsen jusque eltchilékhu les deux frères wétρa leur père dakkié-akhintté, obéirent à, kρuli mais étaχon ensi tout à coup wétchélé : le cadet :

— Djiyé — Des fruits ρonchiéwotρi, je veux manger, yéniwen pensa-t-il itta, vu que, éyitta c’est pourquoi djiyé des fruits kρayé blancs wémon il cueillit ensi et les yayité. mangea, Khinté L’aîné tay aussi wétchélé son cadet kkiézén comme afwen. agit.

Eyitta C’est pour cela que Tchapéwi Tchapéwi khittsen contre eux ittchié : se fâcha :

— Ta — Comment oniρon donc du sédakkié ahâtté on ? n’avez-vous pas pu m’obéir ? akhuyendi. leur dit-il.

Ekhu Alors éyitta c’est pourquoi édéttchattsen loin de lui naïnténéha, il les pourchassa, tédi cette ndu île tsélé petite kkié sur nivwa loin tidilla, il les plaça étρiénetti misérables yayenda ils vivent kunkρa. pour que. Eyitta C’est pourquoi doékρa ainsi diti nous ensi : disons :

— Naχiédéjiékhé — Nos ancêtres djiyé des fruits kρayé blancs khiéha ont yinlé, mangé, ensin, donc, akhu et naχiéni, nous, wéttsihonné leurs descendants idli, qui sommes, l’énaχiéwu-dékkpas, en avons eu les dents agacées, diti. disons-nous.


HÉROS ET DIVINITÉS DES FLANCS-DE-CHIENS


Dattini (les Kolloches).

Dunè ya-mon-riyay (l’homme qui a fait le tour du ciel).

Etié-Kotchô (le renne gigantesque).

L’intchanρè hètρa (le père des Flancs-de-Chiens).

Nontièlè (l’aigle gigantesque).

Tchapéwi ou Ennèdhèkwi (le vieillard).

Tρatsan (le corbeau).

Tρu-nè (les habitants du lac).

Tsa-tchôρ (le castor géant).

Yikônè (l’hydre ou le bœuf ailé).


CINQUIÈME PARTIE

LÉGENDES ET TRADITIONS DES DÈNÈ TCHIPPEWAYANS












CINQUIÈME PARTIE

LÉGENDES DES DÈNÈ TCHIPPEWAYANS


I

TTATHÈ DÈNÈ

(apparition de l’homme)


Au commencement, il n’y avait point d’hommes sur la terre. Alors tout à coup : « Voilà l’homme », dit-on. Quel est celui qui fit cet homme ? Nous autres, nous l’ignorons.

Alors, comme l’hiver approchait, le premier homme (ttathè Dènè) fit quelque chose : des raquettes, sans doute.

— Comment vais-je m’y prendre ? pensait-il.

Il n’en savait rien, et toutefois il s’en tira bien.

Ayant coupé du bouleau, il en fit le cadre de ses raquettes ; le lendemain, après les avoir fait sécher, il les embarra. Le troisième jour, il les acheva en entier, sauf quant à la natte qui devait les recouvrir.

— Hélas ! comment parviendrai-je à les lacer ? se dit-il.

Ça lui était tout à fait impossible, parce que c’était un ouvrage de femme, et que de femme il n’avait point.

Il laissa donc ses raquettes dans sa tente, telles quelles, inachevées, et se coucha à bout de courage ; car il n’avait pu trouver le moyen de les natter. La nuit venue, il s’endormit.

Le lendemain, s’étant levé, le premier homme trouva une de ses raquettes lacée à moitié.

— Qui donc est venu natter mes raquettes, durant mon sommeil ? se dit l’homme.

Il ne le devinait pas. Mais il en fut satisfait.

Le soir venu, il se coucha de nouveau, et le lendemain étant arrivé, la raquette était lacée en entier. Alors, ayant levé les yeux vers le faîte de sa loge conique, il vit une gelinotte des neiges qui s’envolait hors de la tente.

— Ah ! c’est donc cette gelinotte qui en agit ainsi à mon égard, se dit l’homme.

Ayant dormi une sixième nuit, l’ouvrage des raquettes se trouva entièrement achevé, et la gelinotte s’envola de nouveau.

— Je sais bien ce que je vais faire pour m’emparer de cette perdrix, se dit Dènè. Donc, le soir venu, il disposa un appareil qui pût obturer l’ouverture supérieure de sa tente, et se coucha.

Le lendemain (septième jour), en s’éveillant, il vit bien les raquettes à son côté et la gélinotte qui s’apprêtait à s’envoler ; mais il fit jouer le mécanisme, ferma l’ouverture de la tente, et la perdrix, se trouvant prise, devint une belle et grande femme. Elle était blanche, dit-on, avait de très longs et beaux cheveux, et était nue. D’abord elle n’était qu’une gélinotte blanche ; maintenant elle est femme.

Alors ils se marièrent séance tenante ; ils multiplièrent et engendrèrent beaucoup d’hommes et de femmes. Et ces hommes, c’est nous-mêmes ; car nous sommes évidemment des hommes, des hommes proprement dits et du commencement.

Racontée par l’aveugle Ekounélyel,
au Grand-Lac des Esclaves, en mai 1863.


II

DÈNÈ (Suite).


Alors tous les hommes étaient contenus dans un seul, et étaient comme un seul homme. Et celui-là s’appelait Dènè (le terrestre). C’est lui qui donna des noms et des couleurs à tous les animaux de la terre.

Lorsqu’il eut achevé de distribuer à tous le nom et la couleur qui leur convenaient, Dènè avisa un oiseau qui n’avait encore ni nom, ni couleur.

— Eh ! dis-donc, toi, oiseau, que veux-tu être ?

L’oiseau répondit :

— Je veux être un bien bel oiseau.

— Eh bien ! tu seras ainsi, répondit Dènè.

— Non, dit l’oiseau, je ne serais pas assez beau.

— Alors, tu seras de la sorte.

— Non, dit encore l’oiseau, cela ne me convient pas.

— Eh bien ! tiens, tu seras ainsi.

— Non, dit-il encore.

Cet oiseau continua ainsi à contredire Dènè pendant longtemps, jusqu’à ce qu’il l’eût poussé à bout.

Alors l’homme impatienté saisit l’oiseau, le jeta dans le feu et le roula dans les tisons, jusqu’à ce qu’il en devînt entièrement noir.

Il en sortit en s’écriant : Kρwa ! Kρwa ! et c’est pourquoi, de nos jours encore, cet oiseau n’a point de couleur. Nous l’appelons Excrément de l’air (Tρa-tsan), ou bien Plumes souillées (Ttatsan)[85].

Le corbeau partit donc fâché et jura à l’homme une guerre éternelle. Il s’en éloigna dans le dessein de lui nuire, et, dans son vol, ayant rencontré un étourneau sans méfiance, il le saisit à la gorge, dans sa colère, l’étrangla à demi et se frotta contre lui en tous sens.

C’est pourquoi l’étourneau, quoique ami de l’homme, est tout noir, et qu’il a la voix si aigre.

À cette époque, l’homme vivait sur terre tout comme aujourd’hui. Mais les bêtes conversaient et vivaient avec l’homme et lui obéissaient en tout.

Alors on ne mourait pas, sur la terre. On y vieillissait très longtemps sans mourir.

À la fin cependant, les pieds de l’homme ayant fini par s’user, à force de marcher, il mourut ; et son gosier ayant fini par se percer, à force de manger, il arriva qu’il mourut également.

Depuis lors, on meurt de diverses causes.

(Racontée par le même Indien).


III

ELTCHÉLÉKWIÉ ONNIÉ

(l’histoire des deux frères)


(Origine des Danè Castors.)


Au commencement des temps, il existait un vieillard qui avait deux fils. Un jour il leur dit :

— Mes enfants, montez dans votre pirogue et partez pour la chasse, car il n’y a plus rien ici à manger.

Les deux fils obéissants s’embarquèrent et partirent aussitôt pour la chasse. Le vieillard leur dit :

— Vous allez vous diriger vers l’Ouest, car là se trouve votre première patrie, et là seulement vous vivrez heureux.

Ils partirent donc.

Dès la quatrième journée de marche, ils parvinrent à une chute d’eau appelée Eltsin nathèlin ou le Gouffre tournoyant. Là ils capturèrent des outardeaux ; mais, le soir venu, ils ne surent pas où ils étaient et s’égarèrent tout de bon.

Le lendemain et les jours suivants, les deux frères ne furent pas plus avancés. Cependant ils avaient mangé leurs petites outardes, et s’avancèrent le long des rivages déserts et abruptes du grand Lac des Esclaves, au bord duquel ils découvrirent une montagne nommée Dènè-chethyaρè : la montagne qui contient des hommes.

— Mon frère aîné, dit le plus jeune des jeunes gens à son frère, ce pays ne ressemble nullement au nôtre. Où nous trouvons-nous donc, penses-tu ?

— Hélas ! mon cadet, reprit l’aîné, je ne le sais pas plus que toi ; mais ne te trouble point, marchons toujours.

Tout à coup les deux frères entendirent des voix souterraines, des voix d’hommes géants (Otchoρé), qui demeuraient sur ce rivage septentrional du Grand-Lac. Devant la montagne, un petit géant et sa sœur jouaient ensemble. Cette montagne conique était leur tente.

— Oh ! quels petits hommes ! s’écrièrent-ils pleins de joie, en apercevant les deux frères Dènè.

Ils coururent à eux, ils les prirent dans leurs mains, ils les déposèrent dans leurs mitaines, comme de petits oiseaux tombés du nid que l’on veut réchauffer, et les portèrent ainsi à leurs parents.

— Voyez, père, mère, quels petits bouts d’hommes nous venons de trouver sur le rivage, dirent-ils en riant.

— Ne vous moquez pas d’eux, fit le géant père, qui était un fort brave homme. Mes enfants, ajouta-t-il en s’adressant aux deux frères, demeurez avec nous, on ne vous fera aucun mal.

Ce disant, il leur servit à manger à chacun un œil de truite, d’une truite géante.

Les petits Dènè demeurèrent donc à Dènè-cheth-yaρè, sur la côte nord du Grand Lac des Esclaves. Ils allaient visiter les hameçons et les filets de pêche, en compagnie des enfants du géant, et ne manquèrent de rien.

Mais ils finirent par se lasser de cette vie aisée et facile, et demandèrent à poursuivre leur route.

— Volontiers, dit le géant.

Il leur fit faire un pemmican de poisson, et leur donna à chacun deux flèches.

— Avec cette flèche mâle, vous tuerez l’orignal mâle, leur dit-il ; et avec cette flèche femelle vous poursuivrez la femelle. Ces deux flèches sont très puissantes. Elles reviennent d’elles-mêmes après qu’on les a tirées ; ne courez donc pas pour les reprendre, car il vous arriverait malheur. Je vous le défends absolument.

Les deux frères promirent tout et partirent.

À leur départ, le bon géant leur indiqua le Couchant comme étant le point de l’horizon où se trouvait leur patrie primitive, et leur conseilla de se diriger de ce côté.

Peu après leur départ de chez le bon géant, le plus jeune des deux frères avisa un écureuil perché sur un gros sapin, et lui décocha une de ses flèches. Puis aussitôt il courut à elle pour la reprendre.

— Ah ! mon frère cadet, prends garde ; ne la saisis point, s’écria l’aîné. Tu sais qu’on nous l’a défendu. C’est bien mal, pense-t-on, de désobéir.

Mais le cadet s’obstina.

— Elle est à ma portée, cria-t-il à son frère, je puis l’atteindre.

Il tendit donc le bras pour la saisir, mais elle monta plus haut, à la suite de l’écureuil, qui se moquait du chasseur.

— Ah ! voilà que je la tiens ! s’écria-t-il d’un air triomphant.

Mais elle, échappant, montait encore, montait toujours. À la fin, le jeune homme saisit la flèche. Mais aussitôt elle partit comme un éclair et s’élança rapide vers le ciel, entraînant après elle le malheureux frère cadet. La flèche l’introduisit au ciel.

Là-haut est une terre supérieure en tout semblable à celle que nous habitons. Quand le jeune homme y arriva, il la trouva couverte de frimas, et, sur cette neige, il aperçut une quantité prodigieuse de pas d’animaux de toute sorte dont la chair est comestible.

Il vit là aussi un grand chemin blanc, large, planté d’arbres portant des fruits et de poteaux indicateurs. Sur le chemin, une paire de raquettes toutes neuves étaient plantées dans la neige et paraissaient l’attendre.

Le frère cadet, emporté loin de sa patrie par sa désobéissance, chaussa ces raquettes, et suivit le sentier blanc. Il arriva ainsi à une tente immense dans laquelle il trouva trois femmes qui lui donnèrent l’hospitalité.

La plus vieille, mère des deux autres, lui dit en secret :

— Mon gendre, je t’avertis que mes filles sont méchantes. Elles trompent les humains. Méfie-t-en donc. Ne couche point avec elles et ne les regarde pas même dormir.

Ce disant et pour prévenir toute liaison entre ce jeune homme, qu’elle trouvait beau, et ses filles, la vieille lui noircit entièrement le visage avec du charbon, de crainte qu’il ne fût aimé d’elles.

Sur le soir, les deux filles célestes arrivèrent de la chasse, car c’étaient des amazones chasseresses. L’une s’appelait : Sein plein de belettes (Delkρaylé-tta-naltay) ; la plus jeune : Sein plein de souris (Dluné-tta-naltay).

Dès qu’elles virent le négrillon qui était assis dans la tente maternelle, elles ne purent s’empêcher d’en rire aux éclats, et se moquèrent de lui.

La vieille triomphait. Mais le lendemain, le jeune homme, piqué au vif, s’étant lavé le visage et les mains, il apparut si beau aux deux sœurs, que toutes deux s’écrièrent simultanément :

— Je veux l’avoir ! je veux l’avoir ! Il sera à moi !

En vain la vieille s’opposa-t-elle à leur union, les deux filles se jetèrent sur le beau jeune homme, l’entraînèrent sur leur couche et le firent dormir entre elles.

Mais ils n’eurent pas plus tôt passé une nuit ensemble, malgré la défense maternelle, qu’un abîme s’entr’ouvrit sous le jeune homme, et qu’il fut englouti vivant dans le sein de la terre d’en haut.

Nari ! (pauvre malheureux !) s’écria la vieille quand elle l’eut vu disparaître. Voilà encore un bel homme que vous me ravissez, méchantes !

Cependant un loup énorme survint, qui, sentant de la chair humaine au lieu où gisait le jeune coupable, se mit à creuser la terre de ses ongles puissants. À force de creuser, il dégagea l’homme, qui sortit enfin de sa sépulture horrible. Il attendit, sur le sentier blanc, Sein plein de souris. Il voulait se venger d’elle, mais il ne put la tuer, car elle était immortelle. Alors il lui déchira ses vêtements, il la mit en lambeaux, et toutes les souris, les rats, les taupes, les serpents, les vers et autres bêtes malfaisantes, qui étaient enfermées dans son sein, en sortirent et se répandirent sur la terre, où elles ont habité jusqu’à ce jour. C’est depuis lors qu’il y a sur la terre tant de maux (llay), de maladies (tata), de famine (dan), de jeûne forcé (éttchiéri), la mort {edzil’) et le froid (klu). Tout cela nous est venu par la désobéissance du jeune homme et la malice de la femme.

C’est pourquoi nous tuons toutes les souris (klu), les taupes (dan), les capricornes (llaë), les bêtes malfaisantes (éttchiéri), qui ont causé le malheur de l’homme.

Alors la vieille femme, qui habitait sous la grande tente, dit au beau jeune homme :

— Viens-t-en, fie-toi à moi, à la fin. Je vais te procurer le moyen de retourner dans la terre d’où tu es venu. Je connais un endroit, sur cette terre supérieure, où il y a un orifice d’où l’on voit la terre d’en bas. Je vais te faire descendre par cette ouverture.

Ce disant, la vieille découpa des peaux d’élans en lanières et en fit une longue corde, à l’extrémité de laquelle elle lia le jeune homme sous les aisselles. Puis elle le descendit par le trou béant.

— Aussitôt que tu sentiras la terre sous tes pieds, lui dit-elle, lâche la corde.

La vieille descendit donc le jeune Dènè par le trou, et il descendit longtemps, car la distance était grande et la corde fort longue.

À la fin, son pied sentit un obstacle :

— J’arrive à terre, pensa-t-il.

Il lâcha donc la lanière, qui, en un clin d’œil, remonta vers le ciel, et il se vit, où ? Dans l’aire d’Orelpale (la Blancheur), aigle immense qui se nourrissait de chair humaine.

Tout autour de Dènè, dans le nid gigantesque de l’aigle mangeur d’hommes, il ne vit que des crânes et des ossements humains.

Il regarda en bas, mais il aperçut avec effroi qu’il était loin, bien loin de la terre habitable.

Heureusement que le petit de l’aigle eut compassion de l’homme.

— Il fait pitié, se dit-il ; il est si jeune ! Cache-toi sous mes ailes, beau-frère, dit-il au jeune homme. Et si tu vois que le jour se fait, c’est que mon père, l’aigle géant, arrive au nid. Mais si la nuit survient, alors c’est un indice que ma mère arrive.

Tout à coup, Dènè, entendant un grand bruit d’ailes, alla se réfugier sous les ailes de l’aiglon. Aussitôt le jour se fit, et l’aigle mâle rentra au nid.

— Ah ! ça sent bien la chair fraîche ! dit-il en flairant de tous côtés.

— Est-ce étonnant, dit l’aiglon, alors que tu m’apportes tous les jours de la chair humaine à dévorer ?

Orelpale, le père, s’en alla, et Dènè reprit un peu d’assurance. Un instant après, le bruit du tonnerre se renouvela, la nuit se fit, et Orelpale femelle entra au nid avec des débris humains dans ses serres[86].

— Comme cela sent la chair fraîche ! s’écria-t-elle en flairant d’un air inquisiteur.

— Allons, mère, est-ce étonnant, alors que tu m’en apportes toi-même ? répartit l’aiglon.

L’aigle femelle s’en alla à son tour.

Cela ne pouvait durer longtemps ainsi. Orelpale finit par s’apercevoir qu’il y avait un mortel vivant dans son aire. Il en fut courroucé, il voulut tuer l’homme téméraire qui venait le braver jusque chez lui.

Alors l’aiglon se jeta entre son père et l’homme.

— Si vous le tuez, s’écria-t-il, je me précipite aussitôt de mon nid sur la terre.

De crainte de causer la mort de son fils, l’aigle père consentit à laisser vivre celui-ci. Alors l’aiglon dit à l’homme :

— Tu ne peux toujours vivre ici. Mon père pourrait te surprendre et te tuer à mon escient. Tiens, prends ces plumes de mes ailes, adapte-les à ton corps, et essaye de voler autour de mon nid. Si tu parviens à en faire trois fois le tour, tu es sauvé, et tu pourras voler jusqu’à ta patrie.

Le jeune homme s’ajusta donc, aux bras et aux jambes, les plumes de l’oiseau-tonnerre, et essaya de voler. La première fois qu’il s’élança, il tomba et se fit grand mal.

Mais l’aiglon le reprenait.

— Fais donc comme ceci, et comme cela, lui disait-il.

Et peu à peu il lui apprenait à voler en le soutenant de ses ailes. À la fin, l’homme y parvint, aidé de l’aiglon ; il put faire une fois, deux fois, et enfin trois fois le tour de l’aire ; et aussitôt il s’envola vers la terre, au moyen des plumes de l’aiglon charitable. C’est la fin.

(Racontée par Pacôme Kkiρay-khρaa, dit Baughen, Dènè Couteau-Jaune-Castor du Grand-Lac des Esclaves, en juillet 1863.)


IV

ELTCHÉLÉKWIÉ ONNIÉ


(Suite.)


La légende intéressante que je viens de traduire ci-dessus présente une variante très forte, chez les Tchippewayans du lac Athabasca, où le R. P. Faraud la recueillit. Je la transcris ici littéralement et dans sa simplicité primitive, c’est-à-dire en retranchant du récit de ce missionnaire, depuis évêque d’Anemours in partibus injidelium, tout ce qui s’y trouve de conforme au récit précédent. C’est la Genèse des Danè ou Castors.

La divergence entre ces deux versions, celle du grand lac des Esclaves, et celle du lac Athabasca, commence à l’endroit de la disparition du jeune téméraire dans les entrailles de la terre, après qu’il eut enfreint l’ordre de la vieille Parque, en dormant avec les deux plus jeunes.

Dans cette seconde version, les deux sœurs ne sont plus que de simples mortelles qui, comme les deux frères, voyagent sous l’œil et la protection de l’invisible Providence.

Je commence :

Quand, le lendemain, Sein plein de belettes et Sein plein de souris s’aperçurent de la disparition de leur hôte, elles pleurèrent et se lamentèrent beaucoup.

— Allons à sa recherche, se dirent-elles.

Aussitôt elles et leur mère s’élancèrent au dehors. Elles ne savaient ce que le jeune homme était devenu.

Tout à coup, elles aperçurent un monstre, un géant à figure humaine, mais n’ayant qu’un œil au milieu du front, qui creusait la terre avec ses griffes d’ours. Il n’avait qu’un bras et qu’une jambe, et sa bouche courait d’une oreille à l’autre.

Les trois femmes conçurent une crainte affreuse et se cachèrent pour épier ce qui allait arriver. Elles virent le cyclope déterrer le jeune homme avec ses griffes, puis se disposer à le dévorer dans sa loge. C’était Edzil’ (la mort).

Le jeune homme n’était pas mort, il n’était qu’évanoui ; aussi, quand il fut en plein air, il reprit ses sens, et, apercevant le cyclope, il poussa un cri d’effroi.

— Ne le tuez pas, dirent les deux sœurs à la Mort.

— Je ne le tuerai pas, si l’une de vous deux consent à m’épouser, répartit Edzil’ ou la Mort.

Comme elles hésitaient, la Mort s’apprêtait à dévorer sa proie, lorsqu’un aigle gigantesque nommé Orelpalé (la Candeur, l’Immense, Celui qui s’étend au loin) se précipita sur le cyclope, l’enleva dans ses serres puissantes et repartit avec lui.

— Le bon Esprit vient de nous sauver. Que lui offrirons-nous ? s’écrièrent les trois femmes.

Au même moment, elles virent un épervier qui poursuivait un malheureux roitelet.

— Tuez l’épervier ! dit la vieille.

Aussitôt le jeune homme lui décocha une flèche, et, par la mort de l’épervier, sauva le petit oiseau.

Étant partis de ce lieu, ils se mirent tous quatre à cheminer à l’aventure, et arrivèrent vers une grande tente dans laquelle ils pénétrèrent.

Ils y trouvèrent un petit enfant endormi.

— Petit enfant, dit la vieille, où sont tes parents ?

Le petit, s’éveillant, indiqua l’Orient, et dit :

— Ils sont là-bas.

Puis il se rendormit.

— Petit enfant, dit le jeune homme, dis-moi où est mon pays ?

Le petit enfant indiqua le Couchant, et dit :

— Là-bas.

Puis il se rendormit.

— Petit enfant, dirent les deux sœurs, où est le bon Esprit, notre protecteur ?

Le petit enfant leva ses bras au ciel et dit :

— Là-haut.

Puis il se rendormit.

— C’est merveilleux, dit la vieille ; mais il ne faut pas chercher à comprendre.

Étant partis de là, ils virent un peu plus loin un vieillard qui venait à eux. C’était le père du petit enfant endormi. Il remit, lui aussi, deux flèches magiques au jeune Dènè, et lui défendit en même temps de les laisser manipuler et même toucher par les jeunes filles.

— Pourquoi cela ? demanda le jeune chasseur.

— Il ne faut jamais demander le pourquoi, répondit le vieillard.

Ils partirent de là, et le frère cadet tua beaucoup d’animaux de venaison, au moyen de ses flèches magiques, dont l’une était mâle et la seconde femelle. Et les jeunes filles ne touchaient pas aux flèches. Mais un jour elles se levèrent de grand matin, et, ayant aperçu un élan, elles voulurent se servir des flèches du jeune homme pour tuer l’animal. Elles les eurent à peine touchées qu’elles furent ensevelies vivantes dans le sein de la terre, et se trouvèrent tout à coup dans une grotte souterraine, qu’elles reconnurent pour l’aire de l’oiseau-tonnerre Orelpalé, l’aigle géant et le bon génie.

Celui-ci saisit les deux filles dans ses serres et les emporta au loin pour les déposer sur une plage déserte et sablonneuse, non loin de la demeure des géants, où il les laissa endormies.

Cette disparition causa tant de chagrin à la vieille mère des deux filles qu’elle en mourut ; mais, en mourant, elle prédit au jeune homme qu’il épouserait Sein-plein-de-souris, et qu’il retrouverait un jour son frère aîné qui deviendrait le mari de l’autre fille, Sein-plein-de-belettes.

Elle leur recommanda de marcher toujours vers l’Occident, parce que c’était en ce lieu que se trouvait leur patrie première et le pays promis, une belle contrée couverte de grands arbres, et située au bord et à l’extrémité d’une mer occidentale.

Le jeune garçon fendit un gros sapin, le creusa, y plaça le corps de la vieille, puis il replanta le tronc d’arbre, à la manière de ses ancêtres. Il se coucha ensuite fort triste, car il était entièrement seul au monde.

À peine Dènè était-il couché qu’il vit s’abattre à ses côtés un oiseau énorme, qui se posa là avec un bruit d’ailes formidable.

— Ne t’effraye pas, lui dit l’aigle géant. Je suis le fils d’Orelpalé, le bon Esprit, et j’accours pour te sauver de la mort. Voilà que je vais te conduire dans ta patrie, un beau pays élevé, où il y a beaucoup de neige, et d’arbres, et d’élans et de rennes, et de castors gras. Mais n’oublie pas cet ordre : « Lorsque tu y seras arrivé et que tu l’habiteras, ne quitte jamais la tente pendant la nuit, et ne chasse le castor que lorsque le soleil sera levé. »

— Pourquoi cet ordre ? demanda le jeune homme.

— Il ne faut jamais demander pourquoi à l’Esprit, répliqua l’aiglon.

