Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 15/Chapitre 10

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 148-155).

CHAPITRE X.



FAITS ET OBSERVATIONS.

La lettre dont on vient de parler étoit de M. Allworthy. Il annonçoit qu’il se rendoit à Londres avec M. Blifil, et demandoit à mistress Miller son logement accoutumé, c’est-à-dire le premier étage pour lui, et le second pour son neveu.

La gaîté qui avoit animé jusque-là les traits de la pauvre femme, s’altéra alors un peu. Cette nouvelle lui causoit un grand embarras. Mettre son gendre à la porte, au moment même où il venoit de donner, en épousant sa fille, une si grande preuve de désintéressement, lui paraissoit un procédé inexcusable. D’un autre côté, après les bienfaits dont M. Allworthy l’avoit comblée, elle ne pouvoit supporter l’idée de lui refuser, sous quelque prétexte que ce fût, un logement auquel il avoit toute espèce de droit. En effet, ce gentilhomme, dans les services sans nombre qu’il aimoit à rendre, s’étoit fait une règle diamétralement opposée à celle que suivent d’ordinaire les personnes les plus généreuses. Il cherchoit toujours à cacher sa bienfaisance, non-seulement au public, mais encore à ceux qui en étoient l’objet. Au mot donner il substituoit les mots prêter, payer ; tandis qu’il répandoit ses dons à pleines mains, il prenoit soin de les accompagner d’expressions qui en diminuoient la valeur. Ainsi, en constituant à mistress Miller une rente annuelle de cinquante livres sterling, il lui avoit dit que c’étoit à condition qu’il occuperoit le premier étage de sa maison quand il viendroit à Londres, où il comptoit ne jamais faire un long séjour ; et pour lui laisser la liberté d’en disposer le reste de l’année, il avoit pris l’engagement de la prévenir de son arrivée, un mois d’avance. Cette fois-ci cependant, il s’étoit vu forcé de partir si précipitamment, qu’il n’avoit pu l’avertir à temps. Ce fut là, sans doute, ce qui l’empêcha d’ajouter dans sa lettre, qu’il ne demandoit son logement accoutumé que dans le cas où il seroit vacant ; car il y auroit certainement renoncé pour une beaucoup moins bonne raison que celle que mistress Miller avoit à lui donner.

Mais il est des personnes qui, suivant l’excellente remarque de Prior, agissent d’après des principes d’un ordre supérieur aux règles communes de la morale,

Et par un sentier peu battu
Cherchent à passer les limites,
Qu’entre le vice et la vertu
Les philosophes ont prescrites[1].

C’est peu pour elles d’être acquittées au tribunal de la justice et même à celui de la conscience, le plus sévère de tous ; rien que ce qui est beau et honnête ne peut satisfaire la délicatesse de leur ame. Si quelqu’une de leurs actions s’éloigne le moins du monde des règles austères de la vertu, elles tombent dans une morne tristesse, elles éprouvent la même agitation, le même trouble qu’un assassin à l’aspect d’un fantôme, ou d’un bourreau.

Mistress Miller étoit de ce nombre. Elle ne put cacher l’impression que fit sur elle la lettre de M. Allworthy ; mais à peine eut-elle instruit la compagnie du contenu de cette lettre et de l’embarras qu’elle éprouvoit que Jones, son bon ange, la délivra de son anxiété. « Madame, lui dit-il, vous pouvez disposer de mon logement, dès que vous le souhaiterez ; je suis sûr aussi que M. Nightingale qui n’a pas encore eu le temps de trouver un appartement convenable pour sa femme, consentira à retourner dans sa demeure actuelle et que mistress Nightingale ne fera pas difficulté de l’y suivre. »

Les deux époux consentirent aussitôt à cet arrangement.

On ne s’étonnera pas qu’un nouveau sentiment de reconnoissance brillât en ce moment sur le visage de mistress Miller. Ce qui pourra surprendre, c’est que le nom de mistress Nightingale donné par Jones à sa fille, doux nom qui frappoit pour la première fois son oreille, procura à cette tendre mère plus de satisfaction, et pénétra son cœur d’une plus vive gratitude pour notre héros, que sa prompte attention à la tirer de peine.

Le changement d’habitation du jeune ménage et de Jones qui devoit loger dans la même maison que son ami, fut fixé au jour suivant. La petite société, libre enfin de tout souci, passa le reste du jour dans la joie. Jones seul, quoiqu’il partageât en apparence la gaîté commune, sentoit au fond du cœur de cruelles angoisses, en pensant à sa Sophie. La nouvelle de l’arrivée de Blifil à Londres augmentoit beaucoup son tourment ; car il ne pouvoit se tromper sur le motif de ce voyage. Pour surcroît d’affliction, mistress Honora qui avoit promis de s’enquérir de la demeure de Sophie, et de venir le lendemain au soir de bonne heure, l’informer du résultat de ses recherches, lui avoit manqué de parole. Sa situation et celle de sa maîtresse ne lui permettoient guère d’espérer de bonnes nouvelles. Cependant il étoit aussi impatient de voir mistress Honora, et aussi chagrin de l’avoir vainement attendue, que s’il se fût flatté de recevoir, par son entremise, une lettre de Sophie, avec la promesse d’un rendez-vous.

