J. O. Filteau & Frère, libraires-éditeurs (p. 7-143).

TONKOUROU

première partie

LA VENGEANCE INDIENNE

i

L’ORME DE LOTBINIÈRE

Que j’aime à vous revoir, forêts de Lotbinière,
Quand vous ouvrez, ainsi qu’une immense bannière,
Aux vents légers du soir, aux rayons des matins,
Votre feuillage épais sur les coteaux lointains !
Que j’aime à vous revoir quand le printemps se lève
Et que vos troncs puissants se tordent dans la sève !
Quand vos rameaux feuillus bercent les petits nids
Où naissent des amours et des espoirs bénis !
Quand vous faites monter de vos superbes dômes,
Comme un encens à Dieu, vos voix et vos arômes !


J’aime à te voir, surtout, sombre Bois des Hurons.
Tu t’éveilles toujours aux cris des bûcherons,
Aux chants des charroyeurs qui mènent à la file,
Par les chemins ouverts dans la neige mobile,
Leurs grands traîneaux !

Souvent, en des temps moins heureux,
Quand le soleil de juin desséchait, de ses feux,
Le fossé de la route et l’herbe des prairies,
Je suis venu chercher sur tes mousses fleuries
Le repos bienfaisant et l’oubli de mes maux.

Mais que sont devenus tes pins aux fiers rameaux ?
Du sauvage et du fauve où sont les noires caches ?
L’écho redit encor le chant morne des haches.
Le colon est un jour venu. Tes buissons verts,
Recourbés humblement sous le vent des hivers,
Ne sauraient raconter à qui ne t’a connue,
Que jadis tu portais ton front jusqu’à la nue ;
Et ceux-là qui liront mes humbles vers, demain,
Ne te trouveront plus voilant le vieux chemin.

Quand l’été renaissait, que les chaudes haleines
Se chargeaient de parfums en effleurant les plaines,
Quelques hurons chrétiens revenaient, autrefois,
Élever leurs wigwams au milieu de ce bois.

De là le joli nom que le temps lui conserve.
Le nom reste ; ils ont fui leur antique réserve.

Lorsqu’il ne chassait pas, loin de tout importun,
L’indien paresseux fumait l’âcre petun.
À la brise livrant ses longs cheveux d’ébène,
La jeune squaw tressait des corbeilles de frêne,
Et près d’elle l’enfant que l’oiseau caressait,
Dans sa nagane souple aux rameaux se berçait.



Salut, reste vaillant de ces bois poétiques,
Orme dont les rameaux remplis de bruits mystiques
Se dessinent de loin, comme un nuage noir,
Dans les lueurs de l’aube ou les pâleurs du soir !
Salut, géant debout sous le fouet des orages !
Salut, vieux rejeton de nos jeunes parages !

Naguère l’on voyait, sous tes rameaux mouvante,
Une blanche maison avec d’étroits auvents.
Son pignon élevé lui donnait l’air sévère.
La porte avait vitrail. Quatre châssis de verre
Brillaient sur le devant aux rayons du soleil,
Et trois autres donnaient sur le fleuve vermeil.


Tout auprès, au midi, c’était la vaste grange
Avec son toit de chaume et son concert étrange
De murmures, de chants, de plaintes et de cris.
La forêt déroulait son rideau morne et gris
Au bout des clos de grains, par delà les pacages.
Au nord luisait le fleuve à travers les bocages.

Jean Lozet habitait cette blanche maison.
C’était un homme franc et droit, parlant raison,
Traversant fièrement le doux âge du rêve.
Dans le champ du travail il combattait sans trêve ;
Il aimait le devoir, mais aussi les écus,
Et se montrait parfois un peu dur aux vaincus.

Il avait pour compagne, en sa demeure agreste,
Une femme adorable. Il le savait, au reste,
Et bénissait le ciel d’un bonheur aussi doux.
Un radieux enfant jouait sur ses genoux.
D’un amour pur c’était encor l’unique gage.
L’enfant charmait déjà, par son naïf langage,
Un père trop souvent rempli d’anxiété,
Et faisait sous le toit voltiger la gaîté.

ii

TONKOUROU

Tonkourou, jeune chef de la tribu guerrière
Qui venait, suspendant sa course aventurière,
Planter sous nos forêts ses tentes de bouleau,
Avait, à la brunante, un jour, au bord de l’eau,
Rencontré, folâtrant pieds nus dans l’onde claire,
Une fille rieuse. Il rêva de lui plaire.

D’une voix caressante il lui dit qu’il l’aimait
Comme l’aigle superbe aime l’altier sommet ;
Qu’il ornerait son cou de brillants coquillages
Et suspendrait pour elle, au-dessous des feuillages,
Un gracieux hamac fait d’un roseau pliant,
S’il pouvait l’attendrir.
Il était suppliant

Et la vierge, surprise, hésitait. Sur sa lèvre
Elle sentit courir comme un frisson de fièvre ;
Mais sa gaîté revint ; elle rit aux éclats.

Passant ses mains de bronze en ses longs cheveux plats,
L’amoureux indien sent un espoir suprême ;
Il se penche vers elle en murmurant :

— Je t’aime !

Et l’embrasse.

L’enfant répond par un soufflet
Et se sauve aussitôt. Un sinistre reflet
S’allume tout à coup dans l’œil noir du sauvage.
Il la regarde fuir sur le tuf du rivage,
Puis, ensuite, portant ses deux mains à son front,
Il pèse longuement ce douloureux affront.



Bien des jours sont finis et la haine commence.
Tonkourou se souvient. Sans pitié, sans clémence,
Pagayant, soucieux, sur l’eau noire des nuits,
Il cherche la maison de Lozet. Ses ennuis
Vont avoir à la fin une douce revanche.
C’est là, sous ce toit calme, en cette maison blanche,

Qu’habite maintenant la vierge aimée un jour,
La vierge qui paya d’un soufflet son amour.
Elle est épouse et mère.

Étouffant sa torture,
Avec elle il a ri souvent de l’aventure ;
Mais c’était une trame. Il en nouait le fil.

Le clocher dans le ciel plonge son noir profil,
Et tous les habitants rentrent dans leur demeure.
Lozet s’attarde encor. Souvent depuis une heure,
Pour causer, les voisins se sont tous assemblés,
Et lui laboure encore ou moissonne ses blés.

Caché dans les rameaux du grand orme, à la cime,
Un rossignol chanta. C’était, ce chant sublime,
Au jour qui s’éteignait un solennel adieu.
Le huron songeait-il que tout proclame Dieu :
Les bois, les prés, les mers, la foudre de la nue ?…

Comme pour écouter la cantate ingénue,
Pleine de folle joie ou de soupirs touchants,
Tous les autres oiseaux suspendirent leurs chants.

Un bel enfant alors, jouant dans l’herbe dense,
Pour entendre l’oiseau s’approche avec prudence

Et se tient là, debout, sous l’orme au tronc rugueux.
Tout à coup l’indien, comme un taureau fougueux,
Bondit auprès de lui, le saisit et l’enlève ;
Puis, d’une course ardente il retourne à la grève,
Et, fier du mal qu’il fait, rame bien loin des bords.

Aux cris désespérés qui venaient du dehors
Accourut aussitôt la mère infortunée.
Elle vit s’envoler une forme damnée,
Un démon qui tenait un ange dans ses bras.
Elle le vit s’enfuir mais ne le connut pas.
Le vent emporta loin sa plainte sur son aile.
Bientôt tout disparut. Une voix solennelle
Des vagues en courroux montait de temps en temps.
L’oiseau chantait toujours sous les rameaux flottants
Mais ses notes vibraient comme un cri d’ironie,
Et nul n’écoutait plus l’enivrante harmonie.

Et lorsque Jean Lozet, fatigué mais heureux,
Eut fini sa journée et dételé ses bœufs,
Il passa près de l’orme et trouva son épouse
Gisant évanouie au bord de la pelouse.
Et nul enfant joyeux, à cette heure de deuil,
N’accourut l’embrasser quand il passa le seuil.


Or, dans la même nuit, pour des chasses lointaines
Au-delà des grands lacs du couchant, par centaines
S’armèrent les hurons. Tonkourou, triomphant,
Au chef d’une tribu donna le jeune enfant.
Il fut lié debout au tronc lisse d’un chêne,
Et puis, avec un os aigu comme une alêne,
Le chef le tatoua, le marquant désormais
D’affreux signes que rien n’effacera jamais.

iii

TOMBE ET BERCEAU

Bien des hivers ont fui. Sous la neige éclatante
Chaque arbre s’est dressé comme une blanche tente.
Le printemps est venu pour s’en aller encor ;
L’automne s’est drapé dans mainte moisson d’or ;
Bien des lambeaux d’amour sont restés aux épines ;
Dans la prairie en fleurs et sur les aubépines
Des hymnes d’espérance ont réveillé les nids ;
Sur la grève déserte et sous les bois jaunis
Sont venus bien des fois, à l’heure du silence,
Rêver les malheureux qu’ignore l’opulence ;
Au fond du cœur de l’homme et dans les cieux vermeils
Ont brillé bien souvent de radieux soleils,
Ont passé tour à tour le calme et la tempête.


Jean Lozet a vieilli. Maintenant, sur sa tête,
Parmi ses cheveux noirs luisent des fils d’argent.
Sa main plus volontiers s’ouvre pour l’indigent.
Quand son enfant, un jour d’ineffable infortune,
Disparut pour jamais, alors, une par une,
Comme s’en vont les fleurs au souffle des vents froids,
Comme les tintements s’envolent des beffrois,
Sortirent de son cœur les douces espérances.
Sa femme, comme lui, vieillit dans les souffrances.
Le ciel ne donna plus d’enfant à leur amour.



Sous le toit solitaire était venue, un jour,
Une femme bien jeune. Elle cherchait un gite
Car la neige tombait et la nuit montait vite.
Le froid l’avait saisie et bleuissait ses mains.
Le cheval était las de battre les chemins,
Et le cocher frileux, serré dans sa ceinture,
Ne pouvait presque plus diriger la voiture.

Malgré la neige épaisse et le vent qui hurlait,
Après un court repos, l’étrangère voulait
Dans son traîneau léger continuer sa route.
On ne le permit pas. Des larmes, goutte à goutte,

Tombèrent bien longtemps de ses yeux. Elle allait
Consoler son époux au vieux bourg de L’Islet.
C’était un fier marin débarqué là, malade,
Avant que son vaisseau put voguer vers la rade.

Rien, quand sonna minuit, n’avait tari ses pleurs.
Elle sentit alors ces étranges douleurs
Qui sont le prix sacré de chaque vie humaine.
C’était le premier jour de la Grande Semaine :
Quand le soleil parut comme un divin flambeau,
Un berceau gazouillait à côté d’un tombeau…

Lozet garda l’enfant qui n’avait plus de mère,
Une fille. Elle était une fleur éphémère
Qui germait de nouveau sous son toit désolé.

Elle le consola de l’autre ange envolé.

iv

LE BRIGANTIN

Les nids sont sans amours dans les bois sans feuillages,
Et le ciel noir n’a pas un souris. Les nuages
Pendent déchiquetés comme des oripeaux,
Et les enfants frileux ramènent les troupeaux.
La neige tombe, tombe, et ses étoiles blanches,
Dans l’air et sur les champs tout labourés par planches,
Tourbillonnent depuis le lever du matin.

Et c’est le soir. Là-bas un joli brigantin
Remonte le courant, voiles dehors et lége.
Signalant le danger au milieu de la neige,
Et jetant d’un bras sûr la sonde au flot mouvant,
Un vaillant matelot se penche sur l’avant.
Debout sur le tillac veille le capitaine.


La course du vaisseau devenait incertaine.
La neige épaississait par moment. Toutefois,
On distinguait encore et la côte et ses bois ;
On voyait scintiller, dans la blanche poussière,
Les deux flèches d’argent du bourg de Lotbinière ;
On voyait s’avancer la Pointe des Hurons
Avec les cailloux gris semés aux environs.
Vouloir aller plus loin semblait de la folie :
Les cordages de lin gelaient dans la poulie,
Et les câbles noués ne se démarraient plus.
L’adresse et les efforts devenaient superflus.
La glace, par instant, formait un long barrage.

Le commandant cria d’éviter l’atterrage.
Le péril était grand. Mais le pilote dit :

— Vous le savez, patron, le danger m’enhardit.
J’ai bravé bien des fois la mort : rien ne m’effraie ;
Le vent peut redoubler ses grognements d’orfraie,
Je sais demeurer calme en face des courroux.
Je vois les bancs de roche avec leurs grands dos roux :
Je reconnais ces lieux que depuis vingt années
Je n’ai jamais revus dans mes longues tournées.

