Œuvres complètes de LamartineChez l’auteur (p. 33-67).

SCÈNE   TROISIÈME


ADRIENNE, LUCIE, PÉTION, nègres, négresses, matelots, aides de camp, artilleurs, etc..

Un mouvement subit et général a lieu au fond de la scène. – Les noirs, hommes et femmes, se précipitent vers un rocher élevé qui domine la mer ; ils regardent l’horizon en se montrant les uns aux autres quelque chose du geste. – Lucie et Adrienne, interrompues par ce mouvement et par ces cris, suivent le groupe des noirs et regardent la mer comme eux. – Un noir passe en courant vers le quartier général et crie.

UN NÈGRE.

Le crois-tu ?…Des vaisseaux !

Il disparaît.

UNE NÉGRESSE.

Le crois-tu ?… Des vaisseaux ! Quel nuage de voiles !

UN AUTRE NÈGRE.

Il s’en lève sur l’onde autant qu’au ciel d’étoiles.

UNE ORDONNANCE de Toussaint.

Allumez les signaux !

UN AIDE DE CAMP mulâtre de Toussaint.

Allumez les signaux ! Canonniers ! à vos camps !

UNE NÉGRESSE, montrant du doigt les montagnes.

Les mornes allumés sont autant de volcans.

UN NÈGRE.

Pour l’escadre qui vient chercher un peuple esclave
Des volcans d’Haïti que la mort soit la lave !

LUCIE.

Dieu ! quelle affreuse aurore après des nuits de paix !

ADRIENNE, regardant la mer.

Que la ligne est immense et que les rangs épais !
Du cap de Samana jusqu’à la Pointe-à-Pile
L’Océan tout entier semble marcher sur l'île.

UN NÈGRE.

Des milliers de canons brillent dans les sabords !

ADRIENNE.

Un peuple menaçant vient foudroyer ces bords !

PÉTION, à un matelot noir.

Au port Saint-Nicolas portez l’ordre du maître ;
Qu’on grée un aviso ; – qu’on aille reconnaître
Combien de grands vaisseaux et sous quels pavillons.
Courez ! de l’Océan sondez tous les sillons !
Point de voile ! Courbez trente hommes sur les rames,
Plongez comme un requin sous l’écume des lames ;
Et si quelque vaisseau tire ou marche sur vous,
Plutôt que d’être pris, sombrez ! noyez-vous tous !

LE MATELOT.

Notre vie est à lui comme au Maître suprême ;
La volonté du ciel et du chef, c’est la même.
Avant que ces oiseaux au bord soient revenus,

En montrant des albatros

Nous serons de retour ou nous ne serons plus.

SCÈNE   QUATRIÈME


LES PRÉCÉDENTS, MOÏSE et MAZULIME.

MOISE, amenant Mazulime sur le devant de la scène.

Vois-tu dans cette tour une lampe immobile ?

MAZULIME.

La lampe de Toussaint ! C’est l’étoile de l’île ;
Sa clarté nous conduit à la gloire !

MOÏSE.

Sa clarté nous conduit à la gloire ! Crois-tu ?
Avant de l’adorer, je veux voir la vertu,
Moi ! je veux conserver, sans lui faire une offense,
Ma part dans le conseil comme dans la défense ;

Et savoir si le plan d’un chef dur et hautain
Contre un pareil péril est un rempart certain ?
Peut-être…

MAZULIME.

Peut-être… Parlons bas…

MOÏSE.

Peut-être… Parlons bas… Ami, je m’inquiète
De cette ambition dans une seule tête !
Serviles instruments de coupables projets,
De ce nouveau tyran sommes-nous les sujets ?
À l’affront de servir si la loi nous oblige,
Qu’il cache donc au moins la main qui nous l’inflige ;
Que devant les dangers de la patrie en deuil
Il humilie au moins son impudent orgueil !
Car, quel que soit le nom dont sa main nous décore,
S’il est le maître ici, c’est l’esclavage encore !

MAZULIME.

Nous ! esclaves d’un noir !

MOÏSE.

Nous ! esclaves d'un noir ! D’un ancien compagnon !

MAZULIME.

Tant de sang répandu !

MOÏSE.

Tant de sang répandu ! Pour n’illustrer qu’un nom !

MAZULIME.

En repoussant les blancs du sol qui nous vit naître,
N’avons-nous donc ici fait que changer de maître ?

MOÏSE.

S’il faut aux mains d’un maître abdiquer tous nos droits,
Qu’il ait un autre sang ! qu’il ait une autre voix !
Qu’il nous vienne de loin ! et que sa foi parjure
Ne soit par pour nous tous une éternelle injure !
Moindre sera l’affront de fléchir les genoux
Si ce maître nouveau n’est pas noir comme nous !

MAZULIME.

Sur la face d’un homme on peut voir sa pensée.

MOÏSE.

Allons donc à Toussaint !

MAZULIME.

Allons donc à Toussaint ! Si ta haine insensée
Allait trouver un frère où tu crains un tyran ?

MOÏSE.

Pour les jours de danger qu’il ait le premier rang !

Ils sortent.


SCÈNE  CINQUIÈME


LES MÊMES, moins MOÏSE et MAZULIME.

PÉTION, à un artilleur de la batterie, en lui montrant la fenêtre
de Toussaint.

Attention là-haut ! – La mèche au premier signe !
Feu du canon de nuit ! feu sur toute la ligne !
De la grève au Chaos qu’il tonne coup sur coup,
Et qu’avant qu’il se taise Haïti soit debout !

Se tournant vers le groupe de noirs et de négresses, et vers Lucie
et Adrienne.

Et vous, que faites-vous à suivre le nuage
D’où va tomber sur nous la mort ou l’esclavage ?
Dispersez-vous. – Courez partout semer le bruit
Du danger découvert sous cette horrible nuit,
Et vous montrer aux yeux d’un amant ou d’un père
Pour que la liberté leur devienne plus chère !

FIN DU PREMIER ACTE.

ACTE DEUXIÈME


L’intérieur de la tour élevée qui sert de cabinet et d’observatoire à Toussaint Louverture. Au milieu, une table encombrée de cartes et de papiers et éclairée par une lampe de fer. À droite, un prie-Dieu surmonté d’un crucifix. À gauche, auprès d’une porte secrète, un meuble garni de vases et de corbeilles. Au fond, à droite, une grande porte cintrée. À gauche, une fenêtre tendue d’un store.

SCÈNE   PREMIÈRE

TOUSSAINT, seul. Il se promène à pas interrompus et inégaux.

Enfin la voilà donc, cette heure redoutable
Que mes prévisions jugeaient inévitable !
En vain j’ai supplié Dieu de nous l’épargner ;
Pour décider de nous elle devait sonner !
Entre la race blanche et la famille noire,
Il fallait le combat puisqu’il faut la victoire !…

Il s’arrête un moment.

