Traduction par Jacques Porchat.
Théâtre de GoetheLibrairie de L. Hachette et Cietome II (p. 287-306).
Acte II  ►

TORQUATO TASSO.
DRAME[1].



ACTE PREMIER.


Scène I.

Un jardin, orné des bustes des poëtes épiques. Sur le devant de la scène, à droite, Virgile, à gauche, l’Arioste.


LA PRINCESSE, ÉLÉONORE.
La Princesse.

Tu me regardes en souriant, Éléonore, et tu te regardes toi-même et tu souris encore. Qu’as-tu donc ? Apprends-le à ton amie ! Tu parais pensive, et pourtant tu parais satisfaite.

Éléonore.

Oui, princesse, je me plais à nous voir toutes deux ici sous cette parure champêtre. Nous semblons de bienheureuses bergères, et nous sommes aussi occupées que ces fortunées jeunes filles : nous tressons des couronnes. Celle-ci, émaillée de fleurs, s’enfle de plus en plus dans ma main ; mais toi, avec un sentiment plus élevé et un plus grand cœur, tu as choisi l’élégant et flexible laurier.

La Princesse.

Ces rameaux, que j’ai entrelacés en rêvant, ont trouvé d’abord une digne tête : je les place, avec reconnaissance, sur celle de Virgile. (La princesse couronne le buste de Virgile.)

Éléonore.

Et moi, je presse de ma riche et riante couronne le vaste front de maître Ludovico. (Elle couronne le buste de l’Arioste.) Lui, dont les grâces badines ne se flétriront jamais, qu’il reçoive d’abord sa part du nouveau printemps.

La Princesse.

Mon frère est charmant de nous avoir amenées dès à présent à la campagne. Nous pouvons être à nous-mêmes, et passer des heures à vivre en songe dans l’âge d’or des poëtes. J’aime ce Belriguardo, où j’ai passé dans la joie plus d’un jour de ma jeunesse ; et cette verdure nouvelle et ce soleil me rendent les impressions d’un temps qui n’est plus.

Éléonore.

Oui, un nouveau monde nous environne. L’ombre de ces arbres toujours verts déjà devient agréable ; déjà nous récrée de nouveau le murmure de ces fontaines ; les jeunes rameaux se balancent, bercés par le vent matinal ; les fleurs des parterres nous sourient de leurs yeux enfantins ; le jardinier ouvre avec confiance la maison d’hiver des citronniers et des orangers ; le ciel bleu est calme sur nos têtes ; et, à l’horizon, la neige des montagnes lointaines se résout en légères vapeurs.

La Princesse.

Je verrais avec une vive joie l’arrivée du printemps, s’il ne m’enlevait pas mon amie.

Éléonore.

Ne me fais pas souvenir dans ces belles heures, ô princesse, qu’elle est si proche, celle où je dois te quitter.

La Princesse.

Ce que tu auras laissé, tu le retrouveras au double dans cette grande ville.

Éléonore.

Le devoir m’appelle, l’amour m’appelle auprès de l’époux qui est privé de moi depuis si longtemps. Je lui ramène son fils, que cette année a vu grandir et se former rapidement, et je partagerai sa joie paternelle. Florence est grande et magnifique, mais le prix de tous ses trésors entassés n’égale pas les joyaux de Ferrare. C’est le peuple qui a fait de Florence une illustre cité : Ferrare est devenue grande par ses princes.

La Princesse.

Plus encore par les hommes excellents qui s’y sont rencontrés par hasard et heureusement réunis.

Éléonore.

Le hasard disperse aisément ce qu’il rassemble. Un noble esprit attire de nobles esprits, et sait les fixer, comme vous faites. Autour de ton frère et de toi, se réunissent des cœurs qui sont dignes de vous, et vous égalez vos illustres ancêtres. Ici s’alluma heureusement la belle lumière de la science et du libre penser, quand la barbarie enveloppait encore le monde de son ombre pesante. Dès mon enfance, le nom d’Hercule d’Este, le nom d’Hippolyte d’Este, retentirent à mon oreille. Ferrare était, avec Rome et avec Florence, beaucoup vantée par mon père. Je souhaitai souvent de la voir, et j’y suis maintenant. Ici Pétrarque fut accueilli, fut entouré de soins, et l’Arioste y trouva ses modèles. L’Italie ne cite pas un grand nom que cette maison n’ait appelé son hôte ; et il est avantageux d’accueillir chez soi le génie ; pour le don de l’hospitalité, que nous lui offrons, il nous en laisse un plus beau. Le séjour que visita un grand homme est consacré. Après des siècles, ses paroles et ses actions retentissent chez les descendants.

La Princesse.

Les descendants !… S’ils sentent vivement comme toi ! Bien souvent je t’enviai ce bonheur…

Éléonore.

