Torquato Tasso (Goethe)/Acte II

Traduction par Jacques Porchat.
Théâtre de GoetheLibrairie de L. Hachette et Cietome II (p. 307-330).
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ACTE DEUXIÈME.


Un salon.




Scène I.

LA PRINCESSE, LE TASSE.
Le Tasse.

Je te suis, ô princesse, d’un pas incertain, et des pensées sans ordre et sans mesure s’agitent dans mon âme. La solitude semble m’appeler, me dire tout bas, d’une voix caressante : « Viens, je dissiperai les doutes nouveaux qui se sont élevés dans ton cœur. » Cependant, si je jette un regard sur toi, si mon oreille attentive recueille un mot de tes lèvres, un nouveau jour se lève autour de moi, et tous mes liens se détachent. Je te l’avouerai volontiers, cet homme arrivé soudainement auprès de nous m’a brusquement réveillé d’un beau rêve. Ses manières, ses paroles, m’ont si étrangement affecté, que je sens plus que jamais deux hommes en moi, et que je suis de nouveau avec moi-même dans un pénible combat.

La Princesse.

Il est impossible qu’un ancien ami, qui, longtemps éloigné, a vécu d’une vie étrangère, au moment où il nous rejoint, se trouve d’abord tel qu’autrefois. Il n’est pas changé au fond ; vivons seulement quelques jours avec lui, nous nous mettrons d’accord de part et d’autre, jusqu’à ce qu’une heureuse et belle harmonie nous unisse de nouveau. Quand lui-même il connaîtra mieux l’ouvrage que tu viens de produire, il te placera certainement à côté du poëte qu’il t’oppose aujourd’hui comme un géant.

Le Tasse.

Ah ! ma princesse, l’éloge de l’Arioste dans sa bouche m’a réjoui bien loin de me blesser. Il est consolant pour nous d’entendre célébrer l’homme qui se présente à nous comme un grand modèle. Nous pouvons nous dire, dans le secret du cœur : « Si tu peux atteindre à une part de son mérite, une part de sa gloire ne saurait non plus te manquer. » Non, ce qui m’a ému, jusqu’au fond du cœur, ce qui remplit encore toute mon âme, ce sont les figures de ce monde, qui, plein de vie, infatigable, immense, tourne exactement autour d’un homme, seul grand, seul sage, et accomplit la course que le demi-dieu ose lui prescrire. J’écoutais avidement, je recueillais avec plaisir les fermes paroles de l’homme expérimenté. Mais, hélas ! plus j’écoutais, plus je m’abîmais à mes propres yeux ; je craignais de disparaître comme la nymphe Écho, le long des rochers, et de me perdre comme une vaine résonnance, comme un néant.

La Princesse.

Et, peu auparavant, tu paraissais encore sentir si nettement comme le héros et le poëte vivent l’un pour l’autre, comme le héros et le poëte se cherchent l’un l’autre, sans que l’un doive jamais regarder l’autre avec envie ! Certes elle est magnifique l’action digne d’amour ; mais il est glorieux aussi de transmettre à la postérité, par de dignes chants, les actions, avec toute leur grandeur et leur force. Qu’il te suffise, au sein du petit duché qui te protège, de contempler tranquillement, comme du rivage, le cours orageux du monde.

Le Tasse.

Et n’ai-je pas vu ici, pour la première fois, comme on récompense magnifiquement l’homme brave ? J’arrivai, enfant sans expérience, dans le temps où fêtes sur fêtes paraissaient faire de cette ville le centre de l’honneur. Oh ! quel spectacle ! La vaste place, où la vaillance exercée devait se montrer dans tout son éclat, était environnée d’une assemblée telle que le soleil n’en éclairera pas de sitôt une semblable. Là étaient assises en foule les plus belles femmes, en foule les premiers hommes de nos jours. Le regard parcourait avec étonnement cette noble multitude. On s’écriait : « C’est la patrie, la patrie seule, l’étroite péninsule, qui les a tous envoyés ici. Ils forment ensemble le plus auguste tribunal qui ait jamais prononcé sur l’honneur, le mérite et la vertu. Si tu les passes en revue l’un après l’autre, tu n’en trouveras aucun qui doive rougir de son voisin… » Alors les barrières s’ouvrirent : les chevaux battaient du pied ; les casques et les boucliers étincelaient ; les écuyers se pressaient ; les trompettes sonnaient et les lances fracassées volaient en éclats ; les casques et les boucliers résonnaient sous les coups ; les tourbillons de poussière enveloppaient, pour un instant, la gloire du vainqueur et la honte du vaincu. Oh ! laisse-moi tirer le rideau devant ce spectacle trop brillant pour moi, afin qu’en ce beau moment mon indignité ne me soit pas trop cruellement sensible.

La Princesse.

Si cette noble assemblée, si ces exploits t’enflammaient d’une généreuse émulation, je pouvais, jeune ami, t’offrir en même temps la secrète leçon de la patience. Les fêtes que tu vantes, que cent témoins me vantaient alors, et m’ont vantées bien des années après, je ne les ai pas vues. Dans un secret asile, où, presque sans cesse, le dernier écho de la joie pouvait s’évanouir, j’avais à supporter bien des douleurs et bien des tristes pensées. Avec ses larges ailes, l’image de la mort planait devant mes yeux, et me cachait la vue du monde toujours nouveau. Cette image ne s’éloigna que peu à peu, et me laissa entrevoir, comme à travers un crêpe, pâles encore, mais agréables, les mille couleurs de la vie. Je voyais de nouveau se mouvoir doucement des formes vivantes. Pour la première fois, encore soutenue par mes femmes, je sortis de ma chambre de douleur ; Lucrèce, pleine d’allégresse et de vie, vint à moi, te conduisant par la main. Tu fus le premier étranger, le premier inconnu, que je rencontrai dans cette vie nouvelle. J’en espérai beaucoup pour toi et pour moi ; et jusqu’ici l’espérance ne nous a pas trompés.

Le Tasse.