À quelle épreuve, ô ciel ! cette nuit me soumet !
J’ai monté, j’ai monté… voilà donc le sommet
Où mon ambition, de doutes assiégée,
Par ma race et par Dieu va demeurer jugée :
Moïse ainsi monta chercher au Sinaï
Quelle route suivraient les fils d’Adonaï.
Du haut de sa terreur et de sa solitude,
Il vit là le Jourdain et là la servitude.

Dans une heure semblable à mon anxiété,
Il y mourut d’angoisse et de perplexité !
Et Jéhova pourtant visitait son prophète,
Il conduisait son peuple, il marchait à sa tête !
Et moi ?… Non, non, pardonne, ô Dieu, si j’ai douté !
Ne marches-tu donc pas devant la liberté ?
En vain dans tes secrets notre destin repose :
Le plus sûr des drapeaux, c’est une juste cause !
Oui, tu m’as suscité sur cette nation.
Ton oracle ? Ce fut sa profanation ;
Ce fut dans tes enfants ton image offensée :
L’instinct qui venge l’homme est toujours ta pensée !
Prends courage, Toussaint, voilà ton Sinaï !
Dieu se lève vengeur dans ton peuple trahi !

Il fait quelques pas rapides comme soulevé par l’enthousiasme
intérieur et retombe ensuite à genoux.

Dans un pauvre vieux noir, cependant, quelle audace
De prendre seul en main la cause de sa race,
Et de se dire : Un mot qui de ma bouche sort
D’un peuple tout entier fixe à jamais le sort !…
Dans mes réflexions, du mot fatal suivies,
Je pèse avec la mienne un million de vies !…
Si j’ai mal entendu… si j’ai mal répété
L’ordre de Dieu !… malheur à ma postérité 1
Dieu ne donne qu’une heure à notre délivrance ;
Opprobre à qui la perd ! mort à qui la devance !

Il s’agenouille sur le prie-Dieu, devant le crucifix, et pleure.

Ah ! combien j’ai besoin d’intercéder celui
Dont l’inspiration sur tous mes pas a lui.

Il prie.

Crucifié pour tous ! symbole d’agonie
Et de rédemption !…

Il s’interrompt et reprend avec amertume.

Et de rédemption !…Quelle amère ironie !

Où se heurte mon cœur lorsque je veux prier ?
Quoi ! c’est le Dieu des blancs qu’il nous faut supplier ?
Ces féroces tyrans, dont le joug nous insulte,
Nous ont donné le Dieu que profane leur culte ;
En sorte qu’il nous faut, en tombant à genoux,
Écarter leur image entre le ciel et nous !
Eh bien, leur propre Dieu contre eux est mon refuge !
Il fut leur rédempteur, mais il sera leur juge !
La justice à ses yeux n’aura plus de couleur,
Puisqu’il choisit la croix, il aima le malheur.

Il recommence à prier.

Toi qui livras ton sang pour racheter ta race,
Donne-moi par ta mort le courage et la grâce !

Il se relève et dit lentement.

Avec quelle bonté du bas de mon chemin,
Jusqu’à cette puissance, il m’a pris par la main !
La force du Seigneur ne connaît pas d’obstacles :
C’est de notre néant qu’il tire les miracles !

Entendant du bruit à la porte du fond.

Mais, lorsque je dois seul l’écouter aujourd’hui,
Quelqu’un vient se placer entre mon âme et lui ?


SCÈNE   DEUXIÈME


TOUSSAINT, MAZULIME et MOÏSE.

TOUSSAINT, étonné, s’avance vers eux, et, après les avoir regardés avec surprise et attention.

Sans mes ordres ici qui vous amène ?

MAZULIME.

Sans mes ordres ici qui vous amène ? Un doute !

TOUSSAINT, à lui-même.

Je les devine, ils vont trébucher sur ma route.

Toujours quand un grand cœur médite un grand élan,
La prudence et la peur lui compriment le flanc.

Haut.

On doute ?… Est-ce de moi, des noirs ou de leur cause ?
Mais douter, c’est trahir !… Voyons !

MOÏSE, à Mazulime.

Mais douter, c’est trahir !… Voyons ! Parle !

MAZULIME, à Moïse.

Mais douter, c’est trahir !… Voyons ! Parle ! Je n’ose !
Je crains d’en trop peu dire ou j’ai peur d’offenser.

Un long silence d’embarras.

TOUSSAINT, avec ironie.

Êtes-vous donc venus pour m’aider à penser ?

MOÏSE.

Non, général ! Pourtant, dans ces grandes alarmes,
La pensée est à tous aussi bien que les armes !
Oses-tu sur toi seul prendre un destin pareil ?
Un homme quel qu’il soit vaut-il seul un conseil ?
Lorsqu’il s’agit du sort de nations entières,
Veux-tu tout décider sans consulter tes frères,
Sans même interroger l’instinct du bien commun
Plus infaillible en tous qu’il ne peut l’être en un ?
Conseil des nations plus sûr que tout grand homme,
Congrès en Amérique ou grand sénat dans Rome.
Prêt à prendre pour tous un parti clandestin,
Oseras-tu lutter seul avec le destin ?
Et si Dieu, pour un jour, te retirait sa grâce,
À la postérité répondre d’une race ?
Est-ce faiblesse ou force à l’heure du danger
D’appeler d’autres yeux à tout envisager ?
De convoquer le peuple en un moment suprême,
Et de lui dire : « Vois, décide et fais toi-même :
Dieu qui parle dans tous est plus sage que moi,
Je puis vivre et mourir, mais non juger pour toi. »

TOUSSAINT, à Mazulime, avec mépris.

Et toi ?

MAZULIME.

Et toi ? Moi, général, sur une tour si haute
Je craindrais le vertige… et, tremblant que ma faute
N’entraînât avec moi tous ceux que je conduis,
Mon esprit dans leurs chefs chercherait des appuis ;
Je dirais : « C’est au peuple à faire son histoire,
Salut ou perte à tous et non à ma mémoire ! »
Je frémirais de prendre un peuple dans ma main ;
Car j’en répondrais seul au Dieu du genre humain !

TOUSSAINT, les prenant avec bonté chacun par une main.