À ces mots il vira soudainement de bord,
Et le vaisseau courut une bordée au nord.

v

LA SAINTE CATHERINE

(la tire)

On fêtait, ce jour-là, la Sainte Catherine.
Blancs étaient les sentiers, blanche était l’aubépine,
Car les flocons de neige avec de gais frissons
Roulaient sur la pelouse ou pendaient aux buissons.

Lozet revint du bois pendant la relevée.
Il avait bûché fort comme aux jours de corvée :
Avant de s’amuser il faut gagner le pain.
La table, les carreaux et le plancher de pin,
Tout rayonnait chez lui. Deux chandeliers de cuivre
Faisaient de la fenêtre étinceler le givre.


La mère Jean Lozet allait et revenait,
Mettant tout en son lieu. Près d’elle se tenait,
Souriant quelquefois avec mélancolie,
Son enfant adoptive, ingénue et jolie.

Elle avait le doux âge où la vie est en fleurs,
Où souvent le souris vient se mêler aux pleurs,
Où le cœur se réveille, où l’amitié se noue.
Le baiser restait pur en effleurant sa joue ;
Le mal en la touchant eût perdu sa noirceur.

Louise était son nom. Son œil plein de douceur
Jetait les jeunes gens en tendres rêveries,
Quand ils la rencontraient au milieu des prairies,
Fanant, sous le soleil, le foin mûr en chantant,
Ou cueillant pour l’autel le pourpier éclatant.



Sur la tablette en bois, tout au-dessus de l’âtre,
Jean Lozet, souriant, prit sa pipe de plâtre,
Son briquet, de la tondre et fit jaillir le feu.

— Ma Louise, dit-il, songes-y donc un peu,
Oui, voilà que j’arrive en des saisons arides ;
L’âge enchaîne mes pas ; mon front porte des rides

Il me faudra trouver — je suis à mon couchant —
Des bras plus vigoureux pour cultiver mon champ.
Tu pourras sous ce toit, auprès de ton vieux père,
Couler des jours heureux, jouir d’un sort prospère,
Si tu choisis enfin, Louise, un bon époux.
Ruzard, qui te recherche, est un garçon fort doux,
Mais ferme s’il le faut, jovial, économe.
Il va venir ce soir puisque ce soir on chôme…

Il ne put achever. Plusieurs chevaux, alors,
Fièrement harnachés, de l’argent à leurs mors,
S’arrêtèrent piaffant sur la glèbe gelée.
La bise balayait au loin la giboulée
Et sur les tertres hauts le sol demeurait nu.

Il se leva.

— Ruzard, soyez le bienvenu !
Dit-il au convié qui frappait à la porte ;
La sainte Catherine, aujourd’hui, nous apporte
Une bonne bordée ; et c’est bien mon désir
Qu’elle donne à chacun une heure de plaisir.

— Vous êtes bon, trop bon ; mais pourquoi m’étonné-je ?
Tout est vertu chez vous, répond Ruzard.

— La neige

Qui tombe chaque jour, mon enfant, sur mon front,
M’invite à la sagesse. On part, d’autres viendront,
Répliqua le vieillard lui tapant sur l’épaule.

Il reprit aussitôt :
— Je suis ému, c’est drôle :
Je pressens quelque chose : un grand bonheur, je crois.

Les convives entraient toujours. C’était Lacroix
Qui se donnait des airs en tordant sa moustache ;
C’était Pascal Blanchet, du haut de Saint-Eustache,
Avec sa jeune blonde en traîneau rembourré ;
C’était Joson Vidal et Suzanne Bourré,
La coquette Finon et le bedeau Péloche
Qui devait si longtemps vivre à sonner la cloche.
José Lord vint aussi de la Pointe Platon,
Conduisant dans sa traîne Adèle Baptiston,
Une brune à l’œil fin, qui rit et moralise.
Paton le caboteur vint de la Vieille Église
Avec Léandre Abel et Rosine Germain.

On se disait bonjour, on se donnait la main :
Cela faisait du bruit comme le flot qui monte.
On s’approchait un peu du grand poêle de fonte ;
Chacun cherchait les siens, ses « vieux », ses favoris.
Les rires éclataient. Un brillant coloris
Illuminait gaîment la face des convives.


Pendant qu’à la maison, gracieuses et vives,
Les femmes font ensemble échange de bontés,
Les hommes, à l’appel de Jean, se sont hâtés
D’attacher les chevaux dans la chaude écurie.

— Il fait froid, mes enfants, par cette poudrerie ;
Le rhum réchauffe : eh bien ! prenons-en un filet,
Leur dit-il au retour en ôtant son gilet.

Louise se leva. Les regards la suivirent.
Les jeunes invités que ses grâces ravirent,
Se sentirent plus fiers. Ruzard surtout. L’orgueil
Souriait satisfait dans l’éclat de son œil.
Timide, elle étouffa le bruit de son haleine.

Elle étrennait alors une robe de laine
Qu’elle avait faite seule avec adresse et soin.
Elle ouvrit le buffet, haut et sombre en son coin,
En sortit le plateau de fer, une bouteille
Pleine d’un bon rhum d’or acheté de la veille,
Les verres, qui luisaient comme des vrais cristaux,
Et des plats de faïence enfaîtés de gâteaux.

— Allons ! servez-vous bien, et sans cérémonie,
Reprit le père Jean, l’armoire est bien garnie.


— Après vous ! après vous ! Les cheveux blancs d’abord.

Jean Lozet prit son verre et l’emplit jusqu’au bord.

— À la vôtre ! fit-il ; mes amis, à la vôtre !
J’aime qui boit son verre et non pas qui s’y vautre.

Tous ensemble après lui burent avec ardeur.



Tout à coup se répand une suave odeur.
Pendant que tourbillonne une bruyante ronde,
Le sirop succulent sur le poêle qui gronde
Crépite et fait crever ses douces bulles d’or.
Le plaisir, aussitôt, prend un nouvel essor.

Ruzard connaissait bien le secret de la tire,
Et comment on la chauffe et comment on l’étire.
Quand il était petit, avec un grand talent,
Le dimanche, il vendait l’article succulent
Aux gamins du village empressés à le suivre,
Et faisait sous leurs yeux tinter ses sous de cuivre.


On l’appelle. Il devra veiller à la cuisson.
Il accepte la charge et se met, sans façon,
À tisonner le poêle avec de lourdes pinces.

Le sirop s’étendit bientôt en couches minces,
Comme des éclats d’ambre, au fond des plats d’étain,
Et tous, pour étirer, pleins d’un zèle enfantin,
Ou, peut-être, orgueilleux de leurs chemises blanches,
Ôtèrent leurs gilets et troussèrent leurs manches.

Avec un bruit léger, obéissant aux doigts,
La tire se replie et s’allonge cent fois,
Se fendille en fils d’or, se tord comme une tresse,
Et puis, sous les ciseaux qui la coupent sans cesse,
Tombe en rayons brisés dans les plats, par monceaux.

L’on en savoure alors les délicats morceaux.

vi

LA SAINTE CATHERINE

(le pacte)

Pendant qu’un vent glacé pleure dans le grand orme,
La porte s’ouvre. Un homme à l’athlétique forme
S’avance tout à coup vers Lozet qui fumait.
Sa voix était vibrante et son œil s’allumait.

— Jean, dit-il, en levant fièrement son front jaune,
Je ne viens pas, ce soir, demander une aumône.

Jean Lozet tressaillit. Il sentait revenir
Un souvenir lointain, un amer souvenir.


— Que veux-tu, Tonkourou, prendre part à la fête ?

— Non, gronda le sauvage en secouant la tête,
Rien pour moi ; non.

— Allons ! approche et bois un peu,
Pour te rendre plus gai, de ma vieille eau de feu.

Alléché, le sauvage emplit et but son verre.

— Si vous ne chantiez pas, reprit-il, plus sévère,
Vous verriez, jeunes gens, qu’il monte des sanglots
Avec le vent du large et la plainte des flots.

Ces mots dans la maison répandent la surprise.
Pour se convaincre mieux qu’il n’est pas de méprise
Tous sortent aussitôt.

Le froid était fort vif ;
Sous les fouets de la vague aboyait le récif.
Quand la lune, en courant s’échappait des nuages,
Partout, jusques au loin l’on voyait les rivages
Couverts, comme les prés, d’un vaste manteau blanc,
Puis on voyait, au large, un bateau sur le flanc.
Et le vent apportait sur ses ailes funèbres
Une clameur. Perdus au milieu des ténèbres,

Les pauvres naufragés appelaient au secours.

Pendant qu’à la douleur on donne libre cours,
Tonkourou prend Ruzard et lui dit à l’oreille :

— C’est Dieu, va, qui nous offre une chance pareille…
Vois-tu des pièces d’or les célestes rayons ?

— Diable ou Dieu, repart l’autre, il n’importe. Essayons
De sauver ces marins pour notre bénéfice.
Je suis prêt. S’il le faut, employons l’artifice.

Ils entrèrent rêvant d’un superbe butin.

Ruzard dit :

— Ils mourront avant qu’il soit matin.
Faut-il qu’on les entende et qu’on les abandonne ?
Montrons-nous donc chrétiens. Le Seigneur qui l’ordonne
Saura bien nous guider vers le bateau perdu.

— Va, noble enfant, dit Jean, à ce labeur ardu :
Va vite. Agir ainsi, François, oui, c’est être homme !…
Eh bien ! femme, entends-tu ? Vois-tu, Louise, comme
Ce jeune garçon-là sait être généreux ?…
Mais prends garde, Ruzard, le fleuve est dangereux.

vii

LA SAINTE CATHERINE

(le naufrage)

Les glaçons ressemblaient à d’immenses décombres
Entassés sur les bancs de cailloux, dans les ombres.
Et c’était le reflux ; la mer se retirait.
Dans les remous nombreux le brigantin virait
Comme une feuille sèche au milieu de nos routes.
Les matelots bordaient vainement les écoutes.
La voile était fendue et des lambeaux gelés
Aux vergues de sapin restaient encor gonflés.
Si la neige cessait quelques instants, la lune
Jetait un reflet vif sur la voile de hune.

Dans le chenal étroit, comme un immense étau
La glace cependant étreint le fier bateau.

Elle le fait pencher sur ses carreaux de marbre
Ainsi que l’ouragan fait pencher un grand arbre.
Les marins consternés élèvent vers les cieux
Et leurs bras engourdis et leurs humides yeux.
Un craquement sinistre alors se fait entendre :
De l’arrière à l’avant le pont semble se fendre :
Les haubans détendus se brisent sous le choc
Et la quille s’élève et monte sur le roc.

En blocs majestueux la glace s’amoncelle ;
Une dernière fois le bâtiment chancelle,
Et l’eau se précipite avec un bruit d’enfer
Dans son flanc ténébreux en vain bordé de fer.
C’est là qu’on entendit, au bas de la paroisse,
Les marins en danger pousser des cris d’angoisse.



Le sauvage et Ruzard, traînant un vieux canot,
Arrivaient haletants, sans échanger un mot.
Le sauvage cria :

— Je ne mens ni ne raille,
Nous ne pouvons franchir cette horrible muraille.


De l’épave sinistre une voix répondit :

— Sauvez-nous ! sauvez-nous !

Et François Ruzard dit :

— Mais pour sauver la vôtre on expose sa vie :
D’une inutile mort je ne sens pas l’envie.

— Sauvez-nous ! sauvez-nous ! Ah ! pour l’amour de Dieu,
Retirez-nous bientôt de ce terrible lieu !
Reprirent les marins cramponnés aux cordages.

On entendit craquer les courbes, les bordages.
Ruzard leur demanda :

— Mais si nous vous sauvons
Que nous donnerez-vous ?

— Tout ce que nous avons !

viii

LA SAINTE CATHERINE

(l’hospitalité)

La tempête, au dehors, comme une meute, aboie.
Cependant chez Lozet l’âtre gaîment flamboie ;
On parle des marins exposés à périr
Et des vaillants amis qui, pour les secourir,
Risquent leurs jours. Personne en ce moment ne danse :
L’archet n’ose éveiller la divine cadence.

On fait, de temps en temps, un de ces simples jeux
Qui tourmentent le cœur du galant ombrageux.
Quand les jeux sont finis, que chacun se repose,
Que l’amoureux s’assoit puis, à demi-voix, cause

De son amour jaloux et des rêves qu’il fait,
Sur un plateau luisant qu’elle aveint du buffet,
Avec une candeur qui doucement attire,
Louise offre à chacun l’or des morceaux de tire.

Lozet est soucieux. Il fume seul. Souvent
Il entr’ouvre la porte où s’engouffre le vent,
Et cherche vers la côte et le morne rivage,
S’il verra revenir François et le sauvage ;
Mais il branle la tête et paraît sans espoir.
Sur le roc blanc toujours gisait le vaisseau noir.

