Œuvres complètes de LamartineChez l’auteur (p. 21-36).

ACTE PREMIER


Aux Gonaïves, près du Port-au-Prince. On voit une habitation en ruine sur les flancs élevés d’un morne qui domine une rade ; Non loin de là un camp de nègres insurgés Des ordonnances, vont et viennent Une petite lumière brille seule à travers la fenêtre haute d’une tour où travaille Toussaint Louverture. La mer, éclairée par la lune, se déroule l’horizon. Il est presque nuit.

SCÈNE PREMIÈRE

ADRIENNE, LUCIE, SAMUEL, ANNAH, NINA, blancs,
mulâtres, nègres, négresses.
À droite, aux sons du fifre, du tambourin et des castagnettes espagnoles, de jeunes négresses et de jeunes mulâtresses groupées çà et là sur la scène sont occupées il effeuiller et à rompre des cannes à sucre.
À gauche, Samuel, instituteur des noirs, assis sur les marches d’une fontaine, entouré d’un groupe d’enfants mulâtres, blancs, noirs, de douze à quinze ans, leur fait épeler à voix basse un livre sur ses genoux, du bout de son doigt. Les enfants paraissent charmés et attentifs.
ANNAH, s’approchant de Samuel.

Pourquoi donc, Samuel, au milieu de nos fêtes,
De ces pauvres enfants courbant ainsi les têtes,

De la lèvre et du doigt leur épeler tout bas
Ces grimoires encor qu’ils ne comprennent pas ?
De quels savants ennuis charges-tu leur mémoire ?
Que leur enseignes-tu ?

SAMUEL.

Que leur enseignes-tu ? La Marseillaise noire !

ANNAH.

La Marseillaise blanche a guidé les Français
Aux combats ; mais les noirs, grâce à Dieu, sont en paix !

SAMUEL.

Aussi de l’air sacré le noir changea la corde,
Le chant des blancs dit guerre ! et le nôtre concorde !
Au cœur de tous les noirs soufflant l’humanité,
C’est un hymne d’amour et de fraternité.
Le sang a-t-il donc seul une voix sur la terre ?
Écoute ! et vous, enfants, retenez !

À Annah, en lui montrant ses compagnes qui causent
et chantent à demi-voix.

Écoute ! et vous, enfants, retenez ! Fais-les taire !

Il récite les trois couplets et fait chanter le refrain aux enfants.
Les jeunes filles y mêlent leurs voix peu à peu.

LA MARSEILLAISE NOIRE

I

Enfants des noirs, proscrits du monde,
Pauvre chair changée en troupeau,
Qui de vous-même, race immonde,
Portez le deuil sur votre peau !
Relevez du sol votre tête,
Osez réclamer en tout lieu
Des femmes, des enfants, un Dieu :
Le nom d’homme est votre conquête !

refrain

Offrons à la concorde, offrons les maux soufferts,
Ouvrons (ouvrons) aux blancs amis nos bras libres de fers.

II

Un cri, de l’Europe au tropique,
Dont deux mondes sont les échos,
A fait au nom de République.
Là des hommes, là des héros.
L’esclave au fond de sa mémoire
Épelle un mot libérateur,
Le tyran se fait rédempteur :
Dieu seul remporte la victoire !

Offrons à la concorde, offrons les maux soufferts,
Ouvrons (ouvrons) aux blancs amis nos bras libres de fers.

III

La Liberté partout est belle,
Conquise par des droits vainqueurs,
Mais le sang qui coule pour elle
Tache les sillons et les cœurs.
La France à nos droits légitimes
Prête ses propres pavillons ;
Nous n’aurons pas dans nos sillons
À cacher les os des victimes !

Offrons à la concorde, offrons les maux soufferts,
Ouvrons (tendons) aux blancs amis nos bras libres de fers.

SAMUEL, aux enfants.

