Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 16/Chapitre 06

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 211-216).

CHAPITRE VI.



L’HISTOIRE RÉTROGRADE.

Il est presque impossible au meilleur des pères d’observer à l’égard de ses enfants une exacte impartialité, lors même qu’aucune qualité éminente ne motive sa prédilection en faveur de l’un d’eux ; mais on ne sauroit le blâmer, quand sa préférence se fonde sur la supériorité du mérite.

Nous donc qui regardons tous les personnages de cette histoire comme nos enfants, nous avouerons notre foible pour Sophie ; et nous espérons que l’excellence de son caractère nous servira d’excuse auprès du lecteur. Le tendre attachement que nous lui avons voué ne nous permet jamais de la quitter long-temps sans un vif regret : aussi irions-nous en toute hâte nous enquérir de ce qui lui est arrivé depuis que son père l’a remise entre les mains de sa tante, si nous n’étions obligé de faire d’abord une petite visite à M. Blifil.

L’écuyer Western, dans le premier trouble où le jetèrent les nouvelles inopinées que mistress Fitz-Patrick lui donna de sa fille, et dans son empressement à courir après elle, oublia complètement d’instruire M. Blifil de la découverte qu’il venoit de faire. Mais il n’alla pas loin sans s’apercevoir de son inadvertance ; et s’arrêtant à la première auberge qui s’offrit à lui sur la route, il dépêcha un exprès à Blifil pour le prévenir qu’il avoit retrouvé Sophie, et qu’il étoit fermement décidé à la lui faire épouser sur-le-champ, s’il vouloit venir le rejoindre à Londres.

Comme l’amour dont Blifil brûloit pour Sophie ne pouvoit être refroidi que par la perte de sa fortune, ou par quelque accident semblable, sa fuite, quoiqu’il eût à se reprocher d’en être la cause, n’avoit point affoibli en lui le désir d’obtenir sa main. Il accepta en conséquence de grand cœur l’offre de l’écuyer. En épousant Sophie, il se proposoit de contenter, outre son penchant à l’avarice, une autre passion très-forte, celle de la haine ; car il pensoit que le mariage fournit le moyen de satisfaire la haine aussi bien que l’amour : et de nombreuses expériences semblent confirmer la justesse de son opinion. Si l’on considère en effet la conduite que tiennent d’ordinaire entre eux les gens mariés, peut-être sera-t-on disposé à croire qu’en général on ne cherche dans une union où tout se met en commun, hors le cœur, qu’à goûter le plaisir de la haine.

Blifil rencontra cependant un obstacle à ses desseins ; et cet obstacle vint de M. Allworthy. Ce digne homme à qui on n’avoit pu cacher la fuite de Sophie, ni en déguiser le motif, instruit par cet événement de l’extrême aversion qu’elle avoit pour son neveu, commença à craindre sérieusement qu’on ne l’eût trompé, en l’engageant à pousser les choses si loin. Il ne partageoit point les principes de ces parents qui ne croient pas plus nécessaire de consulter, en fait de mariage, l’inclination de leurs enfants, que de demander l’agrément de leurs domestiques, quand ils veulent entreprendre un voyage, et qui ne s’abstiennent souvent d’user de violence que par la crainte des lois, ou du moins par respect humain. Convaincu qu’il n’y a rien de plus sacré que l’institution du mariage, il pensoit qu’on ne devoit négliger aucune précaution pour conserver sainte et pure l’union conjugale, et concluoit très-sagement que le meilleur moyen d’atteindre ce but, étoit de prendre d’abord pour base une affection réciproque.

Blifil dissipa bientôt le chagrin qu’éprouvoit son oncle d’avoir été trompé, en lui jurant qu’il avoit été trompé lui-même ; et ses protestations s’accordoient parfaitement avec les assurances réitérées de M. Western. Il ne lui restoit plus qu’à déterminer M. Allworthy à renouveler sa demande : difficulté capable d’effrayer un génie moins hardi que le sien ; mais ce jeune homme avoit la conscience de ses talents, et toutes les entreprises dont le succès dépendoit de la ruse lui paroissoient faciles à exécuter.

Il peignit à son oncle l’ardeur de sa flamme et l’espoir de vaincre, par sa persévérance, l’aversion de miss Western. Il demanda que dans une affaire d’où dépendoit le bonheur de sa vie, il lui fût du moins permis d’essayer tous les moyens honnêtes de succès. « À Dieu ne plaise, dit-il, que j’en emploie jamais d’autres ! D’ailleurs, mon cher oncle, si mes tentatives sont infructueuses, vous serez toujours à temps de me refuser votre consentement. » Il insista sur le vif désir que montroit M. Western de conclure le mariage ; il énuméra longuement les torts de Jones, lui imputa tout ce qui étoit arrivé, et finit par dire que ce seroit faire un acte de charité, que de préserver de ses piéges une jeune personne du plus rare mérite.

Thwackum seconda de son mieux ces arguments. Il appuya avec plus de force encore que n’avoit fait Blifil sur le respect dû à l’autorité paternelle. Il attribua les mesures que son élève vouloit prendre, à des principes de religion. « Oui, dit-il, quoique ce bon jeune homme n’ait mis la charité qu’en dernière ligne, je suis convaincu qu’elle occupe la première et la principale place dans sa pensée. »

Square, s’il eût été présent, n’auroit pas manqué de tenir le même langage, en partant toutefois d’un autre principe. Il auroit découvert dans les vues de Blifil une grande convenance morale ; mais il étoit allé rétablir sa santé aux eaux de Bath.

M. Allworthy céda, non sans répugnance, aux sollicitations de son neveu. « Je vous accompagnerai, lui dit-il, à Londres, où vous pourrez user de tous les moyens légitimes pour gagner le cœur de miss Western ; mais je vous déclare que je ne consentirai point à ce qu’on lui fasse violence, et que vous ne l’obtiendrez jamais que de son libre aveu. »

Ainsi, grâce à l’affection de M. Allworthy pour Blifil, l’esprit très-inférieur du neveu l’emporta sur la haute raison de l’oncle ; et c’est ainsi que la sensibilité d’un bon cœur met souvent en défaut la prudence de la meilleure tête.

Blifil étant parvenu, contre toute apparence, à obtenir l’agrément de son oncle, s’occupa sans relâche de l’exécution de son projet. Aucune affaire pressante ne retenant M. Allworthy à la campagne, ses préparatifs de voyage furent bientôt faits ; il partit pour Londres le jour suivant avec son neveu, et y arriva le soir même où Jones, comme on l’a vu, s’amusoit à la comédie des ingénuités de Partridge.

Le lendemain matin, Blifil alla voir M. Western qui lui fit l’accueil le plus gracieux, et l’assura d’une manière positive, (trop positive peut-être) que Sophie mettroit dans peu le comble à ses vœux. Il ne voulut même pas le laisser partir qu’il ne l’eût conduit presque de force chez sa sœur.