Ce disant, il continua :

— Place-toi sous mes ailes, et tiens-toi bien.

Le jeune Dènè ayant obéi, Orelpalé s’éleva dans les airs, plana un instant ; puis, avec le bruit et la rapidité de la foudre, il plongea dans les entrailles de la terre céleste, la traversa, atteignit cette terre d’ici-bas et s’en vint déposer l’homme sur le sol que nous habitons,

— Maintenant, lui dit-il, dirige-toi vers le lieu où le soleil se couche jusqu’à ce que tu rencontres une grande eau ; prends ce morceau de bois, place-le sur l’eau et il deviendra pirogue. Puis, attends les ordres d’en haut.

Ayant ainsi parlé, le fils de l’Esprit bon disparut.

Cependant les deux sœurs avaient été recueillies par les bons géants, de la même manière qu’ils avaient accueilli les deux frères, au commencement.

Un jour le géant père leur dit :

— Mes filles, il faut cependant que vous songiez à partir d’ici. Marchez donc vers le Couchant, là est votre patrie. Voyez-vous ce cygne qui plane dans les airs ? C’est l’esprit de votre mère qui est morte. Suivez-le, il vous indiquera le chemin.

Les deux sœurs partirent ; mais comme elles étaient toutes nues, le bon géant leur donna à chacune une peau de renard afin qu’elles couvrissent leur nudité, plus quelques poissons secs pour provisions de route.

Au bout de dix jours de marche, elles atteignirent le grand lac (ou mer) dont on leur avait parlé, et demeurèrent en ce lieu.

De son côté, le frère aîné, depuis que son imprudent cadet avait été emporté par la flèche magique, s’était toujours, lui aussi, dirigé vers l’Occident, et il avait atteint le rivage du même grand lac, le même jour où le fils d’Orelpalé y déposait le corps endormi de son cadet, muni de la pièce de bois qui devait se changer en canot.

Les deux frères se rencontrèrent et se reconnurent avec bonheur. L’aîné était toujours muni de son pemmikan, lequel n’avait pas diminué depuis le jour que le géant le lui avait donné ; parce qu’il ne le mangeait jamais en entier, et qu’il lui laissait toujours le temps de repousser. Le cadet avait sa pirogue et ses deux flèches magiques, don de l’aigle protecteur Orelpalé.

Tout à coup, à l’extrémité de la grève, ils virent surgir les deux sœurs. Sein-plein-de-belettes et Sein-plein-de-souris, qui arrivaient à eux toutes joyeuses. Le frère cadet présenta à son aîné ces deux femmes célestes. Les deux couples s’embrassèrent en pleurant de bonheur. Puis le bois fut déposé sur l’eau et métamorphosé en pirogue, et les deux couples de jeunes époux y prirent place, en même temps que le beau cygne, esprit de la vieille Parque, les guidait de son vol.

Ils traversèrent ainsi la Grande-Eau, et abordèrent à la terre qu’on leur avait promise, après avoir passé quatre jours et quatre nuits sur l’eau sans voir de terre. Le lieu où ils accostèrent était un vert et riant rivage. Ils y prirent terre avec des cris de joie et d’allégresse.

En ce même moment, Orelpalé père et fils apparurent dans les airs. Les deux couples remercièrent avec effusion leurs génies protecteurs. Peu après, le même vieillard qui avait donné les secondes flèches magiques au frère cadet se montra à son tour, accompagné de son fils, le petit enfant qui dormait. Ce vieillard dit aux deux frères Dènè :

— Mes enfants, je vais vous apprendre qui vous êtes. Vous êtes les derniers descendants d’un grand peuple venu de l’Orient, qui obéit longtemps aux ordres du Puissant-Bon, mais qui, par la suite, l’oublia et s’abandonna au génie du mal, Edzil’.

L’Esprit bon les abandonna à eux-mêmes, car ils étaient devenus si méchants qu’ils se dévoraient les uns les autres.

Une seule famille avait conservé intactes les bonnes coutumes des temps jadis. C’était la famille de votre grand-père. Demeuré seul avec vous, ses petits-fils, le bon Esprit Orelpalé lui avait dit :

— Quitte ton pays et va-t’-en au loin dans la terre étrangère.

Votre grand-père se leva, il vous prit dans ses bras, et, quittant ses parents anthropophages, il s’en alla camper au bord d’un grand fleuve.

Plus tard, l’Aigle gigantesque Orelpalé lui apparut encore et lui dit :

— Aussitôt que tu seras mort, j’abandonnerai tout à fait le pays où tu demeures, à cause de ses habitants ; ordonne donc à tes petits-fils de le quitter et d’errer à l’aventure jusqu’à ce que je les conduise dans la belle terre que je leur ai promise. Ils y seront les fondateurs d’une nation nouvelle.

Le vieillard, votre grand-père, fidèle aux ordres du Grand-Esprit bon, vous commanda donc de quitter votre pays et de vous diriger vers l’Occident, jusqu’à ce que vous eussiez atteint les plages de la mer. Vous en souvenez-vous, mes enfants ?

— Oui, oui, grand-père, répondirent-ils. Nous nous en souvenons.

Le bon vieillard dit alors aux deux sœurs :

— Quant à vous, vous êtes les derniers descendants d’une autre nation, qui, à son début, fut également fidèle au bon Esprit, mais qui bientôt après l’abandonna pour suivre l’enseignement du mauvais Esprit qui gouvernait les peuples anthropophages.

Le Mauvais les détruisit entièrement, à l’exception de votre famille, qui s’était conservée pure.

Elle s’enfuit sur une montagne où elle échappa au feu qui dévora les autres, et où elle demeura. C’était votre mère et vous, mes deux filles.

Le grand Esprit avait prédit à votre mère que vous trouveriez un époux, bien que vous fussiez seules dans votre pays. Le fait vient de s’accomplir.

Toi, ajouta-t-il en s’adressant au frère aîné, prends pour femme Sein-plein-de-belettes, et habite cette partie de la forêt. Toi, dit-il au cadet, tu auras pour épouse Sein-plein-de-souris, et tu chasseras dans cette partie du pays. Allez maintenant, chassez et multipliez-vous.

Ainsi parla le vieillard céleste, puis il disparut, et l’on ne le revit jamais plus. Quant au beau cygne, il poussa un cri de joie en voyant le bonheur de celles dont il avait été la mère, puis il disparut dans la nue.

Or, nous sommes les descendants de ces deux couples-là, nous, les premiers hommes (ttathé danè) ; car c’est là notre histoire.

C’est la fin.

(Racontée au lac Athabasca, par Dènèdègouzié, au R.-P. Faraud, en 1859 ( ?) ; confirmée et modifiée, en 1880, par Alexis Enna-azé, à E. Petitot.)


V

NNI-NA-OUDLÉY

(la fin du monde)


Au commencement on habitait sur cette terre tout comme aujourd’hui ; car ce qui est a toujours été, ce qui se fait s’est toujours fait. L’homme a toujours été pèlerin sur la terre, il a toujours chassé et pêché pour gagner sa subsistance, il a toujours bu, mangé et dormi, il a toujours dormi avec sa femme et procréé des enfants.

Or, durant un hiver, il arriva une chose qui n’avait pas toujours été : il tomba tant et tant de neige que la terre en était comme ensevelie, et que le faîte des plus hauts sapins seul paraissait.

Ce n’était pas tenable. Aussi tous les animaux qui, alors, demeuraient et conversaient avec l’homme, partirent pour le ciel, en quête de chaleur ; car sur cette terre, convertie en glacier, on se mourait de froid et de besoin. Il était évident que, si l’on ne se dépêchait, tout le monde allait périr.

L’écureuil, étant le plus leste des animaux, grimpa à la cime des plus hauts sapins, il fit un trou à la voûte du firmament, et, par cette ouverture, pénétra dans le ciel. Ce trou, c’est le soleil.

Tout le monde, émerveillé de ce haut fait, déclara que l’écureuil était un grand chef.

Par cet orifice, tous les animaux pénétrèrent dans le ciel à la suite de l’écureuil. Mais celui-ci s’approcha de si près de la chaleur qu’il en eut le poil tout roussi, et c’est pourquoi il est de couleur jaune.

L’écureuil produisit donc le jour, car avant ce haut fait il faisait sombre et froid sur la terre. Mais l’ours, qui est maître dans la terre supérieure, où il gardait la chaleur pour lui seul, l’ours dit à l’écureuil :

— S’il fait toujours jour, comment chasseras-tu ?

Alors il étendit comme une peau épaisse sur l’orifice céleste, et de nouveau il fit nuit.

Ce fut donc l’ours qui produisit la nuit. Aussi est-il toujours noir. Il aime les ténèbres et habite sous terre, dans une bauge sombre et ténébreuse.

L’ours est mauvais. Dans la terre supérieure, lui et son fils gardaient la chaleur. Ils l’avaient appendue aux branches d’un grand arbre qui s’élève au milieu du ciel, et elle était contenue dans une outre de peau.

À cet arbre, on voyait aussi suspendus tous les autres éléments, tous les biens et tous les maux qui descendent sur cette terre inférieure : de pluie, une outre, et de neige une outre ; de beau temps, une outre, et de tempête, une outre ; de froid, une outre, et de chaleur, une outre.

Il s’agissait donc de s’emparer de cette dernière, et certes cela n’était pas facile ; car l’ours et son fils étaient campés au pied de l’arbre et gardaient la chaleur.

— Qui d’entre nous sera capable de décrocher cette outre, se dirent les animaux, et qui sera homme assez puissant pour lutter contre cet ours fort et féroce ?

Le renne se présenta alors comme étant l’homme le plus innocent et le plus léger à la course. Il se dirigea vers l’ours à la nage (car l’arbre s’élevait dans une île), et s’empara du sac de cuir qui renfermait la chaleur, avant que l’ours, dont les mouvements sont lents, eût eu le temps de l’atteindre.

Alors il eut recours à son canot. Il le lança à l’eau, y monta et poursuivit le renne qui se sauvait à la nage avec la chaleur. Il allait l’atteindre, quand tout à coup sa pagaie se brisa dans ses mains et le réduisit à l’inaction. C’était la souris qui en avait creusé l’intérieur, en travaillant au bien commun.

Cet accident donna aux animaux le temps de se sauver avec la chaleur. L’outre était fort pesante ; on l’avait suspendue au milieu d’un bâton, et les animaux la portaient deux à deux à tour de rôle.

Il y avait loin entre la terre d’en haut et cette terre inférieure, aussi fallut-il camper bien souvent. Une nuit, au bivouac, la souris, dont la chaussure était en lambeaux, voulut raccommoder ses souliers et ne crut pas mieux faire que de couper un morceau de la peau de l’outre.

Malheur ! l’outre ouverte, la chaleur qu’elle contenait se répandit aussitôt sur la terre, et avec une telle intensité qu’elle fit fondre en un instant l’immense quantité de neige qui la couvrait. Il en résulta une inondation telle que l’eau, montant toujours, envahit les montagnes et recouvrit même les plus élevées.

Un petit vieillard à cheveux blancs, prévoyant cela, avait dit :

— Mes amis faisons un grand canot et sauvons-nous dedans.

Mais on s’était ri de lui.

— Fais-le toi-même, lui avait-on dit, toi qui es si sensé. Pour nous, nous habiterons la montagne, où les eaux ne nous rejoindront pas.

Mais ils s’étaient trompés évidemment, car les eaux les y rejoignirent, et ils périrent tous jusqu’au dernier. C’est fini ; l’eau a dépassé les plus hauts sommets des montagnes Rocheuses ; de terre il n’y en a plus. C’est la fin du monde (nni na oudlé).

Tous les hommes, tous les animaux, tous les oiseaux, périrent.

Quant au petit vieux dont on s’était moqué, et qui avait construit, lui seul, une grande pirogue, il s’y retira, y recueillit un couple de tous les animaux et de tous les oiseaux qu’il rencontra sur son chemin, et s’en alla à la dérive de l’inondation.

Ce vieillard s’appelait Etsié, le grand-père, ou Ennèdhékwi, le vieillard.

Cependant on n’en pouvait plus, et les habitants du canot n’auraient pu vivre longtemps dans cet état. Tous les animaux amphibies se mirent donc à plonger, pour aller chercher la terre au fond des eaux. Mais de terre, il n’y avait point. Elle était si loin, si loin, au fond de l’eau !

L’aigle s’envola au loin, à sa recherche, et s’en revint sans l’avoir trouvée nulle part. La tourterelle partit à son tour, vola toute une journée et s’en revint épuisée sans avoir rien vu.

Le lendemain, elle partit de nouveau et demeura encore toute la journée absente. Le soir, quand elle arriva, elle était exténuée, mais elle tenait dans sa patte un bourgeon de vert sapin. Elle avait vu les cimes des arbres et s’y était reposée.

Encouragés par cette trouvaille, tous les oiseaux aquatiques et les animaux amphibies recommencèrent à plonger de plus belle, dans l’espoir de soulever la terre.

Le rat musqué plongea et revint à bout de respiration sans avoir rien trouvé ; la loutre plongea, elle demeura longtemps sous l’eau, et quand elle reparut à la surface, elle était mourante.

— Rien ! dit-elle.

Le petit canard-trompette plongea à son tour. Et il revint avec un peu de vase dans sa patte. Il souleva la terre, il refit la terre. C’est pourquoi tous les animaux s’écrièrent :

— Le Rankanli, seul, est tout-puissant ; lui seul est un grand homme, un chef.

C’est la fin.

(Racontée par Tsinnayiné, Couteau-Jaune
du Grand-Lac des Esclaves, en septembre 1862.)


VI

TTATSAN DÈNÈ ODÉLYON NANÉTTA

(le corbeau décepteur)


Cependant Etsié, avant de quitter son grand canot, avait laissé partir le corbeau, qui ne revint plus. Vainement on le chercha, il ne parut pas. Et l’on s’aperçut alors qu’on n’avait plus rien à manger, et que tous les animaux ruminants et comestibles avaient disparu.

On soupçonna donc le corbeau, dont on connaissait la malice, d’avoir fait ce coup ; et tous les animaux qui se nourrissent de chair, tous les oiseaux rapaces, ainsi que l’homme, se mirent à la recherche du voleur.

La chouette, nommée Ethi-djiazè (petite tête velue), fut envoyée en éclaireur. Elle vola toute une journée et revint à bout de forces.

— Je n’ai rien vu, dit-elle.

Le geai bleu (Djizé) fut député à son tour. Le soir venu, il revint épuisé.

— J’ai vu, dit-il, j’ai vu le corbeau se reposant à la cime de cette haute montagne que vous voyez là-bas. Il est gras et repu, et autour de son col souillé de sang, il porte un collier fait des yeux de tous les animaux qu’il a aveuglés afin de les garder ; car il les a enfermés et ils sont ses prisonniers.

Ainsi dit le geai bleu.

Alors tous frémirent de colère, ainsi que l’homme, et ils se dirent :

— Poursuivons le corbeau !

Au sommet de la montagne s’élève une loge immense. C’est celle de la vieille corbeau, cette sorcière malfaisante. Là elle avait parqué tous les animaux qui broutent et ruminent. Elle les y avait poussés, rassemblés, et elle les gardait soigneusement, aidée de ses petits corbeaux. Elle se tenait sur le seuil, avec sa famille, préparée à en défendre l’accès.

— Qui nous ouvrira la porte de cette tente ? se demandaient les animaux. Ce corbeau est puissant et méchant.

En vain le loup et le renard essayèrent-ils. Le corbeau les harcelait de son bec puissant, et les obligeait de rebrousser chemin.

Alors le geai bleu dit encore :

— Ce sera moi qui viendrai à bout du corbeau.

Il alla se percher d’un air inoffensif sur le faîte de la loge, il en déchira l’enveloppe de peau, il en défit les ligatures, il en fit tomber la couverture. Aussitôt tous les ruminants sortirent de l’enceinte, et repeuplèrent cette terre sortie fraîchement du sein des eaux. Alors tous les animaux s’écrièrent :

— Maintenant tuons, tuons le corbeau, cet oiseau malfaisant et inutile. Il est notre ennemi.

Mais lui :

— Par pitié, laissez-moi la vie, s’écria-t-il, et désormais je me contenterai du charnier.

— Eh bien ! puisque tu veux vivre, lui dit-on, donne-nous donc de la viande.

Ce qui se disait là était nécessaire ; car depuis que le corbeau avait enfermé les ruminants, tous les animaux qui se nourrissent d’herbe étaient invulnérables, ils étaient tous revêtus d’os et de corne comme d’une cuirasse, de sorte que nos flèches s’émoussaient sur leur corps. Comme on ne pouvait les tuer, la vie devenait impossible.

Le corbeau ayant donc demandé la vie à la condition qu’il donnerait aux hommes de la viande, il s’en alla et se percha au sommet de la montagne, où il se mit à ronger, à ronger des os. Il les tailla, les façonna, les découpa en forme de côtes, qu’il lança comme des flèches parmi les animaux ruminants. Tous ceux qu’il atteignit eurent une charpente formée de côtes et de chair, et devinrent vulnérables et comestibles. Quant aux autres, ils demeurèrent à l’abri de nos flèches, et on ne put les tuer ni les manger.

Cependant on s’entredisait :

— Où sont les cadavres des hommes que l’inondation a détruits, et pourquoi n’en voyons-nous pas ?

En vain on les chercha. On ne vit de cadavres humains nulle part. Alors le geai bleu dit encore :

— Là-bas, sur le rivage, j’ai vu, oui j’ai vu les mouettes et les goëlands qui s’en disputaient les lambeaux et les dévoraient.

C’est assez ; il y eut de nouveau beaucoup d’hommes, beaucoup d’animaux, et l’on continua à vivre de la même manière que l’on vit de nos jours sur la terre.

Quelque temps après l’inondation, l’eau vint à manquer complètement. Le grand Butor (T’ulkudhi), qui l’avait toute bue, était étendu sur le sable, le ventre au soleil. Il était gonflé comme une outre.

Etsiyé (le grand-père) se rendit donc vers l’hydre, suivi de tous les animaux qui, comme lui, étaient altérés et cherchaient l’eau.

Quand il se vit ainsi surpris et entouré, le Grand Buveur d’eau essaya de gagner ses ennemis en excitant leur pitié, afin qu’ils l’épargnassent. Il feignit donc d’être malade :

— J’ai mal au ventre, geignait-il ; hélas ! je suis hydropique. J’ai grand mal au ventre !

Alors le lynx s’approcha d’un air patelin :

— Ma grand’mère a mal au ventre, dit-il. En vérité ! C’est bien fâcheux !

Et il se mit à lui frotter le ventre avec sa patte de velours. Mais tout d’un coup il sortit ses griffes, les lui enfonça dans la peau et lui déchira le ventre.

Alors, des flancs rebondis de l’hydre crevée, surgirent fleuves et rivières. L’eau en jaillit par torrents, et les lacs se formèrent, et toutes les excavations du sol se remplirent d’eau. La terre, arrosée de nouveau, reverdit et redevint ce qu’elle était auparavant. C’est la fin.

(Racontée par le vieil aveugle Ekounélyel,
au Grand-Lac des Esclaves, en juin 1863.)


VII

DÈNÈYAT’IÉ L’AN ADJYA

(la multiplication des langues)


Au commencement, on habitait sur une montagne, et tous les hommes parlaient la même langue. Il n’y avait donc qu’un seul langage.

Or, des jeunes gens jouaient ensemble dans un bois, disant :

— Imitons tout ce que font nos parents.

Ils contrefirent donc l’action des chasseurs qui tuent un animal. Ils se saisirent de l’un d’entre eux, ils le tuèrent comme un vil animal, ils le dépouillèrent, l’écartelèrent, le dépecèrent, l’écorchèrent, le démembrèrent, et, toujours par manière de jeu, il allèrent en distribuer les quartiers dans chaque loge.

Alors, il se passa une chose inouïe : Comme jamais les Dènè n’avaient été témoins d’un crime si affreux, une épouvante indicible s’empara d’eux. Ils demeurèrent hors d’eux-mêmes, sans voix, et l’esprit si profondément troublé qu’ils en perdirent l’usage de la parole et ne purent plus se comprendre les uns les autres, tant ils étaient ahuris.

Ils se séparèrent donc ; ils s’enfuirent pleins d’épouvante, les uns d’un côté, les autres de l’autre. Et c’est ainsi que les langues se multiplièrent.

(Racontée par le même.)


N. B. — Je dois faire remarquer ici un fait très curieux et qui me semble plus que caractéristique. Le lieu où Noë sortit de l’arche et où ses fils construisirent la première ville, d’après la Bible, s’appelle en arménien : Nachi-dhenan (lieu de la Descente). Or, en dindjié, l’un des dialectes dènè, Nachi-dhenan, signifie : Insensé, fou (Nachi), et peuple de femmes publiques (Zhœnan, que les missionnaires écrivent Dhœnan) ; ce qui correspond parfaitement au nom de Babel ou Babilous : Confusion.


VIII

BÉ TSUNÉ YÉNELCHIAN

(l’enfant que sa grand’mère a élevé)


Longtemps après Etsiè et Eltchélékwié, il y eut une grande famine sur la terre ; car tous les rennes désertèrent notre pays, et l’on y mourait de faim. Alors les Dènè quittèrent leurs pays et descendirent le long de la mer pour aller habiter dans le désert sans arbres, dans la terre étrangère, afin d’y arracher leur vie.

Un jour que les Dènè étaient en marche, une vieille femme, qui ne pouvait suivre la troupe que de loin, entendit des cris d’enfant retentir au bord de l’eau. Elle chercha avec soin, et trouva au milieu de la bouse de bœuf musqué un petit enfant pas plus long que le doigt qui lui dit :

— Grand’mère, recueille-moi. Je suis venu sur la terre pour faire du bien aux hommes, mes frères.

La vieille femme ramassa le petit enfant. Elle l’éleva soigneusement, et c’est pour cette raison qu’on appela celui-ci Bé-tsuné-Yénelchian : Élevé par sa grand’mère.

Lorsque Bé-tsuné-Yênelchian devint un peu plus grand, il s’absentait chaque soir et ne reparaissait plus que le lendemain matin. Dans les commencements, la vieille s’inquiétait beaucoup de ces absences ; puis elle finit par s’y habituer. On ne savait où il allait ; mais lui, par la vertu de sa magie, se métamorphosait en renne ; puis, s’en allant parmi ces animaux, il les attirait à lui, leur touchait le museau de sa baguette (car c’est au moyen d’une verge qu’il opérait ces prodiges), et aussitôt les rennes tombaient inanimés.

Après cela il rentrait au camp, la ceinture pleine de langues de rennes qu’il y avait suspendues comme un trophée de sa chasse magique. C’est pourquoi la vieille, ainsi que ses autres parents d’adoption, vivaient dans l’abondance ; et l’enfant acquit une grande renommée par ses exploits cynégétiques.

Un jour cependant, Bè-tsuné-Yénelchian dit à sa grand’mère :

— Mère, dites ceci à mes frères : Si vous voulez me donner en tribut le bout de toutes les langues de renne (Ethula) que vous tuerez, je vous promets de ne vous laisser jamais manquer de viande. Je vous procurerai des rennes en abondance, et je demeurerai longtemps parmi vous.

La vieille rapporta aux Dènè les paroles de l’Enfant-Puissant, et les hommes consentirent à ce traité. Aussitôt les rennes commencèrent à abonder, et la viande à devenir très grasse.

Pendant longtemps, les Dènè furent fidèles à payer leur tribut de bouts de langues à l’enfant ; mais il arriva une époque où ils se lassèrent et l’oublièrent, et les bouts de langues ne lui furent plus apportés[87].

— C’est fini, dit l’enfant devenu homme, je ne demeurerai pas plus longtemps avec ces ingrats. On m’oublie parce que j’ai été trop bon. Si le tribut n’est pas payé, je partirai.

La vieille pleura, elle supplia ; mais ce fut en vain.

— Mes frères m’oublient, lui répondit l’Enfant-Puissant. Eh bien ! je m’en vais. Toutefois, je ne les abandonnerai pas entièrement. Quand ils seront dans la disette et qu’ils m’appelleront à leur secours, je reviendrai à eux. Quant à vous, tâchez de me suivre là où je vais aller.

Il dit, et disparut au milieu d’un grand troupeau de bœufs musqués. La vieille suivit bien ses traces parmi les bœufs pendant quelque temps ; mais ce lui était chose bien pénible, à son âge, que de tracer un sentier à l’aide de ses raquettes. Elle ne put jamais arriver au bout.

Depuis ce temps-là, quand le renne vient à manquer et que nous sommes menacés de la famine, nous nous en allons dans le désert de la mer Glaciale et nous appelons Bé-tsuné-Yénelchian et ses bœufs. Ils entendent notre voix, ils accourent, nous tuons quelques-uns de ces bœufs, et nous échappons, par ce moyen, à la mort qui nous menaçait.

(Racontée en 1863, au Grand-Lac des Esclaves,
par le vieil aveugle Ekunélyel.)


IX

MÊME LÉGENDE


(Version des Couteaux-Jaunes.)


Un jour, dans le désert stérile qui borde la mer glacée, la disette de viande (tan) régnait parmi les Dènè. On était donc en quête de rennes, mais en vain. C’était très pénible.

On entendit alors comme les vagissements d’un enfant, au bord de la rivière du Cuivre. Il y avait là beaucoup de filles qui se mirent toutes à la recherche de la voix. Mais ce fut sans succès. Survint une vieille femme, qui chercha à son tour, et trouva bientôt un tout petit enfant, long comme le pouce, mais merveilleusement beau, qui était couché dans l’empreinte du sabot d’un renne. Elle le prit, l’éleva avec amour, et c’est pourquoi on l’appelle Bé-tsuné-Yènelchian : Élevé par sa mère-grand. Quoiqu’il fût bien petit, il parut bientôt qu’il était très puissant par la vertu de son Ombre.

Un jour Bé-tsuné-Yénelchian dit à sa grand’mère :

— Les hommes, mes frères, sont bien malheureux. Je veux aller les trouver. Ils ont faim. Je veux leur procurer de la viande.

La vieille pleura, elle voulut le lui défendre ; mais il ne l’en pressait que plus vivement. Enfin elle le laissa partir, et il partit seul durant la nuit, sans que les Dènè sussent où il était allé.