Écoutez… Je comprends à tous deux votre idée,
Et mon âme en secret en était obsédée.
Je me suis dit cent fois : « Pauvre vieux vermisseau,
Comment ! toi, sur un peuple oser mettre ton sceau !
Répondre à Dieu là-haut, à cette île, aux deux mondes,
D’une race de plus que toi seul perds ou fondes ?
Être à toi seul son bras ? et toi seul dans ton sein
De l’affranchissement porter le grand dessein ?
C’est trop pour un mortel, c’est démence ou blasphème,
C’est usurper d’un coup sur l’homme et sur Dieu même !
Sur Dieu ?… » Puis sur mes pas revenant un moment :
« Sur Dieu ?… Si par hasard j’étais son instrument ?
Il agit seul, c’est vrai, mais il agit par l’homme :
Nul ne sait de quel nom dans un peuple il se nomme !
Moïse, Romulus, Mahomet, Washington !…
Qui sait parmi les noirs s’il n’aura pas mon nom ? »
Alors, envisageant ma destinée étrange,
Un soupçon de grandeur s’éleva dans ma fange,
Je me dis, mesurant ma marche de si bas :
« Un miracle est écrit sur chacun de mes pas !
Pourquoi, quand je ne vois que prodige en arrière,
N’en aurais-je pas un au bout de ma carrière ? »

Alors un grand espoir entra dans mon esprit…

MAZULIME, bas à Moïse.

Dans son œil inspiré le miracle est écrit.

TOUSSAINT.

Quand l’orage d’idée éclata sur cette île,
Je vivais à Jacmel dans un état servile ;
Je ne sais quel esprit par mon nom m’appela,
Me cria : « C’est ton heure ! » et je dis : « Me voilà ! »
Soit qu’en certains de nous la force intérieure
Leur assigne la tâche et leur indique l’heure,
Soit que la force en eux provienne de leur foi,
De cet ordre du ciel, que l’on entend en soi,
Je ne doutai jamais ; cela semblait démence
De faire, moi petit, je ne sais quoi d’immense ;
Et, chose singulière… une intime splendeur
D’un peuple sur mon front fit luire la grandeur ;
Malgré mes traits flétris et malgré l’esclavage,
L’éclat de mon destin brilla sur mon visage ;
La puissance du cœur par mes yeux déborda :
Je rampais dans la foule et l’on me regarda.

Un jour, un capucin, un de ces pauvres pères
Colporteurs de la foi, dont les noirs sont les frères,
En venant visiter l’atelier de Jacmel
S’arrêta devant moi comme un autre Samuel :
« Quel est ton nom ? — Toussaint. — Pauvre mangeur d’igname,
C’est le nom de ton corps ; mais le nom de ton âme,
C’est Aurore, dit-il… — Oh ! mon père, et de quoi ?
— Du jour que Dieu prépare et qui se lève en toi ! »
Et les noirs ignorants, depuis cette aventure,
En corrompant ce nom m’appellent Louverture.
Ce moine baptisait en moi la liberté ;
Je ne l’ai plus revu, son nom fut vérité.

Aux lointaines lueurs que ce mot me fit luire,
Ignorant, je sentis le besoin de m’instruire.
Un pauvre caporal d’un de leurs régiments,
Des sciences des blancs m’apprit les éléments.
Je réduisais d’un sou ma vile nourriture
Pour payer jour par jour ses leçons d’écriture.
Sitôt que le rideau de mes yeux fut levé,
Je vis plus clairement ce que j’avais rêvé ;
La volonté me vint avec l’intelligence,
Je sentis mieux le juste et conçus la vengeance.
Les noirs pour leur couleur n’avaient que du mépris ;
Pour prendre autorité sur ces faibles esprits,
Il fallut emprunter à nos tyrans eux-même
La force dont leur sang était pour nous l’emblème.
Parmi les Espagnols de l’île je m’enfuis ;
Au métier des combats avec eux je m’instruis,
Je paye avec mon sang les grades que j’achète,
Le marquis d’Hermona m’accorde l’épaulette ;
L’indépendance enfin me donne le signal :
J’étais parti soldat, je revins général.
On me suit : les Français, minés par la discorde,
Acceptent humblement le pacte que j’accorde ;
Ils s’embarquent laissant un homme de ma peau,
Un diadème au front caché par mon chapeau.
Ma double autorité tient tout en équilibre ;
Gouverneur pour le blanc, Spartacus pour le libre,
Tout cède et réussit sous mon règne incertain,
Je demeure indécis ainsi que le destin,
Sûr que la liberté, germant sur ces ruines,
Enfonce en attendant d’immortelles racines.

Il se tait un moment.

Mais si la France envoie un maître à des sujets,
Elle fait elle-même éclater mes projets :
Esclave ou tout-puissant.

MOÏSE, bas à Mazulime.

Tout-puissant Ce mot seul le révèle.
Tout-puissant ! entends-tu ?… Ma crainte était réelle.

TOUSSAINT.

Douteriez-vous encore ?

MOÏSE, ironiquement.

Douteriez-vous encore ? Il nous est démontré
Qu’un citoyen loyal en vous s’est rencontré.

Ils sortent.

TOUSSAINT.

Je veillerai sur eux !…

Il va à la fenêtre et lève le store.



SCÈNE TROISIÈME



TOUSSAINT, ADRIENNE.

TOUSSAINT, entendant frapper à la porte de son cabinet, s’avance pour ouvrir.

Je veillerai sur eux !… À la porte secrète,
Qui donc sans qu’on l’appelle affronte ma retraite ?

ADRIENNE, entrouvrant la porte et avançant timidement la tête.

Mon oncle !

TOUSSAINT.

Mon oncle ! Ah ! c’est ma fleur de bénédiction,
L’étoile qui blanchit mes nuits d’affliction !
Entre, ma chère enfant, ton œil serein m’inspire.
J’aime à consulter Dieu dans ton charmant sourire.
Depuis que mon Albert fut éloigné de moi,
Tout mon amour de père est retombé sur toi.
Ta tendresse est pour moi la racine cachée
Par qui je tiens encore à la terre séchée.

Entre comme un présage heureux pour le dessein
Encore irrésolu qui couve dans mon sein.
Mais pourquoi veilles-tu si tard, mon Adrienne,
Quand tu devrais dormir, confiante et sereine,
Comme Moïse enfant dormait dans son berceau,
Que la honte de Dieu fit surnager sur l’eau ?
Ne crains rien !

adrienne.

Ne crains rien ! Mais, mon oncle ; oserai-je introduire
Quelqu’un qui m’a prié vers vous de le conduire ?

toussaint.

À cette heure ? Quelqu’un ? Quel mystère imprévu !
Parle ! sais-tu qui c’est ?

adrienne.

Parle ! sais-tu qui c’est ? Je ne l’ai jamais vu.
C’est un moine couvert d’un vêtement de bure
Dont un capuchon blanc ombrage la figure ;
Il a trompé la garde en passant au milieu ;
Il demande à vous voir en hâte au nom de Dieu.

toussaint.

Qu’il entre à ce saint nom ; toi, demeure à la porte.