Louise sent parfois une tristesse étrange,
Et le rire joyeux meurt sur sa lèvre d’ange,
Comme un frisson de l’eau sur le sable éclatant.
Pour plaire aux invités elle chanta pourtant.
Sa voix tremblait un peu, comme tremble une feuille,
Comme tremble l’épi que le glaneur recueille.
Or, comme elle achevait de chanter ses refrains,
Ruzard et Tonkourou, suivis de deux marins,
Entrèrent. Le premier dit avec impudence :

— Nous en amenons deux, grâce à la Providence.

Le huron ajouta :
— Les autres ont péri.


À ces mots du sauvage il s’élève un long cri
Et les jeux de plusieurs se remplissent de larmes.
Lozet dit aux marins :
— Puisse avoir quelques charmes
L’humble hospitalité que je vous offre ici !

Le plus jeune — Léon — répond alors :
— Merci !
Celui qui fait l’aumône est doué de sagesse ;
Le ciel à son égard usera de largesse.

Puis, il sentit mourir, sur le seuil étranger,
La vigueur qui l’avait tenu dans le danger.
À l’abri des vents froids, éloigné des flots sombres,
Il vit devant ses yeux passer les tristes ombres
Des matelots restés sous les glaçons épais,
Et se mit à pleurer.

— Qu’ils reposent en paix !
Le ciel m’en est témoin, oui, j’en fais la promesse,
Je leur ferai chanter, cet hiver, une messe,
Dit la mère Lozet, en cherchant vitement,
Pour les deux naufragés, un nouveau vêtement.
— Il ne faut pas, non plus, oublier, capitaine,
Ceux qui nous ont sauvés d’une mort trop certaine,
Observa le pilote.


Au moment même il tend
Au rusé Tonkourou qui sourit et l’attend,
Pleine de pièces d’or, une bourse de soie.

— Oh ! pour moi, dit Ruzard, c’est assez de la joie
De vous avoir sauvés d’un si cruel trépas,
Gardez votre or, messieurs, non, non, je n’en veux pas ;
Mais que l’indien pauvre accepte quelque chose,
Personne n’y verra de mal je le suppose.

Tout le monde approuva l’astucieux garçon.
Louise lui sourit. Tonkourou, sans façon,
Prit dans ses doigts crochus la bourse étincelante,
La soupesa d’abord d’une manière lente,
Puis la fit disparaître au fond de son gousset,
Sans plus se soucier de ce qu’on en pensait.

ix

LE PARTAGE

La brise n’avait plus de sifflements farouches ;
La neige miroitait et, sur ses blanches couches
Nul rapide traîneau, tiré par un coursier,
N’avait fait un sillon de ses patins d’acier.

Vêtu d’étoffe grise et portant la mitasse,
Un homme cheminait pensif, la tête basse.
Il atteignit bientôt le village huron,
S’arrêta sur le seuil d’une hutte en bois rond,
Prêtant au moindre bruit une oreille attentive.
Il ouvrit à la fin, mais d’une main craintive.

— François, mon jeune ami, tu viens de bon matin ;
Tu flaires, je le vois, quelque riche butin,
Grommela de son siège une maligne vieille.


— Il faut se souvenir des choses de la veille,
Mère Simpière. Il faut, et cela me suffit,
Que j’aie après l’ouvrage une part du profit.

— C’est juste. Ah ! qu’il est beau cet argent dur qui sonne !
C’est mon Dieu maintenant. Une seule personne !
Tout autre culte, hélas ! m’inspire la pitié,
Et je n’enfante point le crime qu’à moitié.

Tonkourou dit :
— Ruzard, Jean te trouve exemplaire ;
Puis, à Louise aussi tu commences à plaire.
Ils sont gagnée.

Tous deux, âpres comme des loups,
Comptaient les louis d’or avec un soin jaloux.
La vieille s’approcha disant ;
— Je vous approuve ;
Il faut garder le bien quand Dieu veut qu’on le trouve.

Et, sur l’or qui tombait en rendant des sons clairs,
Ses deux grands yeux méchants dardaient de vifs éclairs.
Ses cheveux se dressaient comme un nid de couleuvres.
Elle ajouta :
— L’enfer doit sourire à nos œuvres.

Ruzard était muet. Tonkourou, l’air moqueur,
Fit luire à la lumière un flacon de liqueur
Et le mit dans les mains de la vieille sorcière :

— Bois, dit-il ; j’aime encore et ta fierté princière
Et ton cœur implacable où la vengeance bout.
Nos lunes tombent vite, allons gaîment au bout.

x

LE VIATIQUE

On causait chez Lozet.
— Oui, disait le pilote,
Depuis longtemps déjà l’océan me ballotte.
Une idée autrefois vint hanter mon cerveau :
Voyager ; voir le monde et chercher du nouveau.
Je partis. J’étais seul. Ma jeune et douce femme
Venait de rendre à Dieu, dans un cri, sa belle âme.
Je dis que j’étais seul, non ; j’avais une enfant
Qu’elle m’avait donnée, hélas ! en s’en allant.

Un cheval galopait sur la route nacrée.
Dans l’air froid de la nuit la clochette sacrée
Fit entendre soudain ses tristes tintements :
Un mourant demandait les derniers sacrements.

Chacun reste muet de surprise. On écoute
Le galop du cheval qui dévore la route.

— Le bon Dieu ! le bon Dieu ! Vite, prosternons-nous,
Clame Jean.

Tous alors se jettent à genoux
Et jusque sur le sol courbent leur front rustique.

— Mais à qui porte-t-on le sacré Viatique ?
Demande le vieillard d’une inquiète voix.

Un des causeurs répond :
— Je cherche mais ne vois,
Car le curé n’a pas, aux grand’s messes dernières,
Recommandé, bien sûr, de malade aux prières.

— Un crime ! un attentat ! gémit François Ruzard
Qui rentrait tout à coup et comme par hasard.

Alors ce fut le bruit de l’essaim qui bourdonne

— Qu’est-ce donc ? disait-on effrayés.
Lui :
— Je donne
Comme je l’ai compris le récit du forfait.


— Un crime, juste Dieu ! fit Lozet stupéfait.

— Voilà ce qu’on m’a dit tout à l’heure à l’église :
C’est le père Sivrac qu’on tue et dévalise.
Il est tombé mourant sous les coups de bâton
Dans sa cave, là-bas, au phare du Platon.
Pourquoi vivait-il seul dans cette solitude ?

Jean reprit :
— Est-ce vrai ? de toute certitude ?
Connaît-on l’assassin ? Soupçonne-t-on qui c’est ?

— On ne le connaît pas ; personne ne le sait.

xi

LE RÉVEIL DE L’AMOUR

Quelques instants ont fui. Contre la table assise,
Louise, lentement, d’une main indécise,
Tourne, le front penché, son léger dévidoir.
Près des blancs écheveaux l’écheveau rouge ou noir
Se tord comme un serpent sur la flexible roue ;
Et, comme un arc-en-ciel, la laine qui se joue
Sous les doigts de la vierge aux pensers sérieux,
Décrit en frémissant un cercle radieux.

Le jeune naufragé vint s’asseoir auprès d’elle.
Elle savait déjà son amitié fidèle ;
Un songe séduisant captivait ses esprits ;
Par un charme inconnu son cœur se sentait pris.


Le jeune homme parlait un langage bien tendre
Et la naïve enfant se plaisait à l’entendre ;
Cela l’éblouissait comme un ardent foyer
Où l’étincelle d’or se prend à tournoyer.



Déjà le dévidoir tournait un peu moins vite ;
La laine s’attachait aux doigts de la petite ;
L’eau chantait sur le poêle, et, sur le bahut bleu
On voyait trembloter un long ruban de feu,
Comme un rayon de jour sur le frisson de l’onde.

Et Louise écoutait, dans sa candeur profonde,
Les discours séduisants du jeune marinier.
La mère Jean tenait son tricot routinier
Tout en fredonnant l’air d’une vieille complainte.
Le fuseau suspendit sa monotone plainte ;
La laine au brin soyeux retomba mollement.
Levant son grand œil noir, Louise, par moment,
Balbutiait un mot qui mourait sur sa lèvre.
Elle sentait le feu d’une indicible fièvre.
Elle n’essayait point d’échapper aux transports
Qui ravissaient son être et l’enivraient. Alors
Son cœur n’opposait plus de vaine résistance.

Ils parlèrent longtemps d’amour et de constance.

xii

LE BATTAGE

Et c’est toujours l’hiver. L’air est plein de frissons ;
Aux gouttières de bois s’accrochent les glaçons,
Comme des glaives nus ou comme une dentelle.
Et tout semble frappé d’une torpeur mortelle.
Sous le voile brillant des neiges, des frimas,
Avec ses chants d’amour et ses prés de damas,
Toujours la terre attend la chaleur printanière.

Le coursier sous le fouet agite sa crinière
Et fait sonner au loin ses grelots éveillés.
Au milieu des vallons les arbres effeuillés
Ressemblent aux vaisseaux qui dérivent sans voiles.
Pendant qu’à la maison l’on fabrique des toiles

La hache frappe dru. La ferme s’agrandit,
Et le fléau pressé sur l’aire rebondit.

Si Jean Lozet dénoue une gerbe pesante,
Il en bénit le ciel, il sourit, il plaisante.
Comme sur un parquet ou déroule un tapis,
Il déroule en deux rangs les frémissants épis,
Puis, armé du fléau, jusques à la soirée,
D’un bras infatigable il frappe sur l’airée.

Pour l’aider à sa tâche et pour calmer l’ennui,
Le pilote et Léon, bien souvent, avec lui
Se rendaient à la grange, au lever de l’aurore,
Et s’armaient eux aussi de l’instrument sonore.
Alors on entendait sur les épis serrés,
Avec des mouvements rapides, mesurés,
Les battes de bois dur retomber en cadence
Comme les pieds légers d’une troupe qui danse.

xiii

L’HOROSCOPE

Sous le toit de Lozet Ruzard venait toujours,
Mais Louise avec peine écoutait ses discours.
Il le devinait bien et commençait à craindre
De perdre le bonheur au moment de l’atteindre.
L’insensé ! jusqu’alors il n’avait guère aimé ;
Il n’avait entrevu qu’une dot. Animé
Du désir d’amasser des richesses frivoles,
Il ne tressaillit point à de douces paroles.
Aujourd’hui tout changeait. Il aimait, et ses yeux
Découvraient chez la vierge un charme merveilleux.

Il savait cependant qu’elle serait soumise,
Que celui-là l’aurait à qui Jean l’a promise.

Tout n’était point perdu ; mais il faudrait lutter.
Son cœur dur n’était pas facile à rebuter ;
Son âme résistait longtemps à la secousse ;
Mille moyens pervers venaient à sa rescousse.
Comme tous les méchants, vain, superstitieux,
Il croyait aux esprits, aux sorts malicieux,
Aux philtres amassés, la nuit, dans la campagne.



Tonkourou l’indien et sa vile compagne
Étaient au loin connus pour leur sagacité.
Ils prédisaient la peine et la félicité,
Faisaient naître souvent la haine vengeresse
Ou les ardents transports d’une coupable ivresse.

Elle savait peut-être autant que le huron
Faire bouillir, le soir, dans un large chaudron,
Les simples vénéneux et les herbes lubriques.
Elle savait par cœur des formules magiques.
Dans les cartes lisant, ses regards assurés
Trouvaient mille secrets des autres ignorés.
Amoureux ou jaloux envahissaient sa hutte.


— Comment, se dit Ruzard, finira cette lutte
Où me pousse l’ardeur d’un rival inconnu ?
Sera-t-il le premier, lui, le dernier venu ?

Il songe à la sorcière et se rend à son bouge.
Il entre, la salue. Elle est sombre et ne bouge.
Il fait sonner de l’or. La vieille au cœur vénal
Grimace, en se levant, un sourire infernal.
Le son de l’or est doux à son âme de pierre.

— Dites-moi l’avenir, bonne mère Simpière,
Je paie un prix royal et j’écoute à genoux.

— Dans l’avenir, c’est vrai, nous pouvons lire, nous ;
C’est un saint privilège. Et nous sommes connue
Pour ne dire à chacun que la vérité nue.
Que veux-tu consulter, les cartes ou ta main ?

— Les cartes, pour ce soir ; je reviendrai demain.

Aussitôt elle bat de vieilles cartes sales,
Les coupe, les divise en quatre parts égales,
Les met en éventail et lit, d’un œil pervers,
Les secrets enfermés dans les signes divers.

xiv

COMMÉRAGES

Les femmes du village exerçaient leur faconde ;
Elles avaient sans doute une mine féconde
Dans les divers récits des marins étrangers.
Emportant leurs rouets ou leurs tricots légers,
Elles se rassemblaient, le soir, chez l’une d’elles,
Pour apprendre ou conter les dernières nouvelles.
Et pendant que grondaient les rapides fuseaux,
Que l’aiguille d’acier nouait de fins réseaux,
Les langues s’agitaient comme fait la ramure,
Lorsqu’après un jour chaud une brise murmure.
Et les sous-entendus, les doutes, les soupçons,
Revenaient apprêtés de toutes les façons.