Bien, amis ! mais ce chant, que votre voix répète,
N’est pas pour notre oreille un vain jeu de poëte,
Ni sur un instrument le caprice des doigts !
Il se chante du cœur bien plus que de la voix :

Il se chante au travail avec la noble peine
Qui sur le sol fertile entrecoupe l’haleine !
Il se chante à l’église avec l’hymne immortel
Que le divin pardon fait monter de l’autel !
Il se chante au rivage en déployant la rame,
Et des pieds et des mains, et du cœur et de l’âme,
Sous le ciel, sur la mer, à l’exercice, aux champs,
Partout où l’homme en paix s’encourage et ses chants,
Et si l’ennemi rêve une terre usurpée,
Alors, enfants, cet air se chante avec l’épée ;
Se mêlant au tambour, au fusil, au clairon,
L’hymne devient tonnerre et couvre le canon !

Hourrah des enfants
ANNAH.

Te souviens-tu, Nina, de la maîtresse blanche,
Quand l’injure à la bouche et le poing sur la hanche,
Pour nous faire trembler prenant sa grosse voix,
Elle disait, at coups d’éventail sur nos doigts :
Des verges ! Punissez cette indolente esclave
Qui me laisse brûler par ce souffle de lave !
Vengez-moi ! frappez-la d’un fouet sifflant et prompt,
Jusqu’à ce que le vent soit glacé sur mon front ! »

CHŒUR DES NÉGRESSES.

Elles chantent ironiquement.

Bah ! bah ! bah ! maintenant de vos soupirs, madame,
À votre aise, tenez votre front éventé !
Les bras de nos guerriers ont affranchi notre âme.
XXXXGloire à Toussaint ! Vive la liberté !

CHŒUR DE SOLDATS dans le lointain.
Vive la liberté !
LUCIE à Adrienne, à l’écart.

Ainsi seule et rêveuse et les yeux pleins de larmes,
Adrienne, nos jeux pour toi n’ont aucuns charmes ?

Quand mon cœur inquiet m’entraîne sur tes pas,
Je te trouve toujours où la foule n’est pas ;
Ta langueur cependant n’a point encor de causes,
Tes yeux n’ont vu fleurir que treize fois les roses ;
D’Haïti délivré le héros triomphant
T’élève et te chérit comme un troisième enfant ;
Depuis qu’envers la France un devoir politique
L’a forcé de remettre à cette république
Ses deux fils, emmenés dans un brillant exil,
Si tu n’es pas sa joie, où la trouvera-t-il ?

ADRIENNE, distraite.

Vois-tu comme au delà du cap sonore et sombre,
La mer immense et creuse étincelle dans l’ombre ?
Comme de son sommet chaque flot écumant
Sur lui-même à son tour croule éternellement ?
Le soleil sur les flots, lumineuse avenue,
Appelle mes pensers vers la terre inconnue
Où de nos premiers ans la précoce amitié
Semble avoir de mon cœur jeté l’autre moitié !

NINA, les interrompant et s’adressant à ses compagnes.

Quand le sommeil rebelle à la blanche maîtresse
S’écartait de ce lit où veillait sa négresse,
Et qu’un moustique à l’œil échappant par hasard,
Dans sa peau délicate avait plongé son dard,
Des verges ! criait-elle, à l’esclave endormie
Qui me laisse piquer par la mouche ennemie.
Vengez-moi ! Frappez-la jusqu'à ce que ses pleurs
De l’aiguillon cuisant apaisent les douleurs ! »

CHŒURS DE NÉGRESSES.

Bah ! bah ! bah ! maintenant avec vos pleurs, madame,
Apaisez la piqûre où le dard est resté !
Les bras de nos guerriers ont affranchi notre âme.
Gloire à Toussaint ! Vive la liberté !

25
CHŒUR DE NÈGRES, dans le lointain.

Vive la liberté !

LUCIE, à Adrienne.

Ah ! que peux-tu rêver, sur ces lointaines plages,
De plus beau que les mers qui baignent nos rivages ?
Que ces mornes couverts de bois silencieux ?
Autels d’où nos parfums s’élèvent dans les cieux ?
Que ce peuple étanchant ses veines épuisées,
Essuyant sa sueur sur ses chaînes brisées,
Cultivant ses sillons, et de la liberté
Semant les fruits divins pour sa postérité ?

ADRIENNE, toujours distraite.