À part.

L’innocence et la foi sont une sûre escorte :

Adrienne sort.

D’ailleurs, malgré l’habit et tous les faux semblants,
Je saurais démasquer un espion des blancs.


SCÈNE QUATRIÈME



TOUSSAINT, LE PÈRE ANTOINE.

Le moine s’avance à pas lents et relève son capuchon quand il
est à deux pas de Toussaint.


LE MOINE.

C’est moi !… Reconnais-tu, chef qu’un peuple révère,
Celui que tu connus quand tu rampais à terre ?
Celui qui t’a tracé le sentier de tes pas,
Et qui t’a dit ton nom, que tu ne savais pas ?

TOUSSAINT, le regardant avec stupeur.

Sa couronne a blanchi, mais c’est lui !… c’est le moine
Que je vis à Jacmel.

LE MOINE.

Que je vis à Jacmel. Oui ! moi, le père Antoine.

TOUSSAINT, à part.

Je me sens devant lui tout saisi de respect.

Au moine.

Mon père, comprenez mon trouble à votre aspect.
Fier de ma mission, effrayé de la vôtre,
Je ne sais de nous deux qui doit respecter l’autre.
Oui, je vous reconnais, et je tombe à genoux.
Votre nom m’a prédit ; Dieu voit et parle en vous !

LE MOINE, relevant Toussaint.

Dieu parle, mon enfant, dans toute créature ;
C’est un oracle sûr qu’une grande nature.
Ton front portait écrit l’avènement du noir :
Le prophète était toi, je n’ai fait que te voir.

TOUSSAINT.

Dieu ne fait voir ainsi qu’au regard qu’il dessille.
Gloire à l’esprit des saints où sa lumière brille !

Mon sort m’était caché, vous m’êtes apparu…

le moine.

Ton destin s’obscurcit, et je suis accouru.

toussaint.

Hélas ! ma volonté que travaille un grande doute
N’eut jamais plus besoin d’un éclair sur ma route.

le moine.

Je le sais.

toussaint.

Je le sais.Vous, mon père ? et qui donc vous l’apprit ?

le moine.

Ma pensée invisible est avec ton esprit.
Je t’ai suivi de l’œil des fers au rang suprême.
Je t’aime, roi des noirs, parce que mon Dieu t’aime ;
Parce que l’avenir du quart de ses enfants
Repose avec sa foi sur tes bras triomphants.

toussaint.

Mais vous n’êtes pas noir ! Mais vous n’êtes pas traître
À vos frères les blancs ?…

le moine.

À vos frères les blancs ?…Je sers un autre maître
Qui ne connaît ni blancs, ni noirs, ni nations,
Qui s’indigne la-haut de ces distinctions,
Qui d’un égal amour dans sa grandeur embrasse
Tous ceux qu’il anima du souffle de sa grâce,
Qui ne hait que l’impie et les persécuteurs,
Et soutient de son bras les bras libérateurs.
Levant les mains vers lui pendant la sainte lutte,
Je suis de la couleur de ceux qu’on persécute !
Sans aimer, sans haïr les drapeaux différents,
Partout où l’homme souffre il me voit dans ses rangs.
Plus une race humaine est vaincue et flétrie,
Plus elle m’est sacrée et devient ma patrie.
J’ai quitté mon pays, j’ai cherché sous le ciel

Quels étaient les plus vils des enfants d’Israël,
Quels vermisseaux abjects, d’un talon plus superbe
Le pied des oppresseurs écrasait nus sur l’herbe ;
J’ai vu que c’était vous ! vous sur qui votre peau
Du deuil de la nature étendit le drapeau ;
Vous, insectes humains, vermine au feu promise,
Contre qui la colère aux plus doux est permise,
Que le plus vil des blancs peut encor mépriser,
Que le fou peut railler, que l’enfant peut briser,
Qu’un revendeur de chair vend, colporte et transplante
Comme un fumier vivant qui féconde une plante ;
Sans pères, sans enfants, nomades en tout lieu,
Hors la loi de tout peuple et hors la loi de Dieu ;
À qui, dans l’intérêt de sa prééminence,
Le blanc comme un forfait défend l’intelligence,
De peur qu’on ne vous montre, au livre du Sauveur,
Que les blancs ont un juge et les noirs un vengeur !
Je vis dans votre sort ma mission écrite ;
Je jurai de servir votre tribu proscrite,
Et, pour premier bienfait de mon affection,
Je vous portai, mon fils, la résignation.
Je vous dis d’imiter l’esclave du Calvaire,
D’appeler la justice et non de vous la faire.
La justice à la fin se leva sur vos pas.
La discorde des blancs eut besoin de soldats.
Les Français, assiégés de périls et d’alarmes,
Avec la liberté vous donnèrent des armes.
Contre l’oppression le besoin protesta ;
Le Français disparut, la liberté resta.
Moi, cependant, fuyant dans le midi de l’île
L’impiété des blancs qui chassaient l’Évangile,
Parmi les Espagnols j’allai cacher ma foi.
La renommée y vint et me parla de toi.
J’appris que sous ta main, ta race protégée

Proscrivait l’injustice après l’avoir vengée ;
Que les blancs, de la mort sauvés par leur vainqueur,
Reconnaissaient un maître aux vertus de ton cœur ;
Qu’ils cultivaient en paix le commun héritage
Dont tu n’avais voulu que le juste partage ;
Que tu rendais le Christ à ses autels fumants,
Et je bénissais Dieu dans ces grands changements !
Quand du sommet du cap qui divise la plage,
De voiles sur la mer j’aperçus le nuage,
Je pressentis ton trouble, et par Dieu seul cité,
J’apporte son esprit et ta perplexité.


SCÈNE CINQUIÈME


LES MÊMES, UN MATELOT mulâtre, PÉTION.
toussaint, au matelot.

Eh bien ?

pétion.

Eh bien ?Mon général, cet homme est le pilote
Que votre ordre envoya reconnaître la flotte.
Sans être découvert il a revu le port.

toussaint.

En termes clairs et brefs qu’il fasse son rapport.

Au matelot.

Parle !

le matelot.

Parle !Le vent soufflait et la mer était haute ;
Nous cinglâmes à l’est sous l’ombre de la côte.

toussaint.

Que m’importent les vents et la mer ! Les vaisseaux ?
Combien ?

le matelot.
Maître, soixante au moins.
toussaint.

Maître, soixante au moins. Maître, soixanteDans quelles eaux ?

le matelot.

Dans les eaux d’Haïti, demain avant l’aurore.

toussaint.

L’amiral ?

le matelot.

L’amiral ?Un trois-ponts.

toussaint.

L’amiral ? Un trois-ponts.Le drapeau ?

le matelot.