Dont tu jouis, comme peu de gens, sans bruit et sans mélange. Si mon cœur, qui déborde, me presse d’exprimer soudain ce que je sens vivement, tu le sens mieux, tu le sens profondément, et… en silence ! L’éclat du moment ne t’éblouit point ; les saillies ne te séduisent pas ; vainement la flatterie se glisse avec adresse vers ton oreille ; ton sentiment garde sa fermeté et ton goût sa justesse, ton jugement sa rectitude ; toujours ta sympathie est grande pour ce qui est grand, où tu te retrouves toi-même.

La Princesse.

Tu ne devais pas prêter à cette extrême flatterie le voile de l’intime amitié.

Éléonore.

L’amitié est juste ; elle seule peut apprécier toute l’étendue de ton mérite. Et, s’il te plaît que j’attribue aussi aux circonstances, à la fortune, une part dans ta culture, cependant tu la possèdes ; enfin, voilà ce que tu es ; et le monde t’honore, avec ta sœur, au-dessus de toutes les femmes illustres de votre temps.

La Princesse.

Cela ne peut guère me toucher, Éléonore, quand je réfléchis combien l’on est peu de chose ; et, ce qu’on est, on s’en trouve redevable à d’autres. La connaissance des langues anciennes et des plus beaux ouvrages que nous a laissés l’antiquité, c’est à ma mère que je la dois ; cependant aucune de ses deux filles ne lui fut jamais égale en science, en jugement ; et, si même l’une de nous lui doit être comparée, c’est Lucrèce assurément qui en a le droit. Aussi puis-je te l’assurer, je n’ai jamais regardé comme un titre et comme une propriété, ce que la nature, ce que la fortune m’ont dispensé. Je me félicite, quand les sages parlent, de pouvoir comprendre leurs opinions. Que ce soit un jugement sur un homme de l’antiquité et sur le mérite de ses actions ; que l’on s’entretienne d’une science, qui, développée par l’usage, est utile aux hommes, en les élevant… quelque direction que prenne l’entretien de ces nobles esprits, je le suis volontiers, parce qu’il m’est facile de le suivre. J’assiste avec plaisir aux débats des sages, quand la voix de l’orateur joue agréablement avec les forces, si douces et si terribles, qui agitent le cœur de l’homme ; quand la passion des princes pour la gloire et les conquêtes devient la matière du penseur, et quand la fine politique, ingénieusement développée par un homme habile, au lieu de nous tromper, nous instruit.

Éléonore.

Et puis, après ces sérieux entretiens, notre oreille et notre cœur se reposent doucement aux chants du poëte, qui, par ses suaves accents, fait passer dans les âmes les plus intimes et les plus aimables sentiments. Ton esprit élevé embrasse un vaste domaine : je m’arrête plus volontiers dans l’île de la poésie, sous les bosquets de lauriers.

La Princesse.

Dans ce beau pays (on a voulu me l’assurer), plus que les autres plantes, le myrte aime à fleurir. Et, bien que les muses soient nombreuses, on cherche plus rarement à choisir entre elles une amie, une compagne, qu’à rencontrer le poëte, qui semble nous éviter et même nous fuir ; qui semble chercher quelque chose que nous ne connaissons pas, et qu’enfin peut-être il ne connaît pas lui-même. Aussi serait-ce une chose toute charmante, s’il nous rencontrait à l’heure favorable ; si, tout à coup ravi, il nous reconnaissait pour le trésor qu’il avait cherché longtemps en vain dans le vaste univers !

Éléonore.

Je dois me prêter à la plaisanterie ; le trait a porté, il est vrai, mais l’atteinte n’est pas profonde. J’honore en tout homme le mérite, et je ne suis que juste envers le Tasse. Son œil s’arrête à peine sur cette terre ; son oreille saisit l’harmonie de la nature ; ce que fournit l’histoire, ce que présente la vie, son cœur le recueille aussitôt avec empressement ; son génie rassemble ce qui est au loin dispersé, et son sentiment anime les choses inanimées. Souvent il ennoblit ce qui nous paraissait vulgaire, et ce qu’on estime s’anéantit devant lui. Cet homme prodigieux s’avance dans ce cercle magique, qui lui est propre, et nous engage à marcher avec lui, à sentir avec lui : il semble s’approcher de nous, et il en demeure éloigné ; il semble nous regarder, et peut-être, à notre place, lui apparaissent de merveilleux génies.

La Princesse.

Tu as tracé une fine et délicate peinture du poëte, qui plane dans les régions des aimables songes. Mais la réalité me semble aussi l’attirer et le retenir puissamment. Les beaux vers que nous trouvons parfois attachés à nos arbres, et qui, semblables aux pommes d’or, nous représentent, avec ses parfums, un nouveau jardin des Hespérides, ne les reconnais-tu pas tous pour les fruits gracieux d’un véritable amour ?

Éléonore.