Quand le jour parut, l’Enfant-Magique revint vers les Dènè et retourna chez sa mère adoptive. La vieille était étendue à terre, inerte, sans feu, la tête glacée. Il la tira de sa léthargie, ralluma le feu, et, défaisant sa ceinture, il dit :

— Mère, voyez !

Aussitôt il tomba de sa ceinture quantité de bouts de langues de renne,

— Mes frères vivront à leur aise, maintenant, dit-il, pourvu qu’ils se souviennent de moi.

Bé-tsuné-Yénelchian demeura, en effet, longtemps parmi ses frères, et le caribou ne leur faisait jamais défaut. Un jour, dans le désert sans arbres, on chassait péniblement, car il n’y avait point d’eau. Nous mourions de soif.

— Attendez, dit l’Enfant-Puissant, devenu homme. Ayant aussitôt fabriqué une flèche magique, il la ficha en terre et en fit jaillir du sol de l’eau en abondance.

Enfin, étant devenu vieux, il gravit une montagne en disant :

— Je vais bientôt mourir, mais je ne vous abandonnerai pas. Quand vous serez dans la détresse, invoquez-moi et je viendrai à votre secours.

Alors, il fit dresser pour lui en ce lieu une loge magique (chuns), et, y étant entré, il évoqua l’esprit ou Ombre. Pendant longtemps il fit la magie. Comme il n’en sortait plus, on s’aventura dans le pavillon, afin de voir ce qui lui était arrivé. Mais on ne l’y trouva point.

Depuis ce temps, on ne sait ce qu’il est devenu, et nul ne le revit jamais plus.

(Racontée au Grand-Lac des Esclaves,
par Tsépan-Khé, Couteau-Jaune, en septembre 1863.)


X

MÊME LÉGENDE

(version des tchippewayans du lac athabasca.)


Il fut un temps où le Puissant-Bon, mécontent des hommes, leur retira tous les rennes ou caribous.

Les Dènè s’en revenaient donc tristement des bords de la mer glaciale, et s’en allaient chercher fortune sur une terre nouvelle, lorsqu’une vieille femme qui les suivait péniblement de loin, ayant remué avec son pied des crottins de rennes, s’entendit tout à coup appeler du milieu de cette bouse par une voix enfantine.

La voix disait :

— Grand’mère, je viens pour faire du bien aux Dènè (hommes) ; mais je suis tout petit. Veux-tu prendre soin de moi ?

La vieille regarda, et aperçut un fœtus vivant, long comme le pouce. Elle eut pitié de lui. Elle le prit et lui promit d’en avoir le plus grand soin. Puis, réfléchissant qu’elle n’avait elle-même rien à manger, elle dit à l’enfant :

— Je te promets, petit, de te garantir du froid.

Mais comment te ferai-je manger ? Je n’ai rien moi-même !…

— Je suffirai moi-même à nos besoins, répondit l’enfant. Je ne demande qu’à rester avec toi.

Le soir venu, on dressa les tentes, et l’enfant, qui était seul avec sa grand’mère, lui fit cette confidence :

— Je viens pour faire du bien aux Dènè. Je ramènerai l’abondance parmi eux. Seulement, j’exige qu’ils me payent un tribut. Ils me donneront toutes les langues des rennes qu’ils tueront. S’ils sont fidèles, je resterai longtemps parmi eux, et ils ne manqueront de rien. Va, et répète-leur mes paroles.

La grand’mère alla de suite trouver les Dènè, et leur répéta ce que l’enfant avait dit. Tous consentirent à payer le tribut, et dès le lendemain les rennes reparurent.

L’enfant restait avec sa mère-grand, et il fut appelé Bé-tsun-Yénelchian. En peu de temps, il avait grandi et était devenu long comme le bras.

Chaque jour, l’enfant sortait seul, et s’en allait dans la forêt, et chaque soir, en rentrant, il disait à la vieille femme :

— Où sont mes langues ?

Pendant un certain temps, les Dènè furent fidèles à payer le tribut ; mais enfin l’abondance affaiblissant la reconnaissance, ils n’apportaient plus que quelques langues à l’enfant, devenu grand comme les autres hommes de la tribu. Ce que voyant, Bé-tsun-Yénelchian dit à la grand’mère :

— Tu vois, grand’mère, c’est toujours la même histoire du temps passé, l’abondance nuit ; on m’oublie parce que l’on est trop bien. Je ne puis plus demeurer avec ce peuple, et si le tribut n’est pas payé rigoureusement, je l’abandonnerai.

Plusieurs années s’écoulèrent, et enfin le tribut, qui allait toujours en diminuant, était réduit à cinq ou six langues. Bé-tsun-Yénelchian dit alors à sa grand’mère :

— C’en est fait, je pars. Je n’abandonnerai pas tout à fait les Dènè ; mais je leur ferai sentir leur ingratitude.

La grand’mère voulut s’opposer à son départ. Elle le supplia même de ne pas abandonner sa nation.

— C’en est fait, répéta-t-il. Suis-moi, si tu le peux. Je pars.

Il partit en effet. La grand’mère, qui l’aimait beaucoup, tenta de le suivre ; mais comme elle était bien vieille, elle bronchait à chaque pas, et enfin elle fut obligée de s’arrêter.

— Sois tranquille, grand’mère, lui répéta l’enfant une dernière fois. Je n’abandonnerai pas entièrement les Dènè, mes frères.

Il la quitta. Bientôt il disparut du côté de la mer glacée et s’en alla habiter parmi les bœufs musqués qu’il rendit dociles à sa voix. Quand il fut las de vivre, il s’incarna dans ces paisibles animaux et leur donna, en récompense de leur docilité, l’intelligence de la parole humaine.

Lorsqu’une grande disette (éttchiéri) se fait sentir parmi les Tchippewayans, ils se dirigent vers les côtes inhospitalières de la mer glaciale, et ils y appellent les bœufs musqués (ètchiéré). Ces animaux entendent leurs voix et se rendent docilement à leurs appels. Alors les Dènè se contentent d’en tuer quelques-uns pour apaiser leur faim, et laissent partir les autres en paix.

— N’est-ce pas le fils de Dieu qui est allé habiter parmi eux et qui leur donne cette intelligence ? C’est la fin.

(Racontée en 1859, à Athabasca, au R.-P. Faraud,
par Dènèdègouzyé.)


XI

MÊME LÉGENDE

(Version des Mangeurs-de-caribous de la baie d’Hudson,
fleuve Churchill.)


Une jeune fille trouva un petit enfant, dans le pays des Caribous (Yuthen). Il était couché dans un peu de mousse, au bord d’un fleuve (Nilin).

Cette fille, abandonnée elle-même par des parents barbares, ramassa l’enfant, l’enveloppa d’une peau de renne, et résolut de lui sauver la vie.

Tous deux vivaient bien misérablement, ne se nourrissant que de racines et de fruits dont elle exprimait le jus dans la bouche du pauvre petit. Aussi l’enfant ne grandissait pas, et la fille disait :

— Si du moins il pouvait grandir vite, il aurait soin de moi quand je serai vieille.

Elle ne savait pas que ce petit enfant était un magicien puissant.

Un jour qu’elle pleurait amèrement, n’ayant rien à manger, l’enfant, qui n’avait jamais fait que balbutier, lui adressa la parole en ces termes :

— Ne te lamente pas. Je sais où il y a du poisson. Tu as été bonne pour moi ; je le serai aussi pour toi.

Surprise d’entendre parler son nourrisson, la jeune fille le regarda, et elle crut voir la peau de renne qui le couvrait briller comme une flamme, tandis qu’une autre flamme entourait sa tête.

— Écoute, continua l’enfant, bientôt les Dènè seront heureux plus que jamais ; les rennes, obéissant à leur voix, viendront d’eux-mêmes se faire tuer et ne chercheront plus à fuir.

Quelques saisons s’écoulèrent ainsi, et l’enfant demeurait de taille exiguë ; mais la jeune fille n’était plus misérable. Il lui découvrait le poisson lors même qu’il se tenait caché sous la glace.

Un jour, l’enfant eut le désir d’aller se divertir dans la forêt. Elle lui chaussa ses petites raquettes, et il partit sans dire où il se rendait.

Le soir venu, il ne reparut pas. La pauvre fille, voyant la nuit venue, se mit à pleurer et à se lamenter sur son malheureux sort, croyant son fils adoptif mort de froid ou égaré, lorsque tout à coup celui qu’elle croyait perdu se trouva à ses côtés et déposa à ses pieds une grande quantité de langues de renne.

Au même instant, la forêt fut tout illuminée, car le monde accourait au-devant de Bé-tsuné-Yénelchian avec des torches en main, faites de branches de sapin fendues, afin de le féliciter de l’heureux succès de sa chasse, et de lui rendre hommage.

Alors l’Enfant-Puissant, étant monté au sommet d’une butte rocailleuse, dit aux Dènè qui l’entouraient :

— Je ne vivrai plus longtemps désormais. Puis, se tournant vers sa bienfaitrice :

— Dorénavant, lui dit-il, les Dènè s’adresseront à moi dans leurs besoins. C’est toi que je charge de leur faire connaître mes volontés. Quiconque s’adressera à moi obtiendra mon secours, et je lui enverrai des rennes, afin qu’il vive dans l’abondance.

À peine Bé-tsuné-Yénelchian eut-il fini de parler, qu’on entendit un grand bruit dans la forêt.

— Allons, dit-il, le moment est venu. Un grand peuple m’attend au détour du Grand-Lac. Il vient me chercher pour me conduire en des lieux que vous ignorez. Partons.

La jeune fille éplorée suivit son petit compagnon. Arrivés au détour du lac Athabasca, elle aperçut une multitude d’ours (Sas), de toutes couleurs, noirs, gris, blancs et fauves qui s’empressèrent de rendre hommage à l’Enfant-Puissant.

Alors, jetant un dernier et affectueux regard sur sa compagne bien-aimée pour lui dire adieu, Bé-tsuné-Yémlchian s’avança hardiment au milieu des ours et s’incorpora à eux. On ne le revit plus jamais.

Mais jadis, dans notre jeune temps, nous n’allions jamais à la chasse sans invoquer cet Enfant de bénédictions.

Maintenant on peut le voir dans la lune où nous l’appelons Ya-tρèth-nanttay : Celui qui est venu en traversant le ciel.

(Racontée par le même Dènèdégouzyé.)


XII

OLTSIN-TpÉDH

(opérant-bâton)


Légende Couteau-Jaune.


Oltsin-tρédh : Celui qui opère par la baguette, était un magicien puissant. Il faisait des prodiges au moyen d’un bâton, et c’est de là que lui vient son nom.

Un jour, le Grand Ennemi lui enleva ses deux sœurs.

— Tu n’es pas un homme, lui dit-on, puisque tu te laisses ravir tes parents.

Alors il s’irrita contre celui qui l’invectivait, il le frappa, et, sans le vouloir, il le tua.

Après ce malheureux coup, il se leva et dit :

— Il faut cependant que je délivre mes deux sœurs.

Aussitôt il partit, accompagné de son frère, pour se mettre à leur recherche.

Comme ils cherchaient chacun de leur côté, ils convinrent d’un signal pour se retrouver ; car ils vivaient parmi leurs ennemis, les Eyunnè (fantômes, fous, femmes publiques). Oltsin-tρèdh suspendit donc une crécelle à la cime d’un arbre, afin que, le vent l’agitant, elle fût entendue des deux frères qui s’en revenaient camper en ce lieu.

En cherchant leurs sœurs, les deux frères arrivèrent dans une contrée dont les habitants ne se nourrissaient que d’une gomme blanche. Ils ne purent séjourner en ces lieux parce que ce mets les dégoûtait.

Étant partis de là, ils vinrent dans un pays dont le peuple se nourrissait de grives. Oltsin-tρèdh tendit pour ce peuple-là ses filets à oiseaux, et, d’un seul coup, il prit une quantité prodigieuse de grives. Mais, comme il ne trouva pas ses deux sœurs en ce lieu, il passa outre.

Il arriva alors dans une contrée dont les habitants étaient comme des lièvres. Ils vivaient dans une obscurité profonde, dormant sans cesse. Il produisit pour eux la lumière, en jetant au feu des yeux de lièvre[88] ; puis, il les métamorphosa en hommes.

Enfin, il parvint à une vaste tente, celle du Grand Ennemi, chef des Eyunnè, et ravisseur de ses sœurs, qui se désolaient en ce lieu, dans une dure captivité.

Ce jour-là, le Grand Ennemi était absent ; il était parti pour la chasse. Oltsin-tρèdh dit donc aux deux femmes :

— Voici que je viens pour vous délivrer. Suivez-moi.

Elles se levèrent et le suivirent ; mais elles firent quelque difficulté, disant :

— Ah ! mon frère, ton beau-frère, notre ravisseur, est terrible et puissant. Il va peut-être nous arriver malheur de notre fuite.

Cependant, sur ses vives instances, elles le suivirent. Quand le Grand Ennemi revint, et qu’il n’aperçut plus ses deux femmes esclaves, il entra dans une colère terrible et se mit aussitôt à leur poursuite, leur tendant embûche sur embûche, par le pouvoir de sa médecine ; car il était lui-même un grand magicien. Mais Oltsin-tρèdh les déjoua par son pouvoir plus grand encore.

Le lendemain matin donc, en s’éveillant, ils se trouvèrent au fond d’un précipice, dans une crevasse de rochers très profonde.

— Ne vous épouvantez pas, dit Oltsin-tρèdh à ses sœurs, confiez-vous à moi. Recouchez-vous et dormez, car je n’opère que lorsqu’on ne me voit pas.

Elles se recouchèrent et aussitôt, lui, par la vertu de sa baguette, les tira hors de l’abîme en faisant s’élever le fond du précipice jusqu’au niveau du sol environnant.

La seconde nuit étant arrivée, ils campèrent dans le désert sans arbres. Mais, à leur réveil, ils se trouvèrent au milieu des eaux, sur une petite île déserte. Les deux sœurs se désolaient :

— Ce n’est rien, leur dit Oltsin-tρèdh, couchez-vous et dormez.

Ce disant, il fit surgir une chaussée entre l’île et la terre ferme ; de sorte que, à leur réveil, ils traversèrent tous quatre le lac à pieds secs.

À la fin de la troisième nuit de bivouac, ils se trouvèrent enterrés dans un grand marais bourbeux. Les deux sœurs n’en pouvaient plus. Le Grand Ennemi était si mauvais ! Que faire ?

— Recouchez-vous encore et dormez, leur dit de nouveau leur frère avec confiance.

Aussitôt, par sa puissance, il forma à travers le marais une chaussée de sable dur et sec, sur laquelle ils traversèrent ces eaux fangeuses.

Enfin, voyant qu’il ne pouvait venir à bout à Oltsin-tpèdh, le Grand Ennemi le laissa partir en paix, ainsi que ses sœurs. Alors lui-même dit à son frère cadet :

— Viens avec moi, je vais tuer tous ces hommes ennemis ; après quoi, je les ressusciterai et les rendrai bons.

Il se dirigea donc vers une grande montagne, qu’ils gravirent tous deux. Il y tonnait affreusement. Au milieu de la foudre, Oltsin-tpèdh ramassa deux pierres de tonnerre, plates et lisses, et les ayant jetées parmi ses ennemis, il les frappa de mort sur-le-champ.

Alors il descendit de la montagne. Mais arrivé tout au pied, il y trouva la vieille femme qui l’avait élevé affolée et dansant. Elle chantait, la vieille, elle dansait, en disant :

— Mes chants sont nombreux. Je connais un grand nombre d’hymnes.

Et ce disant, elle dansait comme une folle. Or cette vieille, c’était un renard déguisé et métamorphosé en femme. Oltsin-tρèdh la frappa sur la tête de son bâton et la renversa sans vie. Après cette action, il vécut encore fort longtemps. La vieillesse seule en vint à bout, dit-on.

(Racontée par Tsépan-khé, Couteau-Jaune,
au Grand-Lac des Esclaves, en 1864.)


XIII

OTTSIN-TρESH

(légende des dènè d’athabasca.)


Un homme vivait avec ses parents, lorsque les Flancs-de-Chien, ayant combattu et détruit entièrement ces derniers, cet homme demeura seul et se sauva. Sur une haute montagne rocailleuse et à pic, il grimpa et demeura.

Les Flancs-de-chien entourèrent la montagne, afin qu’il ne pût leur échapper.

Ils décochèrent sur lui toutes leurs flèches sans pouvoir l’atteindre. Mais à la fin, comme cet homme demeura fort longtemps seul au sommet de la haute montagne, ils jugèrent que leurs flèches l’avaient atteint, qu’il en avait été blessé, qu’il était mort, et qu’ils pouvaient lever le siège de ce rocher. Ils s’en allèrent donc loin de ce lieu.

Cependant cet homme, nommé Ottsin-tρesh, demeurait toujours sur la montagne et était parfaitement en vie. Alors il descendit de son fort, et alla retrouver sa sœur qui, elle aussi, avait échappé au massacre de son peuple, et il vécut avec elle.

Alors, sur ces entrefaites, Ottsin-tρesh, dans le dessein de se venger de ses ennemis, se mit à fabriquer une grande lance. Sa sœur en avait peur, mais lui ne tua point sa sœur.

— Ma sœur, lui dit-il, ne crains point. Cette arme ne t’est point destinée. Ce sont ces Flancs-de-chien, meurtriers de nos familles, que je veux tuer.

Alors sa sœur entra dans son plan et s’en alla en quête des Flancs-de-chien pour les attirer dans un piège.

— Parmi les Flancs-de-chien, dit-elle, je vais répandre une nouvelle, au lac des Petits-Poissons, sur le rivage, au pied de la Grande Montagne[89]. Et ils s’y porteront.

Alors, le lendemain, de grand matin, elle se glissa dans le voisinage du camp des ennemis, et, contrefaisant le chant du petit oiseau appelé Ttsé-yazé, elle dit en chantant :

— Au bord du lac des Petits-Poissons, demain matin, les Dènè seront grandement satisfaits et contents par une belle nouvelle.

Alors, un vieillard qui l’entendit dit aux Flancs-de-chien :

— Ce petit oiseau dit la vérité assurément, à ce que je pense ; car il parle absolument comme un homme véritable.

Ottsin-tρesh dit à sa sœur :

— Sœur, ce vieillard, il nous faudra l’épargner.

Ayant dit ceci, le lendemain matin il massacra tous les ennemis, mais il épargna le vieillard ainsi que sa famille. C’est pour cette raison qu’il existe encore tant de Flancs-de-chien.

Alors, la descendance du vieillard s’étant de nouveau multipliée outre mesure, Ottsin-tρesh voulut encore les détruire ; mais il ne put en venir à bout, car les Flancs-de-chien furent plus forts que lui. Ils le prirent, le firent souffrir et finalement lui coupèrent la tête.

Mais cette tête, à leur grande horreur, continua à vivre et les poursuivait encore. Ils la jetèrent dans le feu. Le feu ne put la consumer. Alors, croyant en venir à bout, ils la pulvérisèrent à l’aide d’une grosse pierre. Mais cette poussière du crâne d’Ottsin-tρesh se changea en une nuée de moucherons et de cousins qui se jetèrent sur les hommes et les mirent en fuite. Depuis lors, ils en sont toujours poursuivis.

C’est pourquoi, lorsqu’il y a grande abondance de cousins et de moucherons, les Dènè disent en proverbe :

— Voilà que la cervelle à Ottsin-tρesh pullule encore ; voyez donc ! Cet homme se maléfie[90].

Voilà la fin de cette histoire.

(Racontée par Alexis Enna-azé, Sambos Franco-Dènè-Cris,
au lac des Hameçons, en 1880.)


XIV

TTSÉKWII-NÂHDUDHI

(la femme-serpent)


Une fois une femme demeurait avec son mari, dit-on, eux deux tout seuls.

Pendant que le mari chassait, la femme faisait semblant d’aller bûcher du bois de chauffage, mais ce n’était pas tout ce qu’elle faisait.

Sous un gros arbre, dont le tronc creux était rempli de serpents, elle s’en allait ; et là elle avait des rapports avec ces reptiles. C’est, du moins, ce que l’on dit.

Le mari, étant très vexé et fâché des allures mystérieuses de sa femme, se rendit au lieu où elle avait coutume d’aller bûcher du bois, et aperçut un grand arbre fruitier[91] dont le pied était enfoui dans de hautes herbes.

Alors, en ce lieu, Dènè dit, en contrefaisant la voix de sa femme :

— Mon mari, voilà que je reviens pour toi.

Hâte-toi donc de sortir et de venir vers moi en rampant !

Il dit, et aussitôt de gros serpents ayant surgi de l’arbre, il les tua tous. Alors il fit cuire le sang de ces reptiles pour le donner à manger à sa femme lorsqu’elle arriverait. Mais elle :

— Attends un peu, mon époux, fit-elle. Avant de manger, il est nécessaire que j’aille bûcher du bois.

Alors lui :

— Non, répondit-il, il y a encore assez de bois coupé. Mange d’abord, puis tu t’en iras au bois.

Elle lui obéit. Finalement, elle partit pour le bois, arriva à l’arbre, et voyant les serpents tués, elle entra dans une grande colère, et Dènè l’entendit qui criait :

— Hélas ! ce mari-serpent que j’aimais tant, voilà qu’on me l’a tué.

Et elle ajouta à l’adresse de son véritable époux :

— Eh bien ! je ne veux plus que tu vives, toi aussi.

Étant revenue vers lui, celui-ci ne crut pas devoir mieux faire que de lui décharger un coup de sa hache de pierre sur le cou, et, de ce coup, il lui sépara la tête du tronc. C’est pourquoi elle mourut.

Toutefois, elle soufflait encore sur Dènè en grimaçant, à ce que l’on dit.

Alors il se sauva à toutes jambes, et, étant arrivé sur le bord d’une rivière, il aperçut une vieille femme Sauterelle (Eρoathen).

Sauterelle, dit Dènè à la vieille, viens à mon aide et transporte-moi de l’autre côté de la rivière.

Aussitôt la vieille étendit les jambes et d’un bond lui fit franchir le torrent, dit-on.

La tête de mort, tout en poursuivant l’homme, parvint, elle aussi, sur le bord de la rivière, et dit à la vieille :

Sauterelle, traverse-moi.

Et celle-ci la traversa, dit-on.

Cependant Dènè s’était couché, harassé de sa course éperdue, et dormait paisiblement sur l’autre rive.

— Ici, du moins, ma méchante femme ne viendra pas me trouver, pensait-il.

Mais tout à coup, s’étant réveillé sur le minuit, il aperçut encore à son côté l’horrible méduse qui lui lançait des regards affreux.

Alors, ne se possédant plus dans son épouvante, Dènè saisit sa hache, il se rua sur la tête de la morte, il la frappa, il en brisa le crâne, il la pulvérisa, dit-on.

Et néanmoins, de cette tête de femme, il sortit de telles nuées de cousins et de moustiques, que l’homme en fut assailli et poursuivi le restant de sa vie, et que cette calamité dure encore.

Et voilà comment la femme, après avoir été le tourment de l’homme durant sa vie, continua encore de l’être après sa mort.

Telle est l’histoire de celle que l’on nomme la femme au Nâh-rampant (Ttsékwii-náhdudhi).

Mais tous les Dènè ne la racontent pas de la même manière. Il en est qui rapportent que la tête de mort fut bien transportée par la Sauterelle, comme l’avait été l’homme, mais que la vieille bonne femme, étant parvenue, dans son bond, au milieu du cours d’eau, écarta tout à coup les jambes et laissa choir la tête dans le courant, où elle fut emportée et ne reparut plus jamais ; et que depuis lors on n’a plus revu la femme-serpent. Mais nous pensons que ces conteurs sont des femmes, plus soucieuses de réhabiliter leur sexe que de rendre hommage à la cruelle vérité[92].

(Racontée par le même, en 1880.)


XV

SA-KLU-NAZÉTTI

(le soleil pris au lacet)


Un frère et sa sœur vivaient tout seuls il y a fort longtemps. Ils pourvoyaient à leur subsistance comme nous le faisons aujourd’hui, c’est-à-dire par la chasse et la pêche.

La sœur tendait chaque jour ses lacets sur les arbres de la forêt pour y capturer les faisans, les perdrix blanches, les lièvres blancs, et jusqu’aux lynx eux-mêmes.

Mais tant elle que son frère s’apercevaient avec terreur que les jours et les nuits se succédaient à intervalles de plus en plus rapprochés ; que les jours diminuaient sans cesse ; que le soleil (Sa) se montrait à peine, pour se dérober aussitôt sous le disque terrestre dans le Sud-Sud-Ouest, là où est la bouche de la terre (nni-odhaé).

Ils comprirent alors avec effroi que la terre allait se congeler, et que toute vie allait s’éteindre à sa surface.

Ils résolurent donc tous deux d’y mettre bon ordre. Un jour que la sœur avait tendu ses collets à lynx, comme d’ordinaire, sur les sapins de la forêt, elle aperçut dans l’un d’eux la figure ronde et violacée du soleil qui s’y était pris et s’y étranglait.

Elle en avertit son frère ; ils accoururent pour s’emparer de l’astre rétif et l’étrangler tout à fait. Mais lui, les implorant pour sa vie :

— Si vous me laissez vivre, leur dit-il, désormais j’allongerai ma course, je ferai grandir les jours et je répandrai de nouveau la vie avec la chaleur sur la terre.

À cette condition, ils le laissèrent repartir, et c’est depuis cette époque, dit-on, que l’on voit le soleil briller si longtemps à la voûte des cieux[93].

(Racontée par Alexis Enna-azé,
tchippewayan d’Athabasca, en novembre 1880.)


XVI

TSANTSANÈ-ÉUL’HAN

(à la découverte du métal)


Tradition des Dènè-Cuivres.