L’amiral ? Un trois-ponts. Le drapeau ?Tricolore.

toussaint.

Ces vaisseaux semblaient-ils porter du monde à bord ?…
Des canons ?

le matelot.

Des canons ?Ils prenaient de l’eau jusqu’au sabord.

toussaint, calculant sur ses doigts.

Pour transporter de Brest à la mer où nous sommes
Soixante voiles !… Huit ! C’est quarante mille hommes !…
Quelques sons par le vent étaient-ils apportés ?

le matelot.

La Marseillaise et l’air de Ça ira.

toussaint.
Sortez !
Au moine.

Je n’en puis plus douter. La guerre ou l’esclavage !
Je couvrirai de fer et de feu ce rivage.

SCÈNE SIXIÈME


TOUSSAINT, LE PÈRE ANTOINE, DESSALINES.
dessalines.

Un esquif qui cherchait à se glisser au port Avait ces imprimés et cette lettre à bord. J’ai fait du grand écueil retirer la balise.

toussaint.

Dessalines, donnez… Allez, que je les lise.


SCÈNE SEPTIÈME


TOUSSAINT, LE PÈRE ANTOINE.

toussaint dépose les papiers sur la table et fit d’abord l’adresse de la lettre, puis il l’ouvre, court de l’œil à la signature et s’écrie en élevant la lettre avec orgueil dans sa main.

Bonaparte !

le moine.

Bonaparte !Qu’un nom a sur nous de pouvoir !

toussaint.

Lui, le premier des blancs, moi, le premier des noirs !
Ta fierté jusqu’ici n’était pas descendue
À prendre cette main que je t’avais tendue !
Mais puisqu’il reconnaît à la fin son égal,
Voyons si le langage est digne.

Il lit.
« Général, »
À part.

C’est la première fois que sur moi cet arbitre
Du destin des Français laisse tomber ce titre.

Son orgueil à la fin fléchit devant le mien !

le moine.

Ou bien, pour te séduire, il exalte le tien.

toussaint, lisant.

 « Général, revêtu de la force publique,
Par le vœu de l’armée et de la République,
Après avoir vaincu, pacifié, soumis ;
Sur terre sans rival, sur mer sans ennemis ;
J’ai porté mes regards vers la terre ou vous êtes ;
Là m’attendent aussi d’importantes conquêtes.

Il s’arrête avec susceptibilité, puis reprend.

Oui, je veux conquérir, mais à la liberté,
La race qui m’ignore et qui vous a porté.
Des droits qu’elle a rêvés, oui, cette race est digne,
Mais, pour qu’ils soient sacrés, il faut que je les signe »
L’insolent ! c’est un dieu jetant l’arrêt fatal.

le moine.

Ce langage est d’un maître et non pas d’un égal.
Poursuis.

toussaint, continuant.

Poursuis. « La République, à ma voix réformée,
Pour la représenter vous envoie une armée ;
Elle va renforcer vos drapeaux triomphants.
Songez-y, ces soldats sont mes braves enfants ;
Mon beau-frère, leur chef, embarqué sur l’escadre,
D’un ordre social vous porte enfin le cadre.
Vous aurez pour honneur, pour règle, pour devoir
D’y faire entrer le blanc, le mulâtre, le noir ;
Généraux tous les deux… craignez la flatterie :
Il n’est point de second où règne la patrie ! »
Que veut dire ce mot sonore, obscur et bref ?

le moine, ironiquement.

C’est clair… Que pour second il vous envoie un chef !

toussaint, avec colère.

Un chef ! Il oserait…

le moine.

Un chef ! Il oserait…Quoi donc peut te surprendre ?
Ce que l’on n’ose dire, on le laisse comprendre.
Mais lis.

toussaint, reprenant sa lecture.

Mais lis.« La République a des bras de géant ;
Elle compte l’espace et l’homme pour néant ;
Tous ses amis sont grands pour sa reconnaissance,
Et tous ses ennemis nuls devant sa puissance.
Elle a les yeux sur vous ; vous l’aimez ; vos enfants
Ont été confiés à ses bras triomphants.
Elle a pour eux les soins d’une mère chérie ;
C’est eux que vous servez en servant la patrie ;
Elle voit dans vos fils le sceau de vos serments,
Et le nœud mutuel des plus sûrs sentiments.
Vous êtes père !… Ils sont le prix qu’elle vous garde ;
Leur sort est dans vos mains, la France vous regarde.

« Bonaparte. »
le moine.

Voilà tout ?

toussaint, abattu.

Voilà tout.Voilà tout.

le moine.

Voilà tout ? Voilà tout.Qu’en dis-tu ?

toussaint.

Voilà tout ? Voilà tout. Qu’en dis-tu ?Le bourreau !

le moine.

Cette lettre est du fer dans un brillant fourreau ;
Il dore la poignée en enfonçant la lame.

toussaint.

Ô père ! il flatte l’œil, mais il transperce l’âme.

le moine.

De haine et de faveur quel contraste heurté !
Quels sinistres éclairs dans son obscurité !
Comme dans tout ce style on sent, malgré l’adresse,
La main prête à frapper sous la main qui caresse !

toussaint.

Qui caresse ? ô mes fils ! Dis plutôt comme on sent
La langue du lion qui lèche jusqu’au sang !

le moine.

Avec quel artifice habile il entrelace
L’espérance et la peur, l’appât et la menace !

toussaint.

Oui, mais comme à la fin dans son lacet surpris
Il étrangle le père en embrassant le fils !
Oh ! périsse le jour où me vint la pensée
De confier mon sang à la race offensée !

le moine.

Si tu ne l’avais fait, serais-tu donc Toussaint ?

toussaint.

Je n’aurais qu’un devoir.

le moine.

Je n’aurais qu’un devoir.Tu suivras le plus saint.

toussaint.

Quel est-il ?… Osez donc le décider vous-même !

le moine.

Entre ton peuple et toi, balancer, c’est blasphème.

toussaint.

Oui, mais dans l’attitude où les destins m’ont mis,
Le servirai-je mieux rebelle que soumis ?
Du sceau des blancs ici ma puissance couverte
Ne me vaut-elle pas plus qu’une guerre ouverte ?

Que pourra des Français la faible autorité,
Traînant de leur couleur l’impopularité ?
Leur proconsul, sans force et paré d’un vain titre,
Des destins d’Haïti me laissera l’arbitre ;
Je saurai dévorer ce téméraire affront,
Jusqu’à ce qu’Haïti les dépassant du front,
Et sous leurs étendards grandissant à leur ombre,
Aidé par le climat les étouffe du nombre.
La présence des blancs, leur aspect odieux
M’assurera les cœurs en alarmant les yeux :
Du lion déchaîné pour irriter la haine,
Il est bon quelquefois qu’il voie un bout de chaîne.
Devant l’anneau sanglant qu’il a longtemps porté,
Le captif aime mieux son âpre liberté.
Cependant les Français, trompés par l’apparence,
Laisseront mes enfants revenir de la France ;
Aussitôt que leurs pieds auront touché ces bords,
On connaîtra Toussaint… Je serai libre alors !…

le moine.