Je prends aussi plaisir à ces belles poésies. Avec un esprit varié, il célèbre un objet unique dans tous ses chants. Tantôt il l’élève, dans une brillante auréole, jusqu’au ciel étoilé, et, comme les anges, il se courbe, avec respect, sur les nues devant cette image ; tantôt il se glisse sur sa trace à travers les tranquilles campagnes, et, de toutes fleurs, il tresse une couronne. L’image adorée s’éloigne-t-elle, il consacre le sentier que ses jolis pieds ont parcouru d’une marche légère. Caché dans le buisson, comme le rossignol, le cœur malade d’amour, il fait résonner de ses plaintes mélodieuses les airs et le bocage. Sa douleur charmante, sa délicieuse mélancolie, captivent toutes les oreilles, et tous les cœurs sont entraînés.

La Princesse.

Et, s’il nomme l’objet de sa flamme, il lui donne le nom d’Éléonore.

Éléonore.

C’est ton nom comme le mien. Je serais choquée, s’il en célébrait un autre. Je suis charmée que, sous cette équivoque, il puisse cacher ses sentiments pour toi. Je veux bien qu’au doux bruit de ce nom, il se souvienne aussi de moi. Ce n’est point ici un amour qui veuille s’emparer de son objet, le posséder exclusivement, en interdire, avec jalousie, la vue à tout autre ; lorsque, dans une contemplation ravissante, il s’occupe de ton mérite, il peut bien aussi se plaire à moi, créature légère. Ce n’est pas nous qu’il aime, pardonne-moi de le dire ! De toutes les sphères, il reporte ce qu’il aime sur un nom, qui est le nôtre, et il nous fait éprouver ce qu’il éprouve : nous semblons aimer l’homme, et, avec lui, nous aimons uniquement l’objet le plus sublime que nous puissions aimer.

La Princesse.

Tu as bien approfondi cette science, Éléonore ; tu me dis des choses qui ne font guère qu’effleurer mon oreille, et qui ont peine à pénétrer jusqu’à mon âme.

Éléonore.

Toi, disciple de Platon, ne pas comprendre ce qu’une novice se hasarde à bégayer devant toi ? Quand il serait vrai que je me suis trop abusée, cependant je ne m’abuse pas tout à fait, je le sais bien. L’amour, dans cette noble école, ne se montre pas, comme ailleurs, sous les traits d’un enfant gâté ; c’est l’adolescent, qui fut l’époux de Psyché, qui a siége et voix dans le conseil des dieux. Il ne porte pas çà et là ses coupables fureurs d’un cœur dans un autre ; il ne s’attache pas soudain, avec une douce erreur, à la beauté et à la figure, et n’expie point, par le dégoût et l’ennui, une rapide ivresse.

La Princesse.

Voici mon frère. Ne lui laissons pas deviner le cours que, cette fois encore, la conversation a pris ; nous aurions à souffrir ses plaisanteries, comme notre habillement a essuyé ses discours moqueurs.



Scène II.

LA PRINCESSE, ALPHONSE, ÉLÉONORE.
Alphonse.

Je cherche le Tasse, que je ne trouve nulle part, et ne le rencontre pas même… auprès de vous. Ne pouvez-vous me donner de ses nouvelles ?

La Princesse.

Je l’ai peu vu hier et point aujourd’hui.

Alphonse.

C’est chez lui un ancien défaut de rechercher la solitude plus que la société. Si je lui pardonne, lorsqu’il fuit la foule tumultueuse des hommes, et qu’il préfère s’entretenir librement en silence avec son génie, je ne puis l’approuver de fuir même un cercle d’amis.

Éléonore.

Ô prince, si je ne me trompe, tu changeras bientôt le blâme en un joyeux éloge. Je l’ai vu aujourd’hui de loin ; il tenait un livre et des tablettes ; il écrivait, il marchait, il écrivait. Un mot qu’il me dit hier en passant semblait m’annoncer la fin de son ouvrage. Il ne songe plus qu’à polir quelques petits détails, pour offrir enfin un digne hommage à ta bienveillance, dont il a reçu tant de marques.

Alphonse.

Il sera le bienvenu quand il me l’offrira, et je le tiendrai quitte pour longtemps. Autant je m’intéresse à son travail, et autant ce grand ouvrage me charme et doit me charmer à plusieurs égards, autant s’augmente aussi à la fin mon impatience. Il ne peut finir, il ne peut achever ; il change sans cesse, il avance lentement, il s’arrête encore… il trompe l’espérance. On voit avec chagrin reculée bien loin la jouissance que l’on croyait prochaine.

La Princesse.

J’approuve la réserve, la précaution avec laquelle il marche pas à pas vers le but. C’est par la seule faveur des Muses que tant de vers se peuvent enchaîner pour former un ensemble ; et son âme ne nourrit pas d’autre désir ; il faut que son poëme s’arrondisse en un tout régulier ; il ne veut pas entasser contes sur contes, qui amusent par leurs agréments, et, se perdant enfin dans les airs, comme paroles vaines, ne font que nous abuser. Laisse-le, mon frère, car le temps n’est pas la mesure d’un bon ouvrage, et, pour que la postérité puisse en jouir à son tour, il faut que les contemporains de l’artiste s’oublient.

Alphonse.