— Que penser, disait l’une, oui, que penser d’un homme
Qui ne sait pas encor de quel nom il se nomme ?
Ne peut-on pas au moins le croire compromis.

Et l’autre répondait :
— Certes ! c’est bien permis.

Et puis une troisième en filant sa quenouille
Ajoutait aussitôt :
— Cependant si l’on fouille,
On trouvera souvent, vous ne direz pas non,
Des chrétiens obligés de se forger un nom.
Le marin se prépare une habile défense :
Ce souvenir brumeux d’une joyeuse enfance,
Et le fantôme noir qui le prit dans ses bras,
Sont bien faits pour tirer le bâtard d’embarras.

En tordant les brins d’or des soyeuses filaces,
Ainsi causaient souvent les commères loquaces,
Au récit de la veille ajoutant un détail,
Et mêlant sans remords calomnie au travail.

xv

À LA RESCOUSSE

Ruzard a pris congé de la femme maudite :
Il s’en va. La nuit monte en son âme interdite.
Il ressent de nouveau des doutes, des tourments :
Il éprouve déjà les justes châtiments
Des esprits curieux qui veulent trop connaître.
Dans son cœur ulcéré la sorcière a fait naître,
Par un silence adroit, par un discours trompeur,
La joie et le dépit, l’espérance et la peur.

Il marchait à grand pas et, de sa lèvre blême
Tombaient des mots sourds : plainte, ou menace ou blasphème.
Il tâchait de trouver conforme à son désir
Un sens mystérieux qu’il n’avait pu saisir.


Ainsi marchant, ainsi maugréant, noir fantôme,
Il arrive chez lui par le bois sans arôme.
Il réveille le feu sous la cendre endormi
Et, dans un vieux fauteuil se couchant à demi,
Il se prend à former des projets de vengeance.
Il serait insensé d’avoir de l’indulgence
Pour cet audacieux qui lui vole son bien ;
Il veut que Jean Lozet le chasse comme un chien.

Le vent faisait gémir les grands érables chauves
Et la flamme au plafond jetait des lueurs fauves.
Il se verse du rhum dans un verre profond :

— À mon Succès ! fait-il en buvant jusqu’au fond.

Il dépose son verre.
— À mon tour une goutte,
Et ton succès, Ruzard, ne fera plus de doute,
Dit en entrant alors le cynique huron.

François, l’apercevant, lui décoche un juron :

— Tu laisses à propos, grand chef, ton lit de mousse ;
Est-ce Dieu qui t’amène ou l’enfer qui te pousse ?


— La vieille m’a conté longuement tes soucis.
Il nous faudrait avoir des cœurs bien endurcis
Pour ne pas s’alarmer quand un mal te menace,
Toi notre ami. François, le sauvage est tenace :
Il ne retire point sa parole ou sa foi.
Or, tu sais que je veux partager avec toi
Et ta mauvaise chance et ta bonne fortune.
Je me suis dit tantôt : c’est une heure opportune :
Il commence la lutte, aidons-le quelque peu…
Mais verse donc encor cette bonne eau de feu ;
Vois-tu ? cela réchauffe en déliant la langue.
Je ne veux pas te faire une longue harangue :
Il vaut bien mieux agir que parler. C’est ceci :
Que Lozet chasse enfin ton rival loin d’ici.

— Mais comment ? si Louise…
— Il le fera, te dis-je.
Le devoir, le scrupule, et la peur…
— Quel prodige !
Le chasser lui par qui mon doux hymen se rompt !
Et sais-tu, chef habile, un moyen sûr et prompt ?

— Nous en dirons du mal ; le mal est doux à croire ;
Et, s’il a l’âme blanche elle paraîtra noire.
Sauvé par nous, par nous il peut aussi périr.

— À nous deux tous les biens que je vais acquérir !

xvi

LA CALOMNIE

Parfois la calomnie a le ton débonnaire ;
Elle éclate parfois comme un coup de tonnerre ;
Elle déchire, mord et réduit en lambeaux
Les plus belles vertus et les noms les plus beaux.

Au village on jugeait Louise téméraire,
On la blâmait tout haut de ce qu’elle osait plaire.
 
— Ce jeune homme étranger l’aimera-t-il longtemps,
Disaient les gens ? Hélas ! quand viendra le printemps,
Il ira parcourir de lointaines contrées
Où de pauvres enfants, déjà, se sont montrées
Trop sensibles, peut-être, à ses tendres discours.
Les jours d’enchantement pourraient bien être courts.


François et le sauvage avaient bien fait leur œuvre
Ils étreignaient Léon d’une étreinte de pieuvre.

— Le foyer du vieux Jean sera déshonoré,
Affirmaient-ils partout d’un air tout éploré,
Pendant qu’ils souriaient dans leur âme hypocrite.

Ils ajoutaient encor :
— La chose était écrite.
Ah ! Lozet gémira de son aveuglement,
Mais il sera trop tard. Si le gars, seulement,
Veut bien ne pas laisser cette enfant dans la honte…
Car tout n’est pas mensonge en ce qui se raconte.

De toutes ces rumeurs qui circulaient dans l’air
On alla faire au prêtre un récit long et clair.
Il fut alors saisi d’une cruelle angoisse.
Le scandale, jamais, dans sa bonne paroisse
N’aurait été si grand. Au pied des saints autels
Il épancha son âme et ses chagrins mortels.



Déjà plus d’une fois des langues indiscrètes
Avaient dit à Lozet que les amours secrètes

De sa fille adoptive et d’un aventurier,
Que l’on ne voulait pas pourtant injurier,
Apporteraient un jour le trouble en sa demeure.

— Avant que cela soit, fasse Dieu que je meure !
Répliqua le vieillard à ses prudents amis.

On le savait, c’était un homme fort soumis
Aux conseils comme aux lois de la divine Église.
Il avait en horreur l’homme qui scandalise,
Que ce soit la faiblesse ou la perversité.
Faudrait-il en venir à la nécessité
De refuser asile à Léon son jeune hôte,
Plutôt que de charger son âme d’une faute,
Il le fera bien sûr ; mais ses yeux diligents
Ne se fermeront plus sur les deux jeunes gens.

xvii

LA MESSE DES MORTS

Tu veux, qui ne le sait, ô charité chrétienne ?
Que le culte des morts à jamais s’entretienne ;
Tu nous dis de prier souvent sur les tombeaux,
De brûler des encens, de porter des flambeaux
Qui sont l’emblème heureux de la vie éternelle ;
De cultiver toujours cette amour fraternelle
Qui nous tenait unis à ceux qui ne sont plus ;
Et nous mêlons nos voix à celles des élus,
Pour bénir du Seigneur où notre espoir se fonde
La justice éclatante et la bonté profonde.

Un matin le clocher jeta de longs sanglots.
Les trois cloches d’airain pleuraient comme des flots

Que rejette le vent sur la plage sonore ;
Puis elles se taisaient pour commencer encore.

Et les autels dorés étaient tendus de noir,
Et les chastes parfums montaient de l’encensoir.
Sur les voiles de deuil jetant leur flamme pâle,
Douze cierges semblaient autant de clous d’opale.
Des clercs en surplis blancs environnaient la croix ;
L’orgue mystérieux faisait gronder ses voix ;
Les chantres alternaient, disant leur strophe sainte,
Et des gens de partout comblaient l’auguste enceinte.

Au milieu de la foule étaient les mariniers.
On priait pour leurs morts. De ses propres deniers
La mère Jean Lozet, fidèle à sa promesse,
Leur faisait, ce jour-là, chanter une grand’messe.



Le curé ne pouvait bannir de ses esprits,
Sans trouble ou sans remords, ce qu’il avait appris
De la douce Louise et du beau capitaine.
Il savait la vertu bien souvent incertaine,
Mais il ne jugeait pas sur un vague motif.
Aux besoins de son peuple il était attentif.


Faire aimer le Seigneur, c’était sa politique.
Son peuple n’avait point, dans son bon sens rustique,
La sotte vanité qui s’épand en maint lieu,
De se croire assez fort pour se passer de Dieu.

Quand des cloches d’airain les tintements finirent,
Que les cierges bénis tour à tour s’éteignirent,
Comme les astres d’or au fond du firmament,
La foule des chrétiens s’éloigna lentement,
Fléchissant le genou devant l’Eucharistie.

Alors le père Jean vint à la sacristie.
Le curé l’attendait. Il voulait lui parler
De ces bruits scandaleux qu’on faisait circuler.
Ils causèrent longtemps, et Jean dit :

— Cette intrigue,
Plus que vous ne pensez, messire, me fatigue.
Merci de vos conseils ; ils étaient désirés.
Je ferai désormais ce que vous prescrirez.

xviii

LA GRAND’DEMANDE

Ruzard qui charroyait passa chez la sorcière.
Couvrant ses cheveux gris d’une étoffe grossière,
Elle sort du wigwam et vient près du traîneau.
Son haleine de feu brûle comme un fourneau.

— Va chez Lozet, dit-elle, et fais la grand’demande.
Hâte-toi, mon ami, je te le recommande.
Plus d’hésitations ; de la célérité.
Songe bien que l’audace est ta sécurité.

— J’y vais aller ce soir ; que votre art me protège !
La tempête s’avance avec son blanc cortège,

Et l’on ne pourra plus dans l’instant charroyer :
Je trouverai Lozet fumant à son foyer.
Mais pouvez-vous encor m’affirmer, sans méprise,
Qu’elle va réussir cette grande entreprise ?

— Éloigne le marin et tu réussiras.
Va droit au but, sans peur ! Lozet t’ouvre ses bras.
Et Louise, bientôt, oui, Louise qui t’aime
Marchera vers l’autel où le Dieu qu’on blasphème…

Ici la vieille femme eut un geste d’horreur.
Ses yeux semblaient lancer des flammes de fureur.
Elle cracha sur Dieu, puis, comme une vaine ombre,
Elle alla s’enfonçant sous la ramure sombre.

Ruzard, pensif, troublé, revint à sa maison.
Il promena ses yeux sur l’obscur horizon,
Cherchant à découvrir si, jusqu’à la soirée,
La neige allait enfin tomber toujours serrée.

Le vent diminuait un peu ; la neige aussi.
Il fallait en finir avec ce long souci.

Il partit à la brune. Assise à sa fenêtre,
La Pérusse le vit et put le reconnaître.


— Tiens ! fit-elle, on aura, dimanche, un ban nouveau.

Ce ban de plus en plus obsède son cerveau.
Il fait froid. Aux châssis enneigés le vent râle ;
N’importe ; elle sourit, s’enveloppe d’un châle ;
De ses souliers de cuir rattache les cordons,
Met du bois dans le poêle, attise les brandons
Et s’en va raconter, dans tout le voisinage,
Que Ruzard marche enfin pour se mettre en ménage.



À la porte de Jean s’arrêta le cheval.
François, quand il entra, ne vit point son rival.
Léon était sorti. Cela le rendit aise.
Lozet vint souriant lui présenter sa chaise.

Or, Louise était là qui tournait son fuseau.
Elle eut comme un frisson, le frisson de l’oiseau
Quand passe le chasseur.
D’une âme résolue
Le jeune homme aussitôt s’avance et la salue.
Il lui dit le bonheur qu’il éprouve à la voir.


Elle sent le poids lourd d’un étrange pouvoir :
Sur le rouet qui gronde elle incline la tête.
Le brin soyeux se rompt et le rouet s’arrête.
Et, lui, croit deviner une sainte pudeur
Dans ces signes nouveaux de trouble et de froideur.

xix

LE QUATRE-SEPT

Le ciel était couvert par une immense nue
Et la neige roulait sur la campagne nue,
Ensevelissant tout comme le flot montant.
Chez le père Lozet plusieurs vieillards, pourtant,
Des amis, des voisins, faisaient la causerie,
Pendant que les chevaux piaffaient dans l’écurie.
C’étaient les deux Boisvert, Vidal et Poudrier,
Anselme Mathurin, un habile ouvrier,
Et Bélanger l’ancien, vaillant octogénaire
Qui tous les jours encor découpait, d’ordinaire,
Dans le frêne pliant sa paire de sabots,
Qui fièrement portait la tresse et les jabots.

Une douce gaîté déride leur vieillesse :
Le jeune âge à leurs yeux perd de sa gentillesse.

Ils comparent leur temps à celui d’aujourd’hui
Qu’ils trouvent moins joyeux et souvent plein d’ennui.
Le présent nous fatigue et le jour qui s’envole
Se pare, en s’éloignant, d’une vive auréole.