Et moi, troublé par le tourbillon de la foule, ébloui par tant d’éclat, et agité de maintes passions, le long des tranquilles galeries du palais, je marchais en silence à côté de ta sœur, puis j’entrai dans la chambre, où bientôt, appuyée sur tes femmes, tu parus devant nous… Quel moment pour moi que celui-là ! Oh ! pardonne ! Ainsi que l’homme égaré par de vains prestiges est aisément et doucement guéri par l’approche de la divinité, je fus de même guéri de toute fantaisie, de tout égarement, de tout désir trompeur, aussitôt que mon regard eut rencontré le tien. Tandis qu’auparavant mes vœux sans expérience s’égaraient entre mille objets, pour la première fois, je rentrai avec confusion en moi-même, et j’appris à connaître le bien désirable. C’est ainsi qu’on cherche vainement, dans le vaste sable des mers, une perle, qui repose cachée dans l’écaille, sa retraite solitaire.

La Princesse.

Alors commencèrent de beaux jours, et, si le duc d’Urbin ne nous avait pas enlevé ma sœur, les années se seraient écoulées pour nous dans un bonheur pur et charmant. Mais hélas ! il nous manque trop aujourd’hui, le caractère enjoué, le cœur plein de force et de vie, l’esprit fécond de cette aimable femme.

Le Tasse.

Je ne le sais que trop, depuis le jour où elle quitta ces lieux, personne n’a pu te rendre la joie pure. Que de fois cette pensée a déchiré mon cœur ! Que de fois, à ton sujet, ai-je confié mes plaintes aux bois silencieux ! « Hélas ! m’écriais-je, la sœur a-t-elle donc seule le bonheur, le droit, d’être appréciée de cette femme chérie ? N’est-il donc plus de cœur qui mérite qu’elle veuille se confier à lui ? N’est-il plus aucune âme qui réponde à la sienne ? L’esprit et l’enjouement sont-ils éteints ? Et cette seule femme, si excellente qu’elle fût, était-elle donc tout ? » Ô princesse, pardonne ! je pensais alors quelquefois à moi-même, et je souhaitais de pouvoir être quelque chose pour toi ; bien peu sans doute, mais quelque chose ; je souhaitais de l’être non pas en paroles, mais en effet, et de te montrer, dans la vie, comme mon cœur s’est consacré à toi en secret. Mais cela ne m’a point réussi, et je n’ai fait que trop souvent, par erreur, ce qui devait t’affliger ; j’offensais l’homme que tu protégeais ; j’embrouillais, par imprudence, ce que tu voulais démêler ; et, dans le moment où je voulais m’approcher, je me sentais plus loin, toujours plus loin.

La Princesse.

Ami, je n’ai jamais méconnu tes intentions, et je sais comme tu prends à tâche de te nuire à toi-même. Au lieu que ma sœur sait vivre avec chacun, quel qu’il soit, tu peux à peine, même après beaucoup d’années, te retrouver dans un ami.

Le Tasse.

Condamne-moi ; mais dis-moi ensuite où est l’homme, où est la femme, avec qui je puisse risquer de parler à cœur ouvert comme avec toi.

La Princesse.

Tu devrais te fier à mon frère.

Le Tasse.

Il est mon prince !… Ne crois pas toutefois qu’un souffle sauvage de liberté gonfle mon cœur. L’homme n’est pas fait pour être libre, et, pour un noble esprit, il n’est point de sort plus beau que de servir un prince qu’il honore. Mais enfin il est mon maître, et je sens toute l’étendue de ce grand mot. Je dois apprendre à me taire quand il parle, et à faire ce qu’il ordonne, mon cœur et ma raison voulussent-ils même vivement le contredire.

La Princesse.

Cela n’arrive jamais avec mon frère, et maintenant, que nous avons Antonio, tu es assuré d’un sage ami de plus.

Le Tasse.

Je m’en flattais autrefois : maintenant je suis près d’en désespérer. Que son commerce me serait profitable, et ses conseils utiles en mille rencontres ! Il possède, je puis bien le dire, tout ce qui me manque. Mais… si tous les dieux se sont réunis pour offrir leurs dons à son berceau, les Grâces, par malheur, ne sont pas venues, et celui à qui manquent les dons de ces immortelles peut sans doute beaucoup posséder, beaucoup donner, mais on ne pourra jamais reposer sur son sein.

La Princesse.

On peut du moins se fier à lui, et c’est beaucoup. Il ne faut pas tout exiger d’un seul homme, et celui-ci donne ce qu’il promet. S’est-il une fois déclaré ton ami, il veillera pour toi, quand tu te feras défaut à toi-même. Il faut que vous soyez unis. Je me flatte d’accomplir en peu de temps ce bel ouvrage. Seulement, ne résiste pas, comme c’est ta coutume. Nous avons, par exemple, possédé longtemps Éléonore, qui est pleine de finesse et d’élégance, avec laquelle il est facile de vivre, et jamais tu n’as consenti non plus à te rapprocher d’elle, comme elle l’aurait désiré.

Le Tasse.

Je t’ai obéi ; autrement je me fusse éloigné d’elle, au lieu de m’en rapprocher. Si aimable qu’elle puisse paraître, je ne sais comment il s’est fait que j’ai pu rarement être entièrement ouvert avec elle ; et, lors même qu’elle a l’intention d’obliger ses amis, l’intention se fait sentir et l’on est choqué.

La Princesse.

Ô mon ami, par ce chemin nous ne trouverons jamais de société. Ce sentier nous séduit et nous entraîne à travers les bois solitaires et les secrètes vallées ; l’âme s’égare de plus en plus, et l’âge d’or, qu’elle ne trouve pas au dehors, elle s’efforce de le reproduire dans son sein, si peu que la tentative lui réussisse.

Le Tasse.