O mornes du Limbé ! vallons ! anses profondes
Où l’ombre des forêts descend auprès des ondes ;
Où la liane en fleur, tressée en verts arceaux,
Forme des ponts sur l’air pour passer les oiseaux ;
Galets où les pieds nus, cueillant les coquillages,
J’écoute de la mer les légers babillages ;
Bois touffus d’orangers, qui, lorsque vient le soir,
Exhalez vos parfums comme un grand encensoir,
Et qui, lorsque la main vous secoue ou vous penche,
Nous faites en passant la tête toute blanche !
Roseaux qui de la terre exprimez tout le miel,
Où passe avec des sons si doux le vent du ciel !
Île au brûlant climat, aux molles habitudes,
Ah ! le ciel sait combien j’aime tes solitudes !
-Et cependant vos bois, vos montagnes, vos eaux,
Vos lits d’ombre ou de mousse au fond de vos berceaux,
Vos aspects les plus beaux, dont mon œil est avide,
Me laissent toujours voir quelque chose de vide,
Comme si de ces mers, de ces monts, de ces fleurs,
Le corps était ici, mais l’âme était ailleurs !

NINA, à ses compagnes.

Vous souvient-il, mes sœurs, de la blanche jalouse,
Fière de sa couleur et de son nom d’épouse,
Son œil pour nous punir d’attirer un regard
Contre notre beauté se tournait en poignard ?
« Des verges ! Flétrissez cette insolente esclave
Dont la grâce m’insulte et la beauté me brave.
Vengez-moi, frappez-la jusqu’à ce que son front
De ma race vaincue ait expié l’affront ! »

CHŒUR DE NÉGRESSES.

Bah ! bah ! bah ! maintenant, en toute paix, madame !
Possédez un époux qui n’est plus disputé.
Les bras de nos guerriers ont affranchi notre âme.

Gloire à Toussaint ! Vive la liberté !

CHŒUR DE NÈGRES dans le lointain.

Vive la liberté !


SCÈNE  DEUXIÈME


LUCIE et ADRIENNE.

LUCIE se lève et s’approche du devant de la scène avec Adrienne.

Entends-tu de sang-froid ces cris de délivrance
Qui volent sur les mers en insultant la France ?

ADRIENNE.

La France ?

LUCIE.

          Tu pâlis, comme si dans ton cœur
Le nom de nos tyrans sonnait encor la peur !
Ne crains rien ; Haïti secouant ses entraves
Pour ces rois détrônés n’enfante plus d’esclaves

La mer qui les portait les a remportés tous ;
L’Océan et la mort roulent entre eux et nous !

ADRIENNE.

Le flot qui repoussa leurs vaisseaux de nos plages
N’entraîna-t-il donc qu’eux vers leurs cruels rivages ?

LUCIE.

Que veux-tu dire ?

ADRIENNE.

Écoute, et laisse-moi t’ouvrir

Une âme où l’amitié n’a pu tout découvrir ;
Où je ne découvris que jour à jour moi-même
Le secret grandissant de ma tristesse extrême.
Comme on ne voit au fond des abîmes flottants
Qu’en y penchant la tête et regardant longtemps,
L’ombre de ma pensée ainsi s’est éclaircie.
Tu connais ma naissance, ô ma chère Lucie !
Enfant abandonné, fruit d’un perfide amour,
De la sœur de Toussaint ayant reçu le jour,
Le sang libre des blancs, le sang de l’esclavage,
Ainsi que dans mon cœur luttent sur mon visage ;
Et je sens y revivre, en instincts différents,
La race de l’esclave et celle des tyrans.

LUCIE.

La race des tyrans ! que lui dois-tu ?

ADRIENNE

La race des tyrans ! que lui dois-tu ?La vie !

LUCIE.

Oui, mais par un ingrat une mère trahie,
Expirant de douleur au départ des Français ;
Un père que tes yeux ne reverront jamais,
Qui jamais vers ces bords ne tourna sa pensée,
Qui ne se souvient pas de t’avoir délaissée,
Comme en cueillant la fleur au buisson, le passant
Laisse, sans y songer, une goutte de sang !

ADRIENNE.