Pour eux le Quatre-Sept est le plus beau des jeux.
Ils le rendent piquant et parfois orageux ;
Observent avec soin chaque carte qui passe,
Se risquent quelquefois dans une horrible impasse,
Ou, sur la défensive, ils ne relèvent point,
À moins que sur la table il ne se trouve un point.
La lutte est fort souvent d’intérêt toute pleine ;
Ils donnent le capot, reçoivent la vilaine.

Au bout d’une heure entra le vieux pilote Auger —
Pierre Auger, son vrai nom —
— Allez interroger
Ces deux pauvres joueurs aux moroses figures,
Qui semblent, lui dit-on, consulter les augures,
Ils vous diront comment, par des coups maladroits
Qui se font, Dieu merci ! rares dans nos endroits,
Ils en sont arrivés à se couvrir de honte.

— J’ai pitié du malheur ; mais au poêle de fonte
Laissez-moi réchauffer mes doigts quelques instants,
Dit Auger le pilote, il fait un rude temps.


— Lozet, tu vas venir me donner ma revanche.
Je t’en veux, tu le sais : tu m’as battu, dimanche,
Et j’ai fait un capot. Mais je n’avais rien, quoi !
Je suis fort aujourd’hui. Bon ! l’estèque est à moi,
Dit le père Bibaud, d’une voix élevée,
En amenant à lui la dernière levée.

— Lozet ? il n’est ici ni d’esprit, ni de corps :
Il est avec François à faire les accords.

Mais Jean au même instant sortit d’une autre chambre,
Et Ruzard le suivait. Un coursier qui se cambre
N’a pas, dans son œil vif plus d’orgueil et de feux
Que n’en avait ce gars.

Ils s’assirent tous deux.

xx

PÈRE ET FILLE

L’un des joueurs reprit :
— Auger, pour nous distraire,
Nous deux à qui le sort des cartes fut contraire,
Faites nous le récit commencé l’autre soir…

— Et qu’il fallut suspendre, afin de courir voir
Le pauvre ami Sivrac tué par quelque lâche.

— Ah ! vous me demandez une assez rude tâche,
Répondit le pilote aux deux joueurs vaincus ;
Je le ferai pourtant ; mais soyez convaincus
Qu’à ce récit mon cœur jamais ne s’accoutume.
Ce souvenir lointain garde son amertume :
Mon âme tour à tour s’y plaît et s’en défend.


Je vous parlais, messieurs, ce soir-là, d’une enfant
Qu’en mourant loin de moi ma femme mit au monde.
Je ne l’ai jamais vue, et sur Dieu je me fonde
Pour la trouver un jour.
Alors, surpris un peu,
Quelques uns des vieillards suspendirent leur jeu.

— J’ai souffert, gémit-il, Dieu veut qu’on reconnaisse
Partout sa main. Je vis, un jour de ma jeunesse,
Une femme adorable à laquelle je plus.
Les marins n’aiment pas les retards superflus ;
Il faut qu’ils sachent bien profiter de la brise.
Nous fûmes mariés, un matin, à l’église,
Grâce au calme profond qui tenait le bateau,
Depuis plus de huit jours, immobile sur l’eau.
Enfin je m’éloignai de cette rive chère,
Laissant ma jeune épouse avec sa vieille mère
Qui la voulait garder jusques à mon retour.
Départ fatal ! Tombeau de mon unique amour !
Je vois encor les pleurs de l’épouse chagrine.
Longtemps je l’ai tenue alors sur ma poitrine,
Longtemps j’ai vu voler son blanc mouchoir au vent.
Puis, tout se confondit avec le flot mouvant.

Au retour, le vaisseau ne put entrer en rade ;
L’hiver l’avait surpris. Je débarquai malade

Et m’en vins à L’Islet mon village natal.
J’empirais. On craignit un dénoûment fatal.
Ma femme qu’on trompait dut alors tout apprendre.
Elle se mit en route ; elle ne put se rendre :
La fatigue, la peur, le désespoir, l’ennui,
Je vous l’ai dit, je crois, l’ont tuée une nuit.
Quand j’ai su mon malheur la terre était fleurie,
L’espérance chantait dans mon âme attendrie.
J’aurais voulu mourir alors. Ô Dieu, quel coup !
Depuis cette heure amère, oui, j’ai pleuré beaucoup.

Je dus partir encor pour des rives lointaines.
Depuis plus de vingt ans des courses incertaines,
Des accidents divers, des plans audacieux
M’ont un peu malgré moi tenu loin de nos cieux…
Si ma fille a vécu, maintenant elle est grande.
Il faut que je la trouve ; il faut qu’on me la rende…
Et cependant j’ai peur quand je pars à songer
Que je ne suis pour elle, hélas ! qu’un étranger !

Jean se trouble ; l’effroi se peint sur sa figure ;
On croirait qu’il entend un implacable augure.
Essuyant sa paupière avec son tablier,
Sa femme auprès de lui paraît tout oublier ;
Louise en son émoi, pleure, et rien ne l’apaise.
Ruzard voudrait douter. Ce long discours lui pèse.

Il regrette d’avoir sauvé cet homme. Il sent
Qu’il aura désormais un ennemi puissant.

Enfin Lozet s’écrie :
— Ô Dieu, sur ma demeure
Ton bras s’appesantit encore !… Que je meure
Si de m’ôter sa fille il nourrit le dessein !

Et la mère Lozet presse contre son sein
Louise son enfant adoptive. Elle, pâle,
Murmure avec effort et comme dans un râle :
— Mon père ! C’est mon père !…

Auger, tout stupéfait,
Regarde se disant :
— Qu’est-ce donc que l’on fait ?

Jean le prend par le bras et lui montre Louise.

— Votre enfant la voici, dit-il… Ce coup me brise !

— Ma fille ! C’est ma fille ! Oh ! ne me trompez pas !
Le ciel lui-même a donc ici guidé mes pas ?

Et sur son cœur de père, heureux et sans contrainte,
Il presse sa Louise en une douce étreinte.
Il murmure aussitôt, contemplant son front pur.

— Ô mon enfant, je t’aime ! et pourtant je suis sûr
Que tu ne peux m’aimer comme je le demande.
N’importe ; ne crois pas que je te réprimande.
Ah ! mes jours vont avoir une paisible fin !…
Sa mère était ainsi : toute la même enfin :
Même triste sourire et même chevelure.
En voyant cette enfant, sa grâce, son allure,
Bien souvent je pensais à mon ange perdu…
Mais pouvais-je espérer qu’il me serait rendu ?

De ses beaux bras Louise enchaîne son vieux père.
Elle sent qu’en sa vie un changement s’opère.
Dans son regard s’allume un éclat inouï ;
Son front, comme un matin, se lève épanoui ;
En silence elle boit l’enivrement paisible,
La coupe inespérée.

Et Jean, c’était visible,
Avait peur de voir fuir l’ange de son foyer.

— Sous le fardeau des ans je commence à ployer,

Dit-il avec des pleurs, Auger, je vous en prie,
N’allez pas m’enlever cette fille chérie,
Ma vieille femme et moi, nous mourrions de douleur.

— Je ne suis pas un tigre, encor moins un voleur,
Lui répondit Auger, vous garderez ma fille :
Plus qu’avec moi chez vous elle est dans sa famille !
Mais je viendrai souvent — faut pas me jalouser —
Sur son front virginal déposer un baiser,
Quand on jettera l’ancre au retour des voyages.

Ces paroles de paix chassèrent les nuages.

Au toit hospitalier où l’attendait toujours
Un bienveillant accueil et de chastes amours,
Léon revint. Il dit :
— Est-ce que l’on complote ?

Le mystère flottait partout. Mais le pilote
Accourt à sa rencontre et tombe dans ses bras.

— Viens, fait-il, ô Léon ! viens, et tu comprendras
Comme je dois bénir la clémence divine !…
J’ai retrouvé ma fille !… Ah ! ton cœur le devine,

C’est Louise !… ô bonheur ! Louise est mon enfant !
Et des larmes mouillaient son regard triomphant.

Le marin, tout ravi, près de la vierge vole.
Les mains pressent les mains, les lèvres, sans parole,
Semblent sourire au ciel qui vient de s’entr’ouvrir.
Le vieux Bélanger dit :
— Qui donc peut découvrir
Les biens inattendus qu’un Dieu bon nous accorde ?
On croit qu’il nous châtie, il fait miséricorde !

— C’est vrai, finit Léon.

Mère Jean, à ces mots,
Vit se rouvrir encor l’abîme de ses maux :
Un souvenir amer, comme un glaive de flamme
S’enfonça brusquement jusqu’au fond de son âme.
Elle cria soudain en son horrible émoi :

— Qui donc me le rendra, mon tendre file, à moi ?

xxi

L’ORAGE GRONDE

La nuit s’en va. Déjà l’on voit luire l’aurore.
Louise est en prière. À peine elle a pu clore
Sa paupière brûlante en son lit de duvet.
Un ange s’est penché longtemps sur son chevet,
Un ange au front empreint d’une souffrance amère,
Et cet ange béni, c’était sa jeune mère.

Au dehors tout restait encor silencieux.
À l’éclat du matin qui souriait aux cieux
Sa fenêtre s’était tout à coup irisée.
Sur la neige des clos la lumière brisée
Semblait des diamants répandus à foison.
Le métier reposait tout près de la cloison.


Après avoir prié seule dans sa chambrette,
Elle vint à l’ouvrage. Elle prit la navette
Et longtemps avec bruit, de ses doigts entendus,
Entre les brins de laine artistement tendus,
La fit courir. Ainsi, parfois, dans les orages,
On voit courir la lune à travers les nuages ;
Avec un bruit pareil, au milieu des roseaux,
On voit glisser, parfois, l’aile des gais oiseaux.

À cette heure hâtive où le matin frissonne
Sur la route de neige il ne venait personne.



Cependant Jean Lozet s’approcha du métier
Et, sous un air naïf cachant son ton altier,
Il dit en tourmentant de la main sa moustache :

— Ma Louise chérie, il faut bien qu’on le sache,
François t’a demandée en mariage hier.
C’est un brave garçon ; on peut en être fier.
Confiant dans ton cœur, car il n’est pas frivole,
J’ai voulu sur le champ engager ma parole.
Ton refus me ferait mourir.

Dans ses douleurs
Louise ne dit rien, mais elle fond en pleurs.


En ce moment-là même arrive le pilote :
Il voit sa douce enfant qui s’éloigne et sanglote.

— Elle pleure ? fait-il, en regardant Lozet.
Quel est donc son chagrin ? Est-ce que l’on osait…

Et Jean, tout aussitôt, d’un ton plein d’amertume :

— On n’ose rien de plus, Auger, que de coutumé,
Et l’on fait son devoir toujours. C’est mon enfant…
Notre enfant à tous deux. Or, le curé défend,
Et la défense est juste en ce cas il me semble,
Entre les jeunes gens qui demeurent ensemble,
Les entretiens d’amour, les tendres liaisons.

— J’entends parfaitement vos pieuses raisons.
Vous voulez que d’ici le capitaine sorte ?

— Me suis-je donc jamais exprimé de la sorte ?
Je veux unir Louise, et sans retard l’unir
À ce noble garçon dont vous devez bénir,
Le capitaine et vous, l’héroïque courage.

— Parlez-vous de Ruzard ?
— Il est dur à l’ouvrage,
D’une santé de fer, économe, appliqué…


— Parlez-vous de Ruzard ?
— Je l’ai bien remarqué :
C’est le meilleur parti de tout le voisinage ;
Nul n’a plus belle terre en grain ou jardinage.

— Parlez-vous de Ruzard ?
— Oui, de l’ami François.
Il sera notre gendre, et c’est un fort bon choix.

— Je ne crois pas qu’ainsi jamais on ne le nomme.

— Vous lui devez si peu, monsieur, à ce jeune homme…

Le pilote était vif, parfois un peu rageur,
Le dépit fit monter à son front la rougeur.
Lozet s’aperçut bien qu’il avait été vite,
N’importe, il ajouta :
— Qu’il vienne, je l’invite.

— Je le hais, fit Auger, et ma fille jamais…

Un geste termina sa phrase. Désormais
Plus de paix sous le toit ; elle s’est envolée.


Auger allait sortir. Louise, désolée,
S’élance sur ses pas et tombe à ses genoux.

— Restez encor, dit-elle, oh ! restez avec nous !

