Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 16/Chapitre 10

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 237-242).

CHAPITRE X.



CONSÉQUENCES DE LA VISITE PRÉCÉDENTE.

On n’a pas oublié la lettre que mistress Western remit à M. Fitz-Patrick. L’Irlandois, instruit par ce moyen du lieu où étoit sa femme, retourna directement à Bath et en repartit le lendemain pour Londres.

Nous avons déjà fait connoître en plus d’une rencontre le caractère jaloux de ce gentilhomme ; on voudra bien se souvenir des soupçons qu’il conçut à Upton sur le compte de Jones, quand il le trouva dans la chambre de mistress Waters. Quoique l’invraisemblance lui en eût été démontrée sur-le-champ d’une manière péremptoire, le brillant éloge de Jones écrit de la main de sa femme, lui donna lieu de réfléchir qu’elle étoit aussi en même temps à la même auberge. Ce rapprochement fit naître, dans un esprit naturellement peu lucide, une confusion d’idées qui enfanta le monstre aux yeux verts peint par Shakespeare dans sa tragédie d’Othello.

Or, comme notre gentilhomme s’informoit dans la rue de la demeure de sa femme, et qu’on venoit de la lui indiquer, Jones, par malheur, sortoit de chez elle.

Fitz-Patrick ne le reconnut pas d’abord. Toutefois, voyant un jeune homme bien mis sortir de chez sa femme, il alla droit à lui, et lui demanda ce qu’il avoit été faire dans cette maison. « Vous ne pouvez nier, dit-il, que vous n’y soyez entré, puisque je vous en ai vu sortir. »

Jones répondit tout simplement qu’il venoit d’y rendre visite à une dame.

« Quelle affaire avez-vous avec cette dame ? » répartit Fitz-Patrick.

Jones reconnaissant, à ne pouvoir s’y méprendre, la voix, les traits, et jusqu’à l’habit du personnage : « Ah ! mon bon ami, s’écria-t-il, donnez-moi la main. J’espère qu’il ne vous reste pas de rancune contre moi, au sujet d’une petite méprise déjà si ancienne.

— Sur mon ame, monsieur, je ne connois ni votre nom ni votre figure.

— Je n’ai pas non plus le plaisir de savoir votre nom ; mais je me souviens très-bien de votre figure, pour vous avoir vu à Upton, où nous eûmes ensemble une assez sotte querelle ; si elle ne vous semble pas finie, nous allons, s’il vous plaît, la terminer le verre en main.

— Vous m’avez vu à Upton ? Ah ! parbleu, je crois que vous vous nommez Jones ?

— C’est vrai.

— Sur mon ame, vous êtes justement l’homme que je cherchois. Oui, je vais aller boire une bouteille de vin avec vous ; mais auparavant, monsieur le coquin, recevez ce coup de poing ; et sur mon ame, si vous ne m’en rendez pas raison, je vous en donnerai un second. » En même temps il tira son épée et se mit en garde ; car tout son savoir se bornoit à l’art de l’escrime.

Jones fut un peu étourdi d’une attaque si imprévue ; mais, recouvrant aussitôt sa présence d’esprit, il se prépara au combat. Quoique novice dans le métier des armes, il chargea avec vigueur son adversaire, écarta adroitement son épée et lui enfonça la moitié de la sienne dans le corps ; Fitz-Patrick ne se sentit pas plus tôt blessé qu’il recula quelques pas, laissa tomber la pointe de son épée vers la terre, et s’appuyant dessus : « J’en ai assez, dit-il, je suis un homme mort.

— J’espère que non, répartit Jones ; mais quelles que soient les suites de votre blessure, vous conviendrez que vous ne pouvez les imputer qu’à vous-même. »

À l’instant plusieurs hommes de mauvaise mine se précipitèrent sur Jones et se saisirent de lui. Il leur dit qu’il n’avoit nul dessein de faire résistance, et les pria seulement de prendre soin du blessé.