Il est vrai ; mais le sang se souvient de sa source,
Le temps m’éloigne en vain de ce jour dans sa course,
L’image de ce blanc me poursuit nuit et jour ;
En vain à mon pays je dois tout mon amour !
Ma mémoire chassant cette image obstinée
Se refuse à haïr celui dont je suis née.
Je me le représente avec des traits si doux,
Avec un cœur si juste et si clément pour nous,
Avec tant de vertus qui rachètent sa race,
Qu’en songe bien souvent ma tendresse l’embrasse,
Et que lui confiant mes secrètes douleurs
Son portrait sous mes yeux se voile de mes pleurs !

LUCIE.

Son portrait ?

ADRIENNE.

Son portrait ?Oui : ma mère, unique et dernier gage,
Le portait sur son cœur, et c’est son héritage ;
À la haine des noirs je le cache à mon tour
Contre ce cœur d’enfant qu’il fait battre d’amour.
Si jamais je quittais les climats où nous sommes,
Je le reconnaîtrais seul entre tous les hommes.
Quand ma mère mourut, de sa douleur, hélas !
Toussaint, le bon Toussaint, me reçut dans ses bras :
« Prends, dit-il à sa femme, un surcroît de famille ;
Dieu nous donna deux fils, il nous donne une fille.
Cette enfant du sang blanc, crime d’un ravisseur,
A puisé l’existence au pur sein de ma sœur.
Va, quand de la brebis la portée est jumelle,
Dieu double pour ses fruits le lait dans sa mamelle. »
Ma tante consentit à ce pieux dessein,
Et, comme son enfant, me reçut sur son sein.
Comme leur propre sœur ses deux fils m’embrassèrent
Ma vie et leur tendresse ensemble commencèrent.

LUCIE.

D’un cœur reconnaissant tu les aimas tous deux ?

ADRIENNE.

Oui, mais je me sentais bien plus sœur de l’un d’eux.

LUCIE.

Isaac, le plus jeune, est l’amour de sa mère.

ADRIENNE.

Non, Albert, le plus grand, est l’orgueil de son père.
Je ne sais quel instinct m’attirait plus vers lui,
Comme si mon étoile à son front avait lui.
Albert aussi m’aimait, je veux du moins le croire,
J’étais son amitié, comme il était ma gloire.
Quand l’un était absent, l’autre cherchait toujours ;
Nos yeux s’entretenaient des heures sans discours.
Le petit Isaac, inhabiles à comprendre,
D’un sentiment jaloux ne pouvait se défendre ;
Il nous disait tout triste, avec son humble voix :
« Pourquoi suis-je tout seul lorsque nous sommes trois ? »
Ô jours délicieux ! ô ravissante aurore
De deux cœurs où l’amour rayonne avant d’éclore !
Jeux naïfs de l’enfance, où le secret surpris
Se trahit mille fois avant d’être compris !
Pas qui cherchaient les pas, mains dans les mains gardées ;
Confidences du cœur dans les yeux regardées ;
Promenades sans but sur des pics hasardeux,
Où l’on se sent complet parce que l’on est deux ;
Source trouvée à l’ombre où la tête se penche ;
Fruits où l’on mord ensemble en inclinant la branche ;
Une heure effaça tout. Le jour vint ; il partit…
Je restai seule au monde, et tout s’anéantit.

LUCIE.

S’il t’aimait, à partir quoi donc pût le résoudre ?

ADRIENNE.

L’ordre de son départ tomba comme la foudre.
C’était aux premiers temps où de la liberté
Le triomphe indécis n’était pas remporté ;
Où les restes des blancs, refoulés dans nos villes,
Achevaient de s’user dans les guerres civiles.
Toussaint, quoique vainqueur, modeste en ses succès,
Se proclamait encor le sujet des Français.
Des destins d’Haïti pour demeurer l’arbitre,
Et du commandement pour conserver le titre,
Il fallait, s’entourant d’artifices adroits,
Les chasser de nos ports en respectant leurs droits,
Afin que leur exil, paré de déférence,
D’un départ volontaire eût encor l’apparence.
Le temps fatal pressait Toussaint irrésolu,
Quelques noirs hésitaient ; un traité fut conclu.
Toussaint, faisant céder le père au politique,
Jura fidélité fausse à la république,
Et pour mieux la tromper, de ses bras triomphants,
En otage aux vaincus il remit ses enfants.
« Que la France, dit-il, à présent soit leur mère,
Et si je la trahis qu’ils détestent leur père ! »
La liberté reçut cet holocauste affreux ;
En immolant ses fils, il s’immolait pour eux.
L’escadre dans la nuit s’évanouit sur l’onde ;
Mon cœur depuis ce jour vit en un autre monde…

LUCIE.