Et Lozet que cela surprend et désespère,
Lozet s’écrie alors :
— Ne suis-je pas ton père,
Moi depuis si longtemps ta gloire et ton appui,
Ne suis-je pas ton père, ô Louise, aujourd’hui,
Autant que ce marin qui parle de te prendre,
Qui ne t’a jamais vue, et ne saurait comprendre
Toute l’affection qui germe en un berceau ?
Voudrait-il t’emmener au loin sur son vaisseau ?
Ma Louise, il vaut mieux ne voyager qu’en rêve.
Reste ici près de nous ; reste sur cette grève
Où tu jouais, petite, avec les papillons…
Ah ! bientôt le chagrin va creuser des sillons
Sur mon front dénudé, sur ma joue amaigrie !
Reprit-il, comme à part, d’une voix moins aigrie.

Louise murmura, l’embrassant tendrement :

— Déjà vous oubliez vingt ans de dévoûment !

xxii

LES COURSES

— En avant, mon coursier ! Ta jambe est fine et sûre.
En avant ! La défaite est une flétrissure.
Sous tes crampons de fer la glace que tu mords
Résonne jusqu’au loin. On l’entend de nos bords
Comme, aux jours d’ouragan, les bruits sourds de la houle.
En avant mon coursier ! Vois-tu partout la foule
Qui s’agite et frémit comme la mer au vent ?
Ton rival vigoureux veut prendre le devant.
Tel qu’un brûlant fourneau ton naseau s’ouvre et fume ;
Mais ton flanc haletant n’a pas encor d’écume.

Ainsi disait Léon à son ardent coursier.
Et la glace tonnait sous les patins d’acier ;

Et la foule bruyante, aux abords de la voie,
Criait, battait des mains et trépignait de joie.

Sous son manteau le fleuve est semblable au vallon
Où pas un arbrisseau, planté comme un jalon,
N’ouvre au souffle du Nord son voile de feuillage,
Où pas un filet d’eau ne fait son babillage.
On court en sûreté sur les torrents captifs
Que sillonnaient hier de fragiles esquifs.

C’est un jour de plaisir, c’est le grand jour des courses.
Heureux qui gagnera la victoire et les bourses !
Dans leurs traîneaux, debout, tous les guides rivaux
Du fouet et de la voix animent leurs chevaux.

Les voici ! Le premier qui s’élance et qui passe,
Obéissant au guide et dévorant l’espace,
C’est l’étalon vaillant du père Mathurin.
Celui qui le conduit est le jeune marin.
Ruzard de Jean Lozet dirige la cavale.
Il passe le second. Un étroit intervalle
Le sépare toujours du rival détesté.
Le troisième cheval a d’abord disputé,
Par son allure vive, au départ, la victoire :
Maintenant il va perdre et le prix et la gloire.


C’est le trotteur rétif d’un rusé maquignon :
Tousignant, dont la foule au loin connaît le nom.

— En avant ! En avant ! Vite comme la brise !
S’écrie encor Léon que l’espoir électrise.

— Allons donc ! allons donc ! vocifère Ruzard
Qui se penche et, fougueux, mesure du regard
La distance qui reste à parcourir encore.

— Avance ! marche ! marche ! ô chétive pécore,
Hurle le maquignon à son grand cheval blanc
Qu’il laboure de coups sur la tête et le flanc.

De Saint-Jean, de Portneuf, pleins d’espoir ou de trouble,
D’autres viennent aussi. L’enivrement redouble.
La place est vaste, immense ; ils ne sont jamais trop.
Ils vont l’amble branlant, le trot franc, le galop.



Avec inquiétude, et d’un regard cupide
Lozet suivait Ruzard et sa jument rapide.


Les vœux sont pour Léon. Comme il va ! quel entrain !
Les deux premiers coursiers tiennent toujours leur train.
À côté l’un de l’autre et tête contre tête,
Ils s’élancent au but prompts comme la tempête.

Le maquignon jaloux, de sa voix de clairon,
Avec un coup de fouet jette un âpre juron,
Et l’animal méchant, qu’à trotter il invite,
Galope, court, se cabre, et n’en va que moins vite.

La lutte était ardente et la foule hâblait.
Jean criait à Ruzard de gagner. Il tremblait.
Ruzard prend, semble-t-il, un léger avantage :
Il va cueillir l’honneur et, le prix sans partage.

— D’un destin ennemi suis-je encor le jouet ?
Clame Léon.

Et, vif, il fait claquer son fouet
Le coursier orgueilleux rebondit sous l’outrage :
Il s’élance soudain et, renâclant de rage,
Il vole comme un trait sur le champ de verglas.
Dans son aveugle course il brise en mille éclats
Le traîneau qui se heurte aux angles des banquises.
Il laisse le sentier jalonné de balises

Et porte à tout hasard ses élans furibonds.
La clameur de la foule anime encor ses bonds.

Une course est finie. On a touché la borne.
Ruzard triomphe. Il quitte aussitôt son air morne ;
Il s’avance, salue et sourit de bon cœur,
Pendant que ses amis le proclament vainqueur.

On vante la cavale et sa fière encolure,
Et sa jambe nerveuse et sa vaillante allure.
Lozet, tout radieux, reçoit le premier prix
Et le donne à Ruzard qui feint d’être surpris.

Alors des jeunes gens portant le capitaine
Arrivent. Le fardeau rend leur marche incertaine.
Ils l’ont trouvé là-bas grièvement atteint,
La face sur la neige et le regard éteint.

xxiii

LE CHARLATAN

Lozet n’hébergeait plus les marins. Leur silence
Quand il les offensait doublait sa violence.
Il leur dit de partir. Tous deux avec regret
Demandèrent ailleurs un asile discret.

Hamel, un patriote, un cœur plein de ressources,
Les accueillit : C’est là qu’on vit pendant les courses,
Quand se fut abattu son cheval insoumis,
Arriver le marin porté par ses amis.
Il souriait à tous dans sa reconnaissance ;
Il avait recouvré toute sa connaissance
Et se ressouvenait de plusieurs incidents.
Mais il sentait toujours comme des feux ardents

Qui lui brûlaient un bras, qui lui rongeaient la gorge,
Et ses tempes battaient comme un marteau de forge.

Or, Tonkourou le chef passait. Ce charlatan
Se vantait de guérir par le ciel ou satan.
Il était rebouteur. Il tuait ses émules
Par un dédain factice ou d’étranges formules.
Le docteur était loin, il fut donc appelé.

Sous un air grave et sombre ayant dissimulé
Sa profonde ignorance ou son inaptitude,
Il panse la blessure. Il garde l’attitude
Qui convient au savant dont les traits sont blêmis.
Il examine un bras qui lui semble démis.
Mais voilà que soudain il recule et chancelle ;
À travers ses cils noirs son œil fauve étincelle ;
Comme un frêle roseau tremble sa large main,
Et sa bouche se crispe en un rire inhumain ;
L’eau perle sur son front ; on croirait qu’il est ivre.

Le malade s’étonne et pourtant il se livre.
Qu’importe donc aussi d’où vient la guérison ?
Tonkourou, le fixant de son œil de tison,
Lisait sur ses bras nus d’étranges caractères,
Des signes curieux qui semblaient des mystères.


Mais il voit qu’on l’observe ; il prend un air posé.
On le redoutait. Nul, certes ! n’aurait osé
Lui demander alors la cause de son trouble.
Au même instant son soin pour le blessé redouble :
Il lui remet le bras par un jeu du hasard
Que l’ignorance émue appellera de l’art.

xxiv

LE COMPLOT

Léon ne souffre plus. Il sort ; mais sur la plaine
Il traîne les ennuie dont sa pauvre âme est pleine.
Saluant dans son cœur le retour du printemps,
Il va loin du regard des hommes inconstants.
Un adorable instinct le ramène sans cesse
Vers le seuil où gémit l’objet de sa tendresse.
De la vierge adorée il ne peut toutefois
Baiser la blanche main, ouïr la douce voix :
Lozet est irrité, Lozet gronde et s’emporte
Dès qu’il l’entend parler ou le voit à sa porte.




Le soir était venu. Dans un appartement
Sans meubles, tout poudreux, éclairé faiblement,
Étaient assis alors trois sombres personnages.
L’horreur envahissait leurs fauves voisinages.
Une voix grommela :
— Ruzard, c’est mon avis…
Qu’importent les sommets quand on les a gravis ?
Suis Tonkourou. Voici que mugit la bourrasque ;
On peut dans ces temps-là, sans se couvrir d’un masque,
Brûler une maison ou tuer un rival.

— Puisque je suis entré dans ce chemin fatal,
Je marche, dit Ruzard.

— Songes-y bien, calcule,
Repartit Tonkourou. Si tu le veux, recule ;
J’irai bien tout seul, moi, car vois-tu ? je le hais.
C’est pour moi que j’agis, et le mal que je fais…
Mais taisons-nous. Non, point de confidence vaine.
Oh ! l’imprudent garçon qui se livre à ma haine !
Je suis content, François, d’avoir pu le sauver,
Pour le perdre encor mieux et lui faire éprouver
Comment un indien exerce la vengeance.


Et Ruzard ajouta :
— Soyons d’intelligence !

François et le huron, pour s’animer un peu,
Tirèrent d’un placard un flacon d’eau de feu
Et burent à la fois, remplissant les deux tasses.
Avec leurs souliers mous ils mirent les mitasses,
Vêtirent leurs capots à larges capuchons
Et sortirent disant :
— Allons vite, marchons !

Tonkourou dit encore :
— Il faut qu’on t’en informe,
Le marin va venir ce soir au pied de l’orme.
Une ruse indienne imaginée exprès.
Il croit que c’est Louise. On rira bien après.

— Il sera là dis-tu ? Tâchons qu’il ne nous voie.

— Il se tiendra sous l’arbre, en dehors de la voie.
Nous entrerons chez Jean quand la flamme aura lui :
Nous le tromperons mieux en nous rendant chez lui.

xxv

DÉCEPTION

Là bas, le front penché sous l’ennui qui le mine,
Dans la neige, un jeune homme au même instant chemine.
Il s’approche de l’orme, et l’orme semble ouvrir
Avec sollicitude, et pour le mieux couvrir
Contre les ennemis qui complotent sa perte,
Ses grands bras dénudés. Et la route est déserte.
Et l’on n’entend au loin ni le son des grelots,
Ni des chevaux fougueux les sonores sabots.

Et le jeune homme attend pendant que le vent pleure.
Et son regard humide embrasse une demeure
Pleine d’amour. La neige argente les barreaux ;
L’âtre flambe ; et devant les vitres des carreaux
Passe, comme en un rêve, une ombre gracieuse.


Et toujours le vent pleure. Et d’une âme anxieuse,
Contre l’arbre appuyé, l’homme toujours attend ;
Mais son espoir faiblit. Tout à coup il entend
De la clenche de fer le bruit sec, métallique,
Et la porte s’entrouvre. Une forme angélique
Se penche doucement regardant au dehors.

— C’est elle ! la voilà ! fait-il avec transports,
Jetant à l’ouragan le doux nom de Louise.

La vierge n’entend pas, tant haut mugit la bise,
La voix du bien-aimé qui s’éteint dans la nuit ;
Mais le père Lozet passait tout près, sans bruit ;
Il tressaillit soudain à cet appel étrange.
Muni de sa lanterne, il venait de la grange
Voir si tout était bien. Il surprend l’amoureux.
Léon reste muet.

— Léon, c’est malheureux,
Dit-il en souriant d’un air plein d’ironie,
Que la tempête gronde et ne soit pas finie,
Louise au rendez-vous pourrait aussi venir.

Léon ne disait rien.

— Tu peux en convenir,

Cette faute, après tout, serait bien la première,
Ajouta-t-il ensuite en levant sa lumière.

Léon tâchait de fuir l’implacable reflet.
Il aurait aimé mieux recevoir un soufflet
Que d’entendre ces mots tout pleins d’impertinences.
Il évoquait alors de douces souvenances
Pour ne pas s’irriter. Il partit sur le champ.



Jusqu’aux genoux parfois dans la neige marchant,
Ruzard et Tonkourou se rendirent à l’orme.
Et Tonkourou disait :
— Ce n’est pas œuvre énorme
Que réduire, la nuit, une grange en charbon.

Et Ruzard, souriant :
— Oh ! notre plan est bon.
Le soupçon tombera sur ce gueux, ce corsaire…

— Taisons-nous, la prudence est toujours nécessaire.




Comme un fantôme noir la grange du vieillard
Se dessinait informe au milieu du brouillard.
Les blés en gerbes d’or comblaient la tasserie ;
Le poulailler dormait, mais dans la bergerie,
En broutant le pesât, bêlaient les blancs agneaux.
De leurs licous de cuir secouant les anneaux,
Les chevaux hennissants et les grasses génisses
Portaient avec orgueil leurs robes de poils lisses.

Au fond de la remise étaient, pour tout l’hiver,
La herse aux dents de bois, les faulx, les socs de fer,
Plusieurs râteaux de frêne et plusieurs fourches d’aune,
Puis la calèche neuve au brancard peint en jaune.

