Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 12/Chapitre 02

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 3p. 163-169).

CHAPITRE II.



L’ÉCUYER WESTERN TROUVE, AU LIEU DE SA FILLE, QUELQUE CHOSE QUI MET FIN À SA POURSUITE.

Retournons maintenant à l’hôtellerie d’Upton, et suivons les traces de l’écuyer Western. Son voyage ne devant pas être long, nous aurons bientôt le loisir d’aller retrouver notre héros.

On se rappelle que l’écuyer partit d’Upton, fort en colère, pour courir après sa fille. Ayant appris du valet d’écurie qu’elle avoit passé la Savern, il la passa aussi avec sa suite, et mit son cheval au grand galop, menaçant la pauvre Sophie d’un châtiment exemplaire, s’il parvenoit à la rattraper.

En peu de temps, il arriva à un carrefour où il s’arrêta un instant, et tint conseil. Les avis étant partagés, il laissa le choix de la route à la fortune, qui le lança sur celle de Worcester.

À peine avoit-il fait deux milles dans cette direction, qu’il commença à proférer des plaintes amères. « Quelle fatalité ! s’écria-t-il à diverses reprises. Fut-il jamais chien plus malheureux que moi ! » Et il lâcha une bordée de jurements et d’imprécations.

Le ministre Supple essaya de calmer son chagrin. « Ne vous affligez pas, monsieur, lui dit-il, comme font ceux qui n’ont plus d’espoir. Quoique nous n’ayons pu réussir encore à trouver mademoiselle Sophie, nous devons nous estimer heureux d’avoir suivi ses traces jusqu’ici. Il est vraisemblable que la fatigue l’obligera bientôt de s’arrêter dans quelque auberge, pour réparer ses forces ; et dans peu, selon toutes les probabilités morales, vous serez compos voti[1].

— La peste l’étouffe ! répartit l’écuyer. C’est bien d’elle que je m’occupe ! Je déplore la perte d’une matinée si favorable pour la chasse. Quel nez mes chiens auroient eu ! Il est dur de manquer le plus beau jour peut-être de la saison, surtout après une aussi longue gelée. »

Soit que la fortune qui mêle de temps en temps quelque douceur à l’amertume de ses disgraces prît pitié de l’écuyer, soit que décidée à ne pas lui rendre sa fille, elle voulût le dédommager d’une autre manière, au moment où il prononçoit ces mots, accompagnés de deux ou trois jurements, des chiens courants firent entendre à peu de distance leurs voix mélodieuses. À ce bruit flatteur, le cheval et le cavalier dressèrent l’oreille. « La bête est passée, elle est passée ! s’écrie Western, ou le diable m’emporte. » Aussitôt il donne de l’éperon à son coursier qui, animé de la même ardeur que lui, n’en avoit nul besoin, il laisse en arrière le pauvre ministre émerveillé de sa folie, traverse avec tous ses gens un champ de blé, et court droit aux chiens en criant à tue-tête : « Holla ! holla ! taiaut ! taiaut ! »

Ainsi, dit la fable, la belle Grimalkin[2], que Vénus, à la prière d’un amant passionné, métamorphosa jadis de chatte en femme, n’aperçut pas plus tôt une souris, que se rappelant ses anciens jeux, et fidèle à son premier instinct, elle sauta hors du lit de son époux, pour courir après le petit animal.

Que faut-il inférer de cette fable ? que la jeune épouse étoit insensible aux caresses de son amoureux mari ? Non, il est des occasions où les chattes, aussi bien que les femmes, malgré l’ingratitude dont on les taxe, ne manquent pas de répondre aux marques de tendresse qu’on leur donne. Toutefois, suivant la spirituelle et profonde observation de sir Roger l’Estrange, chassez le naturel par la porte, il rentrera par la fenêtre. Une chatte, quoique changée en femme, aimera toujours les souris. Qu’on n’accuse donc point l’écuyer Western d’un défaut d’affection pour sa fille : il l’aimoit certainement beaucoup ; mais c’étoit un gentilhomme campagnard, un ardent chasseur, et à ce double titre on peut lui appliquer la fable précédente et les judicieuses réflexions de sir Roger l’Estrange.

