Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 15/Chapitre 01

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 78-80).

CHAPITRE PREMIER.



TROP COURT POUR MÉRITER LE NOM DE PRÉFACE.

Les théologiens et les moralistes nous enseignent, qu’ici-bas, la vertu conduit par une route certaine au bonheur, et le vice au malheur : salutaire et consolante doctrine, à laquelle il ne manque que d’être vraie.

En effet, si par vertu nos docteurs entendent cette qualité solide qui, peu jalouse de briller dans le monde, s’occupe uniquement, comme une bonne ménagère, de soins domestiques, nous serons volontiers de leur avis. Elle conduit au bonheur d’une manière si infaillible, qu’en dépit de tous les philosophes anciens et modernes, nous serions tenté de l’appeler sagesse, plutôt que vertu ; car à ne considérer que le seul intérêt de cette vie, nous ne concevons pas de système plus raisonnable que celui des anciens Épicuriens qui attachoient le souverain bien à la sagesse, ni d’opinion plus absurde que celle de leurs modernes adversaires qui placent la félicité suprême dans la complète satisfaction des appétits sensuels.

Mais si la vertu, comme nous inclinons à le croire, est une qualité relative qui s’exerce sans cesse au dehors, et pour l’ordinaire dans le seul intérêt d’autrui, nous aurons peine à convenir qu’elle soit le plus sûr chemin du bonheur ; car nous craignons qu’il ne fallût alors comprendre dans l’idée du bonheur, la pauvreté, le mépris et tous les maux que la calomnie, l’ingratitude et l’envie peuvent répandre sur l’espèce humaine. Peut-être même serions-nous quelquefois obligé d’aller chercher le bonheur au fond d’un cachot, puisque la vertu dont nous parlons y a conduit un grand nombre de ses adorateurs.

Nous n’avons pas le temps de parcourir en ce moment le vaste champ de spéculations philosophiques qui s’ouvre devant nous. Notre dessein n’étoit que de combattre en passant une doctrine erronée. Tandis que M. Jones s’efforçoit de sauver de leur ruine des infortunés, le diable, ou quelque malin esprit sous une forme humaine, mettoit tout en œuvre pour le rendre le plus malheureux des hommes, en tramant la perte de sa Sophie.

On pourroit ne voir dans un tel exemple qu’une exception à la règle, si cet exemple étoit unique ; mais nous en avons observé tant d’autres, que nous croyons devoir attaquer la règle elle-même comme fausse, comme contraire à la religion, et destructive du plus puissant argument en faveur de l’immortalité de l’ame.

Il nous semble qu’à présent la curiosité du lecteur le plus indifférent doit être suffisamment excitée. Nous allons nous empresser de la satisfaire.