Ruzard fait sentinelle au chemin. Tonkourou
S’approche d’une porte et tire le verrou.
Son pied maudit se pose au seuil de l’écurie.
Son cœur bat, mais l’enfer lui souffle sa furie.
Il s’avance, passant derrière les chevaux
Qui retournent la tête en flairant des naseaux.
Il entasse du foin au fond de chaque crèche,
Du foin moite, surtout, et de la paille sèche.


Afin que la fumée, ondoyant à grands flots,
Étouffe promptement, et sans cris ni sanglots,
Les bestiaux rangés dans leurs parcs à la file.

Et dans le ciel neigeux, noir, Ruzard se profile.
Il est muet. Son œil perce l’obscurité.
Il craint de voir surgir, menaçant, irrité,
L’homme dont il surprend l’aveugle confiance.
Mais auprès de son poêle, assis sans défiance,
Lozet fume. Il regarde, avec un œil songeur,
Les méandres d’azur jouer dans la rougeur
Que laisse s’envoler la porte à demi-close.

Louise le voit bien, Jean Lozet est morose ;
Elle vient souriante auprès de lui s’asseoir.

— Ô mon père, dit-elle, oui, vous souffrez ce soir…
Ai-je en quelque façon pu chagriner votre âme,
Vous ne me parlez pas ?
— Des paroles de blâme
Devraient peut-être encor de ma bouche sortir,
Mais j’aime mieux me taire et ne plus t’avertir,
Ingrate enfant.
— Hélas ! reprend la jeune fille,
Regardant doucement son père qui sourcille,
Hélas ! qu’ai-je donc fait ?


— Oh ! le temps n’est pas doux,
Il neige et l’on ne peut aller au rendez-vous.

— Je ne vous comprends pas ; parlez donc sans mystère :
Pourquoi ce noir chagrin qui tout à coup altère
Votre front vénéré ?
— Tu ne me comprends plus ?
Cesse de faire, enfant, des efforts superflus
Pour tromper un vieillard qui t’a bien trop aimée.

Alors, laissant jaillir sa douleur comprimée,
Enlaçant de ses bras le vieillard en courroux,
Louise fond en pleurs et se jette à genoux.
Et lui, d’une voix sourde :

— Il est mieux de se taire :
Mentir, ô mon enfant, n’est jamais salutaire…
Tu m’aimes, ma Louise, oui, je m’en aperçois…
Eh bien ! comble mes vœux en épousant François.

xxvi

LANGUES DE VIPÈRE

Notre ouvrage est bien fait, que rien ne le détruise, —
Fit le sauvage — Entrons avant que le feu luise :
On accourrait peut-être ; il faudrait l’étouffer.
Ne risquons rien, Ruzard, si près de triompher.

Louise se relève ; elle embrasse son père
Et rentre dans sa chambre.
— Allons ! Jean, je l’espère,
Tu nous laisseras bien fumer quelques instants :
Mais s’il eut fait tantôt un pareil mauvais temps,
Nous n’aurions pas quitté notre pauvre cabane,
Commence Tonkourou, qui s’avance et ricane
En tendant au vieillard son hypocrite main.


— Fumez, fumez, dit Jean ; vous partirez demain.

Il semblait que sa joie était un peu factice.

— Tu n’es pas gai, voyons, serait-ce une injustice ?…
Veux-tu demeurer seul ? dis, nous nous en allons,
Repartit le sauvage en tournant les talons.

— Quelque chose, c’est vrai, Tonkourou, m’indispose,
Répliqua le vieillard. Vous avez, je suppose,
Rencontré sur la route, à quelques pas d’ici,
Marchant la tête basse, un amoureux transi.

— Pour qui votre maison fut trop hospitalière,
Ajouta Ruzard.
— Non, mais chose singulière,
Répondit l’indien avec attention,
Nous avons vu quelqu’un, j’en fais l’assertion,
Rôder comme un fantôme autour de ton étable ;
Et j’ai cru que c’était… mais soyons charitable :
On peut se tromper, même en voulant être droit.

Ruzard était ravi de ce discours adroit.
Il voyait les soupçons, grâce à la réticence,
S’abattre sur un autre et noircir l’innocence.


Jean grinça :
— C’est Léon !
— Ton ange gardien !
Fit, riant aux éclats, le cynique indien.

— C’est un chasseur de dot. Il veut me tendre un piège.
Je ne permettrais pas qu’on lui donnât un siège
S’il remettait, le gueux ! les pieds dans ma maison.

— Il te garde rancune, et j’en sais la raison.

— La raison, je la sais, — reprit d’une voix morne
Jean Lozet — Sa fureur ne connaît plus de borne.
Je viens de le chasser en me moquant de lui.
Il était là, sous l’orme, épiant dans l’ennui,
Le fortuné moment où sortirait Louise.

— Mon frère, crois-le bien, jamais je ne déguise,
Quand je m’adresse à toi, la sainte vérité.
Eh bien ! je te le dis, ce garçon irrité
Est plus à craindre, va, que ton cœur ne le pense.
Il te fera du mal. Voilà la récompense
De tes bienfaits nombreux, de ta grande bonté.

Et Louise entendait ce langage éhonté,
Ce discours venimeux qui lui déchirait l’âme.


Mon Dieu ! se pourrait-il qu’une pensée infâme
Vint un jour à l’esprit du généreux marin ?
Un soupçon douloureux troublait son cœur serein ;
Elle ne pouvait voir son bien-aimé fidèle :
Plusieurs le méprisaient ; on le chassait loin d’elle ;
À la vengeance enfin il pouvait bien songer :
Il faut tant de vertu pour ne pas se venger.

xxvii

L’INCENDIE

Tout à coup un éclair fit resplendir la neige.
Jean Lozet se signa, disant :
— Dieu nous protège !

— Qu’est-ce donc ? fit Ruzard qui se troublait un peu,

Tonkourou s’écria :
— C’est la vengeance. Au feu !

Une immense lueur empourprait la fenêtre.
Lozet reprit :
— Sortons ! c’est ma grange peut-être.


Et Louise et sa mère, arrivant à la fois,
Étaient là toutes deux tremblantes et sans voix.
Le vieux cultivateur que la crainte transporte
S’avance sur le seuil où la rafale apporte
Une épaisse fumée avec d’ardents charbons.
Il pousse une clameur et vole en quelques bonds,
Par le sentier de neige, à sa grange de chaume.
François Ruzard le suit pâle comme un fantôme.

Et la grange brûlait. Lozet dans ses transports
Courait de tous côtés, voulant mettre dehors
Ses chevaux vigoureux, ses génisses superbes,
Ses porcs et ses brebis, ses voitures, ses gerbes ;
Mais avec la clameur d’un océan qui bout
Le feu s’élance au toit ; nul n’en viendrait à bout.
Quand il voulut ouvrir la porte de l’étable,
Saisi par la chaleur d’un brasier indomptable,
Il faillit périr là, sur le brûlant perron.
Dans le même moment s’affaissait un chevron
Et, tonnant dans son vol, la flamme ouvrait son aile.

Il recula muet. Sa profonde prunelle
Reflétait, elle aussi, d’implacables lueurs.
Blême comme un homme ivre, il avait des sueurs :
Il passait de la peine à la colère sourde.
Sur le bras de François il posa sa main lourde :


— Soutiens-moi, mon enfant, dit-il, sois mon appui !
Ô le monstre ! le monstre ! On le disait… c’est lui !…
D’une honnête apparence en vain il se décore ;
On le connaît !… Ruzard, je peux le tordre encore !

Puis il ferma les poings, secouant sa torpeur
Et jurant que jamais on ne lui ferait peur.



Mille dards flamboyants transpercent la toiture ;
On entend des sanglots de bête à la torture ;
Le feu qui porte au loin son tourbillon doré,
Dans les stalles de bois n’a pas tout dévoré.

Un voile noir et lourd, impénétrable obstacle,
Tendait ses plis épais sur le triste spectacle,
Et, sous les sombres cieux, par les vents animés,
Passaient en frémissant des tisons enflammés.
Les blancs flocons de neige imprégnés de lumière
Semblaient des feuilles d’or s’envolant en poussière
Et le pré d’alentour était comme un étang
Où le vent de la nuit aurait roulé du sang.

Ruzard tient à Lozet, pour lui rendre courage,
D’hypocrites discours. Mais une sourde rage

Grondait au fond du cœur de l’honnête habitant.
Il n’écoutait personne ; il allait répétant :

— C’est un traître ! un maudit ! Que le diable l’emporte !

Un des vieux l’aborda :
— La colère nous porte,
Mon brave ami, dit-il, à souvent nous tromper.
Quelque soit l’instrument que Dieu prend pour frapper,
C’est toujours jusqu’à Dieu que remonte l’épreuve.

— Je sais que l’on se venge et j’en aurai la preuve,
Répliqua Jean Lozet. Ce n’est pas un soupçon.
Je puis vous en parler de ce lâche garçon
Que j’ai reçu, nourri, gardé dans ma demeure,
Et qui veut, en retour, me ruiner sur l’heure.

— Comment ! vous accusez mon honnête patron ?
Reprit une autre voix vibrant comme un clairon.

Or, c’était le pilote. Il écarta le monde :

— Qu’on ne l’accuse pas ! Avant une seconde
J’aurai puni, fit-il, le lâche accusateur !


— Ton patron, comme toi, n’est qu’un vil imposteur,
Hurla le vieux Lozet dans sa colère folle.

Le pilote, aussitôt, se précipite, vole,
Repoussant de ses bras les paysans surpris,
Et vient près de Lozet qu’il traite avec mépris,
Jeter, pour être souple en cette lutte ardente,
Son grand capot de drap sur la neige fondante.

— Dis donc encor, Lozet, que mon maitre est méchant ;
Tu verras si jamais je fais le chien couchant.
Que l’on m’attaque, moi, c’est très bien, je l’endure ;
Mais lui, non ! Et voilà trop longtemps que ça dure.

La querelle faisait du bruit ; jeunes et vieux
S’approchaient tour à tour pour entendre ou voir mieux.
Mais, plus vives que tous, deux femmes dont les larmes
Redoublaient de la voix la douceur et les charmes,
Courent, les bras ouverts, aux deux fiers ennemis :
Une épouse, une enfant.
Sur leurs pieds affermis,
Les lutteurs aveuglés se mesurent, s’observent.
Louise la première :
— Oh ! les cieux vous préservent

D’oublier plus longtemps la douce charité !
Dit-elle avec candeur au pilote irrité.
Mon père, calmez-vous ! Pardonnez, ô mon père !
Le malheur qui le frappe, hélas ! le désespère !

Et puis la jeune fille entrecoupait ses mots
D’affectueux baisers et de profonds sanglots.
Et la mère Lozet, muette dans sa peine,
Entourait de ses bras ainsi que d’une chaîne
Le torse musculeux de son aveugle époux.

Devant cette prière expire le courroux.
Et les bouillants vieillards s’en vont la tête basse.
Cependant plus il songe à tout ce qui se passe
Et plus Lozet se croit victime d’un complot.



Le feu tombait enfin comme s’apaise un flot ;
La neige, aux environs, devenait violette.
La grange semblait être un immense squelette
Avec ses longs poteaux et ses légers entraits.
Ça ressemblait de loin à de flamboyants traits,
À de grands traits de flamme épars dans les airs sombres.
La charpente s’ébranle au-dessus des décombres :


Elle craque partout et tombe lourdement.
Une clarté sinistre emplit le firmament,
Déchirant le brouillard comme un éclair sublime,
Et le brasier qui meurt, un instant se ranime.

La flamme sans élans n’a plus d’aiguilles d’or,
Mais de nombreux tisons se réveillent encor
Et glissent sur la neige emportés par la brise,
Pendant que la fumée ondoie, épaisse et grise,
Comme un voile de deuil qui se fend en lambeaux.

Quand les plaisirs impurs, comme de vifs flambeaux,
Ont à nos yeux charmés fait resplendir leurs flammes,
La lumière vacille et s’éteint dans nos âmes,
Et, comme une fumée, on sent monter alors
Les orbes ténébreux des dévorants remords.

xxviii

UNE BOURRASQUE

Lozet voyait toujours, sous l’orme séculaire,
Le spectre du marin détesté. La colère
L’arrachait au repos et troublait sa raison.
Il craignait maintenant qu’on brûlât sa maison.

— Où peut, se disait-il, s’arrêter la vengeance ?
Cet homme est un maudit, une infernale engeance.

Et, parlant à Louise, un jour :
— Cruelle enfant,
Est-ce que ton amour aujourd’hui le défend ?
Vois-tu quel homme indigne a longtemps su te tendre,
Par son air glorieux et sou langage tendre,
Un piège redoutable autant que séduisant ?