Agissons de concert, ma chère sœur, comme nous l’avons fait souvent pour l’avantage de tous deux. Si mon ardeur est trop vive, tu me calmeras, et si tu es trop calme, je te presserai. Alors peut-être le verrons-nous soudain arrivé au but où nous avons depuis longtemps souhaité de le voir. Alors la patrie, alors le monde s’étonnera de voir quelle œuvre s’est accomplie. Je prendrai ma part de cette gloire, et le poëte entrera dans la vie. Un noble esprit ne peut acquérir dans un cercle étroit son développement. Il faut que la patrie et le monde agissent sur lui ; il faut qu’il apprenne à supporter la louange et le blâme. Il est forcé de bien connaître et lui-même et les autres. La solitude ne le berce plus de ses illusions flatteuses. L’ennemi ne veut pas… l’ami ne doit pas le ménager. Ainsi le jeune homme exerce ses forces en luttant ; il sent ce qu’il est, et sent bientôt qu’il est homme.

Éléonore.

Ainsi, monseigneur, tu feras désormais tout pour lui, comme tu as déjà beaucoup fait jusqu’à présent. Un talent se forme dans le silence, un caractère, dans le torrent du monde. Oh ! puisse-t-il former son caractère, comme son art, à tes leçons, ne pas éviter plus longtemps les hommes, et puisse sa défiance ne pas se changer à la fin en crainte et en aversion !

Alphonse.

Celui-là seul craint les hommes, qui ne les connaît pas, et celui qui les évite doit bientôt les méconnaître. Tel est le Tasse, et, de la sorte, un cœur libre peu à peu s’égare et s’enchaîne. C’est ainsi que souvent il s’inquiète de ma faveur bien plus qu’il ne devrait ; il nourrit de la méfiance contre beaucoup de gens qui, je le sais fort bien, ne sont pas ses ennemis. S’il arrive qu’une lettre s’égare, qu’un valet passe de son service à celui d’un autre, qu’un papier sorte de ses mains, aussitôt il voit un dessein, il voit une trahison et une ruse qui travaillent sourdement à sa perte.

La Princesse.

N’oublions pas, mon cher frère, que l’homme ne peut se séparer de lui-même. Si un ami, qui devait cheminer avec nous, se blesse le pied, nous préférons ralentir notre marche et lui prêter, de bon cœur, une main secourable.

Alphonse.

Il vaudrait mieux pouvoir le guérir, essayer d’abord un traitement, sur l’avis fidèle du médecin, et puis prendre gaiement, avec le malade guéri, le nouveau chemin d’une florissante vie. Toutefois j’espère, mes amies, ne mériter jamais le reproche d’être un médecin rigoureux. Je fais ce que je puis pour imprimer dans son cœur la sécurité et la confiance. Je lui donne souvent, en présence de nombreux témoins, des marques décisives de ma faveur. S’il m’adresse quelque plainte, je la fais examiner, comme je fis dernièrement, lorsqu’il supposa qu’on avait forcé sa chambre. Si l’on ne découvre rien, je lui expose avec calme comment je vois l’affaire, et, comme il faut s’exercer à tout, je m’exerce à la patience avec le Tasse, parce qu’il le mérite, et vous, je le sais, vous me seconderez volontiers. Je vous ai amenées à la campagne, et je retournerai ce soir à la ville. Vous verrez un moment Antonio : il arrive de Rome, et viendra me chercher. Nous avons beaucoup de choses à dire, à terminer ; des résolutions à prendre, beaucoup de lettres à écrire : tout cela me force de rentrer à la ville.

La Princesse.

Nous permets-tu de t’accompagner ?

Alphonse.

Restez à Belriguardo, passez ensemble à Consandoli ; jouissez des beaux jours au gré de votre désir.

La Princesse.

Tu ne peux rester avec nous ? Tu ne peux régler ici les affaires aussi bien qu’à la ville ?…

Éléonore.

Tu nous enlèves d’abord Antonio, qui devait nous conter tant de choses de Rome ?

Alphonse.

Cela ne se peut, enfants que vous êtes ; mais je reviendrai avec lui aussitôt que possible ; alors il vous fera ses récits, et vous m’aiderez à récompenser l’homme qui vient encore de prendre tant de peine pour mon service ; et, quand nous aurons tout dit entre nous, que la foule des courtisans vienne alors animer nos jardins, et, comme de raison, m’offrir aussi, sous l’ombrage, quelque beauté, dont j’aurai cherché la trace.

Éléonore.

En amies, nous saurons fermer les yeux.

Alphonse.

Vous savez, en revanche, que je suis indulgent.

La Princesse, se tournant vers le fond de la scène.

Depuis longtemps je vois le Tasse approcher. Il marche à pas lents ; quelquefois il s’arrête tout à coup, comme irrésolu, puis il vient à nous d’un pas plus rapide et s’arrête encore.

Alphonse.

S’il médite et compose, ne le troublez pas dans ses rêves, et laissez-le poursuivre son chemin.

Éléonore.

Non, il nous a vus, il vient ici.



