Traditions indiennes du Canada Nord-Ouest/07

Maisonneuve Frères et Ch. Leclerc (p. 489-507).


SEPTIÈME PARTIE

LÉGENDES ET TRADITIONS
DES PIEDS-NOIRS OU NINNAX












SEPTIÈME PARTIE

LÉGENDES ET TRADITIONS DES PIEDS-NOIRS
OU NINNAX


NOTICE ETHNOGRAPHIQUE

Les Pieds-Noirs ou Ninnax (hommes) forment une petite nation de sept mille âmes, qui, jadis, étendait ses chasses jusque sur les bords de la rivière Castor, mais qui, depuis, refoulée par ses voisins, les Cris, et par les empiétements de la civilisation, a été confinée dans le Sud du district d’Alberta, sur les bords des rivières des Arcs, Bonhomme, Blaireau et autres petits affluents du haut Missouri et de la Saskatchewan du Sud.

La nation des Ninnax se divise en trois fractions sœurs, qui se disent être issues des trois fils d’un même père, jadis leur héros et leur législateur, devenu ensuite leur dieu solaire.

Cet homme s’appelait Napi ou Napé, le Parfait ou le Vieillard. Il habite actuellement dans le soleil ou Natôs.

De Napi issurent : Kaïna, l’Homme de sang, qui fut le père des Kaïnax ou Gens du sang ; Piéganiw, le Pillageur, ancêtre des Piéganix ou Piéganes, et enfin, Sixikaké, l’Homme aux pieds noirs, le Magicien, père des Sixikakex ou Pieds-Noirs proprement dits.

À ces trois fractions se rattachent les Sarcix ou Mauvais monde, appelés aussi Castors des prairies, qui sont un petit noyau de 400 Dènè que des mésintelligences ont séparés de leurs frères de la rivière la Paix ; et les Arrapahos, Minnetaries, Atsina ou Absorokè, appelés encore Gros-Ventres. Mais ceux-ci ont émigré dans les États-Unis, sur les bords de la Plata du Nord.

Le type Pied-Noir est blanc, mais il se rapproche de l’Hindou de race dravidienne ou kuchite, dont ces sauvages ont le culte sabéite, et la barbare coutume des mutilations et des pénitences en l’honneur du dieu-solaire, à l’instar des adorateurs de Mariatala et de Supramania.

Ils exposent leurs morts à la dent des bêtes fauves, comme les Tibétains et les Hindous bouddhistes.

Le crime d’adultère chez la femme est puni par la perte du nez, ainsi que le faisaient les Tchippewayans et les anciens Égyptiens.

Nus par le haut du corps, ils portent un immense pagne qui tombe jusqu’à leurs talons en manière de jupe à la javanaise. Sous ce pagne, ils portent aussi des jambières. Mais ils se couchent entièrement nus, roulés dans leur pagne et la couverture qui leur sert de manteau.

Sur ce dernier vêtement, les Pieds-Noirs font broder par leurs femmes des écussons circulaires en verroteries ou en porc-épic, qui sont leurs blasons respectifs, à la manière des Japonais.

Ils se peignent le visage de la façon la plus excentrique. Mais la peinture, sur le visage d’une femme ou d’une fille, est une invitation à la joie que la jeunesse comprend très bien.

Leur langue offre des analogies avec l’esquimau et le cris ; mais ils ont des gutturales comme les Dènè.


I

NAPÉ ou NAPI

(le parfait)


Napé eut trois fils, auxquels il donna des noms qui devaient être le présage de leur grandeur et de leur destinée futures.

Il appela l’aîné Kaïna (l’Homme de sang), afin de caractériser par cette épithète l’amour de ce jeune homme pour les combats, son ardeur pour la victoire.

Le cadet reçut le nom de Piéganiw (Celui qui rassemble le butin) ou le Pillageur, parce que, plus positif et plus rusé que son frère, il visait surtout à s’enrichir par la déprédation et le pillage. Il aimait mieux voler que tuer.

Quant au puîné, comme il ne reçut point de nom, il se mit à pleurer, disant à son père :

— Et moi, mon père, ne me donnerez-vous point également un nom, un nom qui porte en lui le présage de grandes actions ?

Alors Napé répondit en soupirant :

— J’ai tout donné à tes frères. Que puis-je t’accorder, à toi ? Tu demeureras auprès de moi pour être le bâton de ma vieillesse.

Puis, cédant tout à coup à une inspiration soudaine, il saisit dans le foyer de sa loge du charbon, en noircit entièrement les pieds du jeune homme attristé, en lui disant :

— Toi, tu seras le Sixikaké (l’homme aux pieds noirs) ; et, en vertu de l’action magique que je viens d’accomplir sur toi, tu deviendras redoutable à tes frères et à leurs enfants. Laisse-les guerroyer, tuer et piller ; toi, agis sagement et prudemment. Sois l’homme des conseils, de la médecine et de la magie. Homme aux pieds noirs, tu seras respecté, craint, redouté, et tu domineras tes frères !