Oh ! quelle parole a prononcée ma princesse ! Où s’est-il envolé cet âge d’or, après lequel tous les cœurs soupirent en vain ; cet âge, où, sur la terre libre, les humains, comme de joyeux troupeaux, se répandaient pour jouir ; où un arbre antique, dans la prairie émaillée de fleurs, offrait son ombre au berger et à la bergère ; où de plus jeunes arbrisseaux entrelaçaient discrètement leurs branches flexibles, pour abriter les transports de l’amour ; où, tranquille et transparente, sur un sable toujours pur, l’onde obéissante embrassait mollement la nymphe ; où le serpent craintif se perdait, sans nuire, dans le gazon ; où le faune hardi s’enfuyait, bientôt châtié par une vaillante jeunesse ; où chaque oiseau, dans le libre espace de l’air, où chaque animal, errant par les monts et les vallées, disait à l’homme : « Ce qui plaît est permis ! »

La Princesse.

Mon ami, l’âge d’or est passé sans doute, mais les nobles cœurs le ramènent. Et, s’il faut t’avouer ce que je pense, l’âge d’or, dont le poëte a coutume de nous flatter, ce beau temps exista, ce me semble, aussi peu qu’il existe ; et, s’il fut jamais, il n’était assurément que ce qu’il peut toujours redevenir pour nous. Il est encore des âmes sympathiques, qui se rencontrent et jouissent ensemble de ce bel univers. Il ne faut, mon ami, que changer un seul mot dans la devise : « Ce qui est convenable est permis. »

Le Tasse.

Ah ! si un tribunal universel, composé seulement d’hommes nobles et bons, décidait de ce qui convient, au lieu que chacun juge convenable ce qui lui profite !… Nous le voyons en effet, tout sied bien à l’homme puissant, à l’homme habile, et il se permet tout.

La Princesse.

Veux-tu apprendre parfaitement ce qui convient, ne le demande qu’aux nobles femmes ; car il leur importe plus qu’à personne, que tout ce qui se passe soit bienséant. La convenance entoure d’un rempart le sexe faible, aisément vulnérable. Où règne la moralité, les femmes règnent ; où domine la licence, elles ne sont rien ; et, si tu veux interroger l’un et l’autre, tu verras que l’homme aspire à la liberté, la femme à la décence.

Le Tasse.

Tu nous déclares indomptables, grossiers, insensibles ?

La Princesse.

Non pas ! Mais vous poursuivez des biens éloignés, et il faut que votre poursuite soit violente. Vous hasardez d’agir pour l’immortalité, tandis que nous ne pouvons posséder sur cette terre qu’un unique bien, étroitement limité, et nous souhaitons qu’il nous reste fidèle. Nous ne sommes jamais sûres du cœur d’un homme, avec quelque ardeur qu’il se soit donné à nous une fois. La beauté est passagère, et vous semblez n’avoir des hommages que pour elle. Ce qui reste ensuite ne charme plus, et ce qui ne charme plus est mort. S’il y avait des hommes capables d’apprécier un cœur de femme, de reconnaître quel précieux trésor d’amour et de fidélité le sein d’une femme peut recéler ; si le souvenir des heures les plus belles pouvait rester vivant dans vos âmes ; si votre regard, d’ailleurs pénétrant, pouvait aussi percer le voile que jette sur nous l’âge ou la maladie ; si la possession, qui doit rendre paisible, ne vous rendait pas désireux de biens étrangers : alors certes un beau jour aurait lui pour nous, et nous pourrions célébrer notre âge d’or.

Le Tasse.

Tu me tiens des discours qui réveillent vivement dans mon cœur des craintes déjà presque endormies.

La Princesse.

Ô Tasse, quelle est ta pensée ? Parle-moi librement.

Le Tasse.

J’ai entendu souvent, et, ces jours derniers, j’entendais encore, et, quand même je ne l’aurais pas appris, encore le devrais-je imaginer… de nobles princes aspirent à ta main ! Ce que nous devons prévoir, nous le craignons, et nous en sommes presque au désespoir. Tu nous quitteras, c’est une chose naturelle, mais comment nous le supporterons, c’est ce que j’ignore.

La Princesse.

Pour le moment, soyez tranquilles. Je pourrais presque dire, soyez tranquilles pour toujours. Je me vois ici volontiers, et volontiers j’y resterai. Je ne sais encore aucune liaison qui puisse m’attirer ; et, si vous voulez en effet me retenir, montrez-le-moi par la concorde ; faites-vous à vous-mêmes une vie heureuse, et à moi par vous !

Le Tasse.

Oh ! enseigne-moi à faire ce qui est possible ! Tous mes jours te sont consacrés. Quand mon cœur s’ouvre pour te louer, pour te rendre grâce, alors seulement je goûte la félicité la plus pure que l’homme puisse sentir ; la plus divine, je ne l’éprouvai qu’en toi. Les dieux de la terre se distinguent des autres hommes, autant que le destin suprême se distingue du jugement et de la volonté des hommes même les plus sages. Quand nous voyons flots sur flots se heurter violemment, les princes laissent beaucoup de murmures passer inaperçus à leurs pieds, comme des ondes légères ; ils n’entendent pas l’orage qui gronde autour de nous et nous renverse ; nos prières parviennent à peine à leurs oreilles, et, comme nous le faisons envers de pauvres enfants tenus dans la contrainte, ils nous laissent remplir les airs de soupirs et de cris. Pour toi, ô femme divine, tu m’as souvent supporté, et, comme le soleil, ton regard a séché la rosée de mes paupières.

La Princesse.

Il est bien juste que les femmes t’accueillent avec l’amitié la plus vive : ton poëme les célèbre de plusieurs manières. Tendres ou courageuses, tu as su toujours les représenter nobles et charmantes. Et, si Armide nous paraît digne de haine, ses attraits et son amour nous réconcilient bientôt avec elle.

Le Tasse.