Un Otρelnah (Ennemi des Pays plats, Esquimau) enleva une femme Dènè et l’emmena au

 loin, de l’autre côté de la mer de glace. Il l’épousa 

et en eut un fils, dit-on. Mais, quoiqu’il la traitât bien, la malheureuse supportait mal son esclavage. Elle ne songeait qu’à s’évader. Après avoir attendu longtemps, il se présenta enfin à elle une occasion favorable qu’elle s’empressa de saisir : à l’occasion d’une fête, il y eut une orgie, on dansa et l’on se fatigua beaucoup. Aussitôt, elle profita du sommeil profond dans lequel la peuplade était plongée pour se jeter dans un Umiak avec son enfant, et se confier à la mer.

Mais elle ignorait d’autant plus de quel côté elle devait se diriger pour regagner sa patrie, que son ravisseur lui avait, en partant, voilé la tête dans sa propre couverture. Elle ignorait donc la route qu’il lui faudrait suivre pour regagner le territoire Dènè. Toutefois, elle se dirigea vers l’Orient, et vogua toute la nuit sur la mer. Le jour suivant, elle rama encore.

Dans les parages qu’elle suivait, la mer, dit-on, est peu profonde et les îlots abondent. La pauvre femme s’en allait donc d’île en île, tout en cherchant sa nourriture. Quand la traversée était trop longue entre deux îles pour qu’elle pût la franchir en un seul jour, elle plantait, le soir, une longue perche dans le fond de vase au-dessus duquel sa barque de peau flottait, y attachait sa barque, et, s’y couchant bravement, elle bivouaquait ainsi sur la mer.

La voyageuse répéta cette manœuvre pendant plusieurs jours, jusqu’à ce qu’elle atteignît un continent oriental où elle aperçut l’estuaire d’une très large rivière qui venait du soleil. Elle ignorait où elle se trouvait, par quelles gens elle serait reçue, et même si la terre où elle allait aborder était ou non habitée ou habitable.

Cependant elle ne savait trop en quel endroit prendre terre, lorsqu’elle vit un loup blanc (Yés) qui traversait l’eau à gué et se dirigeait vers le même rivage qu’elle. De temps à autre, l’animal se retournait vers la femme et semblait la convier à le suivre.

La voyageuse se décida à voguer sur les brisées du loup qu’elle comprit être son protecteur et son Inkρanzé (Ombre ou talisman, fétiche, nahuatl, bon génie), et elle le suivit.

Le loup disparut sitôt qu’il toucha au rivage. La femme aborda au même endroit, elle y abandonna son umiak, et, comme elle savait que le loup décèle la présence des fauves herbivores, elle se mit à la recherche d’une proie, et ne tarda pas à apercevoir un grand troupeau de rennes. Elle emmancha alors d’une longue perche une alène en fer qu’elle possédait, et de cette lance improvisée, elle put, en se plaçant à l’affût sur le passage des rennes, percer un de ces animaux et le tuer.

La voyageuse, toute contente, dépeça alors sa proie, alluma du feu, fit rôtir les flancs du caribou, et se rassasia ainsi que son petit Esquimau de fils. Puis elle découpa le restant de la viande, dressa un boucan, y fuma sa venaison afin d’avoir des provisions de voyage, et se remit, pleine de courage, en quête d’une nouvelle proie.

Mais, comme le petit Esquimau, dans sa gloutonnerie, volait toute cette viande et la dévorait en cachette, pendant l’absence de sa mère, la femme Dènè abandonna cet enfant sans pitié, et partit toute seule pour retrouver son pays.

Ayant donc continué sa route, elle aperçut, le long du fleuve à l’embouchure duquel elle avait débarqué, une vive lumière au sommet d’une haute montagne. Il y brillait comme du feu.

La voyageuse voulut savoir d’où provenait cette clarté et ce feu, et elle gravit la montagne. Elle y trouva un métal rouge qui ressemblait à la fiente de l’ours frugivore ou du castor, et qu’elle appela de ce nom : Tsa-intsanné (fiente de castor). Elle comprit que c’était ce métal qui produisait ce feu et cette lumière sur la montagne[94].

La voyageuse ramassa de ce cuivre natif, et, continuant sa route, elle finit par arriver chez des hommes (Dènè) qu’elle reconnut, à leur langage, pour appartenir au même sang que sa famille. Elle demeura donc avec ces gens-là, et leur dit :

— Voyez le métal que j’ai découvert, sur ma route.

— Où donc ? lui demandèrent-ils.

— Au bord de la mer occidentale, sur la montagne flamboyante, répondit-elle.

Les hommes s’y transportèrent donc ; ils trouvèrent, eux aussi, de ce métal précieux, ils en ramassèrent, ils en rapportèrent chez eux, ils en firent des couteaux, des alènes et autres instruments, et vécurent ensuite bien à leur aise grâce au métal que la voyageuse leur avait procuré.

Mais, un jour, ces hommes ingrats injurièrent celle qui était leur bienfaitrice. Ils voulurent lui faire violence et abuser de ses grâces. Alors elle se sauva, froissée jusqu’au fond du cœur. Mais eux la poursuivirent. Elle s’en fut donc jusqu’à la montagne qu’elle avait vue en feu, où elle s’enfonça et disparut sous terre avec tout le métal qu’elle leur avait procuré. On ne la revit jamais plus depuis lors.

C’est là la fin de l’histoire de la Femme au métal[95].

(Racontée par Ekunélyel,
au Grand-Lac des Esclaves, en 1863. )


XVII

LA FEMME AU MÉTAL

(Version des Dènè du Lac Froid)


Il y a longtemps que des Esquimaux enlevèrent une femme, et, après lui avoir voilé la tête

 pour qu’elle ne pût reconnaître sa route, repassèrent 

avec elle de l’autre côté de la mer.

Là, on lui donna pour mari un Esquimau, qui la rendit mère d’un fils ; mais comme elle parvint à échapper à ses ravisseurs, elle chemina, dit-on, longtemps au bord de la mer, cherchant un passage pour traverser et revenir dans son pays[96]. N’en découvrant aucun, elle s’assit pour pleurer.

Sur ces entrefaites, un loup s’étant approché d’elle, il se dirigea ensuite vers la mer, dans laquelle il entra résolument, n’ayant de l’eau que jusqu’au ventre. Elle comprit, à cette vue, qu’il existait un gué en cet endroit, et que le loup blanc était son génie tutélaire. Elle se leva donc, avec un nouveau courage, marcha sur les traces du loup blanc, et finit par traverser le détroit à gué, et par aborder sur la terre ferme, de ce côté-ci[97].

La voyageuse s’étant ensuite retournée pour regarder derrière elle, elle aperçut sur la mer quelque chose qui ressemblait à une île de rochers. Cette vue l’épouvanta beaucoup, parce qu’elle se crut un instant poursuivie par un parti d’Esquimaux. C’est pourquoi elle se cacha pour épier cet objet noir. Mais comme il se rapprochait toujours davantage, elle reconnut, à la fin, que c’était un troupeau de rennes qui traversait le détroit à gué.

Alors elle se hâta d’emmancher son alène de fer à l’extrémité d’une gaule, et elle alla épier les rennes à leur passage. Elle en darda un dans le cœur et parvint à le tuer. Aussitôt elle fit cuire de la viande, se servant de la panse de l’animal en guise de marmite. Elle se rassasia ; puis ayant placé le restant de ce mets devant son enfant, elle l’abandonna sur le rivage, parce qu’elle vit qu’il lui serait trop à charge pour la continuation de son voyage.

Étant repartie de ces lieux, elle longea un fleuve qui, en cet endroit, se jette dans la mer. Tout à coup elle aperçut comme des flammes au sommet d’une montagne, ce qui lui donna à penser qu’il y avait un peuple campé au sommet.

Elle gravit donc la montagne enflammée ; mais elle reconnut alors que c’était un volcan, et qu’un métal rouge en fusion répandait cette lumière.

Étant encore repartie de ce lieu, la voyageuse éleva sur tout son passage de grosses pierres, comme des signes par le moyen desquels elle pût reconnaître le chemin qu’elle allait parcourir, et revenir sur ses pas, si besoin était.

Ce fut ainsi que cette femme arriva chez des gens qui la reconnurent pour une de leurs compatriotes. Elle apprit à ces gens-là qu’elle avait découvert un métal rouge sur les bords de la mer ; et, sur-le-champ, elle retourna en ce lieu, par trois fois, pour aller en chercher, suivie de ces hommes, qui la considéraient comme une femme venue du ciel.[98].

Mais, la dernière fois qu’elle entreprit ce voyage avec ses compagnons, ceux-ci ayant abusé d’elle honteusement, elle s’assit à terre, à côté de son métal, pour pleurer sa honte, et ne voulut plus les suivre.

En vain ces hommes indignes la conjurèrent-ils de se lever et de les accompagner, comme elle avait fait jusqu’alors ; froissée jusque dans l’âme, elle n’en voulut rien faire. Ils finirent donc par l’abandonner en ce lieu et s’en revinrent sans elle.

Cependant, quelque temps après, ces hommes (Dènè) retournèrent à la montagne flamboyante, pour y chercher de nouveau du métal. Ils trouvèrent alors que la femme voyageuse s’était enfoncée dans le sein de la terre jusqu’à la ceinture.

Elle refusa encore de les suivre, ne se fiant plus à leurs paroles, et préférant s’enterrer en ce lieu. Mais comme elle affectionnait particulièrement quelques-uns d’entre ces hommes, elle leur donna, mais à ceux-là seulement, encore un peu de son métal rouge (Sa-tsan : fiente d’ours).

Elle leur adressa, en même temps, ces paroles qui furent ses dernières :

— Si vous m’apportez ici en tribut de bonne viande, je donnerai à ces gens-là de bon métal. S’ils m’apportent du poumon d’orignal et de renne, ou bien du cœur, du foie, des rognons, je leur donnerai, en retour, du métal qui a la couleur et l’aspect de ces viscères. Quant à ceux qui ne m’apporteront que de méchante viande, ils ne trouveront ici que du métal cassant et de rebut.

Ainsi leur parla-t-elle. Ils s’en allèrent, mais ils retournèrent de nouveau plus tard sur ce rivage pour chercher du métal, et ils virent, cette fois, que la femme s’était enterrée jusqu’au cou. Sa tête seule paraissait encore, et c’est dans cet état que les Dènè lui donnèrent à manger de la bonne viande de renne ; moyennant quoi, ils trouvèrent encore de bon métal.

Mais la dernière fois qu’ils y retournèrent, la femme avait entièrement disparu dans la montagne, dit-on. Vainement les Dènè lui apportèrent-ils leur meilleure venaison, vainement l’appelèrent-ils à eux, elle s’était enfoncée dans la terre si fort avant, qu’elle ne put ni leur répondre, ni leur donner désormais de métal, à ce que l’on dit.

Et toutefois, l’on voit encore aujourd’hui ces grandes pierres levées que la Voyageuse étrangère avait disposées partout où elle avait passé. C’est par le moyen de ces signes ou repères que la Femme au métal était parvenue à s’en retourner vers la mer.

C’est ici la fin de cette histoire des Gens du Cuivre (Tρatsan-ottiné), et c’est ainsi qu’on voit la raison du nom qu’ils portent.

(Racontée par Alexis Enna-azé, en 1881.)



XVIII

OKCHÔΡÈ

(le géant artique)


Au temps des géants, l’un d’eux, nommé Yakké-elt’ini (Celui qui frôle le firmament de sa tête, ou bien : Celui qui est couché au ciel), se promenait sur les bords de la mer glacée.

Il y rencontra un autre géant auquel il livra un combat acharné, et il en aurait été défait, si Dènè (l’homme), qu’il protégeait, n’eût secouru son maître, en tranchant le nerf du jarret au mauvais géant, à l’aide d’une dent de castor gigantesque.

Le mauvais géant tomba à la renverse en travers de la mer, de manière que sa tête reposait sur le sol que nous habitons (l’Amérique). Elle atteignit jusqu’aux abords du lac Froid, et c’est pourquoi les Dènè de ces parages se nomment Thi-lan-ottinè : Les gens du bout de la tête.

Le corps du géant forma donc un pont ou chaussée naturelle sur lequel les rennes passèrent et repassèrent périodiquement. Son épine dorsale est la cordillère des Montagnes-Rocheuses[99].

Plus tard, une femme étrangère entreprit le même voyage, sur le corps du géant, et arriva de l’Occident après bien des journées de voyage. Elle fut très bien reçue des Dènè, parce qu’elle leur rapportait des métaux rouge et noir. Elle fit même plusieurs voyages dans l’Ouest.

Mais ayant été outragée par ceux dont elle était la bienfaitrice, elle s’enfonça sous terre avec son trésor. Dès lors, les voyages à la côte occidentale cessèrent[100].

(Racontée en 1851, à l’île à la Crosse,
à monseigneur Taché, et confirmée, en 1879,
au Lac Froid, par le chef Unldayé.)



XIX

SHA-NARELTTHŒR

(la martre-qui-saute)


Une femme Dènè, nommée la Martre-qui-saute, fut enlevée par un parti d’Enna (les Savanois), et emmenée en captivité à l’orient de notre pays, tout au bord de la mer (la baie d’Hudson).

  

Elle aperçut avec étonnement chez ses ravisseurs des ustensiles en métal, des objets de toilette, des armes et d’autres objets qu’elle n’avait jamais vus encore. Elle crut d’abord que ces richesses étaient le produit de l’industrie algonquine, et elle admira la supériorité intellectuelle de ses maîtres.

Ceux-ci se gardèrent bien de détromper leur esclave, tant afin de s’assurer d’elle que par crainte qu’elle ne découvrît quelles étaient les gens dont ils tenaient ces merveilles.

Mais lorsque l’esclave fut habituée à leurs allures et à leurs pérégrinations périodiques, elle s’aperçut que ses ravisseurs, les Savanois, allaient quérir ces objets, si curieux pour elle, tout à fait dans l’Orient, où ils les recevaient en échange de leurs fourrures et de leurs provisions de bouche.

Ces menées bizarres intriguèrent la captive ; mais, comme elle pensa que le peuple qui enrichissait ainsi les Savanois devait être frère et allié de ces derniers, elle n’eut garde de se sauver chez eux.

Plusieurs années s’écoulèrent de la sorte. Mais la femme Tchippewayanne finit par apprendre la langue des Savanois et par savoir que les pourvoyeurs de ses ennemis étaient d’une race étrangère, venue d’au delà les mers, d’une race amie des Peaux-Rouges, et qui unissait l’humanité à la générosité. Aussitôt son parti fut pris, et elle résolut de se sauver chez ce peuple.

S’étant renseignée indirectement sur le lieu où elle pourrait s’aboucher avec lui, elle se dirigea seule et à l’insu de ses maîtres vers la grande maison où ce peuple demeurait. C’était une maison de pierre (thé-yé), la première qu’on eût encore vue dans le pays, ce qui nous fit donner à ce peuple le nom de Thé-yé-ottiné : Gens de la Maison de pierre[101].

Elle connaissait assez le savanois pour pouvoir s’exprimer en cette langue, et elle savait qu’il y avait des interprètes de cette langue chez les Anglais du fort Churchill.

Elle apprit donc à ces Européens qu’elle appartenait à la grande nation Dènè ou Tchippewayanne ; que son peuple habitait bien loin dans l’intérieur, à l’Ouest ; qu’ayant été enlevée par les Savanois lorsqu’elle était jeune fille, elle avait résolu de ne pas mourir loin de sa patrie, et que, dans ce but, elle se confiait à la générosité des Anglais, les priant de lui fournir les moyens de retourner vers les siens, et les assurant qu’elle déterminerait sans peine ses compatriotes à se mettre en rapport avec d’aussi bons voisins, et à capturer des animaux à fourrure pour leur en faire don.

Ravis, de leur côté, d’avoir une aussi belle occasion d’agrandir leur commerce, en se mettant en rapport avec une nouvelle nation peau-rouge, une nation que les Savanois disaient si belliqueuse et si puissante, les commerçants de la Compagnie d’Hudson donnèrent à la pauvre esclave Dènè un traîneau à chiens, un chaudron, des vêtements en drap, du linge, des colifichets, un couteau, une hache, un silex et un batte-feu. Ils lui enseignèrent l’usage de ces richesses, et la renvoyèrent, ravie de bonheur, vers ses compatriotes.

Mais ils eurent le soin de la munir d’un sauf-conduit qui ordonnait à tous les Savanois de la respecter, elle et ses compatriotes, et de leur donner passage sur leur territoire.

Cette femme célèbre se nommait Sha-nareltthœr : La Martre-qui-saute.

Après de longs jours, elle arriva enfin chez les Dènè, qui, éblouis et alléchés par tant de richesses, entreprirent immédiatement le long voyage des bords de la rivière aux Castors (rivière la Paix), où ils habitaient alors, à la baie d’Hudson.

Depuis lors, les Dènè continuèrent à entretenir ces bons rapports et s’adoucirent peu à peu. Mais, quelques années après (en 1778), les Canadiens vinrent s’établir sur les bords du lac de l’Île à la Crosse ; l’année d’ensuite, ils montèrent au lac Athabasca, puis enfin, dix ans après (1789), au grand Lac des Esclaves. Alors les Tchippewayans demeurèrent dans les parages de ces grands lacs et abandonnèrent tout à fait les Montagnes-Rocheuses qui leur avaient valu des Canadiens le surnom de Montagnais.

Cependant un grand nombre d’entre eux, voyant que, dans les terres stériles qui entourent la baie d’Hudson, ils trouvaient facilement leur vie dans les immenses troupeaux de rennes qui, deux fois par an, vont et viennent dans ces parages, ils se fixèrent dans le voisinage de Churchill, où on les nomme Anglais (Thé-yé-ottiné), et Mangeurs de Caribous[102].

(Racontée par Alexis Enna-azé
au lac Athabasca, en 1879.)



XX

BANLAY-NINIDEL

(l’arrivée des français)[103]


Tout d’abord, lorsque les premiers Français arrivèrent de ce côté-ci des terres de partage, je les ai vus, moi qui vous parle. Moi, devant moi, ces choses se sont passées, vous dis-je (en 1789).

Pour lors, un beau jour, on entendit dire :

— Voilà qu’il vient d’arriver beaucoup de Banlay (Français). Il y a avec eux un grand chef, plus un chef subalterne. À part ces deux-là, il y a beaucoup de Français.

Donc, comme j’étais encore un adolescent, je demeurais avec mes parents. Cependant, je suis fils d’un Français, moi, vous le savez. Mais ma mère est une femme Dènè qui ne parle que le Cris, et ma grand’mère est une Crise. Il y a donc trois sangs dans mes veines.

Alors les Français étant à peine arrivés, ils se dirigèrent vers la cabane de mon oncle Jacques Beaulieu.

— Chez vous, y a-t-il quelqu’un qui entende le français ? nous demanda-t-on.

— Sans nul doute ! leur répondit-on. Nous sommes tous ici Français ou fils de Français[104].

— Eh bien ! alors, toi, puisque tu es Français, tu nous serviras d’interprète, dit à mon oncle Jacques le grand chef des Blancs.

Or il y avait avec ces gens-là un Anglais qui comprenait, je crois, un peu le tchippewayan, mais pas très bien. Il se nommait James.

— Or sus, continua le grand chef des Blancs, rassemble donc tout le monde.

Mon oncle ayant convoqué tous les sauvages, il en vint une grande foule de tous les côtés du lac des Esclaves. Il vint aussi là beaucoup de Flancs-de-chien, bien que jusque-là nous eussions toujours été en guerre, car ma famille avait épousé les intérêts des Dènè proprement dits.

— Alors, vous autres, qui donc est votre chef ? demanda-t-on aux Flancs-de-chien.

— C’est celui-ci, L’inya-betρa, le fils du Chien, répondirent ces sauvages.

— Eh bien ! continua le chef Blanc, toi qui t’appelles Fils du Chien, je t’établis chef sur ta nation ; mais il faudra parler en notre faveur auprès de tes guerriers.

Nous sommes de très bonnes gens, paisibles ; nous ne tuons pas le monde, nous aimons les sauvages. Si vous nous procurez des pelleteries et de la viande, en retour vous gagnerez de quoi vivre confortablement. Recommande donc bien à ta suite de travailler aux fourrures. Dis-leur bien ceci : Si vous préparez des pelleteries, on vous procurera beaucoup de bonnes et belles choses qui vous aideront à vivre confortablement.

Ces vêtements, ce chaudron, cette hache, ce couteau, admirez-les donc ! On vous donnera des objets semblables pour vos fourrures.

— Dans quoi fais-tu cuire ta viande, Fils-du-Chien ? demanda-t-on au chef flanc-de-chien.

Alors le Fils-du-Chien tendit au Français une marmite en racines de sapin nattées.

— Oh ! cela ne vaut rien, dit le chef des Français. Voilà qui est meilleur. Vois-le donc. C’est une marmite vraie, cela.

Le Fils-du-Chien prit l’ustensile, le considéra ; il passa la main dessus son métal brillant et s’écria : « C’est bon ! »

— Eh bien ! verse de l’eau là-dedans et mets ce vase sur le feu. Bon ! voilà que l’eau bout ; vois-tu. Eh bien ! mets-y de la viande à cuire, maintenant.

Alors, voyant avec quelle promptitude l’eau y bouillait, et que la viande était cuite en rien de temps, les Sauvages se prirent à danser de joie.

— Et cependant cela n’est rien encore, dit le chef des Français. Si vous nous procurez beaucoup de fourrures et de la bonne viande, si vous ne maltraitez pas les Français, un grand nombre de chaudrons semblables vous seront donnés, ainsi que beaucoup d’autres objets qui vous feront passer la vie agréablement.

Ayant ainsi parlé, le grand chef donna au Fils-du-Chien un habit rouge à basques et à parements, un chapeau à claque et à plumet, un couteau, un chaudron, un mouchoir, une tasse à boire, une hache, des aiguilles, du tabac ; tout cela pour rien, en pur don.

— Ah ! ah ! voilà que vous ignorez encore ceci, dit le bourgeois. On l’appelle tabac.

Alors il donna une pipe et du tabac à tous les Sauvages et leur apprit comment on se servait de ces objets nouveaux pour eux.

Mais dès qu’ils eurent commencé à fumer :

— Que c’est mauvais ! s’écrièrent-ils.

Ils firent la grimace, ils crachèrent ; il en est qui vomirent. Toutefois tout le monde était satisfait ; aussi l’on chanta et l’on dansa toute la nuit.

À cette époque là, ainsi que je vous l’ai déjà dit, je n’étais pas encore homme fait. Cependant je m’en souviens comme si c’était d’hier ; car j’étais un jeune garçon de quinze ans[105].

Mon oncle suivit les Français à titre d’interprète titré, et nous quitta.

Ce que je viens de raconter s’est passé à l’extrémité Nord-Ouest du Grand-Lac des Esclaves, sur la Grosse-Île, en ma présence.

(Racontée par le patriarche métis
François Beaulieu, en 1863.)



XXI

INKρANZÉ Ol’É

(manière de faire la magie)


Jadis, lorsqu’un médecin se proposait de guérir un malade par la vertu de son Ombre, il s’y disposait par un jeûne absolu de trois ou quatre jours, qu’il passait sans boire ni manger.

D’abord, il se fait préparer un Chouns ou Loge de médecine. Pendant que d’autres personnes y travaillent, le médecin demeure assis sous sa tente sans s’occuper de ce qui se passe au dehors ; et toutefois il sait tout ce que l’on fait. Il connaît dans quel endroit de la forêt on coupe les perches qui doivent servir à dresser le Chouns, quels sont les arbres qui les ont fournis, et le reste.

La loge de médecine ayant été montée loin du camp, et les perches qui la composent ayant été liées au sommet avec trois liens, le médecin, quoiqu’il n’en ait pas été informé, dit : « Tout est prêt, » et il se lève et se dirige vers le Chouns qu’il ébranle par trois fois. Trois fois il en fait le tour en répétant des formules magiques ; puis il y pénètre et s’y couche en observant toujours son jeûne.

Après avoir dormi le Sommeil de l’Ombre pendant un temps suffisamment long, le magicien demande qu’on lui amène le malade qui demande son secours.

Alors l’homme qui, à cause de ses péchés, est tombé malade, se rend dans le Chouns accompagné d’un autre vieux pécheur bien portant, et il s’assied dans la loge où il se confesse au médecin.

Le Jongleur le questionne à différentes reprises, le tance et le sermonne afin de lui arracher l’aveu de toutes ses fautes.

— Tu ne me dis pas tout, peut-être ! lui dit-il.

Enfin, lorsqu’il s’est assuré que le malade a tout dit, le médecin fait descendre sur lui l’Esprit éloigné (Yu-hanzin) et pour cela il chante au son du tambourin. De temps à autre, il souffle sur le malade, puis il commande au mal de le quitter.

Lorsque le médecin s’aperçoit que l’Esprit Yuhanzin est venu sur le patient, il s’approche de ce dernier en même temps que l’Esprit, et tous deux faisant des passes sur le malade (Yettsen-yénirenni), ils l’endorment.

Alors cet Esprit qui est loin de nous, entrant dans le corps du malade endormi, en arrache le péché, cause du mal qui le fait souffrir, le rejette au loin, et aussitôt la maladie abandonne le malade.

Après cela, l’Esprit s’empare de l’âme du moribond qui s’échappait et la replace sur terre. Cette âme, qui s’en allait dans la terre supérieure, il la saisit et la replace dans le corps du moribond afin qu’elle y vive encore en l’animant.

Mais en l’y replaçant, il jette un grand cri qui éveille le malade de son sommeil magique, et le laisse parfaitement guéri. La maladie l’a entièrement quitté. C’est ainsi que nos ancêtres guérissaient les malades.

Souvent ils pratiquaient des entailles sur la partie malade, et, la suçant fortement, ils en tiraient du sang, des vers, des arêtes de poisson, des cailloux et autres objets qui causaient du mal au patient.

D’autres fois aussi, par la vertu des incantations du médecin, il sortait un serpent du corps du malade. Mais les médecins d’aujourd’hui n’ont plus la même puissance ; et depuis que les priants (les prêtres et les ministres) sont arrivés parmi nous, on n’a plus foi en leur pouvoir.

C’est la fin.

(Racontée par le vieillard Khaziou,
au Grand-Lac des Esclaves, en 1863.)