Scène III.

LES PRÉCÉDENTS, LE TASSE.
Le Tasse. Il tient un livre relié en parchemin.

Je viens lentement t’apporter un ouvrage que j’hésite toujours à t’offrir. Je sais trop bien qu’il reste encore imparfait, quand même il pourrait sembler terminé ; mais, si j’ai craint de te l’offrir inachevé, une nouvelle crainte me fait violence aujourd’hui : je ne voudrais pas sembler trop inquiet, je ne voudrais pas sembler ingrat ; et, de même que l’homme, pour satisfaire ses amis et gagner leur indulgence, ne peut que leur dire : « Me voici ! » à mon tour, je ne puis que dire : « Accepte mon ouvrage. » (Il offre le volume.)

Alphonse.

Ton présent me cause une surprise, et tu me fais de ce beau jour une fête. Je le tiens donc enfin dans mes mains, et je puis, dans un certain sens, dire qu’il est à moi ! Dès longtemps je souhaitais de te voir te résoudre et dire enfin : « Arrêtons-nous ; c’est assez ! »

Le Tasse.

Si vous êtes contents, l’ouvrage est parfait ; car il vous appartient à tous les titres. Quand je considérais le travail qu’il m’a coûté ; quand j’observais les traits de ma plume, je pouvais dire : « C’est mon ouvrage ; » mais, quand j’observe de plus près ce qui donne à ce poëme sa valeur propre et sa dignité, je reconnais bien que je le tiens de vous seuls. Si la nature bienveillante m’a dispensé, avec un généreux caprice, l’heureux don de la poésie, la fortune bizarre m’avait repoussé loin d’elle avec une violence barbare, et, si le bel univers attirait, avec toute sa richesse et sa magnificence, les regards de l’enfant, bientôt son jeune cœur fut attristé par la détresse imméritée de parents bien aimés. Mes lèvres s’ouvraient-elles pour chanter, il s’en échappait une douloureuse mélodie, et j’accompagnais de faibles accents les douleurs de mon père et les tourments de ma mère. Toi seul tu m’élevas de cette vie étroite à une belle liberté ; tu bannis tout souci de ma pensée ; tu me donnas l’indépendance, en sorte que mon âme put s’ouvrir et faire entendre d’héroïques accents ; et maintenant, quelques louanges qu’obtienne mon ouvrage, je vous en suis redevable, car il vous appartient.

Alphonse.

Pour la seconde fois, tu mérites tous nos éloges, et, par ta modestie, tu t’honores toi-même et nous avec toi.

Le Tasse.

Oh ! si je pouvais dire comme je sens vivement que je tiens de vous seuls ce que je vous présente ! Le jeune homme obscur a-t-il puisé en lui-même la poésie ? L’habile conduite de la guerre impétueuse, l’a-t-il imaginée ? La science des armes, que chaque héros déploie avec énergie au jour marqué, la sagesse du chef, le courage des chevaliers, la lutte de la ruse et de la vigilance, n’est-ce pas toi, ô sage et valeureux prince, qui m’as tout inspiré, comme un génie, qui mettrait son plaisir à révéler par la voix d’un mortel sa sublime et inaccessible nature ?

La Princesse.

Jouis maintenant de l’œuvre qui fait notre joie.

Alphonse.

Sois heureux du suffrage de tous les nobles cœurs.

Éléonore.

Sois heureux de ta gloire universelle.

Le Tasse.

Cet instant me suffit. Je ne pensais qu’à vous, en méditant et en écrivant ; vous plaire était mon suprême désir ; vous récréer était mon dernier but. Celui qui ne voit pas le monde dans ses amis ne mérite pas que le monde s’occupe de lui. Ici est ma patrie, ici le cercle dans lequel mon âme se plaît à s’arrêter. Ici j’entends, ici je respecte le moindre signe ; ici parle l’expérience, le savoir, le goût : oui, j’ai devant mes yeux le monde présent et le monde à venir. La foule égare et intimide l’artiste : celui qui vous ressemble, celui qui peut comprendre et sentir, celui-là seul doit juger et récompenser.

Alphonse.

Et si nous représentons le monde présent et le monde à venir, nous ne devons pas recevoir froidement ton offrande. Le glorieux insigne qui honore le poëte, que les héros eux-mêmes, qui ont toujours besoin de lui, voient sans envie ceindre sa tête, je le rencontre ici, sur le front de ton devancier. (Il indique le buste de Virgile.) Est-ce le hasard, est-ce un génie qui a tressé et apporté cette couronne ? Ce n’est pas en vain qu’elle s’offre à nous ici. J’entends Virgile me dire : « Pourquoi honorez-vous les morts ? Ils ont eu, lorsqu’ils vivaient, leur récompense et leur joie. Et, si vous nous admirez, si vous nous honorez, donnez aussi aux vivants leur part. Mon marbre est déjà couronné : le rameau vert appartient à la vie. » (Alphonse fait un signe à sa sœur ; elle prend la couronne sur le buste de Virgile et s’approche du Tasse, qui fait un pas en arrière.)

