Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/dédicace

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. vii-xv).


À L’HONORABLE
Georges LYTTLETON, écuyer,
l’un des lords commissaires de la trésorerie.

Quoique vous m’ayez toujours refusé la permission de vous dédier cet ouvrage, j’ose, monsieur, me croire quelque droit de le mettre sous votre protection. Je ne l’eusse point entrepris sans vous. Ce fut pour répondre à vos désirs que j’en conçus la première idée. Tant d’années écoulées depuis ce temps, vous ont peut-être fait perdre de vue cette circonstance ; mais vos désirs sont des ordres pour moi, et le souvenir ne sauroit s’en effacer de mon esprit.

J’ajouterai, monsieur, que sans votre secours, je n’aurois jamais achevé mon entreprise. N’allez point prendre l’alarme à ce propos, et craindre que je ne veuille vous faire passer dans le monde pour un auteur de romans. À Dieu ne plaise que ce soit là mon dessein ! J’ai voulu dire simplement que votre généreuse assistance m’avoit soutenu pendant toute la durée de mon travail, autre circonstance qu’il étoit également nécessaire de rappeler à la mémoire d’un protecteur si prompt à oublier ses bienfaits.

Enfin, monsieur, c’est grace à vous que cette histoire paroît au jour telle qu’elle est présentement. Si l’on y trouve, au dire de quelques personnes, la peinture fidèle d’un caractère noble et bienfaisant, qui ne reconnoîtra aussitôt à ce portrait sir Georges Lyttleton et l’un de ses amis particuliers ? Le monde ne me fera sans doute pas l’injure de croire que j’aie voulu me peindre moi-même sous ces traits. Loin de moi une vanité si ridicule ! il saura seulement que les deux excellents personnages qui m’ont servi de modèles, m’honoroient de leur estime et de leur amitié. Je devrois me contenter d’un suffrage si flatteur. J’aurai pourtant la présomption d’en briguer un troisième, c’est celui d’un seigneur non moins distingué par ses vertus publiques et privées, que par le rang qu’il occupe dans le monde ; mais au moment où la reconnoissance fait sortir de mon cœur le nom du duc de Bedfort, comment oublierois-je que les bontés de cet illustre patron sont encore un de vos bienfaits ?

Et par quels motifs me refuseriez-vous la grace que je sollicite de vous ? Après avoir donné tant d’éloges à mon livre, craindriez-vous de lire votre nom à la tête de l’épître dédicatoire ? Faut-il donc que pour prix de vos louanges, je renonce à votre protection ? Ces louanges même, j’ose m’en flatter, ne vous sont point dictées par la seule amitié. Vit-on jamais ce sentiment égarer votre goût, ou corrompre votre intégrité ? Un ennemi est toujours sûr d’obtenir de vous la justice qu’il mérite, et l’unique faveur qu’un ami coupable en puisse attendre, c’est le silence, ou tout au plus un mot d’excuse, si le jugement du monde à son égard vous paroît trop sévère.

Je suis tenté, monsieur, d’attribuer à votre dégoût pour la louange la véritable cause de votre refus. J’ai remarqué que vous aviez cela de commun avec mes deux autres amis, de ne pouvoir souffrir que l’on rendît un hommage public à vos vertus : en sorte que ce qu’un grand poëte a dit de l’un de vous peut s’appliquer également à tous trois :

Bienfaisant en secret, honteux de le paroître[1].

Si des personnes de ce caractère sont aussi soigneuses d’éviter la louange, que d’autres d’échapper à la censure, vous devez craindre en effet de tomber entre mes mains ; car quel homme ne redouteroit avec raison, la vengeance d’un auteur à qui il auroit fait autant de mal que vous m’avez fait de bien ?

Cette frayeur de la censure doit être en rapport avec la conscience de chacun. Ainsi, par exemple, celui dont la vie entière a servi d’aliment à la critique, ne pourra se défendre d’une juste terreur, s’il apprend qu’un auteur satirique prend la plume contre lui. Or faisant l’application de cette vérité à l’excellence de votre mérite, et à votre aversion pour la louange, combien est naturelle et raisonnable la peur que je vous inspire !