TEXTE ET TRADUCTION LITTÉRALE

de la première légende



TTATHÈ DÈNÈ
(le premier homme )


Ttathè D’abord dènè d’homme ullè. point. Ekhu Puis ettaχan tout à coup dènè homme unli, il y eut, sni. dit-on. Eilaρén Qui donc dènè l’homme sheltsi fit békkè- nous odilyan le savons illé la, ne pas, nuni. nous.

Ekhu Alors χay l’hiver énattiun, arrivant, ttasin quelque chose sheltsi, il fit, hay des raquettes sheltsi il fit lésan. peut-être.

— Etla — Comment wasttè ? vais-je faire ? ékkèodélyan il ne le savait illè, pas, dé- mais kρulu toutefois kkρi du bouleau déρithel il coupa bétta par quoi hay les raquettes ziré sheltsi. leur cadre il fit. Kρanbi Le lendemain intthay les barres hay les raquettes dans élya. il plaça. Inl’aρè-dziné Le jour suivant nionidhéru, étant arrivé, hay les raquettes χodélyon toutes sheltsi ; furent faites ; kρulu : mais :

— Etla wasttè — Comment ferai-je usρay pour les oρa ? natter ? yénidhen pensait-il tta, vu que, ttsékwii une femme béρan-ullé n’ayant itta, pas, duyé sin. c’était pénible.

Ekρa Cela onttè étant ttu cependant bé kρunhè sa maison dans hay les raquettes shéllaw, gisant, tρèdhè la nuit anadjaw arrivant shétpi la. il se coucha. Kρanpi- Le lendemain dédanè de bonne heure nni-éρayu, se levant, ékutta c’est fini hay-kkèdh une des raquettes tpannidhéttsen à moitié épay est lacée laku. assurément.

— Etlaρen — Qui donc sé-tchanρè durant mon sommeil se mes hayé raquettes elρay lace sunnu ? je pense ? dènè-édéléti ; se dit l’homme ; kρulu mais shun impossiblement dènè kkaneltpa sin. il voit quelqu’un.

Inl’aρè Une fois tsétρez il dort ttè encore tthi et ékhu alors kρanpi demain dé, étant, hay les raquettes tthil’a encore yazé un peu éρay sont lacées χonnashéttsen. davantage. — Etlaρen — Qui donc atti a fait cela sunni ? je pense ? yénidhen pensait-il tta, vu que, yé-ola le faîte de ttsen sa tente onelhiun, vers regardant, ti une perdrix hanttaρ, s’envola, sni la. dit-on.

— Ah ! — Ah ! diri cette ti perdrix atti a fait cela ikkèla ! assurément ! uni- on dhen. pense.

Inl’aρè Encore une tρèdhè nuit anl’aon encore dènè il shétρiun dormit ékhu’ et yelkρan, à l’aube, hay les raquettes kkatchiné presque odélyon toutes éρay sont la, lacées, ékhu et tthi encore ti la perdrix anl’aon de nouveau natρettaρ s’envola nadli de sin. nouveau.

— Tta — Ce que awasnè je vais faire ékkéodesyan, je le sais, adéléti dènè. se dit-il. χilttsen Le soir anattiun, venu, nibali-layé la tente son faîte otanil- il obtura tchushu, avec une peau, nétρi il se coucha nadli de nouveau tthi. et. Shani Seul shétρi la, il dormit, duyé sin. c’était pénible.

Kρanpi Le lendemain ttsénidhéru s’éveillant ttal’aon, aussitôt que, hay les raquettes sédéthiyé entièrement éρay lacées dènègρa à ses côtés shella. gisent. Ti La perdrix tthi et « natρusttal’ » « je vais m’envoler », yénidhen ; pensait-elle ; kuρlu mais yéola le faîte taniltchush était obturé itta, vu que, naëttap illé. elle ne partit pas. Ti La perdrix ttsékwiii femme édeltsini, se fit, ttsékwii une femme nézun, belle, sni la, dit-on, ses thi-ρa cheveux l’an. abondants. Ttathé D’abord ti perdrix ρilé, elle était, ékhu puis duon maintenant ttsékwiii femme enli elle est sin[106]. devenue.

Ekhu Alors unldun ensuite elρanshekρé ils se marièrent lakhu. assurément. Ekhu Et eyer depuis ottsen lors daél’étρilyan ils se multiplièrent inttu, vu que, dènè beaucoup l’an d’hommes anadja ; il y eut. ékhu, Or, éyéné dènè, ces hommes, nuni ρadé c’est nous-mêmes aïtti qui sommes lakhu. assurément ; Ekhu car nuni nous dènè des hommes idli sommes lakhu. assurément. Eyi bélanρè. C’est la fin.


HÉROS ET DIVINITÉS DES DÈNÈ TCHIPPEWAYANS


Bé-tsunè-Yénélchian (l’enfant élevé par sa grand’mère).

Béttsinuli (le créateur).

Etsié (le grand-père).

Eltchélékwiè (les deux frères).

Dènè (l’homme).

Dènè-chesh-yaρé (la montagne habitée).

Dlunè-tta-naltay (Sein-plein-de-souris).

Delkρaylé-tta-naltay (Sein-plein-de-belettes).

Djizé (le geai).

Edzil’ (la mort).

Eρoathen (la sauterelle).

Ennèdhékwi (le vieillard).

Nu-hanzin (l’Esprit éloigné).

Nâhdudhi (le serpent).

Nni-odha (la bouche terrestre).

Otchòρè (le géant).

Olbalé ou Orelpalé (l’immense blanc).

Oltsintρesh (la baguette opérante).

Rankρanli (le canard créateur).

Sha-nareltther (la Martre qui saute).

Tchizé (le lynx).

Thè-naïnltther (le rocher qui branle.)

Thi-eltchiudhi (la chouette).

Tρulkudhi (l’hydre).

Ttatsan (le corbeau).

Ttsèkwii-nâhdudhi (la femme serpent).

Yakkè-eltρini (Celui qui frôle le ciel de sa tête).

Ya-tρedh-nanttay (Celui qui a traversé le ciel en volant).

Yédariyé (le Puissant).

Yu-hanzin (l’Esprit éloigné).


SIXIÈME PARTIE

LÉGENDES ET TRADITIONS DES CRIS












SIXIÈME PARTIE

LÉGENDES ET TRADITIONS DES CRIS


NOTICE ETHNOGRAPHIQUE

Les Cris ou Ayis-Iyiniwok (au sing. Ayis-Iyiniw), « anciens-hommes », doivent leur nom français à l’épithète de Kristowa, par laquelle leurs voisins, les Pieds-Noirs, les désignent. Les Anglais écrivent ce nom Crees. Il ne faut pas les confondre avec les Criks, des Florides, qui sont des Têtes-Plates.

Les Cris sont une fraction de la vaste confédération que Schoolcraft a, je ne sais trop pourquoi, appelée Algique ; mais dont le nom vrai est Hillini, Hilléni, Hèlléni, Hléni, Hlèna, Hléna-bè, Hlèni-Hléna-bè, tous noms qui signifient Hommes.

Les Cris ont été connus successivement sous les noms de Cristinaux, Kristinaux et Killistinos.

On les divise en Cris des bois et en Cris des prairies. De tout temps, ils furent les amis des blancs, qu’ils fussent Anglais ou Français ; aussi comptent-ils un très grand nombre de sang-mêlés dans leurs rangs.

Plus braves et plus belliqueux que les Dènè, leurs voisins du Nord, ils sont aussi plus hospitaliers et plus généreux. Cependant, ils ont déjà trempé leurs mains dans le sang des Européens, notamment en 1884, lors des derniers troubles qui eurent lieu dans la Saskatchewan.

Les Cris des bois habitent la région boisée comprise entre le lac Castor et le lac Athabasca, dans le district de la rivière la Paix ; ils chassent jusqu’au pied des Montagnes-Rocheuses.

Les Cris des prairies chassent entre la rivière Athabasca et la grande rivière la Biche, tributaire de la Saskatchewan du Sud.

Jusqu’ici, ils se sont montrés grands voleurs de chevaux et pilleurs de caravanes ; mais, depuis les traités conclus avec eux, par le Domaine Canadien, ils ont tenté des essais de culture qui ont plus ou moins réussi.

La langue crise est douce, sonore, musicale et très scandée. C’est l’italien du Nord-Ouest.

Les Cris sont adonnés aux pratiques du fétichisme ou otémisme, dont les Maskikiy-Iyiniwok, ou magiciens, sont les prêtres. Aussi s’intitulent-ils Faiseurs de Dieu (Manito-Kasu). Ils célèbrent annuellement une grande fête appelée Mitèwi ou le Travail. Elle se compose de la collation des vertus à leurs powakans ou médecines, de l’initiation des adeptes et d’un repas final, qui se fait avec de la viande de chien. Ils ont aussi une fête du Soleil et des danses adaptées à une multitude de circonstances. Ils vénèrent le Petit homme de la Lune, qu’ils nomment Umitchimo awasis ou l’Enfant de la Bouse.

Leurs traditions ressemblent à celles des Dènè. Ils croient à la métempsychose, aux migrations des âmes, et prêtent un esprit raisonnable à tous les êtres de la création.

J’ignore s’ils sont circoncis.


I

UMITCHIMO-’WASIS

(bouse-enfant)


(Légende du Dieu-Lunaire national des Cris ou Ayis-Iyiniwok.)


Lorsque les Iyiniwok (hommes) ou Ayis Iyiniwok (hommes anciens) demeuraient encore dans l’Île, une vieille femme, qui bûchait du bois, entendit pleurer un petit enfant ; mais elle ne put parvenir à le trouver. Cependant, s’étant remise à bûcher, elle entendit de nouveau crier l’enfant, et se mit à sa recherche. À la fin, elle le trouva au milieu d’un tas de bouse de bison. Elle le recueillit et l’éleva.

C’est à cette particularité que cet enfant dut le nom de Umitchimo awasis (l’Enfant de la Bouse, ou l’Enfant-Bouse), que lui donnèrent les Cris.

Dès que Bouse commença à parler, il dit à ses parents adoptifs :

— Vous me donnerez tous les os à moelle (les tibias des jambes de devant) des rennes[107] que vous tuerez. À ce prix, je serai votre protecteur et je vous pourvoirai de toutes choses.

Les Cris y consentirent, et pendant longtemps ils payèrent à l’Enfant ce tribut. Mais, à la fin, quelques-uns d’entre eux se dirent :

— Cet enfant n’est propre à rien. Il est bien inutile que nous lui donnions ce qu’il nous demande.

Dès que Bouse connut leur détermination ; il dit à la vieille grand’mère qui l’avait adopté :

— Mère, partons de suite. Je t’assure que mes oncles (il désignait ainsi ses parents d’adoption) vont être en proie à la famine, et qu’ils apprendront à m’estimer.

La grand’mère redoutait ce voyage.

— Que crains-tu, grand’mère ? lui dit l’Enfant-Bouse.

Lui voyant tant d’assurance, la vieille eut foi en cet enfant et partit avec lui.

Ils descendirent vers un grand lac, où l’enfant la pria de camper pour y pêcher à l’hameçon. Elle lui obéit, et prit dans ce lac une énorme truite-saumonée[108] ainsi qu’un poisson-homme (brochet).

— Allons, grand’mère, fais du feu et campons ! dit Bouse.

Elle lui obéit encore. Mais, pendant la nuit, l’enfant magique disparut, au grand désespoir de la vieille, qui se désolait de son absence.

Après avoir beaucoup pleuré, elle finit par s’endormir. Pendant son sommeil, Bouse revint avec ses mitaines remplies de langues de rennes.

— Grand’mère, dit-il en lui montrant la tête d’un faon de renne qu’il apportait aussi, voilà un petit caribou, qui s’est beaucoup moqué de moi. Tu vas m’en faire rôtir la tête, n’est-ce pas ?

Il tuait donc, par sa puissance magique, un grand nombre de rennes, et vécut fort à son aise, en compagnie de la vieille.

Quand Bouse fut devenu grand, il dit à la vieille :

— Je vais aller visiter mes oncles, mère, afin de m’assurer de quelle manière ils vivent sans moi.

Il disparut encore pendant la nuit, et se trouva aussitôt rendu chez ses anciens parents d’adoption.

— Mes oncles, quoi ! vous vivez encore[109] ? leur dit-il en les revoyant, après cette longue absence.

Alors tous les Cris accoururent pour le voir. On lui fit fête et honneur. On lui servit un festin et on le reçut si bien qu’il demeura parmi eux.

Il y épousa même deux femmes sœurs, après avoir été chercher sa vieille grand’mère.

Toutefois, Bouse ne s’approcha jamais de ses deux femmes ; il les laissa vierges et les traitait comme si elles eussent été ses sœurs. Elles s’en indignèrent, le méprisèrent et finirent par l’abandonner l’une après l’autre, pour se donner un autre mari moins continent[110].

Outré de cette infidélité, et blessé jusqu’au fond de l’âme de la trahison de ses épouses qu’il aimait. Bouse dit à sa grand’mère, avec mauvaise humeur :

— Hors d’ici, grand’mère. Va-t-en donc, toi aussi. Quant à moi, je vous laisse, et vous ne me reverrez plus que lorsque je serai dans la lune.

Il dit et disparut, laissant la pauvre vieille tout en larmes.

On ne le revit plus jamais sur cette terre. Mais il se montre dans la lune, où tu peux le voir comme nous.

Là finit l’histoire de l’Enfant-Bouse des Cris.

(Racontée par Nahapémew-Okosisa,
au lac des Hameçons, en 1881.)



II

AYATÇ-OT-’ATAYOKAÑ[111]

(histoire de l’étranger)


Un homme avait deux femmes, mais point d’enfant. Une seule de ses deux épouses avait eu un fils d’un premier mariage, et l’autre femme n’aimait pas cet enfant, qu’elle jalousait. Mais l’enfant ignorait cette haine de sa tante.

Un jour d’automne, il s’en alla dans le bois avec elle pour recueillir des fruits sauvages. Ils en ramassèrent beaucoup ensemble toute la journée, et retournèrent le soir à leur mikiwap (loge).

Mais la vieille, à l’insu du jeune homme, avait pris un faisan au collet, et, avant qu’il ne fût mort et pendant qu’il se débattait, elle plaça l’oiseau sous sa robe pour qu’il lui déchirât et ensanglantât les cuisses.

Lors donc qu’elle fut revenue auprès de son mari, la méchante femme mentit contre le jeune homme, son neveu, disant à son mari :

— Le fils de ma rivale a voulu me faire ceci et cela. Mais moi je n’ai pas consenti. Heureusement qu’il ne m’a pas touchée ; et toutefois, il m’a ensanglanté par tout le bas du corps en m’assaillant impudiquement. Vois donc par toi-même ce qu’il m’a fait.

Alors cet homme fut grandement en fureur contre le fils de l’autre femme ; et, transporté par la jalousie, il lui dit, le lendemain :

— Nous allons aller dans l’île en canot, mon fils.

Et ils se rendirent dans l’île[112].

Ils abordèrent dans l’île, et cependant le vieillard ne voulut pas débarquer. Il dit seulement à son beau-fils :

— Va, toi-même, et ramasses-y tous les œufs d’oiseaux aquatiques que tu y trouveras.

Le jeune homme, sans méfiance, ramassa donc les œufs et les porta dans la pirogue.

Lorsqu’il eut fini, le vieillard lui dit encore :

— Maintenant tu vas aller tout à la pointe de l’île, car il n’y a que là que l’on trouve des œufs bleus, et il y en a beaucoup. Vas-y ; quant à moi, je t’attends ici.

Pour lors, le petit homme s’en alla réellement et de bonne foi ramasser les œufs bleus tout au bout de l’île.

Un moment il se retourna afin de voir à quelle place était son père, pour ne pas se tromper ; mais le vieux mauvais n’était plus au rivage, il avait déjà gagné le large à la hâte. Il voguait tout là-bas sur les eaux.

Alors le petit homme appela celui qui était comme son père. Il cria après lui ; mais l’autre ne daigna même pas tourner la tête. Finalement, lui et son canot disparurent à l’horizon.

Or, le garçon que le méchant homme venait d’abandonner se nomme Ayatç (l’Étranger). C’est ici seulement que commence son histoire. Désormais, l’histoire ne parle plus que de lui.

Donc, Ayatç demeura dans l’île, et s’y nourrissait d’œufs d’oiseaux aquatiques qu’il mangeait crus. C’est de cela seulement qu’il vécut.

Après avoir habité cette île pendant longtemps, un jour il eut un songe. Il rêva qu’une mouette (Kiyassa) gigantesque lui tenait ce langage :

Ayatç, tue-moi. Quand tu m’auras tuée, écorche-moi et revêts-toi de ma peau. Mais prends bien garde de ne point rompre les os des ailes. Si tu fais ainsi, et que tu t’introduises dans ma peau, tu essayeras de voler. Si tu parviens à voler, tu pourras traverser la mer. Voilà la seule chance qui te reste de sortir de cette île.

Elle dit, la mouette, et Ayatç se réveilla. Alors les choses se passèrent comme il venait de les rêver. Il aperçut une gigantesque mauve, il la tua, l’écorcha, se revêtit de sa peau et essaya de voler. Il y parvint un peu et se crut capable de pouvoir traverser la Grande Eau. Il s’envola donc hors de l’île, prit son vol à travers l’Océan ; mais les forces lui manquèrent, son oiseau faiblit, et il tomba dans la mer, pour y périr sur un rocher [113].

Cependant Ayatç s’endormit sur le récif aride lorsque, durant son sommeil, un monstre marin (Piciskiw) lui apparut en songe. Sortant du fond de la mer, il lui sembla que le Piciskiw lui disait :

— Ramasse sur le rocher beaucoup de petits cailloux, monte sur mon dos et place-toi entre mes cornes (car c’était un poisson-cornu), et je vais t’emporter d’ici. Cependant, il faut que tu saches que je ne vogue jamais quand le temps est à l’orage ou seulement couvert. Alors, je demeure au rivage ou bien immobile ; mais quand il fait beau, je me promène et je voyage sur l’eau. Si donc tu vois que, malgré le beau temps, je ralentis ma course, avertis-moi en lançant quelques-uns de tes cailloux après mes cornes, et aussitôt je ferai plus de diligence.

Ainsi parla le poisson énorme, et, ayant dit ainsi, il partit en effleurant la surface de l’eau.

Ayatç s’éveilla encore une fois, et il vit que tout lui arriva comme il l’avait rêvé. Il aperçut le Poisson-Cornu gigantesque, qui lui parla comme il lui avait parlé dans son rêve ; il fit provision de cailloux, se plaça entre les cornes de son Grand-Père, qui lui dit en partant comme le poisson du rêve :

— Frappe mes cornes, si tu vois que je ralentis ma course, et avertis-moi.

Ainsi donc Ayatç vogua sur le dos du Piciskiw, dont il frappait les cornes lorsqu’il voulait le faire avancer plus vite. C’est ainsi qu’il parvint à traverser la mer, en venant de l’Occident, et qu’il aborda sur cette terre.

Avant de le quitter, son Grand-Père le gros poisson cornu[114] dit à Ayatç :

— Mon fils, te voilà parvenu sur cette terre qui est ta patrie. Mais, avant d’arriver chez tes parents, tu auras à franchir la bouche de la terre[115]. Or cette bouche est toujours béante, et elle engloutit les habitants. Voilà donc ce que tu feras. Prends ces objets et aussitôt que tu te trouveras en présence de la bouche terrestre, jette-les-lui en tribut ; elle les avalera, se fermera, et tu la franchiras sans danger.

Or ceci également arriva à Ayatç.

Aussitôt qu’il eût débarqué sur cette terre et qu’il eut pris congé de son charitable grand-père, ii commença à cheminer en se dirigeant vers l’Orient, lorsque tout à coup, à son grand effroi, la terre s’entr’ouvrit pour le dévorer. Là, sous ses pieds, était sa gueule béante, horrible. Une mort affreuse menaçait Ayatç, lorsqu’il se ressouvint des paroles du poisson-cornu.

Il jeta dans le gouffre les objets que son grand-père lui avait donnés, et aussitôt la terre ferma la bouche et le laissa passer.

Après avoir voyagé longtemps, il atteignit enfin son pays, et revit la loge de sa mère. Alors, il se fit petit oiseau, et s’en alla voltigeant près de sa mère. Mais elle, qui croyait son fils mort, ne le reconnut pas. Quant à lui, il s’aperçut bien que sa vieille mère ne le reconnaissait pas, et se contenta de lui dire simplement dans son chant :

— Femme, ton fils Ayatç est arrivé : « Kikusis Ayatç takussin ![116]. »

Alors la vieille dit, en entendant le petit oiseau :

Ayatç, mon fils, il y a longtemps qu’il est mort. Pourquoi me tromper, oiseau, en m’annonçant son retour ?

Tout à coup il redevient homme, et s’écrie en embrassant sa vieille mère :

— En vérité, ma mère, c’est bien moi qui suis ton fils Ayatç !

Alors il entra dans le mikiwap.

— Entre, mon fils, entre vite, s’écria le parâtre homicide dès qu’il revit celui qu’il avait sacrifié dans un accès de jalousie ; entre, il y a ici beaucoup de place. Voilà que je vais t’apprêter un festin. Je vais te servir moi-même, mon fils. Ah ! c’est qu’il y a longtemps que tu étais mort. Maintenant tu revis, assurément, ô mon fils !

Mais lui :

— En vérité, tu vois cette flèche, vieux, si je la décoche en l’air, le lieu où elle tombera s’enflammera aussitôt, je te le dis.

Wiyohow ! mon fils, jamais je n’ai vu faire à un homme une merveille semblable, répondit le vieux meurtrier.

— Eh bien ! puisque tu en doutes, je vais t’en convaincre ; tu vas le voir de tes yeux.

Aussitôt il tira sa flèche verticalement. Elle retomba, et l’endroit où elle s’enfonça s’enflamma, et ce feu se répandit de toutes parts. C’est au point que le monde entier brûla.

— Ah ! mon fils, mon fils, comment ferai-je pour échapper à l’incendie qui dévore tout ? s’écria le vieillard.

— Eh bien ! prends ce saindoux et frotte-t’en tout le corps. Par ce moyen, le feu ne t’atteindra pas, répondit Ayatç.

Le vieillard en agit ainsi, et aussitôt le feu s’empara de lui et le consuma encore plus vite. Il périt comme tous ses semblables, et tout fut brûlé.

— Ma mère, quels sont ceux d’entre ces hommes qui ont eu pitié de toi, qui t’ont secourue ? dit Ayatç à la vieille. Dis-moi, combien y en a-t-il ?

Alors elle énuméra ceux qui l’avaient aimée, qui avaient eu pitié d’elle. Et ceux-là ne furent pas brûlés. Quant aux autres hommes, ils périrent tous.

Ayatç cependant continua à vivre longtemps avec sa mère. Et là est la fin de son histoire très réelle, car c’est nous qui sommes les descendants d’Ayatç.

(Racontée en 1881, au lac des Hameçons,
par le même.)



III

MASKWA-IYINIWOK

(origine des cris de bois)


(Tradition des Cris de la rivière la Paix.)


Un certain vieillard perdit sa fille dans la forêt ; c’est-à-dire que la fille s’égara d’elle-même en l’absence du vieillard.

Comme elle errait toute seule dans les bois, elle fit la rencontre d’un ours gris qui s’approcha d’elle et lui tint ce langage :

— Si tu consens à demeurer avec moi, fillette, je t’accorde la vie ; mais c’est à cette condition seule que je te la laisse.

La fille eut grand’peur ; cependant comme il n’y avait pas à hésiter entre la mort et le mariage avec l’horrible bête, elle consentit à l’union que celle-ci lui proposait et donna son consentement.

La femme demeura donc avec l’ours, qui la rendit mère de deux enfants, deux petits ours semblables à leur père.

Quand ces oursons eurent grandi et qu’ils eurent atteint l’âge adulte, le gros ours dit à sa femme :

— Ton père a faim. Je vais lui donner à manger. Si tu demeures avec lui, il ne faut pas que mes enfants jouent avec les autres enfants.

Ainsi parla l’ours, et quand il eut fini, il descendit le long de la berge de la rivière la Paix et demeura là, cherchant des fruits le long du courant.

Or, sur ces entrefaites, le beau-père de l’ours, c’est-à-dire le père de la femme égarée, vint à chasser le long de la rivière la Paix. Il aperçut l’ours qui mangeait des baies de bruyère, il l’attaqua et le tua.

Alors le vieillard reprit sa fille ; cependant il ne put demeurer longtemps avec elle, car les petits ours, ayant grandi de plus en plus, tuaient tous les enfants.

C’est pourquoi les Cris voulurent tuer ces deux méchantes bêtes ; mais ils ne purent en venir à bout, et ce fut eux, au contraire, qui détruisirent toute cette peuplade, à l’exception de leur mère.

Elle ne savait comment faire, la pauvre femme.

Elle réunit donc les ossements de tous ses compatriotes défunts, alluma un grand bûcher, y déposa leurs cendres, en leur disant :

— Levez-vous donc, car vous êtes brûlés.

Aussitôt ces morts ressuscitèrent et se levèrent ; elle métamorphosa ses deux oursons en hommes, et tous vécurent depuis lors en bonne harmonie.

C’est depuis lors que les Cris disent que les ours gris sont très méchants, dit-on.

(Racontée par le même, en 1881.)



IV

WÉMISTAKUSIW-OT’ATAYOKAN

(origine des blancs)


(Conte Cris du lac Poule-d’Eau.)


Jadis, dans un grand village volant des Ayis-Iyiniwok, on s’apercevait chaque nuit qu’il manquait un petit enfant. Si petits qu’ils étaient, ils disparaissaient furtivement l’un après l’autre. Cela était inquiétant.

D’un autre côté, un autre petit enfant mettait sa mère à une rude épreuve en pleurant et criant sans cesse. Poussée à bout, un beau jour elle vous saisit son marmot et vous le secoua si bien que le petit bonhomme quitta son maillot, et, comme un papillon qui sort de sa chrysalide, il s’envola dans les airs, sous la forme d’un grand hibou blanc.

Cependant, cette nuit-là encore, un petit enfant disparut du camp, de la même manière que précédemment et sans que l’on pût savoir qui s’en était emparé.