Éléonore.

Tu refuses ! Vois quelle main te présente la belle, l’impérissable couronne !

Le Tasse.

Ah ! laissez-moi hésiter ! Car je ne vois pas comment je pourrai vivre après une heure pareille.

Alphonse.

Dans la jouissance du noble trésor qui t’effraye au premier moment.

La Princesse, en élevant la couronne.

Ô Tasse, ne m’envie pas le rare plaisir de te dire sans paroles ce que je pense.

Le Tasse.

Je reçois à genoux, de tes mains chéries, ce noble fardeau sur ma faible tête. (Le Tasse plie les genoux, la Princesse le couronne.)

Éléonore, applaudissant.

Vive celui que l’on vient de couronner pour la première fois ! Que la couronne sied bien à l’homme modeste ! (Le Tasse se lève.)

Alphonse.

Ce n’est qu’un présage de celle qui doit ceindre ton front au Capitole.

La Princesse.

Là te salueront des voix éclatantes ; ici l’amitié te récompense à petit bruit.

Le Tasse.

Oh ! reprenez-la de mon front, reprenez-la ! Elle me brûle les cheveux, et, comme un rayon de soleil trop ardent, qui frapperait ma tête, elle consume dans mon cerveau la puissance de la pensée. Une fiévreuse ardeur agite mon sang. Grâce ! C’en est trop !

Éléonore.

Ce rameau protége au contraire la tête de l’homme qui doit marcher dans les brûlantes régions de la gloire, et il rafraîchit le front.

Le Tasse.

Je ne suis pas digne de sentir le rafraîchissement, qui ne doit récréer de son haleine que le front des héros. Ô dieux, enlevez-la cette couronne, et la transfigurez au sein des nuages ; qu’elle plane à des hauteurs immenses, inaccessibles ; que ma vie soif une marche continuelle vers ce but.

Alphonse.

Celui qui obtient de bonne heure apprend de bonne heure à estimer la haute valeur des biens aimables de cette vie ; celui qui jouit de bonne heure ne renonce jamais volontairement à ce qu’il posséda une fois ; et celui qui possède doit être armé.

Le Tasse.

Et celui qui veut prendre les armes doit sentir dans son cœur une force qui ne lui manque jamais. Ah ! elle me manque à cet instant même. Elle me délaisse dans le bonheur la force native, qui m’apprit à lutter constamment avec le malheur, fièrement avec l’injustice. La joie, les transports de ce moment ont-ils consumé la moelle de mes os ? Mes genoux fléchissent. Ô princesse, tu me vois encore prosterné devant toi. Exauce ma prière ; ôte-moi cette couronne. Comme réveillé d’un beau songe, que je sente une vie fortifiée, une vie nouvelle !

La Princesse.

Si tu sais porter avec une tranquille modestie le talent que les dieux t’ont donné, apprends aussi à porter ces rameaux, le plus beau don que nous puissions te faire. Celui qu’ils ont une fois couronné dignement les verra toujours se balancer autour de son front.

Le Tasse.

Eh bien, souffrez que, dans ma confusion, je m’éloigne d’ici. Souffrez que je cache mon bonheur dans ce bocage épais, comme j’y cachais autrefois mes douleurs. Là je veux errer solitaire ; là nul regard ne me rappellera mon bonheur immérité. Et, si par hasard une claire fontaine me montre dans son miroir limpide un homme, qui, merveilleusement couronné, repose rêveur, dans le reflet du ciel, au milieu des arbres, au milieu des rochers : il me semblera que je vois l’Élysée représenté dans ce miroir magique ; je me consulterai en silence et me demanderai qui peut être cette ombre, ce jeune homme des siècles passés, si gracieusement couronné. Qui me dira son nom, ses mérites ? J’attendrai longtemps, et je me dirai : « Oh ! s’il en venait un autre et un autre encore, pour se joindre à lui dans un agréable entretien ! Oh ! si je voyais les héros, les poëtes des jours antiques, rassemblés autour de cette fontaine ! Si je les voyais ici toujours inséparables, comme ils furent pendant leur vie étroitement unis !… » Comme l’aimant, par sa puissance, unit le fer avec le fer, la même tendance unit le héros et le poëte. Homère s’oublia lui-même ; toute sa vie fut consacrée à la contemplation de deux guerriers ; et Alexandre, dans l’Élysée, s’empresse de chercher Achille et Homère. Oh ! fussé-je auprès d’eux, pour voir ces grandes âmes désormais réunies !

Éléonore.

Réveille-toi ! réveille-toi ! Ne nous fais pas sentir que tu méconnais tout à fait le présent.

Le Tasse.

C’est le présent qui élève mes pensées. Je parais absent : je suis ravi !

La Princesse.

J’aime à voir que, dans ton commerce avec les génies, tu parles un langage humain, et j’ai du plaisir à l’entendre. (Un Page s’approche du Prince et lui parle bas.)

Alphonse.