Le jeune homme remercia son père et se retira satisfait.

De là les trois fractions sœurs de la famille des Ninnax ou Hommes : les Kaïnax ou Hommes de sang, les Piéganix ou Pillageurs, et enfin les Sixikakex ou Pieds-Noirs. Ces derniers sont devenus les plus forts, les plus nombreux et les premiers. Ce sont eux qui donnent leur nom à toute la nation.

À ces trois tribus, on ajoute les Sarcix, qui sont une fraction de la famille Dènè adoptée par les Pieds-Noirs.

(Racontée par Aρkayé, Piéganiw
des montagnes aux Porcs-Épics, en 1882.)



II

NAPÉ


(Autre version de la même légende, d’après les Cris)


À une époque très éloignée, vivait un vénérable vieillard, appelé Napi ou Napé, c’est-à-dire le Sage, qui avait trois fils.

Les deux plus âgés s’appelaient, l’un Piéganiw (Pillageur), l’autre Kaïna (Homme de sang). Mais le troisième ne s’étant jamais distingué à la chasse, à la guerre ou à la maraude, comme ses aînés, n’avait point encore reçu de nom.

Cette divergence fut cause que le jeune fils était un objet de mépris pour ses aînés. Du mépris à la haine, il n’y a qu’un pas ; de sorte que l’infortuné jeune homme, sans nom et sans mérite, voyait l’horizon de son avenir s’ouvrir bien noir à ses yeux.

Il ne put s’empêcher de se plaindre de son triste sort à son père, qui, touché de pitié, résolut de tirer son jeune enfant de l’opprobre où sa nullité le plaçait aux yeux de ses aînés.

Comme le vieillard était un médecin très habile et très redouté, il frotta de charbon les pieds de son jeune fils, et, par cette médecine forte, le rendit invulnérable en même temps que apte aux plus hautes prouesses. Il lui donna alors le nom de Pied-Noir ou Sixikaké, que ses descendants ont porté jusqu’à ce jour. Ce nom et cette magie les a rendus la terreur de leurs ennemis en même temps que la gloire de leur nation. Aussi ont-ils dominé leurs aînés. Les Cris les appellent Ayatç-iyiniwok : les Hommes étrangers.

(Racontée par M. Billy Mackay, métis-cris de la
haute Saskatchewan, en 1873, au fort Pitt.)



III

L’HISTOIRE DES TROIS AMANTS PIEDS-NOIRS


Trois jeunes Pieds-Noirs, qui avaient fait alliance ensemble, se présentèrent, un jour, chez un vieillard de la nation des Ninnax qui possédait trois filles, toutes trois charmantes, toutes trois bonnes à marier, et les lui demandèrent en mariage.

— Ah ! mes gendres, répondit ce vieillard, je consens volontiers à vous octroyer mes filles en mariage ; mais vous savez que vous devez les payer. Or, mes filles sont des filles de vingt chevaux la pièce ; car je suis un grand chef, et j’ai résolu de ne marier mes filles qu’aux guerriers qui m’apporteraient ce tribut en échange. Revenez avec soixante chevaux et vous aurez mes trois filles.

Ainsi parla le vieillard.

Les trois jeunes guerriers engagèrent leur parole, que les trois filles reçurent avec joie. Ils firent promettre à celles-ci de ne point se donner à d’autres hommes avant leur retour ; ils se peignirent le corps en rouge, placèrent des plumes teintes en rouge dans leur touffe de guerre, et partirent ensemble pour leur expédition chez leurs voisins du Sud, les Corbeaux et les Serpents ou Chochones.

D’un an on n’entendit plus parler des trois guerriers.

Quand l’époque qu’ils avaient fixée pour leur retour probable fut passée, et que les trois belles eurent perdu toute espérance de voir revenir leurs amants, elles se parèrent des couleurs et des atours du deuil, se peignirent la face en blanc, et pendant neuf jours elles pleurèrent sur la montagne ceux qu’elles aimaient.

Ce laps de temps écoulé, comme aucun des jeunes guerriers ne reparaissait, les trois filles jugèrent qu’ils avaient péri en combattant pour elles. Elles résolurent donc de ne point rester en arrière en générosité, et décrétèrent leur trépas commun.

Elles avertirent leur tribu de ce dessein, et en demandèrent la permission à leur père, qui jugea leur résolution très louable. Elles se parèrent alors de leurs atours de noces, montèrent sur un rocher dont la paroi verticale forme un précipice, et là, se tenant toutes trois par la main et chantant leur chant de mort, elles se précipitèrent courageusement dans l’abîme, où elles trouvèrent la mort.

