Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 14/Chapitre 07

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 48-56).

CHAPITRE VII.



ENTREVUE DE JONES ET DE NIGHTINGALE.

Il n’est pas rare qu’on se ressente du bien, ou du mal qu’on fait à autrui. Si les personnes généreuses jouissent autant de leurs bienfaits que celles qui les reçoivent, il est peu de gens assez pervers, assez endurcis pour causer sans remords la ruine de leurs semblables.

M. Nightingale n’étoit pas de ce nombre. Jones le trouva dans son nouveau logement, tristement assis auprès du feu, et déplorant l’état malheureux où il avoit réduit Nancy. Dès qu’il vit son ami, il s’empressa d’aller au-devant de lui, et le remercia de son obligeante visite. « Elle ne pouvoit être, lui dit-il, plus opportune. Je n’ai jamais été plus chagrin de ma vie.

— Je suis fâché, répondit Jones, d’apporter des nouvelles qui, loin d’adoucir votre affliction, ne serviront qu’à l’accroître. Il est pourtant nécessaire que vous en soyez instruit. Je vous dirai, M. Nightingale, que je viens vous trouver de la part d’une honnête famille que vous avez plongée dans le désespoir. »

Nightingale pâlit. Jones continua sans y faire attention, et lui peignit des plus vives couleurs la scène tragique qu’on a vue dans le chapitre précédent.

Nightingale ne l’interrompit pas une seule fois, malgré la violente émotion qui se manifesta à diverses reprises sur son visage. Quand Jones eut fini : « Mon ami, lui dit-il en soupirant, ce que vous venez de m’apprendre m’affecte de la manière la plus sensible. C’est un accident bien funeste que la publicité donnée à ma lettre par cette pauvre fille. Sans cela, sa réputation étoit sauvée, l’affaire demeuroit secrète, et n’auroit point eu de suites fâcheuses. Tous les jours il arrive ici de pareilles aventures. Si le mari, quand il n’est plus temps, vient à concevoir des soupçons, le plus sage parti qu’il ait à prendre c’est de les cacher à sa femme et au public.

— Mon ami, répondit Jones, vous connaissez mal Nancy. Vous avez pris sur son ame un tel empire, que c’est moins la perte de sa réputation qui l’afflige, que celle de son amant ; et son désespoir finira par être aussi funeste à sa famille qu’à elle-même.

— De mon côté, je vous le proteste, j’ai une si grande affection pour Nancy, que toute autre femme trouvera bien peu de place dans mon cœur.

— Comment donc pensez-vous à l’abandonner ?

— Eh que puis-je faire ?

— Demandez-le à miss Nancy, répartit Jones avec chaleur. Dans l’état où vous l’avez mise, c’est à elle, je vous le dis sans détour, à fixer la réparation qui lui est due. Oubliez votre propre intérêt, pour ne vous occuper que du sien. Vous me demandez ce que vous avez à faire ? le voici : remplissez l’attente de Nancy, celle de sa mère, et la mienne aussi, s’il faut vous parler franchement. Oui, j’ai partagé leur espoir dès le premier moment que je vous ai vus ensemble. Pardonnez, si ma compassion pour ces infortunées me rend indiscret ; mais votre propre cœur vous dira mieux que moi si vous n’avez pas voulu, par votre conduite, persuader à la mère ainsi qu’à la fille que vous aviez des vues honorables ; et dans ce cas, quoiqu’il n’existe peut-être point de promesse positive de mariage, je vous laisse à juger de bonne foi jusqu’à quel point vous êtes engagé.

— Vos réflexions sont justes, je suis forcé d’en convenir. Je dirai plus, je crains d’avoir fait une promesse de mariage.

— Et après cet aveu, vous pouvez hésiter un moment ?

— Écoutez, mon ami, vous connoissez les lois de l’honneur ; vous ne conseilleriez à personne de les enfreindre : or, mettant de côté toute autre considération, puis-je, sans me déshonorer, songer à épouser Nancy après l’éclat de son aventure ?

— Oui, sans doute, et le véritable honneur, qui n’est autre que la justice et l’humanité, vous y oblige. Puisque vous m’opposez un scrupule de cette nature, souffrez que je l’examine en peu de mots. Avez-vous pu, avec honneur, tromper une jeune personne par de faux semblants d’amour, et lui ravir traîtreusement son innocence ? Avez-vous pu, avec honneur, travailler sciemment, de plein gré, à sa ruine ? Pouvez-vous, avec honneur, détruire sa réputation, son repos, et selon toute apparence la priver de la vie et lui fermer le ciel ? L’honneur vous permet-il d’abandonner une jeune fille sensible, sans protection, sans défense, une jeune fille qui vous aime, qui vous adore, qui meurt pour vous, qui a mis dans vos promesses toute sa confiance, et dont la crédule tendresse vous a sacrifié ce qu’elle avoit de plus cher au monde ? L’honneur n’est-il pas révolté d’une pareille barbarie ?

— Vous parlez, mon ami, le langage de la raison ; mais vous savez qu’il n’est pas conforme à l’opinion commune. Si j’épousois une fille déshonorée, même par moi, je n’oserois plus me montrer nulle part.