Vous auriez pu toutefois m’accorder sans crainte la permission que je vous demandois, convaincu que je préférerai toujours l’accomplissement de vos désirs à ma satisfaction personnelle. Je vous en donne une preuve non équivoque dans cette épître où, réprimant l’essor de ma reconnoissance, je me condamne à taire l’éloge de mon bienfaiteur, pour ne rien écrire de lui qui offense sa modestie.

En un mot, je vous présente ici l’ouvrage de plusieurs années de ma vie. Vous savez déjà, monsieur, le prix qu’il y faut mettre. Si, d’après le jugement avantageux que vous en avez porté, j’ai pensé que ce fruit de mes veilles n’étoit point indigne d’estime, on ne pourra me taxer de vanité, puisque j’aurois souscrit de même aux éloges que vous auriez donnés à toute production étrangère. Soyez aussi persuadé que si j’avois aperçu dans mon travail quelque grave imperfection, vous seriez la dernière personne à qui j’aurois osé en faire hommage.

Je me flatte encore que sur le nom d’un patron tel que vous, le lecteur sera convaincu d’avance qu’il ne trouvera rien ici de préjudiciable à la cause sacrée de la religion et de la vertu, rien qui blesse le moins du monde les bienséances, ni dont l’œil le plus chaste puisse être offensé. Rendre aimables l’innocence et la bonté, voilà quel a été mon but. Vous me faites l’honneur de croire que je l’ai atteint. C’est en effet dans des ouvrages du genre de celui-ci qu’on peut espérer d’en approcher de plus près. L’exemple est une sorte de tableau vivant où la vertu devient pour ainsi dire sensible, et se manifeste avec une partie des charmes que Platon avoit entrevus dans sa pure essence.

Non content d’exposer au grand jour ses divins attraits, j’ai voulu attirer les hommes à son culte par un motif plus puissant que l’admiration, par la considération de leur véritable intérêt. Je me suis appliqué, dans ce dessein, à faire voir que toutes les jouissances du vice ne sauroient tenir lieu de cette paix solide de l’ame qui est la compagne fidèle de l’innocence et de la vertu, ni racheter le trouble et les remords qu’elles traînent toujours à leur suite. J’ai montré de plus que ces jouissances ne s’obtiennent pour l’ordinaire que par des moyens honteux, incertains, souvent même dangereux ; enfin j’ai tâché de prouver que l’innocence et la vertu n’ont pas d’ennemi plus nuisible que leur imprudence naturelle, qui les précipite trop souvent dans les piéges que la ruse et la méchanceté sont sans cesse occupées à leur tendre : vérité sur laquelle j’ai cru surtout devoir insister, comme plus susceptible qu’aucune autre d’être enseignée avec succès ; car il est beaucoup plus facile de rendre l’honnête homme sage et prudent, que de convertir le méchant en homme de bien.

J’ai mis en œuvre, dans l’histoire suivante, tout ce que la nature a pu me donner d’esprit et de gaieté, pour corriger par le ridicule les travers et les vices favoris de l’espèce humaine. Ai-je réussi ? le lecteur impartial va bientôt en juger. Je ne lui demande que deux choses, la première, de ne pas chercher dans mon ouvrage une perfection chimérique, la seconde, d’user d’indulgence, s’il juge que certaines parties ne répondent point au foible mérite qu’il lui aura plu de trouver dans d’autres.

Je finis, monsieur ; car je m’aperçois qu’au lieu d’une épître dédicatoire, j’ai fait une véritable préface. Cela pouvoit-il être autrement ? Je crains de vous louer, et je ne saurois m’en défendre qu’en gardant le silence, ou en détournant ma pensée sur d’autres objets.

Excusez donc ce que j’ai pu écrire ici sans votre aveu, et même contre votre défense formelle, et permettez-moi de me dire publiquement avec le plus profond respect et la plus vive reconnoissance,

Monsieur,
Votre très-humble, très-obéissant,
et très-obligé serviteur,xxxxxxxx
Henri FIELDING.

  1. Do good by stealth, and blush to find fame. Pope.