Mais, le lendemain même de ce jour fatal, on vit venir de loin, sur le dos verdoyant de la prairie immense, un tourbillon de poussière, qui annonça aux Pieds-Noirs l’arrivée d’un escadron de guerriers.

Tout fut en émoi dans le camp et l’on se préparait à une résistance opiniâtre, lorsque, des lianes de ce nuage poudreux, on vit sortir un troupeau de soixante beaux chevaux écumants et frémissants devant trois jeunes guerriers qui les pourchassaient.

Ces guerriers étaient peints et parés comme pour une noce, et ils chantaient l’hymne de la victoire en entrant dans le camp, où ils croyaient retrouver leurs amours.

C’étaient les trois amants, fidèles à leur parole jusqu’au bout et qui accouraient tout brûlants pour rappeler au grand chef des Pieds-Noirs sa promesse de l’année précédente.

Mais, quand ils arrivèrent au Napiwoyés du chef, leurs chants de joie furent accueillis par des chants de deuil ; leur enquête fut reçue avec des larmes et des regrets cuisants ; leur joie ne rencontra qu’un sombre désespoir.

Ils comprirent tout. Mais lorsqu’ils surent que leurs amantes s’étaient suicidées par amour pour eux, qu’elles leur étaient restées fidèles jusque dans la mort, les trois jeunes hommes jurèrent de les suivre dans leur destin, de ne point demeurer en arrière de générosité.

Sans rien dire de leur dessein, ils serrèrent silencieusement les mains du vieillard, chassèrent devant eux le troupeau de soixante chevaux qu’ils avaient capturé sur leurs ennemis, le conduisirent au sommet du rocher escarpé, où leurs amantes éplorées s’étaient donné la mort, et le forcèrent de se jeter en bas. Puis ils entonnèrent tous trois leur chant de mort, et se tenant par la main, ainsi qu’avaient fait les jeunes filles, ils se précipitèrent, comme elles, dans l’abîme.

Ainsi finit la véritable histoire des trois amants Pieds-Noirs[1].

(Racontée, en 1879, au fort Pitt,
par le même.)



IV

RÉCIT DE LA FÊTE DE NATÔS OU DU SOLEIL

(chez les pieds-noirs)


Napé, le Parfait, descendit du ciel à une époque reculée, passa plusieurs années sur la terre, y institua une religion et des cérémonies sacrées. Il se montra en tout le bienfaiteur et le père des Pieds-Noirs ; puis finalement, il repartit pour l’empyrée, où il alla habiter le soleil sous le nom de Natôs. On l’appelle aussi Mana-Kopa[2].

C’est du ciel que Napé continue à protéger les Pieds-Noirs et qu’il leur envoie les bisons. Il a pour femme Kokoyé-natôs ou la Lune, que l’on nomme aussi la Vieille, comme on le nomme le Vieillard.

D’après les ordres que Napé leur laissa en les quittant, les Pieds-Noirs observent annuellement une grande fête solaire, à l’époque du renouvellement de la lune d’août-septembre.

En vue de cette fête, ils s’occupent pendant tout le mois d’août à recueillir des provisions de bouche de toute espèce, telles que viande, langues de bison, baies sauvages, racines esculentes, etc.

Quatre jours avant la nouvelle lune, la tribu arrête sa marche. On fait choix d’un lieu de campement propice, et on se prépare à la fête par le jeûne et des bains d’étuve.

Le grand-prêtre du Soleil, accompagné des sept ordres hiérarchiques, prend la direction et le gouvernement du camp, et l’on fait choix de la Vierge du Soleil, qui doit représenter la Lune pendant la fête. Elle est choisie parmi les filles encore vierges ou parmi les jeunes femmes qui n’ont eu qu’un seul mari. Elle se prépare à ses fonctions par la continence absolue.

Le troisième jour des préliminaires, après la dernière purification, on procède à la construction du temple du Soleil, pendant que le grand-prêtre compose l’Eketsto-kisim ou fagot sacré. Ce fagot est couvert d’une peau de bison et hissé au faîte du temple, où on le lie.

Le temple du Soleil est une construction circulaire en clayonnage et en forme de tente. On y pratique un mur en claies, à hauteur d’appui, d’où partent les perches, qui reposent au faîte de l’édifice sur un poteau central.

Ce pavillon est orienté de manière à présenter son entrée aux rayons du soleil levant.

À l’opposite, c’est-à-dire au couchant, est un réduit ou section que l’on nomme la Terre sainte (Tcharkum-kisim), dans laquelle s’élève un tertre d’un pied carré que l’on entoure de brôme odorant. Une tête de bison, peinte en rouge et en noir, est placée sur cet autel. Tout à côté se trouve la couche de la Vierge du Soleil.