Eh quoi ! de temps en temps nul récit ne vient-il
T’entretenir au moins de leur sort dans l’exil ?
Quelque tendre mémoire aux vagues confiée
N’aborde-t-elle pas ?

ADRIENNE.

N’aborde-t-elle pas ? Non ; je suis oubliée !

Quelle place veux-tu que tienne dans son cœur
Ce vain amour d’enfant dont rit le blanc moqueur ?
Cette petite fille à la peau presque noire,
Qui fait, s’il s’en souvient, repentir sa mémoire ;
Qui marche les pieds nus, qui travaille des mains,
Qui cueille sa parure aux buissons des chemins,
Et qui n’a pour orner ses bras et ses oreilles
Qu’un rang de coquillage ou de graines vermeilles ;
Lui qui vit au milieu des blanches dont le teint
Des couleurs de la neige et de l’aube se peint ;
Qui les voit, aux rayons des flambeaux de leurs fêtes,
Des feux des diamants faire éblouir leurs têtes
Et rouler en chars d’or de palais en palais.
Ces reines de son cœur !… oh ! Dieu, que je les hais !
Écoute ; on dit tout bas, oh ! mais on ment, j’espère,
Que ces fils transplantés rougissent de leur père !…
Qu’ils croient, d’un lâche orgueil écoutant les conseils,
Des blancs, par ce mépris, devenir les pareils !
On dit qu’en rois futurs, nourris de flatteries,
On les tient en suspens entre les deux patries,
Destinés par les blancs à faire, à leur merci,
Des esclaves là-bas ou des tyrans ici !
Que le premier consul, sensible par adresse,
Pour ses desseins futurs à son geste les dresse ;
Et qu’Albert, subissant sa fascination,
Voit en lui père, mère, et race et nation.
On dit plus !… Une sœur du héros de la France
Semble le regarder d’un œil de préférence,
Et comme un grain de jais qui relève un collier,
Fière parmi sa cour le voit s’humilier.
Le crois-tu ?…

SCÈNE   TROISIÈME


ADRIENNE, LUCIE, PÉTION, nègres, négresses, matelots, aides de camp, artilleurs, etc..

Un mouvement subit et général a lieu au fond de la scène. – Les noirs, hommes et femmes, se précipitent vers un rocher élevé qui domine la mer ; ils regardent l’horizon en se montrant les uns aux autres quelque chose du geste. – Lucie et Adrienne, interrompues par ce mouvement et par ces cris, suivent le groupe des noirs et regardent la mer comme eux. – Un noir passe en courant vers le quartier général et crie.

UN NÈGRE.

Le crois-tu ?…Des vaisseaux !

Il disparaît.

UNE NÉGRESSE.

Le crois-tu ?… Des vaisseaux ! Quel nuage de voiles !

UN AUTRE NÈGRE.

Il s’en lève sur l’onde autant qu’au ciel d’étoiles.

UNE ORDONNANCE de Toussaint.

Allumez les signaux !

UN AIDE DE CAMP mulâtre de Toussaint.

Allumez les signaux ! Canonniers ! à vos camps !

UNE NÉGRESSE, montrant du doigt les montagnes.

Les mornes allumés sont autant de volcans.

UN NÈGRE.

Pour l’escadre qui vient chercher un peuple esclave
Des volcans d’Haïti que la mort soit la lave !

LUCIE.

Dieu ! quelle affreuse aurore après des nuits de paix !

ADRIENNE, regardant la mer.

Que la ligne est immense et que les rangs épais !
Du cap de Samana jusqu’à la Pointe-à-Pile
L’Océan tout entier semble marcher sur l'île.

UN NÈGRE.

Des milliers de canons brillent dans les sabords !

ADRIENNE.

Un peuple menaçant vient foudroyer ces bords !