Tous les échos qui retentissent dans mes chants, c’est à une seule femme, à une seule, que je les dois. Ce que je vois planer devant mon front n’est point une image idéale, indécise, qui tantôt s’approche de l’âme avec un éclat éblouissant, tantôt se retire. Je l’ai vu de mes yeux le modèle de chaque vertu, de chaque beauté. Ce que j’ai peint d’après ce modèle subsistera. L’amour héroïque de Tancrède pour Clorinde, la silencieuse et secrète fidélité d’Herminie, la grandeur de Sophronie et la souffrance d’Olinde : ce ne sont pas des ombres que l’illusion enfanta, ce sont des choses immortelles, je le sais, parce qu’elles existent. Et qui a plus le droit de vivre des siècles, et de perpétuer son influence secrète, que le mystère d’un noble amour discrètement confié à l’aimable poésie ?

La Princesse.

Et dois-je te dire encore un privilége que la poésie sait surprendre à notre insu ? Elle nous attire par degrés ; nous prêtons l’oreille ; nous écoutons et nous croyons comprendre ; ce que nous comprenons, nous ne pouvons le blâmer, et par là cette poésie nous subjugue à la fin.

Le Tasse.

Quels cieux ouvres-tu devant moi, ô princesse ? Si leur éclat ne m’aveugle point, je vois un bonheur éternel, inespéré, descendre avec magnificence sur des rayons d’or.

La Princesse.

Ô Tasse, ne va pas plus avant !… Il est beaucoup de choses que nous devons saisir avec ardeur ; mais il en est d’autres que nous ne pouvons nous approprier que par la modération et le renoncement. Il en est ainsi de la vertu, nous dit-on, ainsi de l’amour, qui est son frère… Songes-y bien. (Elle sort.)



Scène II.

LE TASSE, seul.

Est-ce qu’il t’est permis d’ouvrir les yeux ? Oses-tu regarder autour de toi ? Tu es seul. Ces colonnes ont-elles entendu ce qu’elle disait ? Et dois-tu craindre ces témoins, ces muets témoins de ta félicité suprême ? Il se lève le soleil du nouveau jour de ta vie, qui ne se peut comparer avec ceux qui l’ont précédé. En descendant jusqu’au mortel, la déesse l’élève soudain jusqu’à elle. Quelle sphère nouvelle se découvre à mes yeux ! Quel empire ! Que mon ardent désir est richement comblé ! Je rêvais que j’approchais du bonheur suprême, et ce bonheur est au-dessus de tous les rêves. Que l’aveugle-né se figure la lumière, les couleurs, comme il voudra : quand le nouveau jour lui apparaît, c’est pour lui un nouveau sens. Plein de courage et d’espérances, ivre de joie et chancelant, j’entre dans cette carrière. Tu me donnes beaucoup ; tu donnes, comme la terre et le ciel nous versent, sans mesure, leurs dons à pleines mains, et tu demandes en échange ce qu’un tel présent t’autorise seul à me demander. Il faut que je renonce, il faut que je me montre modéré, et qu’ainsi je mérite que tu te confies à moi. Qu’ai-je fait jamais, pour qu’elle ait pu me choisir ? Que dois-je faire pour être digne d’elle ? Elle a pu se fier à moi, et par là je le suis. Oui, princesse, que mon âme soit pour jamais absolument vouée à tes paroles, à tes regards. Oui, demande ce que tu veux, car je suis à toi ! Qu’elle m’envoie dans les pays lointains chercher le travail et le danger et la gloire ; que, dans un secret bocage, elle me présente la lyre d’or ; qu’elle me consacre au repos et à son culte : je suis à elle ; qu’elle me possède pour me former. Mon cœur gardait pour elle tous ses trésors. Oh ! si un dieu m’avait accordé mille facultés nouvelles, elles suffiraient à peine pour exprimer mon ineffable adoration. Je me souhaiterais le pinceau du peintre et les lèvres du poëte, les plus douces que jamais ait nourries le miel nouveau. Non, le Tasse n’ira plus à l’avenir se perdre solitaire, faible et troublé, dans les forêts, parmi les hommes ! Il n’est plus seul ; il est avec toi. Oh ! si la plus noble des entreprises s’offrait ici devant mes yeux, environnée d’affreux dangers !… Je courrais au-devant, et risquerais volontiers la vie, que je tiens désormais de ses mains ; j’inviterais les plus vaillants hommes à me suivre, pour accomplir l’impossible avec ces nobles guerriers, sur son ordre et son geste. Homme impatient, pourquoi ta bouche n’a-t-elle pas caché ce que tu sentais, jusqu’au jour où, digne et toujours plus digne d’elle, tu aurais pu tomber à ses pieds ? C’était ton dessein, c’était ton sage désir. Mais soit !… Il est bien plus beau de recevoir purement et sans titre un pareil don, que d’imaginer, en quelque façon, qu’on aurait pu y prétendre. Regarde avec joie !… Ce qui est devant toi est si grand et si vaste ! et la jeunesse, riche d’espérance, t’appelle de nouveau dans le mystérieux et brillant avenir. Oh ! gonfle-toi, mon cœur ! Secrètes influences du bonheur, favorisez une fois cette plante ! Elle s’élance vers le ciel ; mille rameaux sortent de sa tige, et s’épanouissent en fleurs. Oh ! qu’elle produise des fruits ! qu’elle produise la joie ! Qu’une main chérie cueille la parure d’or sur ses frais et riches rameaux !



Scène III.

LE TASSE, ANTONIO.
Le Tasse.

Sois le bienvenu, toi qu’il me semble voir en ce moment pour la première fois ! Jamais homme ne me fut annoncé sous de plus beaux présages. Sois le bienvenu ! Je te connais maintenant, et tout ce que tu vaux. Je t’offre, sans hésiter, mon amitié et ma main, et toi aussi, je l’espère, tu ne me dédaigneras pas.

Antonio.

Tu m’offres libéralement de nobles dons, et j’en reconnais le prix comme je dois. C’est pourquoi, laisse-moi réfléchir avant de les accepter. Je ne sais pas si je pourrais t’offrir en échange quelque chose qui les égale. Je voudrais bien ne paraître ni inconsidéré ni ingrat. Permets que je sois sage et prudent pour tous deux.

Le Tasse.

