Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 15/Chapitre 03

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 89-96).

CHAPITRE III.



DÉVELOPPEMENT DU COMPLOT.

Nos lecteurs ont déjà pu s’apercevoir que lady Bellaston tenoit dans le grand monde un rang fort distingué ; mais c’étoit surtout dans le petit monde qu’elle brilloit. On appeloit ainsi une honorable société qui florissoit depuis peu en Angleterre. Parmi ses bizarres statuts, il y en avoit un très-remarquable. Comme le fameux club des héros qui se forma sur la fin de la dernière guerre, exigeoit que chacun de ses membres se battît au moins une fois par jour, celui du petit monde obligeoit de même les siens, hommes et femmes, à conter, au moins toutes les vingt-quatre heures, une historiette plaisante qu’ils devoient ensuite répandre dans le public.

On fit sur cette société beaucoup de contes ridicules et d’un genre tel, qu’on peut les supposer sans injustice, de sa propre invention. On disoit, par exemple, que le diable en étoit le président, et qu’assis dans un fauteuil, il occupoit le haut bout de la table. Des recherches très-exactes nous ont convaincu que c’étoient de pures fables, et que l’assemblée se composoit d’excellentes gens dont les innocents mensonges n’avoient pour but que l’amusement.

Tom Édouard faisoit partie de cette joyeuse réunion. Lady Bellaston le jugea un instrument propre à seconder ses vues. En conséquence elle lui conta une histoire de sa façon, en le priant de ne la répéter que le soir à un certain signal qu’elle lui donneroit, lorsque tout le monde, excepté lord Fellamar et lui, se seroit retiré, et pendant qu’on joueroit au whist.

Chers lecteurs, transportez-vous donc entre sept et huit heures du soir dans le salon de lady Bellaston. Cette dame, lord Fellamar, miss Western, et Tom Édouard jouent au whist ; la dernière partie est sur le point de finir ; lady Bellaston s’adresse à Tom Édouard et lui donne ainsi le signal convenu : « En vérité, Tom, vous êtes devenu depuis peu insupportable. Vous aviez coutume de nous conter toutes les nouvelles de la ville, et maintenant vous ne savez pas plus ce qui se passe dans le monde, que si vous aviez cessé d’y vivre.

— Ne vous en prenez pas à moi, milady, répondit Édouard, mais à la sottise du siècle. On ne fait plus rien qui mérite d’être cité… Attendez pourtant, à présent que j’y pense, il est arrivé un terrible accident au colonel Wilcox. Le pauvre colonel ! vous le connoissez, milord. Il n’y a personne qui ne le connoisse. Sur mon honneur, je suis fort en peine de lui.

— Et pourquoi, je vous prie ? dit lady Bellaston.

— Pourquoi ? il a tué ce matin un homme en duel ; voilà tout. »

Lord Fellamar qui n’étoit pas dans le secret, demanda sérieusement qui il avoit tué.

« Un jeune homme, répondit Édouard, qu’aucun de nous ne connoît, un nouveau débarqué du comté de Somerset, un nommé Jones, proche parent d’un M. Allworthy dont milord a, je crois, entendu parler. Je l’ai vu étendu mort dans un café. Ma foi, c’étoit un fort bel homme. »

Sophie commençoit à donner, quand Tom Édouard parla d’un homme tué. Elle s’interrompit et prêta une oreille attentive ; car ces sortes d’histoires faisoient toujours beaucoup d’impression sur elle. Aussitôt qu’il eut achevé son récit, elle reprit les cartes, en donna trois à l’un, sept à l’autre, dix à un troisième, et laissant échapper le reste de ses mains, elle s’évanouit.

Il arriva ce qui arrive d’ordinaire en pareille occasion. On s’effraya d’abord, on appela ensuite au secours. À la fin, Sophie recouvra ses sens et demanda qu’on la conduisît dans sa chambre. Le lord pria lady Bellaston de l’y accompagner, afin de dissiper son erreur. Dès qu’elle fut seule avec Sophie : « Mon enfant, lui dit-elle, vos alarmes n’ont aucun fondement. Le prétendu duel n’est qu’une plaisanterie de mon invention. C’est moi qui me suis avisée de conter cette histoire à lord Fellamar et à Tom Édouard ; mais soyez sans inquiétude, ils n’ont pas le moindre soupçon de l’intérêt que vous y pouvez prendre. »