— Ah ! M. Nightingale, ne traitez pas Nancy avec cette indignité. Lorsque vous lui avez promis de l’épouser, elle est devenue votre femme : elle a moins manqué de vertu que de prudence. Et quels sont ceux devant qui vous rougiriez de vous montrer ? des misérables, des insensés, des libertins. Excusez ma franchise, votre scrupule part d’une fausse honte qui accompagne toujours le faux honneur, comme son ombre. Croyez-moi, il n’y a pas un honnête homme, pas un homme raisonnable qui ne vous loue d’une généreuse résolution, qui n’y applaudisse. Mais quand le monde vous refuseroit son approbation, n’auriez-vous pas, mon ami, celle de votre conscience ? Et le sentiment d’un acte de bonté, de vertu, de bienfaisance, ne cause-t-il pas de plus vives, de plus délicieuses jouissances que des millions de suffrages qu’on n’a point mérités ? Pesez avec équité l’alternative où vous êtes placé. Voyez d’un côté votre infortunée et trop sensible amante, prête à rendre auprès de sa mère le dernier soupir, déplorant sa cruelle destinée, sans en accuser l’auteur ; entendez votre nom s’échapper de son sein brisé par la douleur ; peignez-vous la plus tendre des mères perdant, avec une fille adorée, la raison et peut-être la vie ; voyez son autre fille orpheline, privée d’appui ; et quand vous aurez fixé un instant les yeux sur ce tableau, dites-vous : C’est moi qui ai causé tant d’infortunes.

D’un autre côté, figurez-vous ces pauvres et innocentes créatures délivrées par vous de leurs souffrances passagères. Songez avec quel transport de joie l’aimable Nancy va voler dans vos bras ; voyez le sang colorer ses joues pâles et flétries, le feu de l’amour ranimer ses yeux presque éteints, et l’allégresse renaître dans son ame abattue ; pensez à l’ivresse de sa mère ; représentez-vous enfin toute une petite famille qu’un seul acte de votre volonté rend au bonheur… Si je connois bien mon ami, loin de la laisser plongée dans l’abîme, il n’hésitera pas à l’en tirer ; non, loin de la livrer à la misère et au désespoir, il l’élèvera par un effort magnanime au comble de la félicité. Je n’ajouterai qu’une réflexion, c’est que la justice vous fait un devoir de cette conduite, puisque le malheur auquel il s’agit de remédier est votre ouvrage.

— Ô mon cher ami, vous n’aviez pas besoin de tant d’éloquence pour m’émouvoir. La pauvre Nancy m’inspire une pitié profonde, et je donnerois volontiers ma vie pour qu’il n’eût jamais existé entre nous d’imprudentes liaisons. Ah ! croyez que j’ai soutenu de rudes combats, avant de me résoudre à écrire cette lettre fatale, source de tant de maux. Si je ne suivois que le penchant de mon cœur, j’épouserois Nancy dès aujourd’hui, oui, dès aujourd’hui ; mais comment obtenir de mon père qu’il consente à notre union, lorsqu’il m’a choisi une autre femme, et que demain est le jour fixé par lui pour la première entrevue.

— Je n’ai pas l’honneur de connoître monsieur votre père ; mais supposez qu’on obtînt son consentement, vous prêteriez-vous au seul moyen de sauver ces pauvres gens ?

— Avec autant d’empressement que j’en mettrois à chercher le bonheur ; car je ne le trouverai jamais auprès d’aucune autre femme. Ô mon ami, si vous pouviez vous représenter ce que j’ai souffert depuis douze heures pour ma chère Nancy, je suis sûr qu’elle ne seroit pas l’unique objet de votre pitié. Je l’aime éperdument ; et s’il me restoit de vains scrupules d’honneur, vous venez de les détruire. Que mon père exauce mes vœux, rien ne manquera à mon bonheur, ni à celui de ma Nancy.

— Eh bien, je me charge de voir monsieur votre père ; mais sous quelque couleur que je sois forcé de lui présenter l’affaire, promettez-moi d’avance votre approbation. Persuadez-vous bien qu’il ne peut ignorer long-temps ce qui se passe. De pareilles aventures, quand elles ont une fois transpiré comme celle-ci, acquièrent une prompte publicité. D’ailleurs s’il arrivoit une catastrophe, ce qui n’est que trop à craindre, à moins qu’on ne se hâte d’y obvier, votre nom exciteroit dans le monde un scandale qui indigneroit votre père contre vous, pour peu qu’il ait d’humanité. Enseignez-moi donc sa demeure. J’irai le trouver sans perdre un moment. Vous, cependant, remplissez un devoir d’honneur, volez auprès de Nancy ; vous verrez que je n’ai point exagéré son désespoir, ni celui de sa famille. »

Nightingale accepta l’offre de Jones, et lui indiqua la demeure de son père, ainsi que le café où il pourroit le trouver. Puis hésitant un moment. « Mon cher Jones, dit-il, vous tentez l’impossible. Si vous connoissiez mon père, vous ne songeriez pas à obtenir son consentement… Attendez pourtant ; il me vient une idée… Si vous lui disiez que je suis marié, peut-être deviendroit-il plus traitable, croyant la chose faite : et plût à Dieu qu’elle le fût en effet ! Ce que vous m’avez dit a laissé dans mon ame une si vive impression, j’aime si passionnément ma Nancy, que je suis prêt à tout braver pour elle. »

Jones approuva ce plan et promit de s’y conformer. Là-dessus les deux jeunes gens se séparèrent ; l’un se rendit auprès de Nancy, l’autre alla chercher le père de son ami.