Qui blâmera la prudence ? Chaque pas dans la vie montre combien elle est nécessaire ; mais il est plus beau que le cœur sache nous dire quand nous n’avons pas besoin de subtile prévoyance.

Antonio.

Que chacun consulte là-dessus ses sentiments ; car c’est lui-même qui doit expier la faute.

Le Tasse.

Soit !… J’ai fait mon devoir ; j’ai suivi avec respect les ordres de la princesse, qui désire que nous soyons amis, et je me suis offert à toi. Je ne devais pas rester en arrière, Antonio ; mais, assurément, je ne veux pas t’importuner. Qu’il en soit donc ainsi ! Le temps et la fréquentation t’engageront peut-être à réclamer plus chaudement le don que tu écartes aujourd’hui avec froideur, et que tu sembles presque dédaigner.

Antonio.

L’homme modéré est souvent appelé froid par ceux qui se croient plus chauds que les autres, parce qu’une ardeur soudaine les saisit en passant.

Le Tasse.

Tu blâmes ce que je blâme, ce que j’évite. Je sais bien aussi, tout jeune que je suis, préférer la durée à la vivacité.

Antonio.

Parole très-sage ! Reste toujours dans ce sentiment.

Le Tasse.

Tu as droit de me conseiller, de m’avertir, car l’expérience demeure à ton côté, comme une amie longtemps éprouvée ; mais crois bien qu’un cœur tranquille écoute les avis de chaque jour, de chaque heure, et s’exerce en secret à chacune des vertus que ton esprit sévère croit lui enseigner comme nouvelles.

Antonio.

Il peut être agréable de s’occuper de soi-même : il faudrait seulement que ce fût profitable. Ce n’est point en lui-même que l’homme apprend à connaître le fond de son cœur ; car il se juge avec sa propre mesure, quelquefois trop petite et souvent, hélas ! trop grande. L’homme ne se connaît que dans les hommes ; la vie peut seule apprendre à chacun ce qu’il est.

Le Tasse.

Je t’écoute avec approbation et respect.

Antonio.

Et cependant tu entends sous ces paroles tout autre chose que je ne veux dire.

Le Tasse.

De cette manière nous ne pouvons nous rapprocher. Il n’est pas sage, il n’est pas équitable de méconnaître, à dessein, un homme, quel qu’il soit. Les ordres de la princesse étaient à peine nécessaires ; je t’ai deviné aisément. Je sais que tu veux et que tu fais le bien. Ta propre fortune te laisse sans inquiétude ; tu penses aux autres ; tu viens à leur aide, et ton cœur demeure inébranlable sur le flot inconstant de la vie. C’est ainsi que je te vois. Et que serais-je, si je n’allais pas au-devant de toi ; si je ne recherchais pas aussi avec ardeur une part du trésor caché que tu tiens en réserve ? Je sais que tu n’as pas regret de t’ouvrir ; je sais que tu seras mon ami, quand tu me connaîtras ; et depuis longtemps j’avais besoin d’un pareil ami. Je ne rougis point de mon inexpérience et de ma jeunesse. Le nuage doré de l’avenir repose encore doucement autour de ma tête. Ô noble Antonio, prends-moi sur ton cœur ; initie le jeune homme fougueux, inexpérimenté, à l’usage modéré de la vie.

Antonio.

Tu demandes en un moment ce que le temps n’accorde qu’après mûre réflexion.

Le Tasse.

L’amitié accorde en un moment ce que le travail obtient à peine au bout d’un long temps. Je n’implore pas cette faveur de toi, j’ose la réclamer. Je t’adjure, au nom de la vertu, qui s’empresse d’unir les belles âmes. Et dois-je te nommer encore un nom ? La princesse l’espère, elle le veut… Éléonore veut nous conduire l’un à l’autre. Allons au-devant de ses vœux ! Montrons-nous unis devant la déesse ; offrons-lui nos services, toute notre âme, afin de faire ensemble pour elle ce qui sera le plus digne de lui plaire. Encore une fois, voici ma main !… Prends-la ! Ne recule pas, et ne refuse pas plus longtemps, noble Antonio, et accorde-moi la joie, la plus grande pour l’honnête homme, de se donner avec confiance et sans réserve à l’homme qui vaut mieux que lui !

Antonio.

Tu vogues à pleines voiles ! Il paraît bien que tu es accoutumé à vaincre, à trouver partout les voies larges, les portes ouvertes. Je te souhaite volontiers tous les mérites, tous les succès ; mais, je le vois trop bien, nous sommes encore à une trop grande distance l’un de l’autre.

Le Tasse.

Par les années, par le mérite éprouvé, je le veux bien : pour le joyeux courage et la bonne volonté, je ne le cède à personne.

Antonio.

La bonne volonté n’entraîne pas les actions ; le courage se figure les chemins plus courts. Celui qui est arrivé au but est couronné, et souvent un plus digne n’obtient pas la couronne. Mais il est des couronnes faciles ; il est des couronnes d’espèces très-diverses ; elles s’obtiennent parfois commodément, au milieu d’une promenade.

Le Tasse.

Ce qu’une divinité accorde à l’un librement et refuse sévèrement à l’autre, un tel avantage, chacun ne l’obtient pas comme il voudrait.

Antonio.

Attribue-le à la fortune plutôt qu’aux autres dieux : j’y souscrirai volontiers, car son choix est aveugle.

Le Tasse.

La justice porte aussi un bandeau, et ses yeux se ferment à tout prestige.

Antonio.

Que l’homme fortuné se plaise à célébrer la fortune ; qu’il lui suppose cent yeux pour le mérite et un choix sage et des soins attentifs ; qu’il l’appelle Minerve ; qu’il l’appelle comme il voudra ; qu’il tienne une pure grâce comme une récompense, une parure de hasard comme un ornement bien mérité !

Le Tasse.