Il est arrivé !… C’est bien à propos… Antonio !… Qu’il vienne !… Le voici.



Scène IV.

LES PRÉCÉDENTS, ANTONIO.
Alphonse.

Sois le bienvenu, toi qui nous rends un ami, et nous apportes en même temps une bonne nouvelle.

La Princesse.

Nous te saluons.

Antonio.

J’ose à peine vous dire quelle joie me ranime en votre présence. À votre aspect, je retrouve tout ce que j’ai si longtemps regretté. Vous semblez contents de ce que j’ai fait, de ce que j’ai accompli, et par là je suis récompensé de tous mes soins, de mainte journée, tantôt passée dans une pénible attente, tantôt perdue avec dessein. Nous avons enfin ce que nous désirons, et tous débats sont finis.

Éléonore.

Je te salue aussi, bien que je sois fâchée : tu n’arrives qu’à l’heure même où je dois partir.

Antonio.

Afin que mon bonheur ne soit pas complet, tu m’en retranches d’abord une belle part.

Le Tasse.

Reçois aussi mon salut ! J’espère jouir à mon tour du commerce d’un homme si plein d’expérience.

Antonio.

Tu me trouveras sincère, si jamais tu veux regarder de ta sphère dans la mienne.

Alphonse.

Bien que tu m’aies déjà annoncé par tes lettres ce que tu as fait et ce qui t’est arrivé, j’ai plusieurs choses encore à te demander sur les moyens par lesquels l’affaire a réussi. Dans ce singulier pays, il faut marcher d’un pas bien mesuré pour arriver enfin à son but. Celui qui songe purement aux intérêts de son maître a dans Rome une position fort difficile : en effet, Rome veut tout prendre et ne donner rien, et, si l’on y va pour obtenir quelque avantage, on n’obtient rien, à moins qu’on n’y porte soi-même une offrande : heureux encore, si l’on obtient quelque chose.

Antonio.

Ce n’est ni par ma conduite, ni par mon adresse, monseigneur, que j’ai accompli ta volonté. En effet, quel politique ne trouverait son maître au Vatican ? Bien des choses se sont rencontrées, que je pouvais employer à notre avantage. Grégoire te considère et te salue et te bénit. Ce vieillard, le plus digne qui fut jamais de porter une couronne, se souvient avec joie du temps où il te serrait dans ses bras. Cet homme, qui sait juger les hommes, te connaît et te célèbre hautement. Il a fait beaucoup pour l’amour de toi.

Alphonse.

Je me réjouis de son estime, pour autant qu’elle est sincère. Mais, tu le sais bien, du haut du Vatican on voit déjà les royaumes bien petits à ses pieds : que sera-ce des princes et des hommes ? Avoue seulement ce qui t’a le plus aidé.

Antonio.

Eh bien ! puisque tu le veux, c’est le grand sens du pape. Il voit petit ce qui est petit, et grand ce qui est grand ; afin de régner sur le monde, il cède volontiers et amicalement à ses voisins. Il sait bien apprécier, comme ton amitié, l’étroit territoire qu’il t’abandonne. Il veut que l’Italie soit tranquille ; il veut voir des amis dans son voisinage, maintenir la paix à ses frontières, afin que les forces de la chrétienté, qu’il dirige de sa main puissante, détruisent ici les Turcs, là les hérétiques.

La Princesse.

Connaît-on les hommes qui sont, plus que d’autres, l’objet de sa faveur, ceux qui sont admis à sa familiarité ?

Antonio.

L’homme expérimenté possède seul son oreille ; l’homme actif, sa confiance, sa faveur. Lui, qui a servi l’État dès sa jeunesse, il le gouverne aujourd’hui, et il agit sur les cours qu’il a vues autrefois comme ambassadeur, qu’il a connues et souvent dirigées. Le monde est aussi nettement devant ses yeux que l’avantage de ses propres États. Quand on le voit agir, on le loue ; et l’on est réjoui, quand le temps découvre ce qu’il a longuement préparé et accompli en silence. Il n’est pas au monde un plus beau spectacle que de voir un prince qui gouverne sagement ; de voir un royaume où chacun est fier d’obéir, où chacun croit ne servir que soi-même, parce qu’on ne lui commande que des choses justes.

Éléonore.

Que je souhaiterais passionnément voir ce monde un jour de tout près !

Alphonse.

Mais sans doute pour y prendre ta part d’influence ? Car jamais Éléonore ne sera simple spectatrice. Ce serait charmant, en vérité, mon amie, si nous pouvions aussi mêler parfois ces mains délicates dans le grand jeu de la politique !… N’est-ce pas ?

Éléonore.

Tu veux me piquer : tu ne pourras y réussir.

Alphonse.

Je suis depuis quelque temps bien en reste avec toi.

Éléonore.

Soit, je demeure aujourd’hui ta débitrice. Pardonne et ne trouble pas mes questions. (À Antonio.) A-t-il fait beaucoup pour ses neveux ?

Antonio.