Mais la mère de l’enfant-hibou, qui guettait le retour du petit sorcier, avait vu celui-ci pénétrer dans la loge de sa voisine, en saisir l’enfant dans ses serres et gagner le sommet d’un arbre, où il l’avait mis en pièces et dévoré, comme il aurait fait d’une souris.

La même chose arriva la nuit d’après ; et, après chaque escapade, l’enfant-hibou revenait prendre sa place, dans son maillot et sur sa planche, de l’air le plus innocent du monde. Enfant il était pendant le jour, hibou il devenait pendant la nuit.

Alors la mère de l’enfant s’empressa d’avertir les Cris.

— C’est mon fils, leur dit-elle, le fils d’un homme blanc, qui est cause de la disparition de nos enfants. C’est un vampire. Il les mange chaque nuit sous la forme d’un grand hibou blanc.

Alors les Cris tinrent conseil pour décider ce qu’on ferait du marmot. Les uns disaient : « Il faut le tuer. » Mais d’autres ; ajoutaient : « Il vaut mieux l’abandonner, car c’est une Manito. » Les plus humains pensaient qu’il valait mieux le troquer contre un enfant de quelque tribu ennemie.

Toutefois, on finit par conclure à la mort de l’enfant-vampire.

Mais alors, lui, glacé de peur, se mit à parler pour la première fois. Il demanda grâce de la vie, promettant aux Cris que, s’ils la lui accordaient, ils seraient témoins d’une grande merveille qui tournerait à leur profit.

— Que faut-il donc que nous fassions de toi ? lui demandèrent les guerriers.

— Eh bien ! répondit l’enfant, construisez-moi un petit sarcophage en troncs d’arbres et déposez-m’y. Puis revenez au même lieu, dans trois ans, pour m’y chercher.

Cela parut sage aux Cris, qui exécutèrent cet ordre à la lettre. On bâtit à l’enfant une petite cache, dans laquelle on déposa quelques provisions, on l’y enferma vivant, et l’on s’éloigna.

Trois ans après, les Cris se ressouvinrent de l’enfant-hibou, et se dirent : « Allons visiter son tombeau. »

Mais au lieu d’un petit coffre monté sur quatre poteaux, ils trouvèrent une grande maison de bois, entourée d’une foule d’autres de moindres dimensions. Toutes ces maisons étaient habitées par une population blanche, dont ils ne comprenaient pas la langue.

C’était une factorerie commerciale.

Mais parmi ces étrangers à la face pâle, ils reconnurent bientôt l’Enfant-Hibou, et ils lui demandèrent ce que c’était que ce peuple si nouveau pour eux.

À quoi le sorcier répondit que c’était la foule des enfants Cris qu’il avait jadis enlevés et dévorés, alors qu’il vivait parmi les Ayis-iyiniwok.

Mais lui, devenu un grand chef blanc, donna aux Cris des armes, des vêtements, des ustensiles. Et, depuis lors, les deux peuples vécurent en fort bonne harmonie.

(Racontée par Wiyasuwémaw :
Cris du lac Poule-d’Eau, en 1880.)



V

HISTOIRE DE L’ARRIVÉE DES EUROPÉENS

(D’après les Cris du lac Poule-d’Eau)


Jadis les Cris vivaient seuls du côté de la Grande Eau où le soleil se couche, et les Blancs vivaient seuls du côté de la Grande Eau où le soleil se lève. Ni les uns ni les autres ne se connaissaient ; ni les uns ni les autres ne s’étaient encore vus ; ni les uns ni les autres ne s’étaient parlé ou n’avaient entendu parler de tels voisins.

Une nuit, les Cris rêvèrent qu’une grande pirogue accourait vers eux, sur la Grande Eau, du côté où le soleil se lève. Ils ajoutèrent foi à leur songe, se levèrent et se mirent en marche vers l’Orient.

Cette même nuit, les Blancs pensèrent qu’il devait y avoir, de l’autre côté de la Grande Eau où le soleil se couche, un peuple qui avait besoin d’eux. Ils crurent à cette inspiration, entrèrent dans leur grande pirogue et se dirigèrent vers l’Occident.

Kitchi Manito (le Bon Esprit) avait donné anciennement aux Cris un écrit qui devait leur indiquer tout ce qu’ils auraient à faire pour être heureux sur cette terre ainsi que dans la terre supérieure. Mais ce livre ne leur avait jamais parlé. Ils avaient eu beau le retourner en tous sens, c’était pour eux lettre morte. Néanmoins, les Cris le conservaient précieusement, parce qu’il leur venait du Grand Esprit ; et ils le portèrent avec eux quand ils se dirigèrent vers l’Orient.

Dieu n’avait rien donné autre chose aux Blancs pour se conduire qu’une intelligence supérieure à celle des hommes rouges ; et ce fut tout ce qu’ils apportaient avec eux en se dirigeant vers l’Occident.

La rencontre eut lieu à l’orient de la grande terre et sur le bord de la Grande Eau. Comme les Cris y arrivaient, conduits par leurs rêves, les Blancs y abordaient conduits par leur raison. Mais ces derniers étaient pâles, défaits, dépenaillés et mourants de faim. Les Cris, au contraire, étaient forts, vigoureux, riches en provisions et en fourrures précieuses.

En hommes humains, les Cris eurent pitié des Blancs. Ils leur donnèrent de quoi se nourrir et se couvrir. Puis ils leur dirent :

— Tenez, voici un Massinaïgan (écrit, livre) que nous tenons du Grand Esprit. Il nous le donna dès le commencement pour que nous pussions nous conduire et être heureux sur cette terre ainsi que dans la terre supérieure. Mais le Grand Esprit, en nous donnant le livre, ne nous a point donné d’intelligence pour le déchiffrer ni le comprendre. Il ne nous est bon à rien. Prenez-le donc, et puisse-t-il vous être utile à quelque chose !

Les Blancs reçurent de la main des Cris le livre du Bon-Esprit avec respect, et repartirent avec lui et des provisions de voyage que les Cris leur donnèrent pour rien.

Plusieurs années après, les Cris s’entredirent :

— Allons encore vers l’Orient. Qui sait si nous ne reverrons pas ces hommes blancs que nous avions secourus ! Qui sait si, par hasard, ils ne seraient pas parvenus à comprendre notre livre du bon Manito !

S’étant donc rendus au bord de la mer orientale, les Cris y retrouvèrent, en effet, leurs amis les Blancs. Mais ceux-ci s’y étaient établis. Ils y habitaient un grand nombre de belles maisons. Ils étaient riches en toutes choses ; ils regorgeaient de vêtements, de meubles, de provisions. Et toutes ces choses leur étaient venues par la compréhension de l’Écrit qu’ils tenaient des Killistino[117].

Les Cris regrettèrent alors de s’être départis de ce trésor. Néanmoins, considérant que le bon Manito, en leur donnant le livre, ne leur avait pas donné d’esprit pour le comprendre ni pour s’en servir, ils se consolèrent de sa perte dans l’espoir que les Blancs leur feraient part de ces richesses qu’ils devaient aux Cris.

Effectivement, il se fit des échanges entre les deux peuples, et les Cris s’en retournèrent satisfaits, après avoir donné aux Blancs de la viande boucanée et séchée, ainsi que des fourrures.

De longues années se passèrent avant que les Cris retournassent encore vers la mer d’Orient, et quand ils y revinrent, hélas ! ils n’y retrouvèrent plus leurs amis les Blancs. Tous étaient morts, à l’exception d’un seul homme, qui vivait bien malheureux et dans un dénuement absolu.

Les Cris eurent encore pitié de cet infortuné Blanc. Ils le recueillirent, le soignèrent, lui donnèrent des vêtements de peau, lui servirent à manger et le considérèrent dès lors comme l’un d’entre eux.

Mais ce Blanc mangeait dix fois autant qu’un Cris. Il était insatiable, et bientôt il fut à charge aux Cris par sa gloutonnerie. Ils lui dirent donc un jour :

— Beau-frère, tu as des armes, tâche donc de te faire vivre toi-même, tout en demeurant parmi nous.

Le Blanc en prit son parti. Il partit pour la chasse, se fatigua énormément, ne tua rien, fît les dents longues et revint affamé comme un loup.

Les Cris en eurent encore pitié, et ils le nourrirent. Un jour, pourtant, ce Blanc rencontra un Cris qui chassait tout seul et qu’il ne connaissait pas,

— Beau-frère, lui dit ce chasseur étrange, faisons alliance. Nous vivrons ensemble du produit de notre chasse et nous partagerons en frères.

— Oh ! non, dit le Blanc. Je préfère manger seul du produit de ma chasse. Que chacun de nous deux soit à ses pièces.

— Cela n’est pas bon ainsi, répondit l’inconnu, le Bon-Esprit n’a point institué l’égoïsme. Il veut que tout soit commun à tous. Vivons donc et partageons en frères.

Le Blanc se défendit longtemps contre cette proposition. Cependant, réfléchissant qu’il était mauvais chasseur et qu’il aurait plus à perdre qu’à gagner en demeurant seul, il finit par y consentir. Mais il ignorait que l’étranger qu’il venait de rencontrer était Kitchi-Manito lui-même.

— Or sus, mon frère, dit le chasseur, tu vas allumer ici du feu pendant que j’irai chasser pour nous deux.

Il prit ses armes et s’en alla dans la Grande-Prairie, où il tua une grue blanche.

Revenu au feu du bivouac, le Cris dit au Blanc :

— Mon frère, tiens, apprête cet oiseau que je viens de tuer. Pendant que tu le feras cuire, je vais encore chasser.

Le Blanc était bien aise de n’avoir que la portion de travail la plus facile. Il laissa repartir son compagnon et fit la cuisine. Quand le Manito revint de la chasse, il trouva que le Blanc avait déjà mangé le foie de la grue.

— Qu’as-tu donc fait du foie de cet oiseau ? dit-il au Blanc.

— Les grues n’ont pas de foie, répondit le Blanc.

— Me mens pas, dit Manito. Qu’en as-tu fait ? car je sais bien que les grues ont un foie comme les autres animaux.

— Voilà où tu te trompes, répondit le Blanc avec assurance. Depuis que le monde existe, jamais les grues n’ont eu de foie.

— Eh bien ! sache, ami, répliqua le chasseur, que c’est moi qui ai tout fait ; car je suis le Grand-Esprit. J’ai fait les grues comme les autres oiseaux, et je sais fort bien que je leur ai donné un foie.

Le Blanc persista dans son mensonge.

— Il ment, pensait-il, en prétendant être le Grand-Esprit.

C’est pourquoi il ajouta :

— Il est possible que tu sois ce que tu dis être, mais il n’est pas moins vrai que tu as oublié de donner un foie aux grues.

Alors Kitchi-Manito, pour toute réponse et pour tenter son compagnon, tout en lui prouvant sa toute-puissance, mit la main dans son sein, et, l’en retirant pleine de soniaw (de l’argent), il dit au Blanc :

— Hélas ! je pensais avoir donné un foie aux grues comme aux autres oiseaux, et j’apprends avec peine que je me suis trompé. Ah ! que je donnerais volontiers cette poignée de soniaw à qui m’apprendrait qu’il n’en est rien, et que les grues ont réellement un foie !

Tenté par sa cupidité, le Blanc s’écria aussitôt :

— Donne, donne-moi vite cet argent, car il est bien vrai que les grues ont un foie, et c’est moi qui ai mangé le foie de la grue que tu viens de tuer[118] !

C’est la fin.

(Racontée par Wiyasuwémaw,
au lac Froid, en 1880.)



VI

WISSAKÉTCHAK


Au commencement vivait Wissakétchak, le vieillard magicien, qui par sa puissance opérait des prodiges.

Mais un poisson monstrueux avait pris Wisakétchak en haine, et sitôt qu’il paraissait sur la mer, dans sa pirogue, le monstre marin fondait sur lui et cherchait à le détruire.

Il fit plus, et, à force de se remuer, de bondir et de frapper la mer de sa queue, il y produisit de si terribles vagues que l’eau monta sur la terre et y causa une inondation générale.

Mais Wissakétchak construisit un grand radeau sur lequel il recueillit un couple de tous les animaux et de tous les oiseaux, et, par ce moyen, il préserva sa vie et celle des habitants de la terre.

Cependant, le poisson se remuant toujours, l’eau avait recouvert non seulement la terre, mais même les plus hautes montagnes ; de sorte qu’il n’y eut plus de terre.

Alors Wissakétchak députa au fond de l’eau le canard plongeur appelé Pitwan, afin qu’il y soulevât la terre. Mais la terre était si profondément enfouie que Pitwan ne put l’atteindre et qu’il se noya.

Alors Wissakétchak envoya Muskwach, le rat musqué, lequel, après être demeuré longtemps sous l’eau, finit par réapparaître avec la gueule pleine de vase.

Wissakétchak prit cette terre, en forma un petit disque, la pétrit, l’affermit, et plaça le disque sur l’eau, où il surnagea. Il ressemblait à ces petits nids ronds que construisent les rats musqués sur les eaux congelées. Le disque enfla et prit la forme d’un petit monticule de vase.

Wissakétchak souffla dessus, et à mesure qu’il soufflait, le monticule enflait et grandissait à vue d’œil. Après cela, le soleil l’ayant durci, cette terre forma un tout solide, sur lequel le magicien déposa les animaux au fur et à mesure qu’il y avait place pour eux. Enfin, il débarqua lui-même et en prit possession. C’est la terre que nous habitons présentement.

(Racontée par Xotsebes, Sambos Cris-Dènè,
du lac Froid, en 1880.)



VII

WÉSAKÉTCHAN


« Un poisson gigantesque essaya de détruire Wésakétchan, avec lequel il s’était pris de querelle, en déterminant, par ses bonds et ses soubresauts, une inondation qui couvrit toute la terre et jusqu’aux plus hautes montagnes.

« Mais Wésakétchan construisit un grand radeau sur lequel il fit embarquer toute sa famille, ainsi qu’une couple de tous les oiseaux et de tous les animaux. C’est ainsi qu’il préserva sa vie.

« Cependant Wésakétchan députa à plusieurs reprises le canard spatule (Pitwan), afin qu’il allât dégager la terre submergée. Mais elle était si loin, si profondément enfoncée sous les eaux que les Pitwanes trouvèrent la mort dans cette excursion. Wésakétchan députa l’Ondatra ou Rat musqué, qui revint à la surface demi-mort, mais la gueule pleine de vase.

« Le chaman prit ce limon, le pétrit, l’affermit, et, après en avoir fabriqué un disque de la consistance d’une petite galette, il le plaça sur les eaux à la façon dont les rats musqués construisent leur nid ; puis il souffla dessus pour l’enfler. Tout d’abord un petit monticule de terre parut sur l’eau. Wésakétchan souffla encore, et il grandit peu à peu. Plus il souffla, plus la terre prit d’extension, jusqu’à ce que, le soleil l’ayant durcie, elle forma une masse solide sur laquelle Wèsakétchan déposa les animaux de son radeau, puis enfin débarqua lui-même. « 

(D’après Francis Houle,
sang-mêlé franco-cris-castors, 1869.)



VIII

WISAKUTCHASK


« Il existait dans les parages du grand lac Winnipeg une vieille sorcière nommée Wisakutchask, pleine de malice, bossue et contrefaite. Les métis-français la nomment la vieille Gibotte.

« Cette vieille possédait une médecine très forte qu’elle employait à mal faire.

« Mais un jour un chaman parvint à s’emparer de Wisakutchask, en dépit de sa ruse et de sa puissance, et, pour la punir de ses méchancetés, il la couvrit de tant de boue et d’ordures, que la vieille dut employer toutes les eaux du grand lac pour se débarbouiller.

« Depuis ce temps-là les eaux du lac Winnipeg (eau sale) sont demeurées telles qu’on les voit. »

(D’après Baptiste Boucher,
métis franco-tchippeway, 1862.)



IX

MITÉWI

(le travail)


(Fête bisannuelle de médecine, des Cris)


À l’approche des équinoxes du printemps et de l’automne, le plus âgé et le plus fort en médecine des Jongleurs, le Sokaskew, convoque tous les Cris du voisinage à la cérémonie du Mitéwi, en leur envoyant, par ses députés, de petits présents de tabac.

Si le tabac est accepté par un Cris, il est lié par cet acte qui équivaut à une promesse de se rendre au Mitéwi. Mais il est loisible à tous de refuser le tabac. Cependant, fort peu de gens le refusent, par la crainte qu’ils ont des magiciens, dont ils redoutent la colère :

— Il pourrait nous changer en ours ou en cheval, pensent-ils. Loin de nous et à distance, ils peuvent nous donner la mort ou nous envoyer n’importe quelle maladie.

C’est pourquoi peu de Cris les bravent en refusant.

Tous les Cris étant convoqués sur un emplacement désigné par les délégués, on construit une case ou loge oblongue et conique, avec une ouverture à chaque extrémité. C’est la tente du Mitéwi.

Les Cris, nus, peints et parés comme pour la guerre, entrent dans la loge de Mitéwi et se placent sur deux lignes, le long des parois, lesquels sont élevés sur des poteaux à hauteur d’appui. Le milieu de la loge est laissé vide pour les Jongleurs.

Alors entrent tous les médecins ou magiciens, Maskikiy-Iyiniwok (magie-hommes), précédés par le grand prêtre ou Sokashew. Ils portent dans leurs mains la peau ou quelque portion de l’animal qui est leur otem (fétiche, nagwal ou manito), parce qu’il s’est révélé à eux dans le rêve et s’est déclaré leur protecteur et leur bon génie.

Ces peaux appartiennent à toutes sortes d’animaux : serpents, blaireaux, loups, visons, coyotes, bisons, renards, lynx, souris, etc. Chaque peau est enrichie d’ornements dans le goût indien et placée à terre devant son heureux possesseur.

Ceci fait, on apporte dans la loge du conseil toutes les racines et herbes médicinales qui ont été arrachées ou cueillies par les médecins durant le cours de l’été. On les range sur une seule ligne, afin que chaque Jongleur leur infuse les vertus curatives ou maléfactives possédées par son otem.

C’est, à proprement parler, là que commence le Mitéwi ou Jugement des Racines. Ce jugement se compose : 1o  De la collation des vertus médicinales, et 2o  de leur adjudication à telle ou telle racine, au gré des Jongleurs.

Pour la première instance, chaque magicien, tenant à la main son otem ou manito dont le génie le hante, fait le tour des racines en chantant et en dirigeant sur elles la tête de l’animal, avec accompagnement de contorsions et de grimaces.

Chacun d’eux ayant fait trois fois le tour des racines, il appartient au grand-prêtre de déclarer que telle racine a reçu telle vertu curative, et telle autre racine telle autre vertu. Il en est qui sont déclarées bonnes contre les crampes, et d’autres contre la migraine ; telle ne servira que pour les pieds, et telle autre pour la tête ou toute autre partie du corps. Telle racine doit être employée seule, et telle autre en compagnie d’une ou de deux autres. Le temps, la manière et la méthode de s’en servir sont également déterminés par les médecins, et cela en vertu du pouvoir que leur a communiqué leur otem ou animal-dieu.

Le Jugement des Médecines étant terminé, on procède à l’Initiation des adeptes. Tout Cris, même non encore baptisé, n’est pas pour cela admis aux mystères du Mitéwi. Cette initiation se donne moyennant finances, et comporte l’obligation de la fidélité aux lois de la magie.

Les novices ayant été introduits dans la loge, ils sont passés en revue par tous les Jongleurs, avec accompagnement de chants, de grimaces, d’insufflations et de passes au moyen des otem puissants. Chaque médecin dirige sur eux la tête de son génie en s’écriant : « Wi ! wi ! » Tout à coup, d’un commun accord, ils les dirigent tous ensemble sur un même novice qu’ils se sont désignés d’avance, en s’écriant : « Wew ! » Ce faisant, ils sont sensés pointer sur la poitrine de l’initié les flèches invisibles des puissants Manitous.

Aussitôt l’initié tombe à terre sans mouvement, et l’on s’écrie : « Il est mort ! » Il arrive quelquefois que le novice ne s’aperçoit pas qu’il a été désigné par le consentement unanime des magiciens. Alors ses compagnons l’en avertissent, en lui disant : « Tu es fléché ! » Et aussitôt il se laisse tomber comme mort[119].

L’initié est mort. Il s’agit de le ressusciter. C’est là le grand miracle de la magie, la science de l’initiation. Le Jongleur s’approche donc du candidat, il lui fait des attouchements et des passes magnétiques avec la main et avec son otem et les racines sacrées. Puis viennent les chants. Commencés d’une voix tremblante, émue et mal assurée, ils se terminent par des hurlements. On fait des insufflations vers le cœur du mort afin d’y rappeler la vie.

Alors peu à peu on voit la vie poindre et reparaître dans le corps de l’initié. Les invocations redoublent, les médecins collent leur bouche sur le corps du patient, lui font des ventouses et en retirent du sang, des vers, des cailloux, des clous et autres ingrédients.

Bref, la vie est revenue. Le mort baille, s’étire, ouvre les yeux qu’il promène d’un air hagard sur la multitude, comme s’il était étonné et stupéfait de revenir à la vie.

Tout à coup il s’écrie :

— Pourquoi m’avoir rappelé dans ce bas monde ? Pourquoi m’avoir arraché aux douceurs de la terre des Esprits et aux chasses célestes ?

— Qu’as-tu vu, ô notre frère ? qu’as-tu donc vu ? s’écrie-t-on autour de lui.

Alors tout le monde s’empresse de venir écouter sa vision.

— Ah ! mes frères, disait l’un de ces initiés en ma présence, comment cette bouche mortelle pourra-t-elle vous raconter ce que j’ai vu ? J’ai vu, oui, j’ai vu le Grand-Esprit lui-même. Je me suis introduit dans sa tente, une maison superbe, pleine de serviteurs et regorgeant d’excellentes choses. Dès qu’il m’a vu :

— « Va-t’en, m’a-t-il crié. Je ne veux pas de toi ici, mendiant déguenillé. »

— Non, lui ai-je répondu, je ne m’en irai pas.

— « Va-t’en, te dis-je, a ajouté le grand Manito ; retourne vers la terre, que tu as quittée avant le temps et sans mon ordre. »

— Non, ai-je encore répondu. Il fait bon rester ici, et j’y reste.

— « Ah ! tu ne veux pas t’en aller, a-t-il crié, eh bien ! tu vas voir… »

— Ce disant, il a lâché après moi ses chiens, ses terribles chiens. Mes amis, quels chiens ! des animaux grands comme des sapins, et armés de dents longues et acérées comme les grands couteaux des Yankees du Sud. Alors quand j’ai vu les chiens puissants de Kitchi-Manito, je me suis pris à fuir, et voilà comment je suis revenu à la vie.

L’initié dit, et il rentre aussitôt dans les rangs des anciens, qui le félicitent et s’empressent autour de lui.

Après le Jugement des Racines et l’Initiation, a lieu le Sacrifice.

Des chiens blancs sont préparés, saignés, écorchés et dépecés. De leur sang, on teint les quatre poteaux qui soutiennent la grande loge du Mitéwi, et l’on répand le reste à terre autour de ladite tente.

Le ou les chiens blancs sont alors rôtis et coupés en quartiers, sans cependant qu’un seul de leurs os soit brisé, ce à quoi l’on fait grande attention. L’assemblée tout entière s’en rassasie en l’honneur du Grand-Esprit.

Suivent les danses, les chants et l’orgie jusqu’au matin du lendemain.

Cette cérémonie se renouvelle deux fois, ainsi que je l’ai dit, aux équinoxes du printemps et de l’automne.

(Racontée par le métis Franco-Cris Forgeron,
dans la Belle-Prairie (Basse-Saskatchewan), en 1875.)



TEXTE ET TRADUCTION LITTÉRALE


MASKWA IYINIWOK

(les hommes-ours)


(Origine des Cris)

Kayas, Autrefois, hésa, dit-on, péyak un kisiyiniw vieillard otanisa sa fille kiwanihiw. perdit. Kisiyiniw Le vieillard éka-ihapit, étant absent, kètatawè tout à coup mékwats pendant que épiyakwapit elle était toute seule maskwa un ours péhotitik. la trouva.

Yaki, Donc, omisi ainsi itwew il lui parla yaki donc maskwa : l’ours :

— Kispin — Si tu veux kiwiwitciwin, demeurer avec moi, piko alors seulement kika-pimatisin, tu vivras, kispin namawiya que si ne pas tu veux kiwiwitciwin, rester avec moi, kika-nipahitin, tu vas mourir, hitwew lui dit-il yakki, donc, maskwa. l’ours.

Ekwa Alors naha cette iskwew femme mistahè grandement ésikisit ; s’effraya ; nitawats : toutefois : « Hen ! hen ! » « Oui ! » itwew. lui dit-elle.

Ewéko-otci Lors depuis éoko cette iskwew femme kinowès longtemps maskwa l’ours kiwitciwiw. elle demeura avec. Piyisk Finalement niso deux kihotawasimisiw elle eut enfants maskusisak. oursons. Piyisk Finalement misikitiyiwa ils grandirent kètatawè, aussitôt que, misi le gros maskwa ours omisi ainsi itwew parla yaki : donc (à la femme) :

— Kotawi — Ton père mistahè grandement notépatéw. est affamé. Nika Je vais lui samaw, donner à manger, kispin si tu kawikiwitciwak demeures avec kotawi, ton père, ékawiya-wigats pas une seule fois n’tasimisak mes enfants kitamitawiwak ne joueront awasisak les enfants asitci, avec, kihitwew lui dit misi le gros maskwa. ours.

Maka Mais sipik sur la rivière ékuta kahayatcik. il demeura. Ekusi Ainsi itwet, il dit, kiponi quand pékiskwet, il eut parlé, kètatawè aussitôt il nasi s’en alla piw. vers l’eau.

Matcika Voilà que tapwè vraiment osisa son beau-père mékwats pendant que pénatahak il remontait la rivière ékusi ainsi osisa son beau-père kinipahik. le tua. Ekuta ékwéyak ensuite otanisa sa fille miskawiw ; il retrouva ; maka mais namawiya ne pas kinowès longtemps atawiya cependant kiwitciwiw. il resta avec elle.