L’évanouissement de Sophie suffit à lord Fellamar pour le convaincre qu’on ne lui avoit rien exagéré. Quand lady Bellaston fut de retour au salon, elle concerta avec lui un plan diabolique. Le lord, il est vrai, ne l’envisagea pas sous un jour si odieux ; car il promit et résolut sincèrement de réparer autant qu’il le pourroit ses torts envers la jeune personne, par le mariage. Nous ne doutons pas cependant que ce noir complot n’inspire une juste indignation au plus grand nombre de nos lecteurs. On en fixa l’exécution au lendemain à sept heures du soir. Lady Bellaston se chargea de prendre les mesures nécessaires pour que Sophie se trouvât seule dans son appartement, et que le lord y fût introduit. Elle s’engagea à disposer tout dans cette vue, et à écarter, sous différents prétextes, la plupart de ses domestiques. Quant à mistress Honora qu’il falloit bien, pour ne point exciter de soupçons, laisser auprès de sa maîtresse jusqu’à l’arrivée du lord, lady Bellaston devoit l’attirer dans une chambre si éloignée du lieu où se passeroit l’indigne scène, que la voix de Sophie ne pût s’y faire entendre.

Les choses ainsi réglées, lord Fellamar prit congé de lady Bellaston qui alla se coucher, ravie d’un projet dont la réussite lui paroissoit infaillible. Elle pensoit qu’elle pourroit désormais entretenir avec Tom un libre commerce. Pour comble de bonheur, elle arrivoit à son but par un artifice que personne ne lui imputeroit, quand même l’aventure deviendroit publique. Elle se flattoit d’ailleurs d’en prévenir l’éclat, en précipitant un mariage auquel la malheureuse Sophie se verroit obligée de consentir, et qui seroit pour toute sa famille un sujet de joie.

Le complice de lady Bellaston ne partageoit pas sa tranquillité. Son ame étoit en proie à cette horrible anxiété si énergiquement peinte par Shakespeare :

Entre un projet atroce et l’exécution,
L’intervalle se passe en agitation.
Mille songes affreux tourmentent la pensée,
Et sans aucun repos tiennent l’âme oppressée.
Tandis que de la mort préparant l’instrument,
L’assassin pour frapper cherche un heureux moment,

Son esprit inquiet où la rage respire,
D’une brûlante fièvre éprouve le délire[1].

La violente passion du lord lui avoit fait saisir avidement la première idée d’un projet d’autant plus excusable en apparence, qu’il venoit d’une parente de Sophie. Mais quand la nuit, cette amie de la réflexion et du conseil, eut mis devant ses yeux l’action elle-même revêtue de ses noires couleurs, accompagnée de toutes les conséquences qui pouvoient et devoient naturellement en résulter, il commença à hésiter, ou plutôt à changer de pensée. Après un long combat entre l’honneur et la passion, le premier finit par l’emporter ; lord Fellamar résolut d’aller trouver lady Bellaston, et de renoncer au dessein qu’elle avoit conçu.

Quoique la matinée fût déjà fort avancée, lady Bellaston étoit encore au lit, et Sophie étoit assise à côté d’elle, lorsqu’un domestique vint annoncer lord Fellamar. Lady Bellaston le fit prier d’attendre un moment. Dès que le domestique fut sorti, Sophie conjura sa cousine de ne point encourager les visites de cet odieux lord (elle l’appeloit ainsi un peu injustement). « Je ne puis, dit-elle, me tromper sur ses intentions. Il m’a fait hier matin une déclaration d’amour ; mais comme je suis décidée à ne point l’écouter, je vous conjure, madame, de ne plus me laisser seule avec lui, et de défendre à vos gens de l’introduire jamais chez moi.

— Bon Dieu ! mon enfant, répondit lady Bellaston, vous autres provinciales vous voyez des amants partout. Un homme est-il poli avec vous ? vous en concluez aussitôt qu’il vous fait la cour. Lord Fellamar est un des jeunes gens les plus galants de Londres. Je suis convaincue qu’il n’a pas les vues que vous lui supposez. Amoureux de vous ? ah ! je voudrois de tout mon cœur qu’il le fût ; et vous feriez une insigne folie de le refuser.

— Comme je ferai certainement cette folie, vous me permettrez, j’espère, de ne plus le recevoir.

— Ô mon enfant, ne craignez rien. Si vous avez résolu de vous enfuir avec votre Jones, je ne connois personne au monde qui puisse vous en empêcher.

— En vérité, madame, vous me faites injure. Je ne m’enfuirai avec aucun homme, et ne me marierai jamais sans le consentement de mon père.

— Eh bien, miss Western, si vous n’êtes pas d’humeur à voir du monde ce matin, vous pouvez retourner dans votre appartement. Pour moi, qui n’ai point peur du lord, je vais le recevoir dans mon cabinet de toilette.

Sophie remercia sa cousine et se retira. Un instant après lord Fellamar entra chez lady Bellaston.


  1. Between the acting of a dreadful thing,
    And the first motion, all the interim is
    Like a phantasma, or a hideous dream :
    The genius and the mortal instruments
    Are then in council ; and the state of man
    Like to a little kingdom, suffers then
    The nature of an insurrection
    .Shakespeare.