Tu n’as pas besoin de parler plus clairement. Il suffit ! Je lis au fond de ton cœur et te connais pour toute la vie. Oh ! si ma princesse te connaissait de même ! Ne prodigue pas les traits que lancent tes yeux et ta langue ! Tu les diriges vainement vers cette couronne impérissable, posée sur ma tête. Sois d’abord assez grand pour ne pas me l’envier ! Peut-être ensuite oseras-tu me la disputer. Je la regarde comme sacrée et comme le bien suprême : cependant montre-moi l’homme qui soit parvenu où je m’efforce d’arriver ; montre-moi le héros dont les histoires m’aient parlé seulement ; présente-moi le poëte qui se puisse comparer à Homère, à Virgile ; oui, pour dire plus encore, montre-moi l’homme qui ait mérité trois fois cette récompense, et que cette belle couronne ait, plus que moi, fait trois fois rougir : alors tu me verras à genoux devant la Divinité qui m’a fait ce don ; je ne me lèverai pas, avant qu’elle ait fait passer cet ornement de mon front sur celui de ce vainqueur.

Antonio.

Jusque-là tu en es digne assurément.

Le Tasse.

Que l’on me juge, je ne veux point m’y soustraire ; mais je n’ai pas mérité le mépris. La couronne, dont mon prince m’a jugé digne, que la main de ma princesse a tressée pour moi, nul ne m’en fera un sujet de doute et de raillerie.

Antonio.

Ce ton hautain, cette ardeur impétueuse, ne te sied pas avec moi, ne te sied pas dans ce lieu.

Le Tasse.

Ce que tu te permets dans ce lieu me sied aussi à moi. Et la vérité en est-elle donc bannie ? L’esprit indépendant est-il prisonnier dans ce palais ? Ici, un noble cœur n’a-t-il plus qu’à souffrir l’oppression ? Il me semble que la grandeur, la grandeur de l’âme, est ici surtout à sa place. Ne peut-elle obtenir l’avantage d’approcher les puissants de la terre ? Elle le peut, elle le doit. Nous n’approchons du prince que par la noblesse, qui nous est venue de nos pères : pourquoi pas par le cœur, que la nature n’a pas donné grand à chaque homme, de même qu’elle ne pouvait donner à chacun une suite de grands ancêtres ? La seule petitesse devrait ici se sentir gênée ; l’envie, qui se montre à sa honte, de même que la toile impure d’aucune araignée, ne doit jamais s’attacher à ces murs de marbre.

Antonio.

Tu me montres toi-même mon droit à te dédaigner. L’enfant inconsidéré veut arracher de force la confiance et l’amitié de l’homme. Incivil comme tu l’es, te crois-tu bon ?

Le Tasse.

J’aime bien mieux ce que vous appelez incivil que ce qu’il me faudrait appeler ignoble.

Antonio.

Tu es encore assez jeune pour qu’une bonne discipline te puisse enseigner une meilleure voie.

Le Tasse.

Pas assez jeune pour me courber devant les idoles, et assez mûr pour réprimer l’orgueil par l’orgueil.

Antonio.

Où les lèvres et la lyre décideront, tu pourras sortir du combat en héros, en vainqueur.

Le Tasse.

Je serais téméraire de vanter mon bras, car il n’a rien fait ; mais je me fie à lui.

Antonio.

Tu te fies aux ménagements qui ne t’ont que trop gâté dans la marche insolente de ta fortune.

Le Tasse.

Je suis homme, je le sens maintenant. C’est avec toi que j’aurais le moins souhaité d’essayer le sort des armes : mais tu attises braise sur braise. Je brûle jusqu’à la moelle. Le douloureux désir de la vengeance bouillonne écumant dans mon sein. Si tu es l’homme que tu prétends être, fais-moi tête !

Antonio.

Tu sais aussi peu qui tu es que le lieu où tu es.

Le Tasse.

Aucun sanctuaire ne nous commande de supporter l’outrage. C’est toi qui insultes, qui profanes ce lieu ; ce n’est pas moi, moi qui venais t’offrir confiance, respect, amitié, le plus bel hommage ; c’est ton esprit qui infecte ce paradis, et tes paroles cette salle pure, et non les sentiments tumultueux de mon cœur, qui se soulève à l’idée de souffrir la moindre tache.

Antonio.

Quel esprit hautain dans un cœur étroit !

Le Tasse, posant la main sur sa poitrine.

Il est encore ici de l’espace pour mettre ce cœur à l’aise.

Antonio.

Le vulgaire se met aussi à l’aise avec des mots.

Le Tasse.

Si tu es gentilhomme ainsi que moi, fais-le voir.

Antonio.

Je le suis certes, mais je sais où je suis.

Le Tasse.

Viens avec moi là-bas, où nous pourrons user de nos armes.

Antonio.

Comme tu ne devais pas m’appeler, je ne te suivrai pas.

Le Tasse.

Un pareil obstacle est bienvenu pour la lâcheté.

Antonio.

Le lâche ne menace qu’en lieu sûr.

Le Tasse.

Je puis renoncer avec joie à cette sauvegarde.

Antonio.

Ménage-toi du moins, si tu ne ménages pas le lieu où nous sommes.

Le Tasse.

Que ce lieu me pardonne de l’avoir souffert ! (Il met l’épée à la main.) En garde ! ou suis-moi, si tu ne veux pas que je te méprise éternellement, comme je te hais !



Scène IV.

ANTONIO, ALPHONSE, LE TASSE.
Alphonse.

Dans quel débat vous trouvé-je soudain ?

Antonio.

Tu me vois tranquille, ô prince, devant un homme que la fureur a saisi.

Le Tasse.

Je t’adore comme une divinité, et, d’un seul regard, tu m’avertis, tu m’enchaînes.

Alphonse.

Parle, Antonio ; dis-moi, Tasse, comment la discorde a pénétré dans ma maison. Comment vous a-t-elle saisis ? Comment vous a-t-elle entraînés dans son délire, vous, hommes sages, loin du sentier des convenances et des lois ? Je suis confondu.

Le Tasse.