« Oh ! répondit l’un d’eux, le blessé n’a pas grand besoin de soins. Je crois qu’il lui reste peu d’heures à vivre. Pour vous, monsieur, vous avez encore un bon mois devant vous.

— Dieu me damne, Jacques, dit un second, il a mis obstacle à son voyage. Le voilà maintenant destiné pour un autre port. »

Le pauvre Jones fut en butte à mille plaisanteries semblables de la part de ces hommes qui étoient des bandits payés par lord Fellamar. Ils l’avoient vu entrer chez mistress Fitz-Patrick et l’attendoient au coin de la rue, quand le malheureux accident arriva.

Le chef de la bande jugea très-sagement qu’il devoit remettre Jones entre les mains du magistrat civil. Il le fit donc conduire dans une maison publique, envoya chercher un constable et le laissa sous sa garde. Le constable voyant un jeune homme très-bien vêtu, et apprenant que l’accident étoit la suite d’un duel, traita son prisonnier avec beaucoup d’égards. À sa prière, il chargea quelqu’un d’aller s’informer de l’état du blessé qu’on avoit déposé dans une taverne et confié aux soins d’un chirurgien. Le messager rapporta que la blessure étoit mortelle et ne laissoit aucun espoir de salut. Là-dessus le constable annonça à Jones qu’il ne pouvoit se dispenser de le mener devant un juge de paix.

« J’irai partout où il vous plaira, lui répondit Jones. Peu m’importe le sort qui m’attend. Quoique je sois bien convaincu qu’aux yeux de la loi je ne suis point coupable de meurtre, le sang que j’ai versé n’en est pas moins sur mon cœur un poids insupportable. »

On mena Jones devant un juge de paix ; le chirurgien qui venoit de panser M. Fitz-Patrick y comparut, et déposa qu’il croyoit la blessure mortelle. Le prisonnier fut en conséquence conduit à Gate-House[1]. L’heure avancée de la nuit ne permit à Jones d’envoyer chercher Partridge que le lendemain ; et comme il ne s’endormit pas avant sept heures du matin, ce ne fut qu’à midi que le pédagogue, vivement alarmé de la longue absence de son maître, en reçut un message qui pensa le faire mourir de douleur.

Il courut à Gate-House tout pâle et tout tremblant ; dès qu’il vit Jones, il se mit à déplorer le malheur qui lui étoit arrivé, versant un torrent de larmes, et regardant sans cesse autour de lui avec un air d’effroi ; car la nouvelle de la mort de M. Fitz-Patrick venoit de se répandre dans la prison, et le superstitieux Partridge craignoit, à chaque instant, de voir apparoître son fantôme. Enfin il remit à Jones une lettre de Sophie qu’il tenoit de Black Georges, et qu’il avoit failli oublier.

Jones renvoya tout le monde, brisa précipitamment le cachet de la lettre et lut ce qui suit :

« Vous ne devez d’entendre encore parler de moi, qu’à une circonstance qui me surprend, je l’avoue. Ma tante vient de me montrer une lettre écrite par vous à lady Bellaston, dans laquelle vous lui faites une proposition de mariage. Cette lettre est, j’en suis convaincue, de votre propre main ; ce qui met le comble à mon étonnement, elle est datée du jour même où vous cherchiez à me persuader que vous éprouviez de si vives alarmes à mon sujet. Commentez ce fait comme il vous plaira. Tout ce que je souhaite, c’est que votre nom ne soit plus jamais prononcé devant

« S. W. »

Nous ne pouvons donner une plus juste idée de la situation présente de Jones et de ses cruelles angoisses, qu’en disant que Thwackum lui-même en auroit presque eu pitié. Quelque profond que soit l’abîme du malheur où il est tombé, nous l’y laisserons pour le moment, à l’exemple de son bon génie (s’il est vrai qu’il en eût un), et nous terminerons ici le seizième livre de notre histoire.


  1. C’est le nom d’une prison de Londres. Trad.