Le moment de la fête arrivé, le grand-prêtre, la Vierge du Soleil et le peuple se rendent processionnellement au pavillon ou temple, au son des tambours de basque, des fifres et des tchitchikwets ou crécelles.

Devant le temple, on plante le Poteau sacré et l’on allume le feu sacré. Après quoi, chacun se hâte d’allumer son calumet afin d’en présenter la fumée au Soleil, dès que son disque paraîtra à l’horizon de la prairie immense et dénudée.

Aussitôt que l’astre se monte, le grand-prêtre lui adresse une prière, il impose les mains aux mets qui doivent servir au festin sacré, et dépose sur l’autel la part qui est réservée à Natôs lui-même.

De son côté, la Vestale, sortant du pavillon, distribue à chacun sa part du festin ; puis elle rentre, se déchausse, et se jetant sur sa couche, elle y dort du sommeil de Guerre ou Okan.

Alors commencent hors du temple des chants, des cris de joie, des danses, des discours et des harangues. Le grand chef de la tribu, présentement Chapow-Mexico ou le Grand-Corbeau, s’avance à cheval vers le poteau sacré, le frappe trois fois de sa lance et fait quatre fois le tour du temple, en entonnant un chant de triomphe.

Pendant quatre jours, les mêmes cérémonies se renouvellent, et le grand-prêtre reçoit toutes les offrandes des dévots pour les présenter à Napé, résidant dans le Soleil.

Les plus enthousiastes se livrent à des macérations cruelles et s’imposent des pénitences publiques. Ils se coupent une ou plusieurs phalanges, se mutilent, se tirent du sang, se font des incisions, se passent des crocs sous la peau du dos, et, en cet état, se font suspendre au poteau sacré ou traîner à travers le camp. Le sang qui coule de ces blessures est offert au Soleil, et on lui montre les membres mutilés en son honneur.

Lorsque ta Vierge du Soleil est sortie de son sommeil de guerre, elle raconte au prêtre le rêve qu’elle a eu, et celui-ci le divulgue à la foule des adorateurs, en le commentant de son mieux.

Pendant que les Sixikakex font leurs offrandes, cette Vestale s’occupe ensuite à entretenir le feu sacré en y jetant des herbes odoriférantes, surtout du brôme odorant. De temps à autre, elle allume le calumet et l’offre au Soleil, qui est son époux, puisqu’elle représente la Lune.

Enfin, la fête se termine le huitième jour avec le coucher du soleil, par une dernière prière publique adressée à Napé dans Natôs, que les vœux de la multitude accompagnent dans sa descente sous l’horizon.

(Racontée, en 1874, par le
R. P. Lacombe, en Canada.)



SPÉCIMEN DE LANGUE PIED-NOIR


DÉCALOGUE

1.   Nitchitapi Un seul Ispumitapi Dieu apistotokiw ; * adore-le ; * kit de tout ayark ton cœur atusémataw. aime-le.

2.   Pinokakitchimatchis ; * Ne blasphème pas ; Ispumitapi Dieu otchi- ne nikasim. nomme pas vainement.

3.   Natoyé-Kristikusé Le soleil son jour sur pinat ne pas apawtakit, * travaille, * natoyé-kristikumit. ni les fêtes.

4.   Kinna Ton père et kikrista ta mère kimissaw ; * ménage-les ; karkisamitapiworsé. longtemps tu vives pour que.

5.   Pininikit Ne tue pas matapi; * quelqu’un ; * pinistat tuer karksanikisè. ne désire pas.

6.   Pinokapitchittat. Ne sois pas impudique.

7.   Pinikamosit. Ne vole pas.

8.   Pinisayépitchit. Ne ments pas.

9.   Kit-opoximaw, Ta femme, omanist elle seule orpoximis ; * qu’elle soit ta femme ; mina aussi kétchitchittat. traite-la lien.

10.   Minatchestotakit. Ne désire pas le bien d’autrui.

(D’après le R. P. Lacombe,
missionnaire des Pieds-Noirs.)


HÉROS ET DIVINITÉS DES PIEDS-NOIRS

Kaïna (l’homme de sang).

Kokoyè-natôs (le soleil nocturne, la lune).

Mana-kopa (le Grand-Esprit).

Napè ou Napi (le Parfait, le Vieillard).

Natôs (le Soleil).

Piéganiw (le Pillageur).

Sixihaké (l’homme aux pieds noirs).

  1. Il y a, dans cette histoire ou légende, une foule de sentiments tout à fait inconnus aux Indiens Peaux-Rouges ; elle accuse des idées et une résolution asiatiques. Des Hindo-Chinois ou des Japonais pourraient seuls être capables d’actions aussi héroïques.
  2. Comparez avec le Manco-Kapac des Péruviens, le Manès des Égyptiens, le Mèn des Grecs, le Manou des Hindous, le Môna des Scandinaves, le Koupaï des Kymris ou Welches.