Ni plus ni moins qu’il n’est convenable. Un homme puissant, qui ne sait pas s’occuper des siens, est blâmé du peuple même. Grégoire sait faire du bien, avec réserve et mesure, à ses parents, qui servent l’État en hommes de mérite, et, d’un seul coup, il remplit deux devoirs qui se touchent de près.

Le Tasse.

Les sciences, les arts, ont-ils à se louer aussi de sa protection ? Est-ce qu’il rivalise avec les grands princes des temps passés ?

Antonio.

Il honore la science, en tant qu’elle est utile, qu’elle enseigne à gouverner l’État, à connaître les peuples ; il estime les arts, en tant qu’ils décorent, qu’ils embellissent sa ville de Rome, et qu’ils font de ses palais et de ses temples des merveilles du monde. Près de lui, nul n’ose rester oisif. Qui veut être estimé, doit agir et doit servir.

Alphonse.

Et crois-tu que nous puissions bientôt terminer cette affaire ; qu’enfin ils ne nous élèveront pas encore çà et là des obstacles ?

Antonio.

Je serais fort trompé, si ta signature, si quelques lettres de toi, ne mettaient pas fin pour toujours à ce débat.

Alphonse.

Je célèbre donc ces jours de ma vie comme un temps de bonheur et de conquêtes. Je vois s’agrandir mes domaines ; je les sens tranquilles pour l’avenir. Sans coup férir, tu m’as valu cet avantage : tu as bien mérité une couronne civique. Il faut que, dans le plus beau jour, nos dames la tressent des premiers rameaux de chêne et la posent sur ton front. Cependant le Tasse m’a aussi enrichi ; il a conquis pour nous Jérusalem, et il a couvert ainsi de confusion la chrétienté moderne ; avec un joyeux courage et une ferme persévérance, il a atteint un but placé bien haut et bien loin : tu le vois couronné pour ses travaux.

Antonio.

Tu m’expliques une énigme. À mon arrivée, j’ai vu, avec étonnement, deux fronts couronnés.

Le Tasse.

Si tes yeux sont témoins de mon bonheur, je voudrais que ce même regard pût voir la confusion de mon âme.

Antonio.

Je savais depuis longtemps que, dans ses récompenses, Alphonse ne connaît point de bornes, et tu éprouves ce que chacun des siens a déjà éprouvé.

La Princesse.

Quand tu connaîtras le présent qu’il nous a fait, tu nous trouveras justes et modérés. Nous ne sommes ici que les premiers et secrets témoins des applaudissements que le monde ne lui refusera pas, et que lui donneront au centuple les âges futurs.

Antonio.

Il est déjà assuré par vous de sa gloire. Qui oserait douter, quand vous pouvez applaudir ? Mais, dis-moi, qui a placé cette couronne sur le front de l’Arioste ?

Éléonore.

Cette main.

Antonio.

Et certes elle a bien fait ! Ces fleurs le parent mieux que le laurier même ne saurait le parer. Comme la nature couvre d’une robe verte, diaprée, les secrets trésors de son sein, il enveloppe du brillant tissu de la fable tout ce qui peut rendre l’homme digne de respect et d’amour. Le contentement, l’expérience et la raison et la force d’esprit, le goût et le sens pur du vrai bon, idéalisés, et pourtant personnifiés dans ses chants, semblent reposer comme sous des arbres fleuris, couverts de la neige des corolles légères, couronnés de roses, capricieusement entourés par les danses et la magie des folâtres amours. La source de l’abondance murmure à leur côté, et nous laisse voir des poissons merveilleux aux diverses couleurs ; l’air est peuplé d’oiseaux rares ; les prairies et les buissons, de troupeaux étrangers ; la ruse est aux aguets, à demi cachée dans la verdure ; d’un nuage d’or, la sagesse fait retentir quelquefois des sentences sublimes ; tandis que, sur un luth harmonieux, la folie semble se livrer à des écarts sauvages, et se maintient pourtant dans la plus parfaite mesure. Celui qui ose se risquer auprès d’un tel homme, mérite déjà la couronne pour son audace. Pardonnez-moi, si je me sens moi-même inspiré ; si, comme en extase, je ne puis bien considérer ni le temps, ni le lieu, ni ce que je dis : c’est que tous ces poëtes, ces couronnes, ce costume tout nouveau de nos belles, me transportent hors de moi-même dans un monde étranger.

La Princesse.

Celui qui sait si bien apprécier l’un de ces mérites ne méconnaîtra pas l’autre. Un jour tu nous signaleras dans les chants du Tasse ce que nous avons senti, et que tu peux seul approfondir.

Alphonse.

Viens, Antonio ! J’ai bien des choses encore sur lesquelles je suis très-impatient de t’interroger. Ensuite, jusqu’au coucher du soleil, tu appartiendras aux dames. Viens ! adieu ! (Antonio suit le Prince, le Tasse suit les dames.)



  1. Goethe a écrit ce drame, ainsi que la Fille naturelle et Iphigénie, en vers iambiques de cinq pieds.