Mayaw Peu après maskusisak les oursons atimésikitiyit ayant grandi cémak, tout de suite, kakiyaw tous awasisak les enfants kimitcihiw. ils tuèrent. Ewéko-otci C’est pourquoi cémak à l’instant kakiyaw tous nihiyawak les hommes adultes winipahi- voulurent tuer wak. les (oursons). Maka Mais namawiya ne pas kakiyiwak. ils en vinrent à bout. Piyisk Finalement kakiyaw tout le monde nipahiwak, ils tuèrent, osam trop çacey déjà maskusisak les oursons mitcikitiwak. étant devenus gros.

Okawiya Leur mère piko seule pimatisiw. survécut. Ewéko-otci C’est pourquoi kakiyaw tous Ayis-iyiniwok les Cris kakinipitcik, étant morts, oskanak leurs os mamawi - hastaw. ensemble elle plaça. Ekwa Alors mitcet beaucoup maskusiya de foin mamawi-hihastat, elle amoncela, pasisam. (et) elle y mit le feu.

— Ekwa, — Allons, waniskak ! levez-vous ! kikisisônawaw ! vous êtes brûlés ! éhitwet. leur dit-elle.

Cémak Aussitôt kakiyaw tous waniskapàtawak. se levèrent. Okosisak Ses deux fils mina aussi kawi-Ayis-iyiniwiwak. elle les changea en Cris. Ekuta eskwéyats. est la fin. Ewéko-otci Lors depuis kistàtiwan les ours gris kamatçayiwitcik, sont méchants, itwéwak disent mana toujours nihiyawak. les hommes faits.


HÉROS ET DIVINITÉS DES CRIS


Ayalç (l’Étranger).

Kitci-Manito (le Bon-Esprit).

Maskwa (l’ours).

Matci-Manito (le Mauvais-Esprit).

Misi-Kiyasa (la mouette géante).

Umitcimo-Awasis (l’Enfant-Bouse).

Piciskiw (le monstre marin).

Pitwan (le canard spatule).

Wissakétchak (le vieillard magicien).


SEPTIÈME PARTIE

LÉGENDES ET TRADITIONS
DES PIEDS-NOIRS OU NINNAX












SEPTIÈME PARTIE

LÉGENDES ET TRADITIONS DES PIEDS-NOIRS
OU NINNAX


NOTICE ETHNOGRAPHIQUE

Les Pieds-Noirs ou Ninnax (hommes) forment une petite nation de sept mille âmes, qui, jadis, étendait ses chasses jusque sur les bords de la rivière Castor, mais qui, depuis, refoulée par ses voisins, les Cris, et par les empiétements de la civilisation, a été confinée dans le Sud du district d’Alberta, sur les bords des rivières des Arcs, Bonhomme, Blaireau et autres petits affluents du haut Missouri et de la Saskatchewan du Sud.

La nation des Ninnax se divise en trois fractions sœurs, qui se disent être issues des trois fils d’un même père, jadis leur héros et leur législateur, devenu ensuite leur dieu solaire.

Cet homme s’appelait Napi ou Napé, le Parfait ou le Vieillard. Il habite actuellement dans le soleil ou Natôs.

De Napi issurent : Kaïna, l’Homme de sang, qui fut le père des Kaïnax ou Gens du sang ; Piéganiw, le Pillageur, ancêtre des Piéganix ou Piéganes, et enfin, Sixikaké, l’Homme aux pieds noirs, le Magicien, père des Sixikakex ou Pieds-Noirs proprement dits.

À ces trois fractions se rattachent les Sarcix ou Mauvais monde, appelés aussi Castors des prairies, qui sont un petit noyau de 400 Dènè que des mésintelligences ont séparés de leurs frères de la rivière la Paix ; et les Arrapahos, Minnetaries, Atsina ou Absorokè, appelés encore Gros-Ventres. Mais ceux-ci ont émigré dans les États-Unis, sur les bords de la Plata du Nord.

Le type Pied-Noir est blanc, mais il se rapproche de l’Hindou de race dravidienne ou kuchite, dont ces sauvages ont le culte sabéite, et la barbare coutume des mutilations et des pénitences en l’honneur du dieu-solaire, à l’instar des adorateurs de Mariatala et de Supramania.

Ils exposent leurs morts à la dent des bêtes fauves, comme les Tibétains et les Hindous bouddhistes.

Le crime d’adultère chez la femme est puni par la perte du nez, ainsi que le faisaient les Tchippewayans et les anciens Égyptiens.

Nus par le haut du corps, ils portent un immense pagne qui tombe jusqu’à leurs talons en manière de jupe à la javanaise. Sous ce pagne, ils portent aussi des jambières. Mais ils se couchent entièrement nus, roulés dans leur pagne et la couverture qui leur sert de manteau.

Sur ce dernier vêtement, les Pieds-Noirs font broder par leurs femmes des écussons circulaires en verroteries ou en porc-épic, qui sont leurs blasons respectifs, à la manière des Japonais.

Ils se peignent le visage de la façon la plus excentrique. Mais la peinture, sur le visage d’une femme ou d’une fille, est une invitation à la joie que la jeunesse comprend très bien.

Leur langue offre des analogies avec l’esquimau et le cris ; mais ils ont des gutturales comme les Dènè.


I

NAPÉ ou NAPI

(le parfait)


Napé eut trois fils, auxquels il donna des noms qui devaient être le présage de leur grandeur et de leur destinée futures.

Il appela l’aîné Kaïna (l’Homme de sang), afin de caractériser par cette épithète l’amour de ce jeune homme pour les combats, son ardeur pour la victoire.

Le cadet reçut le nom de Piéganiw (Celui qui rassemble le butin) ou le Pillageur, parce que, plus positif et plus rusé que son frère, il visait surtout à s’enrichir par la déprédation et le pillage. Il aimait mieux voler que tuer.

Quant au puîné, comme il ne reçut point de nom, il se mit à pleurer, disant à son père :

— Et moi, mon père, ne me donnerez-vous point également un nom, un nom qui porte en lui le présage de grandes actions ?

Alors Napé répondit en soupirant :

— J’ai tout donné à tes frères. Que puis-je t’accorder, à toi ? Tu demeureras auprès de moi pour être le bâton de ma vieillesse.

Puis, cédant tout à coup à une inspiration soudaine, il saisit dans le foyer de sa loge du charbon, en noircit entièrement les pieds du jeune homme attristé, en lui disant :

— Toi, tu seras le Sixikaké (l’homme aux pieds noirs) ; et, en vertu de l’action magique que je viens d’accomplir sur toi, tu deviendras redoutable à tes frères et à leurs enfants. Laisse-les guerroyer, tuer et piller ; toi, agis sagement et prudemment. Sois l’homme des conseils, de la médecine et de la magie. Homme aux pieds noirs, tu seras respecté, craint, redouté, et tu domineras tes frères !

Le jeune homme remercia son père et se retira satisfait.

De là les trois fractions sœurs de la famille des Ninnax ou Hommes : les Kaïnax ou Hommes de sang, les Piéganix ou Pillageurs, et enfin les Sixikakex ou Pieds-Noirs. Ces derniers sont devenus les plus forts, les plus nombreux et les premiers. Ce sont eux qui donnent leur nom à toute la nation.

À ces trois tribus, on ajoute les Sarcix, qui sont une fraction de la famille Dènè adoptée par les Pieds-Noirs.

(Racontée par Aρkayé, Piéganiw
des montagnes aux Porcs-Épics, en 1882.)



II

NAPÉ


(Autre version de la même légende, d’après les Cris)


À une époque très éloignée, vivait un vénérable vieillard, appelé Napi ou Napé, c’est-à-dire le Sage, qui avait trois fils.

Les deux plus âgés s’appelaient, l’un Piéganiw (Pillageur), l’autre Kaïna (Homme de sang). Mais le troisième ne s’étant jamais distingué à la chasse, à la guerre ou à la maraude, comme ses aînés, n’avait point encore reçu de nom.

Cette divergence fut cause que le jeune fils était un objet de mépris pour ses aînés. Du mépris à la haine, il n’y a qu’un pas ; de sorte que l’infortuné jeune homme, sans nom et sans mérite, voyait l’horizon de son avenir s’ouvrir bien noir à ses yeux.

Il ne put s’empêcher de se plaindre de son triste sort à son père, qui, touché de pitié, résolut de tirer son jeune enfant de l’opprobre où sa nullité le plaçait aux yeux de ses aînés.

Comme le vieillard était un médecin très habile et très redouté, il frotta de charbon les pieds de son jeune fils, et, par cette médecine forte, le rendit invulnérable en même temps que apte aux plus hautes prouesses. Il lui donna alors le nom de Pied-Noir ou Sixikaké, que ses descendants ont porté jusqu’à ce jour. Ce nom et cette magie les a rendus la terreur de leurs ennemis en même temps que la gloire de leur nation. Aussi ont-ils dominé leurs aînés. Les Cris les appellent Ayatç-iyiniwok : les Hommes étrangers.

(Racontée par M. Billy Mackay, métis-cris de la
haute Saskatchewan, en 1873, au fort Pitt.)



III

L’HISTOIRE DES TROIS AMANTS PIEDS-NOIRS


Trois jeunes Pieds-Noirs, qui avaient fait alliance ensemble, se présentèrent, un jour, chez un vieillard de la nation des Ninnax qui possédait trois filles, toutes trois charmantes, toutes trois bonnes à marier, et les lui demandèrent en mariage.

— Ah ! mes gendres, répondit ce vieillard, je consens volontiers à vous octroyer mes filles en mariage ; mais vous savez que vous devez les payer. Or, mes filles sont des filles de vingt chevaux la pièce ; car je suis un grand chef, et j’ai résolu de ne marier mes filles qu’aux guerriers qui m’apporteraient ce tribut en échange. Revenez avec soixante chevaux et vous aurez mes trois filles.

Ainsi parla le vieillard.

Les trois jeunes guerriers engagèrent leur parole, que les trois filles reçurent avec joie. Ils firent promettre à celles-ci de ne point se donner à d’autres hommes avant leur retour ; ils se peignirent le corps en rouge, placèrent des plumes teintes en rouge dans leur touffe de guerre, et partirent ensemble pour leur expédition chez leurs voisins du Sud, les Corbeaux et les Serpents ou Chochones.

D’un an on n’entendit plus parler des trois guerriers.

Quand l’époque qu’ils avaient fixée pour leur retour probable fut passée, et que les trois belles eurent perdu toute espérance de voir revenir leurs amants, elles se parèrent des couleurs et des atours du deuil, se peignirent la face en blanc, et pendant neuf jours elles pleurèrent sur la montagne ceux qu’elles aimaient.

Ce laps de temps écoulé, comme aucun des jeunes guerriers ne reparaissait, les trois filles jugèrent qu’ils avaient péri en combattant pour elles. Elles résolurent donc de ne point rester en arrière en générosité, et décrétèrent leur trépas commun.

Elles avertirent leur tribu de ce dessein, et en demandèrent la permission à leur père, qui jugea leur résolution très louable. Elles se parèrent alors de leurs atours de noces, montèrent sur un rocher dont la paroi verticale forme un précipice, et là, se tenant toutes trois par la main et chantant leur chant de mort, elles se précipitèrent courageusement dans l’abîme, où elles trouvèrent la mort.

Mais, le lendemain même de ce jour fatal, on vit venir de loin, sur le dos verdoyant de la prairie immense, un tourbillon de poussière, qui annonça aux Pieds-Noirs l’arrivée d’un escadron de guerriers.

Tout fut en émoi dans le camp et l’on se préparait à une résistance opiniâtre, lorsque, des lianes de ce nuage poudreux, on vit sortir un troupeau de soixante beaux chevaux écumants et frémissants devant trois jeunes guerriers qui les pourchassaient.

Ces guerriers étaient peints et parés comme pour une noce, et ils chantaient l’hymne de la victoire en entrant dans le camp, où ils croyaient retrouver leurs amours.

C’étaient les trois amants, fidèles à leur parole jusqu’au bout et qui accouraient tout brûlants pour rappeler au grand chef des Pieds-Noirs sa promesse de l’année précédente.

Mais, quand ils arrivèrent au Napiwoyés du chef, leurs chants de joie furent accueillis par des chants de deuil ; leur enquête fut reçue avec des larmes et des regrets cuisants ; leur joie ne rencontra qu’un sombre désespoir.

Ils comprirent tout. Mais lorsqu’ils surent que leurs amantes s’étaient suicidées par amour pour eux, qu’elles leur étaient restées fidèles jusque dans la mort, les trois jeunes hommes jurèrent de les suivre dans leur destin, de ne point demeurer en arrière de générosité.

Sans rien dire de leur dessein, ils serrèrent silencieusement les mains du vieillard, chassèrent devant eux le troupeau de soixante chevaux qu’ils avaient capturé sur leurs ennemis, le conduisirent au sommet du rocher escarpé, où leurs amantes éplorées s’étaient donné la mort, et le forcèrent de se jeter en bas. Puis ils entonnèrent tous trois leur chant de mort, et se tenant par la main, ainsi qu’avaient fait les jeunes filles, ils se précipitèrent, comme elles, dans l’abîme.

Ainsi finit la véritable histoire des trois amants Pieds-Noirs[120].

(Racontée, en 1879, au fort Pitt,
par le même.)



IV

RÉCIT DE LA FÊTE DE NATÔS OU DU SOLEIL

(chez les pieds-noirs)


Napé, le Parfait, descendit du ciel à une époque reculée, passa plusieurs années sur la terre, y institua une religion et des cérémonies sacrées. Il se montra en tout le bienfaiteur et le père des Pieds-Noirs ; puis finalement, il repartit pour l’empyrée, où il alla habiter le soleil sous le nom de Natôs. On l’appelle aussi Mana-Kopa[121].

C’est du ciel que Napé continue à protéger les Pieds-Noirs et qu’il leur envoie les bisons. Il a pour femme Kokoyé-natôs ou la Lune, que l’on nomme aussi la Vieille, comme on le nomme le Vieillard.

D’après les ordres que Napé leur laissa en les quittant, les Pieds-Noirs observent annuellement une grande fête solaire, à l’époque du renouvellement de la lune d’août-septembre.

En vue de cette fête, ils s’occupent pendant tout le mois d’août à recueillir des provisions de bouche de toute espèce, telles que viande, langues de bison, baies sauvages, racines esculentes, etc.

Quatre jours avant la nouvelle lune, la tribu arrête sa marche. On fait choix d’un lieu de campement propice, et on se prépare à la fête par le jeûne et des bains d’étuve.

Le grand-prêtre du Soleil, accompagné des sept ordres hiérarchiques, prend la direction et le gouvernement du camp, et l’on fait choix de la Vierge du Soleil, qui doit représenter la Lune pendant la fête. Elle est choisie parmi les filles encore vierges ou parmi les jeunes femmes qui n’ont eu qu’un seul mari. Elle se prépare à ses fonctions par la continence absolue.

Le troisième jour des préliminaires, après la dernière purification, on procède à la construction du temple du Soleil, pendant que le grand-prêtre compose l’Eketsto-kisim ou fagot sacré. Ce fagot est couvert d’une peau de bison et hissé au faîte du temple, où on le lie.

Le temple du Soleil est une construction circulaire en clayonnage et en forme de tente. On y pratique un mur en claies, à hauteur d’appui, d’où partent les perches, qui reposent au faîte de l’édifice sur un poteau central.

Ce pavillon est orienté de manière à présenter son entrée aux rayons du soleil levant.

À l’opposite, c’est-à-dire au couchant, est un réduit ou section que l’on nomme la Terre sainte (Tcharkum-kisim), dans laquelle s’élève un tertre d’un pied carré que l’on entoure de brôme odorant. Une tête de bison, peinte en rouge et en noir, est placée sur cet autel. Tout à côté se trouve la couche de la Vierge du Soleil.

Le moment de la fête arrivé, le grand-prêtre, la Vierge du Soleil et le peuple se rendent processionnellement au pavillon ou temple, au son des tambours de basque, des fifres et des tchitchikwets ou crécelles.

Devant le temple, on plante le Poteau sacré et l’on allume le feu sacré. Après quoi, chacun se hâte d’allumer son calumet afin d’en présenter la fumée au Soleil, dès que son disque paraîtra à l’horizon de la prairie immense et dénudée.

Aussitôt que l’astre se monte, le grand-prêtre lui adresse une prière, il impose les mains aux mets qui doivent servir au festin sacré, et dépose sur l’autel la part qui est réservée à Natôs lui-même.

De son côté, la Vestale, sortant du pavillon, distribue à chacun sa part du festin ; puis elle rentre, se déchausse, et se jetant sur sa couche, elle y dort du sommeil de Guerre ou Okan.

Alors commencent hors du temple des chants, des cris de joie, des danses, des discours et des harangues. Le grand chef de la tribu, présentement Chapow-Mexico ou le Grand-Corbeau, s’avance à cheval vers le poteau sacré, le frappe trois fois de sa lance et fait quatre fois le tour du temple, en entonnant un chant de triomphe.

Pendant quatre jours, les mêmes cérémonies se renouvellent, et le grand-prêtre reçoit toutes les offrandes des dévots pour les présenter à Napé, résidant dans le Soleil.

Les plus enthousiastes se livrent à des macérations cruelles et s’imposent des pénitences publiques. Ils se coupent une ou plusieurs phalanges, se mutilent, se tirent du sang, se font des incisions, se passent des crocs sous la peau du dos, et, en cet état, se font suspendre au poteau sacré ou traîner à travers le camp. Le sang qui coule de ces blessures est offert au Soleil, et on lui montre les membres mutilés en son honneur.

Lorsque ta Vierge du Soleil est sortie de son sommeil de guerre, elle raconte au prêtre le rêve qu’elle a eu, et celui-ci le divulgue à la foule des adorateurs, en le commentant de son mieux.

Pendant que les Sixikakex font leurs offrandes, cette Vestale s’occupe ensuite à entretenir le feu sacré en y jetant des herbes odoriférantes, surtout du brôme odorant. De temps à autre, elle allume le calumet et l’offre au Soleil, qui est son époux, puisqu’elle représente la Lune.

Enfin, la fête se termine le huitième jour avec le coucher du soleil, par une dernière prière publique adressée à Napé dans Natôs, que les vœux de la multitude accompagnent dans sa descente sous l’horizon.

(Racontée, en 1874, par le
R. P. Lacombe, en Canada.)



SPÉCIMEN DE LANGUE PIED-NOIR


DÉCALOGUE

1.   Nitchitapi Un seul Ispumitapi Dieu apistotokiw ; * adore-le ; * kit de tout ayark ton cœur atusémataw. aime-le.

2.   Pinokakitchimatchis ; * Ne blasphème pas ; Ispumitapi Dieu otchi- ne nikasim. nomme pas vainement.

3.   Natoyé-Kristikusé Le soleil son jour sur pinat ne pas apawtakit, * travaille, * natoyé-kristikumit. ni les fêtes.

4.   Kinna Ton père et kikrista ta mère kimissaw ; * ménage-les ; karkisamitapiworsé. longtemps tu vives pour que.

5.   Pininikit Ne tue pas matapi; * quelqu’un ; * pinistat tuer karksanikisè. ne désire pas.

6.   Pinokapitchittat. Ne sois pas impudique.

7.   Pinikamosit. Ne vole pas.

8.   Pinisayépitchit. Ne ments pas.

9.   Kit-opoximaw, Ta femme, omanist elle seule orpoximis ; * qu’elle soit ta femme ; mina aussi kétchitchittat. traite-la lien.

10.   Minatchestotakit. Ne désire pas le bien d’autrui.

(D’après le R. P. Lacombe,
missionnaire des Pieds-Noirs.)


HÉROS ET DIVINITÉS DES PIEDS-NOIRS

Kaïna (l’homme de sang).

Kokoyè-natôs (le soleil nocturne, la lune).

Mana-kopa (le Grand-Esprit).

Napè ou Napi (le Parfait, le Vieillard).

Natôs (le Soleil).

Piéganiw (le Pillageur).

Sixihaké (l’homme aux pieds noirs).

  1. Je croyais avoir fait cette découverte en 1874, lorsque, en 1877, je lus dans les « Matériaux » de M. E. Cartailhac, de Toulouse (année 1875, p. 59), que M. E. Guimet, de Lyon, avait établi les mêmes rapprochements avant moi.

    Cela déconcerta mon amour-propre ; toutefois, cet accord avec un savant de cette force me confirma dans la réalité de la coïncidence du mythe hindou avec la vérité génésiaque.

    Quelque temps après, je trouvai que Châteaubriand, dans ses notes sur le Génie du christianisme, avait fait avant nous la même remarque. Doit-on pour cela nous accuser de plagiat, M. Guimet et moi ? Ce serait d’autant plus injuste que Châteaubriand lui-même ne fut pas le premier à formuler cette identification.

    On la doit à Corneille de Lapierre, jésuite belge du XVIe siècle. Feuilletant ce roi des commentateurs de l’Écriture, j’ai été bien étonné de lui voir exposer la même idée. (Comm. in Genes., xxv.) Mais, ce qui est encore plus fort, c’est qu’il ne donne pas cette similitude comme étant de lui, mais comme une opinion reçue et admise par plusieurs savants de son époque : « Putant aliqui…, etc. »

    On ne m’accusera donc pas d’innovation.

    J’ajouterai à ceci que Par-Abrahma peut aussi bien dériver de Pater-Abraham que de Habar-Abraham : l’Étranger ou voyageur Abraham. L’histoire présente des exemples de transformisme plus forts que celui-là.

  2. Voir W. Dall, Alaska and its ressources.
  3. Les Tuskis ou Esquimaux asiatiques, appelés aussi Esquimaux Cachalots, font partie de cette seconde fraction du peuple Innoït, dont les Esquimaux feignent de croire que descendent les Européens.
  4. Les Déné font à leurs femmes la même recommandation. Voir la légende d’Eltchilékwié.
  5. Ceci rappelle le nom que les anciens Égyptiens donnaient aux peuples de la race de Cham : Nahsi (les Noirs).
  6. Le titre de cette légende est tout à fait impropre et n’a absolument aucun rapport avec le récit. C’est un exemple des contradictions de l’esprit humain. Je propose de l’intituler : Yekkρay Ttsiégœ, la Femme du Jour. (Origine des Dindjié.)
  7. Ce mode de chasse est employé en Chine (Du Halde), et l’était aussi parmi les Caraïbes (de Porto-Seguro).
  8. On voit ici la contradictoire du mythe esquimau de Maligna. Ici, c’est la femme qui est lunaire et qui poursuit l’homme. Chez les Esquimaux, la femme est solaire et est poursuivie par le mari, de race lunaire. Seconde édition des Kourous et des Pandous.
  9. Ce saut me semble, ici, être une sorte de consécration, de bénédiction. Tel il était en usage chez les payens, du temps des Hébreux. Les prêtres de Baal, en compétition avec Élie, sautaient par-dessus l’holocauste. Ainsi en agissaient aussi les Saliens, les Corybantes et autres prêtres.
  10. Voilà la raison pour laquelle les Cris appellent le brochet iyinikinusew, le poisson-homme.
  11. Ce fleuve est le Youkon ou Nakotsia Kwendjig.
  12. Évidemment un tronçon de bambou. On sait qu’on peut en faire des barriques. D’après Hérodote, les riverains de l’Indus en faisaient des nacelles. Encore un indice de la provenance asiatique des Déné-Dindjié.
  13. Cette particularité rappelle la fable d’Osiris, dont Isis, qui en recueillit et en ramassa les débris, ne put parvenir à retrouver le membre phallique. Par un jeu de mots propre au Déné, doigt (ρoë) se prend aussi pour ce membre (sé ρoë).
  14. Ce nom, que nous avons vu convenir au Noé et à l’Hercule arctiques, semble ici déplacé, mais les Dindjié ne m’en ont pas donné d’autre.
  15. On voit, par cette légende, que les Dindjié avaient de la divinité la même idée que les Anciens. Comparez avec les images de Jéhovah, telles qu’elles sont exprimées dans la Bible. De là ces hécatombes d’animaux que l’on immolait dans le culte du vrai Dieu, et qui encoururent les reproches des prophètes eux-mêmes, à cause de l’idée grossière que l’on se faisait de la divinité.
  16. Ce paragraphe est diffus. Le conteur, ne se souvenant pas bien des détails, n’a pu mieux l’éclaircir.
  17. Atsina est le nom vrai des Minnetaries, appelés aussi Absorokè, Arrapahœs, Indiens des chûtes, et Gros-ventres, Indiens du Sud adoptés par les Pieds-noirs, qui sont de race solaire.
  18. Ceci n’est point une exagération. Sous le cercle, au printemps, l’Arvicola fulva, grosse souris jaune, se montre en si grand nombre que, dans une heure, on peut en tuer une cinquantaine à l’aide d’un bâton ou avec les pieds. Elles nagent fort bien.
  19. En lisant cette légende on ne peut s’empêcher de penser à ce passage de Jérémie, parlant de Moab, peuple de Loth :

    — « Donnez, donnez des ailes à Moab pour qu’il fuie d’un vol rapide ; et ses villes seront désertes et inhabitées. » Et plus loin :

    — « Le Seigneur dit : Voilà que je volerai comme l’aigle et que j’étendrai mes ailes sur Moab. »

    (Jérémie, xlviii, 9-40.)