Tu ne nous connais pas tous deux, je le vois bien. Cet homme que voici, renommé comme sage et moral, s’est conduit envers moi avec grossièreté et malice, en homme sans noblesse et sans éducation. Je l’ai abordé avec confiance, il m’a repoussé ; je l’ai sollicité avec instance, avec amitié, et lui, amer et toujours plus amer, il n’a pas eu de repos qu’il n’eût changé en fiel le plus pur de mon sang. Pardonne ! Tu m’as trouvé ici comme un furieux. À lui tout le crime, si je me suis rendu criminel. Il a, par sa violence, attisé la flamme qui m’a saisi et qui nous a blessés tous deux.

Antonio.

Le sublime élan poétique l’a entraîné. Ô prince, tu t’es d’abord adressé à moi ; tu m’as interrogé : qu’il me soit permis de parler à mon tour après ce fougueux orateur.

Le Tasse.

Oh oui ! rapporte, rapporte mot pour mot ; et, si tu peux exposer devant ce juge chaque syllabe, chaque geste, ose-le seulement ! ose te flétrir une seconde fois toi-même, et témoigne contre toi ! Je ne veux pas démentir un souffle, un battement d’artère.

Antonio.

Si tu as quelque chose à dire encore, parle ; sinon, tais-toi et ne m’interromps pas. Si c’est moi, mon prince, ou cette tête chaude qui a commencé la querelle, quel est celui qui a tort : c’est une grande question, qui, préalablement, demeure encore indécise.

Le Tasse.

Comment cela ? Il me semble que la première question est de savoir qui de nous deux a tort ou raison.

Antonio.

Pas tout à fait, comme peut le supposer l’esprit sans retenue.

Alphonse.

Antonio !

Antonio.

Monseigneur, je respecte un signe de ta volonté, mais fais qu’il se taise. Quand j’aurai parlé, il pourra répondre ; tu décideras. Je dirai donc seulement que je ne puis lutter avec lui ; je ne puis ni l’accuser ni me défendre, moi-même, ni m’offrir à lui donner maintenant satisfaction ; car, tel que le voilà, il n’est pas libre. Il est dominé par une loi sévère, que ta bonté pourra tout au plus adoucir. Il m’a menacé dans ce lieu, il m’a défié. C’est à peine s’il a caché devant toi son épée nue ; et, si tu n’étais pas survenu entre nous, seigneur, moi-même je paraîtrais maintenant coupable, complice et humilié devant toi.

Alphonse, au Tasse.

Tu n’as pas bien agi.

Le Tasse.

Ô prince, mon propre cœur m’absout, et sans doute aussi le tien. Oui, c’est vrai, je l’ai menacé, défié, j’ai tiré l’épée. Mais avec quelle perfidie sa langue m’a blessé par des mots adroitement choisis ; comme ses dents acérées et rapides ont versé le subtil poison dans mon sang ; comme il a de plus en plus allumé la fièvre… tu ne peux l’imaginer ! Impassible et froid, il m’a rebuté, il m’a poussé aux dernières limites. Oh ! non, tu ne le connais pas, et tu ne le connaîtras jamais. Je lui offrais avec chaleur l’amitié la plus belle ; il a jeté mes présents à mes pieds, et, si mon âme n’eût été révoltée, j’étais à jamais indigne de ta faveur, de ton service. Si j’ai oublié la loi et ce lieu, pardonne-moi ! Nulle part au monde je ne puis être vil ; nulle part je ne puis souffrir l’avilissement. Si ce cœur, en quelque lieu que ce soit, peut te manquer et se manquer à lui-même, alors punis-moi, alors chasse-moi, et ne permets pas que je revoie jamais ton visage.

Antonio.

Avec quelle aisance ce jeune homme porte un pesant fardeau et secoue ses fautes, comme la poussière de son vêtement ! Il y aurait de quoi s’étonner, si l’on connaissait moins le pouvoir magique de la poésie, qui aime tant à jouer avec l’impossible. Mais toi, mon prince, mais tous tes serviteurs, jugerez-vous de même cette action si insignifiante ? J’ai quelque peine à le croire. La majesté étend sa protection sur tout homme qui s’approche d’elle, comme d’une divinité et de son inviolable demeure. Comme au pied de l’autel, chaque passion s’apaise sur le seuil. Là ne brille aucune épée, là n’échappe aucune parole menaçante, là l’offensé même ne demande point vengeance. Les vastes campagnes offrent encore un assez grand espace pour la colère et l’implacable haine. Là aucun lâche ne menacera, aucun brave ne fuira. Mais tes ancêtres ont bâti ces murailles sur la sécurité ; ils ont fondé ce sanctuaire pour leur dignité ; ils ont sagement et sévèrement maintenu ce repos avec des châtiments rigoureux : le bannissement, la prison, la mort, atteignaient le coupable. On n’avait point égard à la personne ; la clémence n’arrêtait point le bras de la justice, et le coupable lui-même se sentait effrayé. Maintenant nous voyons, après une longue et belle paix, une fureur brutale reparaître en délire dans l’asile des mœurs. Seigneur, décide, châtie ! Qui peut en effet marcher dans les bornes étroites de son devoir, si la loi, si le pouvoir du prince ne le protégent ?

Alphonse.

Plus que vous ne le dites et ne pouvez le dire tous deux, mon cœur me permet d’écouter d’une manière impartiale. Vous eussiez mieux fait votre devoir, si je n’avais pas à prononcer cet arrêt ; car ici le tort et le droit se touchent de bien près. Si Antonio t’a offensé, il devra, de quelque manière, te donner satisfaction, comme tu le demanderas. Il me serait agréable que vous me choisissiez pour arbitre. Cependant, ô Tasse, ta faute mérite la prison. Comme je t’excuse, j’adoucis la loi en ta faveur. Laisse-nous ; reste dans ta chambre, seul et sans autre garde que toi-même.

Le Tasse.

Est-ce là, ô prince, ta sentence ?

Antonio.

Ne reconnais-tu pas la douceur d’un père ?

Le Tasse, à Antonio.