PÉTION, à un matelot noir.

Au port Saint-Nicolas portez l’ordre du maître ;
Qu’on grée un aviso ; – qu’on aille reconnaître
Combien de grands vaisseaux et sous quels pavillons.
Courez ! de l’Océan sondez tous les sillons !
Point de voile ! Courbez trente hommes sur les rames,
Plongez comme un requin sous l’écume des lames ;
Et si quelque vaisseau tire ou marche sur vous,
Plutôt que d’être pris, sombrez ! noyez-vous tous !

LE MATELOT.

Notre vie est à lui comme au Maître suprême ;
La volonté du ciel et du chef, c’est la même.
Avant que ces oiseaux au bord soient revenus,

En montrant des albatros

Nous serons de retour ou nous ne serons plus.

SCÈNE   QUATRIÈME


LES PRÉCÉDENTS, MOÏSE et MAZULIME.

MOISE, amenant Mazulime sur le devant de la scène.

Vois-tu dans cette tour une lampe immobile ?

MAZULIME.

La lampe de Toussaint ! C’est l’étoile de l’île ;
Sa clarté nous conduit à la gloire !

MOÏSE.

Sa clarté nous conduit à la gloire ! Crois-tu ?
Avant de l’adorer, je veux voir la vertu,
Moi ! je veux conserver, sans lui faire une offense,
Ma part dans le conseil comme dans la défense ;

Et savoir si le plan d’un chef dur et hautain
Contre un pareil péril est un rempart certain ?
Peut-être…

MAZULIME.

Peut-être… Parlons bas…

MOÏSE.

Peut-être… Parlons bas… Ami, je m’inquiète
De cette ambition dans une seule tête !
Serviles instruments de coupables projets,
De ce nouveau tyran sommes-nous les sujets ?
À l’affront de servir si la loi nous oblige,
Qu’il cache donc au moins la main qui nous l’inflige ;
Que devant les dangers de la patrie en deuil
Il humilie au moins son impudent orgueil !
Car, quel que soit le nom dont sa main nous décore,
S’il est le maître ici, c’est l’esclavage encore !

MAZULIME.

Nous ! esclaves d’un noir !

MOÏSE.

Nous ! esclaves d'un noir ! D’un ancien compagnon !

MAZULIME.

Tant de sang répandu !

MOÏSE.

Tant de sang répandu ! Pour n’illustrer qu’un nom !

MAZULIME.

En repoussant les blancs du sol qui nous vit naître,
N’avons-nous donc ici fait que changer de maître ?

MOÏSE.

S’il faut aux mains d’un maître abdiquer tous nos droits,
Qu’il ait un autre sang ! qu’il ait une autre voix !
Qu’il nous vienne de loin ! et que sa foi parjure
Ne soit par pour nous tous une éternelle injure !
Moindre sera l’affront de fléchir les genoux
Si ce maître nouveau n’est pas noir comme nous !

MAZULIME.

Sur la face d’un homme on peut voir sa pensée.

MOÏSE.

Allons donc à Toussaint !

MAZULIME.

Allons donc à Toussaint ! Si ta haine insensée
Allait trouver un frère où tu crains un tyran ?

MOÏSE.

Pour les jours de danger qu’il ait le premier rang !

Ils sortent.


SCÈNE  CINQUIÈME


LES MÊMES, moins MOÏSE et MAZULIME.

PÉTION, à un artilleur de la batterie, en lui montrant la fenêtre
de Toussaint.

Attention là-haut ! – La mèche au premier signe !
Feu du canon de nuit ! feu sur toute la ligne !
De la grève au Chaos qu’il tonne coup sur coup,
Et qu’avant qu’il se taise Haïti soit debout !

Se tournant vers le groupe de noirs et de négresses, et vers Lucie
et Adrienne.

Et vous, que faites-vous à suivre le nuage
D’où va tomber sur nous la mort ou l’esclavage ?
Dispersez-vous. – Courez partout semer le bruit
Du danger découvert sous cette horrible nuit,
Et vous montrer aux yeux d’un amant ou d’un père
Pour que la liberté leur devienne plus chère !

FIN DU PREMIER ACTE.