  20. Il est bon de remarquer ici que tout continent, toute terre est une île aux yeux des Dènè-Dindjié. Mais ce n’est qu’une tournure d’expression qui leur est propre.
  21. Cette description conviendrait au Japon, dans les parages duquel on fait des pêches merveilleuses, et où le poisson se mange cru. Les Esquimaux mangent aussi le poisson cru. Hérodote en dit autant des riverains de l’Indus.
  22. Les Chochones ou Serpents américains portent effectivement une cuirasse garnie de cailloux agglutinés. Voyez H. K. Bancroft : The wild tribes of the Pacific coasts.
  23. Esquimaux, Anakρen ou Stercoraires. Les Dindjié appliquent généralement cette épithète odieuse à leurs ennemis de l’Ouest.
  24. Les Peaux-Rouges ne réveillent jamais une personne endormie, fussent-ils très pressés ; ils attendent qu’elle se réveille pour lui parler.
  25. Je prie le lecteur de se rappeler ce que j’ai dit des sauts des prêtres payens du temps des Hébreux en parlant d’Etρœtchokρen.
  26. Comparez avec la première tradition des Tchiglit Nunaor-tchénéyork.
  27. Dans les légendes qui suivent, l’n tildé ne se prononce pas gne, mais forme diphtongue avec la voyelle qui suit.
  28. Il y a dans ces paroles un double sens. Littéralement, cette phrase signifie : « Elle fit des raquettes avant l’homme. » Dans le sens mystique, elle veut dire : « Elle travailla à l’anathème, au tabou, à l’obstacle, avant que l’homme le sût ; » car ha signifie à la fois raquette et tabou.
  29. Cette phrase stéréotypée se dit en chantant.
  30. La grenouille s’enfonce dans les marais, en automne ; elle y passe l’hiver congelée avec le sol environnant et aussi dure que du marbre, pour ressusciter au printemps avec le dégel de la terre et des eaux.
  31. Les Aléoutes, les Kollouches, peuples qui avoisinent le détroit de Béring, ont la loutre en grande vénération, et la reconnaissent pour leur génie tutélaire. Les Dènè l’ont en horreur. Pour eux, c’est la personnification du malin esprit.
  32. Kokkρalé (l’araignée) est le nom de l’arc-en-ciel en Dènè-Peaux-de-Lièvre ; ces sauvages feignent de croire que cette arcade lumineuse, ce spectre solaire, est la toile d’une immense araignée qui veut capturer l’astre du jour.
  33. Au dire des Nabajoes ou Tana, du Nouveau-Mexique, lesquels sont aussi de race Dènè-Dindjié, un énorme Castor creusa, au commencement, un grand trou dans la terre, comme le fait ici Ehna-Guhini, et de ce trou sortirent sept Tana et cinq hommes blancs.

    Ils se dirigèrent ensuite vers une mer orientale, la traversèrent et sortirent à pieds secs.

    C’est dans cette mer qu’ils rentreront après leur mort.

    (D’après J. Taylor.)
  34. Lignite ou houille.
  35. Toutes ces phrases sont à double sens : Ekkpa l’étpi agunfwen, épé t’utsélé agunfwen. Elles sont expressives de la circoncision, mais je ne puis les traduire littéralement en français.
  36. Les Peaux-de-Lièvres connaissaient l’usage du briquet depuis fort longtemps. Ils se servaient à cet effet d’un silex et d’un morceau de pyrite ou sulfure de fer, minéral qui abonde dans leur pays.
  37. Le narrateur laisse deviner à ses auditeurs que cette femme, belle mais gloutonne, s’en allait dans les camps de ses ennemis pour se repaître de cadavres, après s’être métamorphosée en carcajou ou glouton, durant le jour. La nuit, elle redevenait femme. C’est la croyance orientale et arabe aux Ghoules ou vampires.
  38. Cette description semble convenir en tous points aux Troglodytes, peuple de race kuchite ou éthiopienne-arabe, qui habitait les bords de la mer Rouge sous la chaîne du Sinaï. Je ne connais aucun peuple américain qui habite dans des cavernes.
  39. Dans ce récit, on dirait que le narrateur a fait une interpolation. C’est le personnage nommé kρon-édin qui se nomme ici Yamon-kha, et Yamon-kha, l’ennemi de Kρon-édin, y prend le nom de Kha-tρa-endié. Il y a plusieurs passages de cette légende que je n’ai pu bien saisir ni écrire en entier. Je la donne sous toute réserve.
  40. J’ai vu effectivement trois rochers pyramidaux isolés et s’élevant comme des bonshommes de pierre sur la verge d’un précipice, de la chaîne orientale des montagnes Rocheuses, à 10 ou 12 lieues du fort Bonne-Espérance.
  41. D’après les Dènè, la loutre, otem ou génie des Kolloches, est un mauvais esprit, c’est le diable. Jadis ils n’en tuaient jamais. Certains d’entre eux respectent encore ce préjugé. Il en est de même du loup et du lynx.
  42. Le même mot signifie frère et cousin, en Dènè.
  43. Tous ces passages sont pleins de mots à double sens que l’on ne peut rendre en français sans blesser une oreille chaste.
  44. Phrase à double sens, dont un libidineux.
  45. Les Esquimaux possèdent la même tradition. Mais, au lieu d’une chouette, ils font d’une corneille la cause ou prétexte de cette guerre civile et homicide entre les Indiens américains.
  46. Il règne dans cette légende un esprit diamétralement opposé à celui qui a inspiré la précédente. On y sent l’influence contradictoire de deux peuples ennemis vivant en contact.
  47. Le mythe osirique nous donne l’explication du nom singulier de Ventre-Bouclier (Ebœr-Ekon) que les Dènè appliquent au dieu lunaire. D’après Corneille de Lapierre, c’était un nom que les Égyptiens donnaient à Osiréi-Hapi, « parce que, disaient-ils, son ventre est son bouclier ».

    Bien que cette explication n’en soit pas une, elle suffit pour nous donner ici la clef de l’énigme. D’ailleurs, à Memphis, Osiréi-Hapi n’était autre que la Lune, que plusieurs peuples comparèrent à un bouclier.

  48. Ceci suppose nouvelle lune, ou éclipse totale de lune.
  49. De Maistre (Soirées de Saint-Pétersbourg) nous apprend que les Phéniciens offraient des rats en sacrifice à la Lune. Plutarque raconte que la Musaraigne (Musa arena), — (Mun, en grec), le rat, la souris (Mus en latin, Mûsas en sanscrit, Mouse en anglo-saxon, Men en grec), la taupe, la chauve-souris, étaient des emblèmes que les Madianites, les Ammonites et les Moabites, adorateurs de Lunus, divinité lunaire masculine, avaient adoptés, parce que ces rongeurs, amis des ténèbres, portaient le même nom que les astres, Mén et Mun.

    Par la même raison, on pourrait dire que les Orientaux, ayant fait de Moïse ou Mousa un Dieu lunaire, se sont servis du même emblème pour l’invoquer d’une manière mystique. De fait, Josèphe dit que Manéthon appelle Moïse Osar-syph ou Soleil-Taupe.

  50. Probablement un crocodile, bien que j’aie traduit ailleurs ce nom par lion.
  51. Mon avis est que ce nom est ici mal orthographié et mal prononcé par les Peaux-de-Lièvre. Au lieu de Efwa-éké : celui qui met à la bouche, il faudrait Fwa-ékhé : le jeune homme des anciens temps.
  52. La finale de cette légende ne se trouve que chez les Tchippiwayans, sous le titre de la Femme au serpent.
  53. Un des noms donnés aux Kolloches par les Dènè.
  54. Ce nom s’applique aussi à la Cordillère des montagnes Rocheuses. Il signifie hautes terres.
  55. Ces paroles sont dans la langue ancienne, et se disent en chantant.
  56. D’après Chateaubriand (Voyage en Amérique), les Chaktas-Muskogulches, qui sont des Têtes-Plates floridiens, croient que dans une île de la mer il existe les plus belles femmes du monde. Ces Indiens disent qu’ils ont souvent tenté d’aborder à cette île, mais qu’elle s’enfuyait sans cesse devant eux au point de disparaître tout à fait.
  57. Les petits enfants dènè, après avoir été sevrés, sont assis dans un casseau ou sellette en écorce de bouleau, rempli de lichen fin.
  58. Bruant nocturne.
  59. Les Dènè-Dindjié ne prononcent jamais le nom des défunts ; pas plus que celui du soleil après que cet astre a disparu, pour un temps plus ou moins long, au solstice d’hiver, et qu’il est censé mort.
  60. Cette phrase se dit en chantant. Le mot Eyunné signifie aussi bien courtisanes que fantômes ; mais, en Tchippewayan, ce même nom, prononcé Eyunén, n’a que la seconde de ces significations.
  61. Ces deux paroles renferment des sens équivoques et libidineux.
  62. Persuasion égyptienne. C’est ainsi qu’Isis ressuscita Osiris, d’après la Fable.
  63. La nation Kollouche, de toutes tribus.
  64. C’était aussi l’antique persuasion des mages de Médie, auxquels l’histoire reproche également de graves incestes. (L. Ménard.) Notez que les Peaux-de-lièvre actuels sont bien éloignés de se livrer à celles que contiennent leurs traditions.
  65. Par tous ces détails, le lecteur doit voir que les Peaux-Rouges que l’on représente avec des cheveux hérissés en faisceau et le corps tatoué ne portent pas leur costume ordinaire. Ils sont parés pour la guerre, après avoir invoqué le diable et l’avoir attiré en eux, du moins selon leur persuasion.
  66. Le Grand-Lac des Esclaves. Il s’agit donc ici du Demonium meridianum des Anciens.
  67. Il y a contradiction avec ce qui a été dit à la page 112, Inkfwin, le zénith, désignant le nord et non le sud. Je ne suis pas responsable des contradictions de ces récits.
  68. Magicien, jongleur, chaman.
  69. Je ne puis traduire ce nom qui renferme un nom propre bizarre ; je crois cependant qu’il signifie : la rangée où nous souffrîmes la faim.
  70. Dire que ces hyperboréens ont conservé un tel souvenir des grands serpents des genres Python et Boa, qu’ils connaissent même la propriété de fascination que ces ophydiens exercent envers leurs victimes, alors qu’il n’y a pas le plus petit orvet dans tout le nord de l’Amérique au-delà du 54° de latitude !
  71. Allusion à la grande dureté de la peau des plongeons, qui permet de les écorcher et de faire de cette peau des blagues à tabac et autres colifichets.

    Ces deux vers sont en vieux dènè. Le rythme y est joint à une sorte de rime, et on les récite en chantant.

  72. Allusion railleuse, en manière de défi, aux fréquentes incursions des Dènè-Tchippewayans sur les terres des Dènè-Flancs-de-chiens et Peaux-de-lièvre, pour en ravir les femmes et les filles.

    La Roche-qui-trempe-à-l’eau est un éperon détaché des Montagnes-Rocheuses, qui forme précipice au bord du Mackenzie, entre les forts Simpson et Norman.

    C’est parce que les Tchippewayans n’ont jamais osé poursuivre leurs ennemis aussi loin, et qu’ils paraissent s’être arrêtés au confluent de la rivière des Liards, que les Peaux-de-lièvre mettent ce défi dans la bouche de cette roche déifiée.

    Ces vers sont rimés et se chantent. Ils contiennent un équivoque érotique.

  73. Ces deux tribus appartiennent à la grande famille Dènè. Les Flancs-de-Chiens habitent depuis le Mackenzie jusqu’à la baie d’Hudson, au-dessous du 64° de latitude Nord ; — les Esclaves, depuis le même fleuve jusqu’à la chaîne des Grands-Pics, dans les Montagnes-Rocheuses, entre le 64° et le 58° de latitude.
  74. C’est-à-dire verts.
  75. C’est-à-dire mûrs.
  76. Les Tρal’-tsan-Ottinè ou Couteaux-Jaunes, les Copper-Indians des Anglais, les Red-knives de sir John Franklin. Notons que le principal noyau des Cuivres habite aux bouches et le long du fleuve du Cuivre, qui est tributaire de la mer de Béring. Cette légende se passe donc sur les rivages méridionaux de l’Alaska.
  77. Sacoche à coulisse faite avec des peaux de jambes de renne cousues ensemble. Cette peau étant fort dure, ces sacoches servent aussi de traîneaux, en hiver, en y adaptant une lanière qui sert à les traîner sur la neige.
  78. Harella glacialis.
  79. Les Hébreux chantaient, du temps de David : « Il (Jéhovah) a étendu la terre sur les eaux, parce que sa miséricorde est éternelle ! » (Ps. 136, v. 6.)
  80. Ainsi qu’on peut s’en convaincre, cette légende des Esclaves est une compilation de plusieurs traditions des Peaux-de-Lièvre. Sa finale est identique à la XXXVIe, p. 234 (Souré-Khé). Elle lui est supérieure en ce sens que le peuple dènè y est personnifié en cet homme qui a fait le tour du ciel dans ses pérégrinations (Ya-mon riya). Nous avons de plus ici la preuve historique que les Dènè sont entrés en Amérique par le Nord et en remontant le fleuve Mackenzie.
  81. Littér. : Gens aux petits phalles. C’est aussi le nom des Dènè Tchippewayans, en Cris ; les Pointus.
  82. C’est aussi le nom esclave des Cris. (Comparez avec la XXXIXe des Peaux-de-Lièvre, intitulée Intton-pa, page 246.
  83. Contraction de Tρu : eau, lac, et Gottiné : gens, habitants.
  84. Si ce fait d’assassinat nocturne n’est pas un conte, il est probable que ces Tρu-nè devaient être une petite peuplade esquimaude, venue des rives de la Copper-mine ou rivière du Cuivre, du Nord.
  85. Le corbeau.
  86. Cet apologue rappelle ce que Rab Béchaï dit, dans le Talmud, sur le chapitre xxxiv du Deutéronome, à savoir comment Moïse pouvait distinguer le jour de la nuit, lorsqu’il était avec Dieu sur le Sinaï.

    « Quand Dieu, dit-il, lui enseignait la loi écrite, il reconnaissait qu’il faisait jour ; mais quand Il lui apprenait la loi orale, aussitôt la nuit arrivait. » Ce qui, entre parenthèses, n’est point en faveur de la tradition orale.

    À un autre point de vue, nous avons dans cette triade aquiléenne la parité ou l’équivalent de la trinité hébraïque et punique :

    Reschith, le père divin,

    Jah ou Mem-Ra, le fils ou verbe divin, formateur du monde,

    Rouch, l’esprit divin, qui couve les eaux primordiales et l’œuf universel. Il est dit du sexe féminin, du moins quant à ses attributions, puisqu’un esprit n’a pas de sexe.

    (D’après P. Nommès, Mélanges sur la Kabbale, p. 77.)

    C’est cette troisième personne de Jahowah qui a, sans doute, inspiré le Roch ou aigle gigantesque des Arabes, que nous retrouvons dans les légendes dènè. De même, Jah, le créateur divin, se retrouve dans le Jao des Grecs, le Jahyah des Syriens, le Yao des Chinois, le Jhoïho des Taïtiens, le Janus des Étrusques, le Jol des Phéniciens, le Jehl des Kolloches, etc.

    La trinité punique était :

    Baal Hammon, le Brûlant, Jol, le dieu fils créateur, et Thanith, la déesse mère.

  87. Dans l’argot des Dènè de l’extrême Nord, la langue signifie l’attribut masculin, et le bout de la langue le prépuce. Ces Indiens sont, en effet, circoncis. Ceci offre quelque rapport avec le nom du même membre, en sanscrit, le lingam.
  88. Il y a ici un jeu de mots tel qu’il s’en trouve un grand nombre, incompris du vulgaire, dans ces légendes Dènè. Yeux de lièvre se dit kka-ta, mais ékka-ta signifie le prépuce. Il s’agirait donc ici de la circoncision en termes voilés aux gens non initiés.
  89. Il s’agit évidemment ici du Grand-Lac des Ours et de la montagne des Petits-Poissons. Voyez la légende Flanc-de-Chien, intitulée Tunè ou les Gens du Lac. Ceci est la confirmation de ce que prétendent les Peaux-de-Lièvre, à savoir que les Tchippewayans faisaient jadis des incursions belliqueuses dans la vallée du Mackenzie.
  90. J’invente ce néologisme, opposé au verbe se bonifier, afin de traduire aussi littéralement que possible le mot dènè dènè édeséliné (se rendre homme mauvais).

    Cette légende n’est pas homogène ; le mythe d’Ottsin-tρesh y perd du caractère qu’il possède dans les tribus du Nord, pour se souder à un autre mythe qui constitue le fond de la légende suivante que je tiens du même Indien, et qui est également propre aux Tchippewayans méridionaux. Voici cette tradition. Elle a un caractère éminemment asiatique.

  91. Cette particularité ferait cette légende originaire du Sud, où il existe des pruniers, des poiriers et des pommiers sauvages. Chez les Tchippewayans, le noisetier est l’arbuste à fruits le plus élevé.
  92. Dans l’Inde, Bhadra-Kali, la femme-serpent, la mère des maux et de la mort, l’incestueuse fille-épouse de Chiva, est figurée sans tête à la porte des temples ; tandis que l’on met sa tête dans tous les lieux habités, comme un talisman contre ses propres maléfices. — À Ceylan on représente la mère des humains entichée d’un serpent.
  93. Comparer avec la légende des Tuamotou, de Mâni et Rii (R.-P. Monthiton, Miss, cath., 1874, p. 343), ainsi qu’avec celle des Taïtiens (L. Gaussin, Tour du monde, 1860, p. 302).
  94. Sans doute le volcan Saint-Élie, qui s’élève à l’embouchure de la rivière du Cuivre, dans la mer de Béring, lieu qui paraît être l’abord des Indiens Couteaux-Jaunes ou Cuivres.
  95. Les Kollouches, peuple à peau rouge et à tête déformée artificiellement, qui habite les bords du Pacifique, aux mêmes latitudes que les Dènè, racontent que « avant le déluge universel, un couple composé du frère et de la sœur se sépara du reste de l’humanité. Le frère revêtit, comme Atsina, Ratρonnè et Ayatç, la peau d’un aigle immense nommé Chelhl’ et prit son essor vers le sud-ouest.

    « La sœur s’enfonça dans le cratère du volcan d’Edgecumbe, près de Sitka, et disparut dans les flammes. Depuis lors elle soutient l’axe terrestre ; tandis que son frère, devenu l’oiseau-tonnerre, accourt se percher au sommet du volcan aussitôt que la sœur, secouant le pivot du monde, produit des tremblements de terre. L’homme-aigle se nomme Yehl ou Iell. » (W. Dall, Alaska and its ressources, p. 423, d’après von Wrangell, idem. ; Alph. L. Pinart, les Atnahs.

  96. Ceci semblerait faire supposer que la Nation du Cuivre, personnifiée par la voyageuse, aurait accompli le périple de la région arctique, dans un passé fort éloigné.
  97. Comparer avec la légende de la Femme Aïnos, accueillie par un chien qu’elle prit pour époux. Elle est citée par M. de Chareney, d’après M. Rodolphe Lindau, Voyages autour du Japon, liv. V, p. 99. Paris, 1884. Seulement, les Aïnos font arriver cette femme de l’Occident sur un navire. (Les Hommes-Chiens, p. 5.)

    Les habitants du Pégu, dans l’Indo-Chine, parlent, comme les Tchippewayans du Grand-Lac des Esclaves, des rapports d’une femme avec un chien. Ibid.

  98. Comparez avec la croyance aux Filles célestes, accusée par les traditions dènè et dindjié, ainsi que par celles d’autres nations asiatiques et océaniennes dont parle M. de Charencey, les Hommes-Chiens, p. 6. Paris, 1882.
  99. Les Dènè Peaux-de-Lièvre nomment, par le fait, la Grande Cordillère : Ti-gonankkwéné (Épine dorsale de la terre).
  100. La même légende existe à Tripoli de Mauritanie, c’est-à-dire dans l’ancien pays des Carthaginois. (Schott, Tour du monde, 1861, p. 79 et suiv.).
  101. Le fort Churchill et les Anglais. C’était avant 1770.
  102. Les Dènè Thi-lan Ottiné appellent cette femme Thé-Naïnltthœr, la Pierre-qui-branle. Sa légende est conforme à celle des Athabascans, avec ceci en plus qu’elle est soudée aux légendes septentrionales de L’atρa-natsandé et de L’atρa-tsandia. Elle avait des amants sur les deux rivages de la mer, m’ont dit les Thi-lan-Ottiné, et était pillée alternativement par les Dènè Tchippewayans et par les Savanais ou mashkégons de la baie d’Hudson (d’après le chef Uldayé, 1879).

    Le docteur Rink a retrouvé la même légende au Groënland. Il y est question d’une femme qui tantôt venait du continent américain au Groenland, et tantôt s’en retournait en Amérique. Dans ce cas, les Nakantsell ou Petits-Ennemis, des Dindjié, seraient des Esquimaux orientaux.

    Dans cette légende, aussi bien que dans celle de la Femme au métal, il faut voir un apologue des migrations successives et périodiques du continent asiatique en Amérique et de l’Amérique au Groënland, migrations que le commerce européen seul a fait cesser.

  103. Il s’agit ici des Franco-Écossais qui constituaient la Compagnie canadienne dite du Nord-Ouest, rivale de celle de la baie d’Hudson, dont les éléments étaient anglais. Mais il existait des Français du Canada, au Grand-Lac des Esclaves, avant la venue de ces deux compagnies.
  104. Ceci est la meilleure preuve que, si Sir Alexander Mackenzie mérite l’honneur d’être appelé le premier explorateur du fleuve qui porte son nom, il ne le découvrit nullement, puisqu’il trouva dans cette région de vrais Français accompagnés de leurs enfants métis.
  105. Cela donne 89 ans à François Beaulieu, en 1863. Il mourut, en 1875, à l’âge de 101 ans et quelques jours. Il s’agit ici de l’arrivée de Peter Pond, officier de la Compagnie canadienne du Nord-Ouest.
  106. Comparez avec la Femme du jour, mère des perdrix blanches, dans la première légende dindjié.
  107. Cette particularité prouve que les Cris vivaient anciennement beaucoup plus au Nord ; car dans les prairies de l’Ouest, qu’ils habitent actuellement, il n’y a pas de rennes.
  108. Ceci ne convient qu’aux grands lacs du Nord.
  109. Formule de salutation usitée chez les Cris et les Dènè.
  110. Comparez avec la première légende Dindjié.
  111. Si l’on fait dériver ce nom de la racine hilléni ayat, il signifie lié, attaché, comme le nom de Loth. Si on le tire de la racine Aya, il a le sens de couvert, enterré, ce qui convient au nom d’Orphée. Ce mythe s’appliquerait donc à Loth ou à son relatif égyptien Osiréï ou Orphée.
  112. De quelle île est-il question dans cette légende et la précédente, c’est ce que les Cris eux-mêmes ignorent. Toutefois, je ferai remarquer que, à l’embouchure du fleuve Amour, où se trouve la grande île Saghalien, habitent les Tartes Ghiliaks dont le nom vrai est identique à celui des Algonquins, Khillini.
  113. Comparez avec la légende d’Atsina (p. 63), et de Ratρonné (p. 174), revêtus de la défroque du grand aigle blanc appelé ailleurs Kodépalé, Olbalé, Opa, Odelpalé, c’est-à-dire la Candeur. Tels, les Mexicains prétendaient avoir été introduits dans l’Anahuac par Quetzal-Cohuatl, revêtu de la dépouille de l’oiseau Opis ou l’Invisible ; tels les Kolloches prêtent les ailes du grand aigle Chethl à leur législateur Yehl.

    Ce héros me paraît identique au dieu égyptien Kneph ou Cnuphis, homme à tête d’oiseau, appelé aussi l’Esprit de Dieu, et dont le fils s’appelait Opas ou Phtha.

    Nous avons également ici une figure hébraïque, témoin de ce passage de l’Apocalypse :

    On donna à la femme deux ailes d’un grand aigle, afin qu’elle s’envolât dans le désert. » (Ch. xii, v. 13 et 17.)

  114. Les Mexicains en disaient aussi autant d’Ymos l’Espadon.
  115. Cette bouche de la terre, ouverture fabuleuse, que nous trouvons dans les légendes kanaques et américaines, est pourtant renouvelée des Grecs et des Latins, qui lui donnaient le nom de Ostia Ditis et de Plutonia. Nous l’avons vue dans la légende de Naëtiéwer (p. 130) et dans d’autres passages.

    C’est encore une figure hébraïque, comme l’atteste cet autre passage de l’Apocalypse :

    « Mais la terre aida la femme, et la terre ayant ouvert sa bouche, elle engloutit le fleuve que le dragon avait vomi de sa bouche, pour la faire entraîner et la submerger. » (Ch. xii, v. 15.)

    Cette dernière image rappelle le haut fait à Etρœtchokρen (p. 41) et d’Enna-Guhini (p. 138).

    Les Égyptiens, qui y croyaient aussi, appelaient la bouche terrestre Ro Pegart. (G. Maspéro, Contes Égypt., introd., p. lxii.)

  116. Comparez avec la légende d’Initton-pa.
  117. Nom primitif des Cris. Plusieurs peuples de l’Amérique occidentale et de l’Asie orientale se nomment Kill, ou Killini, noms analogues à ceux des peuplades de race algique.
  118. Cette légende a une soudure au lieu où elle commence à parler du seul survivant de l’immigration blanche. La seconde partie, tout à fait étrangère à la première, semble avoir une origine européenne. Comparez avec Porpant, dans les Légendes chrétiennes de la Basse-Bretagne, par F. M. Luzel, t. I, p. 30 ; — Idem, avec le Sac de la Ramée, de Deulin, Ibid., p. 39 ; — Idem, avec la légende des Gesta Romanorum, chap. lxxxi. Jeannet, 1863, Ibid., p. 39. L’histoire ou conte de Wissakétchak continua en se fondant avec celle de Efwa-éké, des Peaux-de-lièvre. Il faisait souffrir tous les animaux, il causa la mort des bœufs en les essoufflant ; aux lynx, il aplatit la face ; il lia des renards par la queue et y mit le feu ; il produisit de l’amadou en faisant griller ses fesses ; finalement, il assembla tous les animaux dans une grande loge de médecine, puis il ébranla la loge, la fit s’écrouler, et, par sa chute, tua tous les animaux.

    Wissakétchak est donc à la fois le Noé et le Samson des Cris, peuplade hillèni.

  119. C’est probablement à cette naïveté, à cette candeur de tout initié novice, qu’il faut faire remonter l’origine du mot candidat.
  120. Il y a, dans cette histoire ou légende, une foule de sentiments tout à fait inconnus aux Indiens Peaux-Rouges ; elle accuse des idées et une résolution asiatiques. Des Hindo-Chinois ou des Japonais pourraient seuls être capables d’actions aussi héroïques.
  121. Comparez avec le Manco-Kapac des Péruviens, le Manès des Égyptiens, le Mèn des Grecs, le Manou des Hindous, le Môna des Scandinaves, le Koupaï des Kymris ou Welches.