La vitesse des chiens égaloit celle du vent. L’écuyer, avec ses cris, avec ses transports de joie accoutumés, franchissoit lestement les fossés et les haies. L’idée de Sophie ne vint pas le troubler une seule fois dans cette chasse, la plus belle, à son gré, qu’il eût jamais vue, et qui auroit mérité, disoit-il, qu’on s’y rendît de cinquante milles à la ronde. Si M. Western oublia sa fille, on peut croire que les valets l’oublièrent aussi. Le ministre lui-même cessa d’y penser. Après s’être récrié en beau latin contre l’extravagance de son patron, il suivit d’assez loin les chasseurs, et tout en trottant, il s’occupa à composer un prône pour le dimanche suivant.

Le propriétaire de la meute fut ravi de l’arrivée d’un confrère. On aime à trouver dans autrui des talents et des goûts analogues aux siens. Personne n’étoit plus habile, en plaine, que M. Western, personne ne savoit mieux exciter les chiens de la voix, et animer la chasse par ses cris.

Les chasseurs, dans la chaleur de l’action, sont trop préoccupés, pour observer les règles de la politesse. Souvent même ils négligent les simples devoirs de l’humanité. L’un d’eux vient-il à tomber dans un fossé, ou dans une rivière ? ses compagnons passent outre, sans prendre garde à lui, et l’abandonnent pour l’ordinaire à son malheureux sort. Les deux écuyers, quoique galopant souvent à côté l’un de l’autre, ne s’adressèrent pas une seule parole : ce qui n’empêcha point le maître de l’équipage de remarquer et d’admirer l’habileté de l’inconnu à redresser les chiens, lorsqu’ils étoient en défaut. Il conçut une grande idée de sa capacité, en même temps que le nombre de ses valets lui donnoit une haute opinion de son rang. Aussitôt que la mort du petit animal, qui avoit mis tant de monde en campagne, eut terminé la chasse, nos gentilshommes s’abordèrent et se firent les compliments d’usage, entre gens comme il faut. Leur conversation fut assez amusante, nous la rapporterons peut-être un jour dans un appendice, ou quelque autre part ; mais attendu qu’elle est tout-à-fait étrangère à cette histoire, nous ne jugeons pas à propos de la placer ici. Elle se termina par une seconde chasse, et celle-ci, par une invitation à dîner. Après le repas, on fit un assaut de santés. M. Western ne le soutint pas long-temps, et s’endormit profondément. Il étoit, ce soir-là, hors d’état de tenir tête à son hôte, aussi bien qu’au ministre Supple. L’extrême fatigue de corps et d’esprit qu’il avoit essuyée doit lui servir d’excuse, et sauver sa réputation de bon buveur. Dès la troisième bouteille, il fut ivre mort. On ne se pressa point de le porter au lit. Cependant le ministre, croyant pouvoir le considérer dès lors comme absent, informa l’autre gentilhomme de tout ce qui concernoit Sophie, et le pria de joindre le lendemain ses efforts aux siens pour engager M. Western à retourner chez lui.

Au point du jour, l’écuyer n’eut pas plus tôt les yeux ouverts, qu’ayant cuvé sa boisson de la veille, il demanda celle du matin. En même temps, il ordonna de préparer ses chevaux, et annonça le dessein de se remettre à la poursuite de sa fille. Son hôte, aidé du ministre, tâcha de l’en dissuader, et finit par le décider à reprendre le chemin de son château. Ce qui fit le plus d’impression sur son esprit, ce fut l’ignorance où il étoit de la route qu’il devoit suivre. Il craignoit, en courant au hasard, de s’éloigner du but, au lieu de s’en rapprocher. Il prit donc congé de son confrère le chasseur, et témoignant une grande joie du dégel (autre motif pour lui de hâter son retour), il partit et rebroussa chemin, non sans avoir envoyé auparavant une partie de ses gens après sa fille, et vomi de nouveau mille imprécations contre elle.


  1. Au comble de vos vœux.
  2. Nom poétique du chat en anglais.Trad.