Tu seras dans les fers forgés par ta démence !
Le grand jeu du destin jamais ne recommence.
Quand le prix qu’on expose est un peuple de Dieu,
Deux fois sur sa fortune on ne met pas l’enjeu.
Une fois ou jamais !… Quand l’heure d’en haut sonne,
Elle ne s’accommode à l’heure de personne…
Écoute… Mieux que toi, je lis dans ton esprit :
Tu cherches à tromper l’instinct qui t’attendrit ;
Ta résolution contre l’amour se brise,
Et ton cœur qui faiblit raisonne et temporise ;
Mais des nécessités le flot accumulé
T’écrase sous le temps vainement reculé.
Dis-moi, crois-tu toi-même a ton propre sophisme ?
Prends-tu la lâcheté pour du patriotisme ?
Crois-tu l’indépendance et les droits des humains

Plus sûrs aux mains d’autrui que dans leurs propres mains ?
Crois-tu que les Français, maîtres de ces rivages,
Viennent pour adorer vos droits sur vos visages,
Et, de l’indépendance assurant les progrès,
Admirer tout armés la révolte de près ?
Non, tu ne rêves pas ce stupide délire ;
L’esclave au cœur du maître a trop appris a lire ;
Tu sais qu’on ne voit pas les bœufs baisser leurs cous
Sans que l’on soit tenté de les charger de jougs !
Que le maître et l’esclave auront dans l’attitude
De leur ancien état l’invincible habitude…
Replacer face à face ainsi deux ennemis,
Deux droits encor saignants, l’un perdu, l’autre acquis,
C’est mettre l’étincelle et la poudre en présence ;
C’est tenter à la fois l’homme et la Providence !
Des ferments rapprochés la prompte explosion
Te punirait bientôt de ton illusion.
Le Français, enhardi par tes molles faiblesses,
Usurpera du pied le terrain que tu laisses ;
On verra s’élever des Spartacus nouveaux ;
Tes plus fiers lieutenants deviendront tes rivaux.
Rebelle aux yeux des blancs, aux yeux du peuple traître,
Ton allié bientôt se lèvera ton maître,
Et lorsque de son cœur le noir t’aura banni,
L’île sera sans chef et tout sera fini !

toussaint.

Avant que sous leur joug le chef se laisse abattre,
Il aura combattu.

le moine.

Il aura combattu.Pourquoi veux-tu combattre ?
Dans ce premier succès par vos droits remporté,
Trop de sang n’a-t-il pas payé la liberté ?
Ton mérite au regard du Dieu qui le déteste
N’est-il pas d’en avoir épargné quelque reste,

Et de t’être élevé, comme un médiateur,
Au milieu d’un conflit dont tu n’es pas l’auteur ?
Ce sang retombera sur la seule anarchie
D’où sortit a ta voix ta couleur affranchie.
Veux-tu prendre sur toi celui qui va couler ?…
Si tu laissais encor les races se mêler,
Ton hésitation en serait responsable ;
Dieu te l’a-t-il donné pour arroser le sable,
Pour en faire l’appoint de tes propres profits,
Pour en payer aux blancs la rançon de tes fils ?
Tu tiens entre tes mains les clefs des ports de l’île,
Jette-les dans la mer, puis attends, immobile ;
Les tempêtes de Dieu seules vous défendront.
Les blancs sauvant leur vie au prix de cet affront,
Du sommet de leurs mats saluant le grand morne,
Reconnaîtront bientôt que l’Océan vous borne.
Ce peuple, sans combat, pour ses ports reparti,
N’aura coûté qu’un mot au maître d’Haïti !

toussaint.

Leur refuser les ports, c’est déclarer la guerre !
Il me faut accorder le chef avec le père.
Attendons à demain.

le moine.

Attendons à demain.À présent, ou jamais !
Écoute-moi, Toussaint. Il est de ces sommets
Qu’on ne redescend plus ! C’est le point où nous sommes.
Ou monter ou tomber, c’est la loi des grands hommes.
Si tu tombes du faîte où ton Dieu t’a porté
Toute ta race tombe avec la liberté.

toussaint.

Si je perds mes enfants, que m’importe ma race !

le moine.

Si tu perds tes enfants, un peuple les remplace.
À ta vaste famille, aveugle, ouvre tes bras.

toussaint.

Je suis père avant tout.

le moine, tirant de son sein le crucifix et le montrant à Toussaint.

Je suis père avant tout.Dieu ne l’était-il pas ?

Le moine sort lentement par la porte secrète. Toussaint reste anéanti.
Les noirs entrent par l’autre porte en foule.


SCÈNE HUITIÈME


TOUSSAINT, DESSALINES, PÉTION, généraux, officiers, soldats et matelots de l’armée de toussaint, peuple.
Le peuple arrive en foule et se presse à toutes les issues.
dessalines.

Trahison !

le peuple.

Trahison !Trahison !

dessalines.

Trahison ! Trahison !Les Français sur la grève !

le peuple.

Les Français débarqués !

toussaint.

Les Français débarqués !Débarqués ?… Est-ce un rêve ?

pétion.

Le Port-au-Prince est pris ; un lâche général
Vient de l’ouvrir.

toussaint, avec un calme affecté.

Vient de l’ouvrir.Les forts ?

pétion.

Vient de l’ouvrir. Les forts ?Livrés à l’amiral !

toussaint, d’un air de mystère et de prescience.

C’est le piège où j’avais médité de les prendre.

dessalines, avec indignation.

Pour souiller Haïti ?

toussaint.

Pour souiller Haïti ?Pour y laisser leur cendre !…

À part.

Toussaint ! les vents, la nuit, ont décidé pour toi !…

Haut.

Généraux, officiers, soldats, écoutez-moi :
Tout ce qui vous surprend s’accomplit par mon ordre :
Pour y laisser les dents, à la proie il faut mordre.
Les Français aujourd’hui repoussés de nos bords
Y seraient revenus plus nombreux et plus forts.
De leurs mille vaisseaux leur flotte composée
Eût été les chercher à la rive opposée.
Haïti, jusque-là de son sort incertain,
Eût tourné vers les mers ses yeux chaque matin,
Tremblant à chaque fois de voir, avant l’aurore,
Rougir à l’horizon le drapeau tricolore !
Esclave dans le sang, quoique affranchi de nom,
Nul n’aurait jamais su s’il était libre ou non !
Nos femmes auraient craint que du pur sang des braves
Leur ventre inféodé n’enfantât des esclaves !
On jouit mal d’un bien qu’on peut nous disputer,
Et voir toujours le joug, c’est presque le porter ;
Il fallait que l’oracle enfin se fît comprendre.