Son impatience étoit-elle l’effet de cette foiblesse naturelle à l’esprit humain, qui nous porte à percer l’obscurité de notre destinée, quelque fâcheuse qu’elle puisse être, et nous fait regarder l’incertitude comme le plus insupportable de tous les maux ? ou se berçoit-il encore d’un secret espoir ? C’est ce que nous ne saurions décider. Ceux qui ont aimé ne manqueront pas d’adopter la dernière supposition ; car, de tous les miracles que produit l’amour, le plus surprenant est d’entretenir l’espérance au sein du désespoir. Obstacle, invraisemblance, impossibilité même, rien ne l’arrête : de sorte qu’on peut dire de tout homme éperdument amoureux, ce qu’Addison dit de César :

Il sort vainqueur de cent combats.
Les Alpes et les Pyrénées
D’épaisses neiges couronnées,
Abaissent leurs fronts sous ses pas[2].

Il est vrai aussi que cette passion change quelquefois une taupinière en montagne, et fait naître le désespoir au sein de l’espérance ; mais les ames fortes ne se laissent pas longtemps abattre par le découragement : c’est au lecteur à deviner de quelle trempe étoit celle de Jones. Nous ne pouvons, faute de renseignements, lui rien dire de positif à cet égard. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’après deux heures d’attente, se sentant hors d’état de dissimuler plus longtemps l’excès de son trouble, il se retira dans sa chambre ; et peu s’en falloit qu’il ne perdît la tête, quand il reçut de mistress Honora la lettre suivante, que nous allons transcrire mot pour mot.

« Monsieur,

« Je me serois certainement rendue chez vous, suivant ma promesse, si ce n’étoit que milady m’en a empêchée. Vous savez, monsieur, que chacun doit d’abord penser à soi. Assurément, jamais je n’aurois trouvé une autre place semblable, et je serois sans excuse si j’avois refusé l’offre que milady m’a faite avec tant de bonté de me prendre pour femme de chambre, sans que je le lui eusse demandé. C’est bien la meilleure dame qu’il y ait au monde : il n’y a que des méchants qui puissent dire le contraire. Si j’ai tenu quelques propos sur elle, c’étoit par ignorance, et je m’en repens sincèrement. Je sais que monsieur est trop bon, trop honnête pour les répéter, avec le dessein de nuire à une pauvre domestique qui a toujours eu pour lui le plus grand respect. On devroit bien penser à retenir sa langue ; car on ne sait pas ce qui peut arriver. Si quelqu’un m’avoit dit hier que j’aurois aujourd’hui une si bonne place, je ne l’aurois pas cru. Je n’avois jamais songé à pareille chose, et je suis incapable de chercher à supplanter qui que ce soit ; mais comme milady a eu la bonté de me prendre à son service sans que je le lui eusse demandé, certainement mistress Etoff elle-même, ni personne ne peut me blâmer d’avoir profité d’une occasion qui s’est rencontrée sur mon chemin. Je prie monsieur de ne point parler des propos que j’ai tenus ; je lui souhaite tous les biens du monde, et je ne doute pas qu’il n’obtienne à la fin mademoiselle Sophie. Quant à moi, monsieur sait que je ne puis plus me mêler de cette affaire, étant aux ordres d’une autre maîtresse, et obligée de lui consacrer tout mon temps. Je prie monsieur de ne rien dire du passé, et de me croire, jusqu’à la mort,

« Sa très-obéissante et très-humble servante,
« Honora Blackmore. »

Jones se livra à diverses conjectures sur le motif qui avoit engagé lady Bellaston à prendre à son service mistress Honora. Dans le vrai, cette dame n’avoit eu d’autre dessein que de s’assurer de la dépositaire d’un secret qu’il lui importoit d’étouffer. Elle désiroit surtout en dérober la connoissance à Sophie, qui étoit peut-être cependant la seule personne incapable de le divulguer. Mais c’est ce que lady Bellaston ne pouvoit croire. Animée d’une haine implacable contre Sophie, elle supposoit une égale aversion pour elle dans le tendre cœur de notre héroïne, où nulle passion de ce genre n’avoit jamais trouvé d’accès.

Tandis que Jones s’imaginoit voir dans la nouvelle condition d’Honora un effrayant complot et le mystère d’une profonde politique, la fortune qui jusque-là sembloit s’être plu à traverser son union avec Sophie, inventa un nouveau moyen d’y mettre un obstacle éternel, en lui suscitant une tentation à laquelle il paraissoit difficile qu’il eût la force de résister, dans l’état désespéré de ses affaires.


  1. Beyond the fix’d and settled rules
    Of vice and virtue, in the schools,
    Beyond the letter of the law. Prior.

  2. The Alps and Pyrenæans sink before him.Addison.