Et la naïve fille, en son amour puisant
Une force nouvelle, une espérance auguste,
Répondit au vieillard :
— Ne soyez pas injuste.
Pardonner au coupable, ô mon père, c’est mieux
Que frapper l’innocent d’un trait calomnieux.

Le vieillard emporté marche d’un pas rapide.
Il regrette, dit-il, sa charité stupide
Dont le bon Dieu lui-même, il est clair, ne fait cas ;
Il pousse son fauteuil qui roule avec fracas,
Tombe, se brise et blesse au pied la jeune fille.

Louise ne dit rien, mais une larme brille
Comme une perle blanche aux cils de son œil noir.
L’irascible Lozet se laisse aussitôt choir
Sur un banc qui s’adosse à la cloison de planche,
Et son front soucieux sur ses deux mains se penche.

xxix

LA VISITE DU CURÉ

Les arbres sont en fleurs et les petits oiseaux
Reviennent à leurs nids dans l’herbe où les roseaux.
C’est mai qui passe avec ses brises attiédies.
On dirait, le matin, d’immenses incendies
Qui jettent, au levant, par-dessus les chalets,
Comme des voiles d’or, leurs radieux reflets.
De joyeuses chansons montent de la chaumière ;
Le cœur s’ouvre, tressaille et s’emplit de lumière.
Avec l’hiver qui fuit s’en va l’anxiété,
Avec le doux printemps s’éveille la gaîté.

Les insectes brillants trottent sur le feuillage ;
Partout les laboureurs ouvrent un noir sillage

Avec le soc de fer dans le sol attiédi.
Sur la pierre du champ le lézard engourdi
Vient s’étendre au soleil, pendant que dans la mousse,
En sautant, le grillon jette sa note douce.
Les enfants vont pieds nus et les cheveux au vent,
Et l’hirondelle vole à son nid sous l’auvent.

Ce matin-là, depuis que l’aube était parue,
Lozet guidait, pensif, sa pesante charrue.
Rien semblait ne pouvoir adoucir ses regrets.
Ayant levé la tête il aperçut tout près,
Dans sa longue soutane et lisant son bréviaire,
Le curé qui venait en longeant la rivière.
Il savait la douceur de ce pieux abbé ;
Pourtant sur la charrue il demeure courbé ;
Il craint que devant lui son dépit ne s’envole.

L’abbé le salua d’un geste bénévole,
En souriant. Mais lui, l’entêté laboureur,
Toujours à son travail, poussait avec fureur
Sur le sillon fumant les mancherons d’érable,
Et semblait ne pas voir le prêtre vénérable.

— Allons ! père Lozet, reposez-vous un peu,
Dit d’une calme voix le ministre de Dieu.


Lozet feint la surprise et retient l’attelage.

— Reposez-vous un peu, car le repos soulage,
Fit de nouveau le prêtre.
Et, le vieil habitant :
— Le soleil n’est pas haut, je le veux bien, pourtant,
Quoiqu’il faille, monsieur, travailler sans relâche
Pour refaire la perte. Et, si j’étais un lâche,
Je mourrais de misère à soixante et deux ans.

— Vous le savez, Lozet, beaucoup de paysans
N’ont pas, comme vous-même, une ferme exploitable,
Une bonne maison et du pain sur la table…

— Bien gagnés, je suppose !
— Il ne faut pas, non plus,
S’attacher tout entier à des biens superflus :
L’avarice est un crime escorté d’infamies.

— Et l’on se damnerait pour des économies ?

— Je ne dis point cela ; donc, fort mal on conclut.
Amassez de l’argent, mais songez au salut.


Ce mot, comme un marteau qui tombe sur l’enclume,
Tombe sur le vieillard dont l’œil sombre s’allume.

Le curé dit encor, parlant d’un ton serein :

— Et l’auteur de vos maux est le jeune marin ?

— Si ce n’est lui, monsieur, qui donc ce pourrait être ?

— Lozet, soyez prudent et de vous-même maître.
Bien souvent on a vu l’innocent accusé ;
On a vu bien souvent, insolent et rusé,
Le coupable jouir d’une action inique.

— Je n’ai pas d’ennemis.
— Et votre fils unique,
Cet enfant radieux, ce vase de douceur
Que jadis enlevait un cruel ravisseur,
L’avez-vous oublié ?
— C’est une ancienne chose.

— La vengeance, Lozet, jamais ne se repose ;
Vous l’avez dit vous-même. Or, le navigateur
Ne peut de tous vos maux être le seul auteur…
Et Ruzard est l’époux qu’on destine à Louise ?


— Parce qu’il ne va pas chaque jour à l’église,
Qu’il reste à ses travaux, n’a pas les yeux au ciel
Et ne vous glose point des paroles de miel,
Vous le damnez déjà, dit Jean d’un ton fort aigre.

La colère grondait.
— Je veux le croire intègre,
Et vous pouvez agir ainsi qu’il vous plaira ;
Mais votre douce enfant, Jean, peut-être en mourra,
Car elle n’aime point, vous le savez, cet homme.

— Elle aimerait bien mieux cet autre qu’on ne nomme,
Chez les honnêtes gens, qu’avec honte ou mépris.
De l’amour la jeunesse exagère le prix.

Tout en parlant, Lozet, par secousses rapides
Tourmentait sa charrue ou secouait les guides ;
Le bon curé comprit qu’il était importun ;
Il partit par les champs d’où montait le parfum.

xxx

PAPINEAU

Portant comme une croix un joug haï, sévère,
Un peuple, en ces temps-là, montait sur le calvaire,
Un peuple jeune et bon. Il aimait, ce blessé,
La France qui l’avait lâchement délaissé.
Et le vainqueur, jaloux, lui prêtant mille crimes,
Rivait d’infâmes fers à ses mains magnanimes.

Et ce peuple martyr, sous l’inique pouvoir
Souffrait toujours, toujours ! Il n’espérait plus voir
Le Dieu des nations doucement lui sourire.
N’allait-on pas aussi le chasser, le proscrire
Comme l’on fit un jour du pauvre Acadien ?
Il avait un bourreau, pas d’ange gardien.


Et toujours s’élevait de la terre et de l’onde
Un long gémissement, une plainte profonde !
Le ruisseau qui courait dans le fertile pré,
Les insectes, les fleurs au corsage empourpré,
Les arbres qui voilaient la route solitaire,
Les épis aux grains d’or repliés vers la terre,
La brise du midi, le papillon mutin,
Le nid qui gazouillait au réveil du matin,
Tout semblait prendre part à la douleur immense
De ce peuple écrasé par l’orgueil en démence ;
Tout priait avec lui, tout avec lui pleurait,
Et le lien fatal chaque jour se serrait.

Mais soudain une voix s’élève et nous étonne.
Elle va retentir comme un canon qui tonne,
Et les glaives rouillés sortiront du fourreau.

Un homme s’est dressé sous le fouet du bourreau :
Il est rempli d’amour pour le peuple qui souffre ;
Il voudrait le voir libre ; il lui montre le gouffre

Où l’ont précipité ses guides maladroits.
Il l’éveille ; il l’instruit de ses immortels droits.
Il flétrit des torys la politique louche.
Et les brillants discours jaillissent de sa bouche
Ainsi que des volcans jaillit la lave d’or.
Il monte, il plane haut comme un vol de condor.
Il ressemble au torrent que nul effort n’arrête.

Et le peuple s’émeut. Il relève la tête ;
Il sent qu’il n’est pas fait pour croupir dans les fers ;
Qu’il doit avoir sa place en ce libre univers.
Assez longs ont été les jours de la souffrance.
Depuis qu’il ne voit plus l’étendard de la France
Un morne désespoir étreint son pauvre cœur.

Ô Papineau, ton nom, comme un aigle vainqueur,
Plane majestueux sur ta jeune patrie !
Il porte l’espérance à son âme flétrie
Par le joug écrasant d’un maître sans pitié !
L’anglais l’appelle : haine, et les tiens : amitié.
Il n’est pas la vengeance, il est le pardon noble ;
Il fait rugir d’effroi la politique ignoble
De ces ambitieux, sanguinaires troupeaux,
Qui viennent sur nos bords déchirer nos drapeaux
Et noue chasser aussi de notre humble chaumière !
Ô Papineau, ton nom, c’est comme une lumière

Qui nous montre de loin le chemin de l’honneur !
C’est l’étendard qui porte en ses plis le bonheur !

Comment cet homme grand, dont le puissant langage
Des saintes libertés nous apportait le gage,
Est-il resté courbé sous le joug de l’erreur ?
Comment cet homme fort qui semait la terreur
Et voyait, à son nom, fuir l’ennemi suprême,
N’a-t-il, dans son orgueil, pu se vaincre lui-même ?
Et lui qui d’espérer nous faisait un devoir
Comment s’endormit-il d’un sommeil sans espoir ?

Mais respect au tombeau. Silence donc, ma lyre !
Au fond des cœurs troublés notre Dieu seul peut lire.
Et quand son prêtre saint se retire en pleurant,
Son ange veille encore au chevet du mourant.



Le peuple de ses droits commençait la conquête :
C’était le tour du glaive après l’humble requête.
Plus ardente au combat, la jeunesse surtout,
Pour secouer les fers se levait de partout.
Léon était touché de cet élan sublime.
Il voyait son pays sur le bord de l’abîme

Et cet amour nouveau, l’amour de tous les siens,
Lui semblait le plus noble et le premier des biens.

Il parlait des devoirs de celui qui gouverne
Et de la lâcheté d’un peuple qui prosterne
Devant la tyrannie un front toujours craintif.
Il pleurait sur le sort de son pays captif,
Démasquait l’ennemi, flétrissait le despote,
Et se faisait l’écho du plus grand patriote.

Les jeunes gens aimaient ses éloquents discours.
Ils voulaient de leurs bras apporter le secours
Pour rendre au sol natal la liberté divine.
Les vieillards refroidis, pliés à la routine,
N’entendaient pas sans peur gronder en ce moment,
Au fond des cœurs en feu, le nouveau sentiment.
Beaucoup le combattaient. Lozet plus que les autres
De la révolte fière insultait les apôtres.

xxxi

LES PÊCHEURS

Avant que le printemps eut gonflé les ruisseaux,
Pour reprendre sa vie à bord des grands vaisseaux
Auger partit. Louise en parut désolée.
Une espérance encor s’en était envolée.

Ruzard de ses ennuis devinait bien l’objet ;
L’éloignement d’Auger servait mieux son projet.
Il disait au vieux Jean que toute attente vaine
Le ferait expirer ou de honte ou de peine.

Jean Lozet protestait d’un entier dévoûment ;
Il faisait espérer un heureux dénoûment.




Des canots de pêcheurs s’éloignent de la rive,
Et l’aviron léger plonge dans l’onde vive
Avec le bruit moelleux d’une aile dans les airs.
L’alouette redit ses chants joyeux et clairs
En mouillant son vol souple aux eaux toutes moirées.
Ce sont des rires francs, des chansons mesurées
Que répètent toujours quelques échos lointains,
Dans les brumes du soir ou le feu des matins.

L’indien Tonkourou vers sa ligne dormante
Dirige sa pirogue. Un dessein le tourmente,
Un dessein traître et vil, s’il n’est audacieux.
Et l’on entend l’accord, dans le calme des cieux,
De l’aviron qu’il plonge et du chant qu’il fredonne.
Il aperçoit Ruzard qui pêche au loin. Il donne
À son canot d’écorce une autre impulsion.

— Moi, j’ai pour ton rival de la répulsion,
Dit-il, en abordant l’autre frêle nacelle.
Ma volonté, jamais, ô Ruzard, ne chancelle ;
Je veux le perdre, et toi, tu n’y songes donc pas ?
Il faut que l’indien te mène pas à pas.


De ma vive amitié je t’ai donné la preuve,
N’importe, mets encor ma prudence à l’épreuve.
Pendant qu’il pleure, lui, sur nos droits en danger,
On descend à Québec sur mon canot léger.
On vogue en pleine nuit sur les vagues obscures.
Nos démarches seront et discrètes et sûres.
Nos motifs sont puissants, On voit le chef anglais.
C’est Gosford qu’il se nomme. Or, de son grand palais
Tonkourou connaît bien le chemin. On dénonce
Le traître citoyen, les discours qu’il prononce
Pour exciter le peuple à secouer ses fers.
L’anglais nous récompense, et, par tous les enfers !
Nous délivre à jamais, Ruzard, du capitaine.

— L’affaire, Tonkourou, me paraît bien certaine.

— Nous partirons ce soir quand la chauve-souris,
Voletant aux carreaux, nous jettera ses cris.

— Ce soir nous partirons dans ton canot d’écorce,
Quand baissera la mer. En ramant avec force
Nous serons à Québec avant le point du jour.

— Et demain, vers la nuit, nous serons de retour.