Avec énergie.

L’oracle est dans vos cœurs ! c’est a vous de le rendre,
Peuple ! si vous suivez mon inspiration,

Hourra du peuple.

Vous étiez un troupeau, je vous fais nation !

Applaudissements du peuple.

Fussent-ils plus nombreux que ces milliers d’étoiles,
Pas un des débarqués ne reverra ses voiles !

Pas un de leurs vaisseaux ne reverra leurs bords.

Avec exaltation.

La flamme et les écueils sont leurs vents et leurs ports !
Ce ciel dévorera l’escadre avec l’armée,
Et la France en verra revenir la fumée !

Applaudissements frénétiques.

Mais il faut vous laisser conduire par un fil,
Sans demander : « Pourquoi ?… Que veut-il ? Que fait-il ? »
Que toute âme de noir se relie à mon âme !
Toute grande pensée est une seule trame
Dont les milliers de fils, se plaçant à leur rang,
Répondent, comme un seul, aux doigts du tisserand.
Mais si chacun résiste et de son côté tire,
Le dessin est manqué, la toile se déchire !
Ainsi d’un peuple, enfants !… Je pense : obéissez !
Pour des milliers de bras, une âme, c’est assez !

un homme du peuple.

Oui, nous t’obéirons !

un matelot.

Oui, nous t’obéirons !Comme à la brise l’onde !

pétion.

Toussaint sur Haïti ! comme Dieu sur le monde !

toussaint, aux généraux noirs.

Généraux, inspecteurs, chefs de mes régiments,
Allez, allez chacun a vos commandements.
Que l’occasion seule à ma place commande !
Je ne donne aucun ordre, et si l’on vous demande :
« Avez-vous vu Toussaint ? Sait-on l’ordre du chef ? »
Répondez seulement par un : « Non ! » ferme et bref.
Sur mes desseins secrets feignez l’incertitude ;
Restez dans une fausse et douteuse attitude ;
Ayez pour les Français des visages amis,
L’œil ouvert du serpent et des cœurs ennemis.

Ils flotteront ainsi de l’audace à la crainte,
Comme on sonde du pied la cendre mal éteinte,
Demandant ma réponse et l’espérant toujours.
Nous leur ferons ronger les jours après les jours.
La fièvre, n’attendant, céleste auxiliaire,
Ouvrira pour leurs os la terre hospitalière,
Et, décimant leurs rangs sous ce climat fatal,
Changera leur conquête en immense hôpital.

Hourra !

Moi cependant caché dans mon ombre immobile,
On me croira toujours à l’autre bout de l’île ;
Invisible, impalpable, inconnu, mais debout,
Attendu, retardant, absent, présent partout,
Guettant l’occasion imprévue et soudaine,
Je serai l’œil des noirs éclairé par la haine !
Et lorsque le signal

Montrant son front.

Et lorsque le signalici retentira,
Reposez-vous sur moi, la foudre en sortira !…
Aux trois coups de canon tirés du haut de l’île,
Sans combattre, une nuit, sortez de chaque ville ;
Repliez tous les noirs en laissant, pour adieu,
La flotte, les palais et les cités en feu !
Depuis mon propre toit jusques aux champs d’igname,
Balayez le terrain par un balai de flamme !
Ne laissez sur le sol que la pierre et les os,
Et venez me rejoindre au morne du Chaos !
Vous y trouverez tous, grâce à ma vigilance,
Armes, munitions, vivres en abondance.
Les arbres renversés et les rochers épars
Auront à la nature ajouté des remparts.
Les blancs y marcheront comme la brute au piège,
Leurs bras désespérés en tenteront le siège.
Vous roulerez les monts sur leurs corps foudroyés ;

Entre la mer et vous, écrasés ou noyés,
Ils auront disparu comme une onde tarie,
Et leurs os fumeront le sol de la patrie !
Allez, ne craignez rien, mon ombre est sur vos pas.

Dessalines et Pétion s’avancent pour parler ; il les arrête du geste.

Je connais vos pensées, ne me les dites pas !
Vous craignez les Français, votre cœur s’épouvante
De cet art meurtrier dont leur orgueil se vante.
Que peut-il contre un peuple ? Enfants, vous allez voir.

Il fait un signe.

Apportez-moi ces grains de maïs blanc et noir.

On lui apporte une corbeille, il prend une poignée de grains de maïs noir, la verse dans une coupe de cristal, et répand sur la surface du vase une couche de mais blanc, puis il présente la coupe aux regards du peuple.

Vous ne voyez que blanc quand votre front s’y penche ?
À vos yeux effrayés toute la coupe est blanche…
Or, pourquoi les grains blancs sont-ils seuls aperçus ?…

Hésitation des noirs.

Peuple pauvre d’esprit ! en ! c’est qu’ils sont dessus !…
Mais attendez un peu.

Il vide la coupe sur un plateau, les grains blancs disparaissent complètement dans ]’immense quantité de grains noirs.

Mais attendez un peu.Tenez, le noir se venge ;
En remuant les grains, voyez comme tout change !
On ne voyait que blanc, on ne voit plus que noir ;
Le nombre couvre tout, et ceci vous fait voir
Comment l’égalité, quand l’honneur la rappelle,
Rend à chaque couleur sa valeur naturelle !
Tout leur art n’y peut rien. — Ils sont un et vous dix. —
Haïti sera noir, c’est moi qui vous le dis.

Le peuple pousse des éclats de rire et des applaudissements forcenés.

Allez ! et laissez-moi penser pour la patrie.

Tout le monde sort.

SCÈNE NEUVIÈME


TOUSSAINT, ADRIENNE.
adrienne.

Et moi, puis-je rester, mon oncle ?

toussaint.

Et moi, puis-je rester, mon oncle ?Enfant chérie !

À part.

Mes pleurs à cette voix sont tout prêts à couler.

Haut.

Fleur au milieu d’un camp, qu’un soldat peut fouler,
Hélas ! il valait mieux naître sur une tombe
Que sur un sol fouillé par l’obus et la bombe !
Écoute, approche-toi, réponds-moi sans effort.
Aimes-tu ton pays ?

adrienne.

Aimes-tu ton pays ?Moi ?…

toussaint.

Aimes-tu ton pays ? MoiMais, jusqu’à la mort ?…

adrienne.