Je n’ai plus, pour le moment, à parler avec toi. (À Alphonse :) Ô prince, ta parole sévère me condamne, moi, homme libre, à la captivité. Soit ! Tu le crois juste. Respectant ton ordre sacré, j’impose à mon cœur le plus profond silence. Ceci est nouveau pour moi, si nouveau, que je reconnais à peine et mon prince et moi-même et ce beau lieu. Mais cet homme, je le connais bien !… Je veux obéir, quand même je pourrais dire et devrais dire ici bien des choses encore. Mes lèvres restent muettes. Était-ce un crime ? Il paraît du moins que je suis considéré comme un criminel, et, quoi que mon cœur me dise, je suis prisonnier.

Alphonse.

Ô Tasse, tu prends la chose plus sérieusement que moi-même.

Le Tasse.

Elle reste incompréhensible pour moi… Non pas incompréhensible !… Je ne suis pas un enfant ; je crois même que j’aurais pu me la figurer. Tout à coup une clarté me luit, mais elle disparaît aussitôt. Je n’entends que mon arrêt : je m’incline. Voilà déjà trop de paroles inutiles ! Accoutume-toi désormais à obéir, chétive créature ! Tu oubliais en quel lieu tu te trouves. Le palais des dieux te semblait au niveau de la terre, et une chute rapide t’entraîne. Obéis de bon cœur, car il sied à l’homme de faire sans répugnance, même une chose pénible. (À Alphonse :) Reçois d’abord l’épée que tu me donnas quand je suivis le cardinal en France. Je l’ai portée sans gloire, mais sans honte, même aujourd’hui. Ce don, plein d’espérance, je m’en dépouille, avec un cœur profondément ému.

Alphonse.

Tu ne sens pas comme je suis disposé pour toi.

Le Tasse.

Mon lot est d’obéir et non de penser ! Hélas, et le sort exige de moi que je renonce à un plus magnifique présent. La couronne n’est pas l’insigne du prisonnier : j’enlève moi-même de mon front l’ornement qui me semblait décerné pour l’immortalité. Il me fut dispensé trop tôt ce suprême bonheur, et, comme si je m’en étais prévalu, il ne m’est que trop tôt ravi. Tu t’enlèves à toi-même ce que nul ne pouvait t’enlever, et ce qu’un Dieu ne donne pas deux fois. Nous sommes merveilleusement éprouvés, nous autres hommes ! Nous ne pourrions le supporter, si la nature ne nous avait accordé la bienfaisante légèreté d’esprit. La nécessité nous instruit à jouer négligemment, comme des prodigues, avec des biens inestimables. Nous ouvrons les mains sans contrainte, pour laisser irrévocablement échapper un trésor… À ce baiser s’unit une larme, qui te consacre à la fragilité ! Il est permis, ce tendre signe de notre faiblesse ! Qui ne verserait des pleurs, à voir que les biens immortels ne sont pas eux-mêmes à l’abri de la destruction ? Joins-toi à cette épée, qui malheureusement ne t’avait pas conquise. Entrelacée autour d’elle, repose, comme sur le cercueil du brave, sur le tombeau de mon bonheur et de mon espérance ! Je les dépose l’une et l’autre volontairement à tes pieds. Car quel homme est assez armé contre ta colère ? Et quel ornement, monseigneur, sied à celui que tu méconnais ? Je vais en prison, j’exécute la sentence. (Le Tasse se retire. Sur un signe du Prince, un Page ramasse et emporte l’épée et la couronne.)



Scène V.

ALPHONSE, ANTONIO.
Antonio.

Où s’égare ce jeune homme ? Avec quelles couleurs se représente-t-il son mérite et son sort ? Bornée et sans expérience, la jeunesse se regarde comme une nature excellente et choisie, et se permet tout avec chacun. Qu’il se sente puni. Punir, c’est faire du bien au jeune homme, pour qu’il nous en remercie dans l’âge mûr.

Alphonse.

Sa punition, je le crains, n’est que trop sévère.

Antonio.

Si tu veux le traiter avec indulgence, ô prince, rends-lui sa liberté, et que l’épée décide notre querelle.

Alphonse.

Si l’opinion l’exige, je le veux bien. Mais dis-moi comment tu as excité sa colère.

Antonio.

À peine saurais-je dire comment cela s’est fait. Comme homme je l’ai peut-être mortifié ; comme gentilhomme je ne l’ai pas offensé ; et, dans sa plus grande colère, aucune parole outrageante ne s’est échappée de ses lèvres.

Alphonse.

C’est ainsi que j’avais jugé votre débat, et, ce que j’avais supposé d’abord, tes paroles me le confirment encore. Quand deux hommes se querellent, on regarde avec raison le plus sage comme le coupable. Tu ne devais pas t’échauffer avec lui ; il te siérait mieux de le diriger. Il en est temps encore. Il n’y a point ici de circonstance qui vous oblige de combattre. Aussi longtemps que la paix me demeure, je souhaite d’en jouir dans ma maison. Rétablis le calme : tu le peux facilement. Éléonore Sanvitale peut chercher d’abord à l’apaiser par son doux langage : va le joindre ensuite ; rends-lui, en mon nom, une entière liberté, et gagne sa confiance par de nobles et sincères paroles. Termine cette affaire aussi promptement que tu pourras. Tu lui parleras comme un ami et un père. Avant notre départ, je veux savoir la paix conclue ; et, si tu le veux, il n’est rien d’impossible pour toi. Nous resterons, s’il le faut, une heure de plus, et nous laisserons ensuite les dames achever doucement ce que tu auras commencé ; et, quand nous reviendrons, elles auront effacé la dernière trace de ces rapides impressions. Il semble, Antonio, que tu veuilles t’entretenir la main : tu viens à peine de terminer une affaire, tu reviens, et aussitôt tu t’en fais une nouvelle. J’espère qu’elle te réussira également.

Antonio.

Je suis confus, et je vois ma faute dans tes paroles, comme dans le miroir le plus clair. On obéit bien aisément à un noble maître, qui persuade en même temps qu’il nous commande.