Mon oncle et mon pays, n’est-ce pas même chose ?
N’êtes-vous pas pour moi tout ce qui le compose ?…
Ai-je un autre pays que l’ombre de vos pas ?
Que me serait la terre où vous ne seriez pas ?

toussaint.

Pauvre amour ! La réponse est douce, mais amère.

À part.

Mon vieux cœur est ému tout comme un cœur de mère.
Quoi ! de tous ses instincts le vieux noir triomphant
Ne peut voir sans pleurer ce visage d’enfant.

À Adrienne.

Mais si je te disais : « Va, seule, je t’envoie
Mourir pour tous les noirs ? »

adrienne.

Mourir pour tous les noirs ?Oh ! j’irais avec joie !
Partout où vous diriez, oui, mon oncle, j’irais !
Car ce serait pour vous encor que je mourrais !

toussaint.

Mais si je te disais : « Loin de moi, va-t’en vivre,
Adrienne ! Je vais où tu ne peux me suivre. »
Que ferais-tu ?

adrienne.

Que ferais-tu ?Non, non, je n’obéirais pas.
De mes bras enlacés j’arrêterais vos pas,
Ou vous me traîneriez à vos genoux collée
Comme on traîne à son pied la liane enroulée !
Mais cet horrible jeu, pourquoi le faites-vous ?
Ai-je donc jamais eu d’abri que vos genoux ?
Et si vous m’enleviez ce roc où je m’appuie,
Où serait, dites-moi, la place de ma vie ?

toussaint, plus ému.

Ange des noirs, ta place était au paradis.

Il soupire.

Non, ce n’est pas un jeu, mais pourrais-tu bien, dis !
Là., dans ton cœur limpide, étouffer un mystère ?…
Le sort de ton pays ?… Tout savoir et te taire ?

adrienne.

De tout ce que j’ai su qu’ai-je donc révélé ?
Entendit-on l’écho quand vous m’avez parlé ?

toussaint.

Il est vrai, ton jeune âge égale ma prudence ;
J’ai mis dans ton cœur sûr toute ma confidence.
La nuit, le ciel et toi savent seuls mes secrets,
Et ces murs plus que toi n’ont pas été discrets.

Mais ton corps délicat, belle et fragile trame,
N’est pas, pauvre petite, aussi fort que ton âme.
Pourrais-tu supporter la faim des jours entiers,
Déchirer tes pieds nus aux cailloux des sentiers ?
Sous l’ardeur du soleil et de la nuit obscure,
Avoir l’herbe pour lit, le ciel pour couverture ?
Manger le fruit tombé, boire l’eau du torrent ?
Marcher, toujours marcher, ne dormir qu’en courant ?
Te glisser nuitamment des camps aux citadelles ?
Recevoir sans crier le feu des sentinelles ?
Suivre partout les blancs, sans te trahir pour eux ?
Le pourrais-tu ?

adrienne.

Le pourrais-tu ?Que Dieu m’assiste et je le peux !
De mes forces d’enfant mon cœur est la mesure ;
Je vaincrai le sommeil, la soif et la nature.
Mon oncle, nul effort n’est au-dessus de moi,
Nul miracle, excepté de m’éloigner de toi !

toussaint.

Mais si dans nos chemins un jour tu tombais lasse ?

adrienne.

Ah ! j’attendrais la mort, et je te dirais : « Passe ! »

toussaint.

Eh bien ! tu me suivras, ô magnanime enfant !
Tu seras de mes nuits le manteau réchauffant,
Le bâton de mes mains, la lampe de ma route !

adrienne.

Oh ! je serai ta fille, et c’est assez !

toussaint.

Oh ! je serai ta fille, et c’est assez !Écoute.
Sur mes desseins futurs je te dois quelques mots,
Tu sais quels ennemis nous.ont vomis les flots ?
Tu sais que, par la main de lâches ou de traîtres,
Déjà du port de l’île ils se sont rendus maîtres ?…

Tant qu’ils n’ont pas Toussaint, ils n’ont rien ; pas d’effroi :
Le corps n’est rien sans l’âme, et l’âme ici c’est moi !
Je médite contre eux des retours, des désastres
Aussi grands que la mer, aussi hauts que les astres !
Ils y périront tous, ces mangeurs de café,
Ainsi que le boa par sa proie étouffé.
Mes moyens sont trop noirs pour que je te les dise,
J’ai besoin que ta main et mon but me conduise !
Il faut être invisible et présent en tout lieu,
Autant qu’un pauvre noir peut ressembler à Dieu.
Des marches des Français, il faut transpercer l’ombre,
Connaître leurs desseins, leur manœuvre, leur nombre ;
M’assurer, par mes yeux, si de nos faux amis
Nul ne pactise à l’ombre avec nos ennemis ;
Il faut changer d’habit, de métier, de langage :
Je sais, quand je le veux, transformer mon visage,
Je sais, sans placer même un bandeau sur mes yeux,
Feindre d’avoir perdu la lumière des cieux :
Ma prunelle, à mon gré, rentrant sous ma paupière,
N’est plus qu’un globe blanc où s’éteint la lumière ;
Sans être reconnu par le plus clairvoyant
Je puis tendre a l’ami la main du mendiant,
Et, prenant une voix qui ressemble à mon rôle,
Bélisaire des noirs, leur arracher l’obole.
Pour éclairer ma marche et soutenir mes pas,
Il me faut un enfant : c’est toi qui le seras !
Va quitter ces habits pour la pagne grossière
Que déchira le temps, que souille la poussière ;
Fais-toi semblable en tout à cet enfant flétri
Que sur les grands chemins la misère a maigri,
À qui l’on jette un pain que dans ses pleurs il trempe ;
Que ton beau cou fléchisse et que ton pied nu rampe.
Moi, je vais au moyen d’herbes au suc rongeur
Des sillons de ma peau raviver la rougeur,

Étaler sur mon dos, tout saignant de blessures,
Du fouet et du bâton les antiques morsures,
Et pour n’insinuer sous ce costume abject
Inventer un récit conforme à mon aspect !
Ne rougis pas pour moi de la supercherie :
Tout rôle est glorieux à qui sert la patrie !
Ne me crois pas flétri de montrer au dehors
Le sceau de l’esclavage imprimé sur mon corps.
Je bénis, mon enfant, ces témoins d’infamie,
S’ils servent à tromper une race ennemie.
Oui, par tous ces tourments, à l’esclave infligés,
La liberté sera payée et nous vengés !
Parmi ces malheureux que la vermine souille,
Emprunte à l’un d’entre eux sa plus vile dépouille :
Hâtons-nous ; car bientôt le jour va se lever :
Il ne doit pas, ma fille, en ces lieux nous trouver

Il l’embrasse sur le front et ils sortent.

fin du deuxième acte.