Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 11/Chapitre 10

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 3p. 152-158).

CHAPITRE X.



UN MOT OU DEUX SUR LA VERTU ET SUR LE SOUPÇON.

Notre compagnie, en arrivant à Londres, descendit à l’hôtel du lord. Pendant que les deux cousines se reposoient des fatigues du voyage, un domestique alla chercher pour elles un appartement dans la ville ; car milady étant absente, mistress Fitz-Patrick refusa d’accepter un lit chez le noble pair.

On verra peut-être dans le scrupule de cette dame un excès de réserve et de délicatesse ; cependant si l’on songe à l’embarras de sa position, à la malignité publique, on conviendra qu’elle ne poussa pas trop loin la prudence, et qu’en pareil cas toute femme fera bien de l’imiter. Dans la théorie, la plus parfaite apparence de vertu, sans réalité, ne sauroit se comparer à la vertu elle-même, dénuée de cette apparence ; mais dans le monde elle obtiendra toujours plus de suffrages, et personne ne contestera que le sexe ne peut, en nulle occasion, se passer de l’apparence ou de la réalité.

Aussitôt qu’on eut trouvé un appartement, Sophie y accompagna sa cousine, pour cette nuit seulement, bien décidée à s’enquérir dès le lendemain matin de la dame dont elle étoit venue chercher la protection, en quittant la maison paternelle. Quelques observations qu’elle avoit faites pendant les deux derniers jours de son voyage, redoubloient son empressement à prendre ce parti.

Dans la crainte de peindre notre héroïne sous les traits odieux d’une personne soupçonneuse, nous n’osons presque découvrir au lecteur les pensées qui occupoient son esprit, au sujet de mistress Fitz-Patrick. Il est certain qu’elle concevoit des doutes sur son caractère ; et ces doutes étant de la nature de ceux qui naissent aisément dans les cœurs pervers, avant d’en parler plus clairement, nous dirons un mot du soupçon en général.

Il y a deux manières de l’envisager. Dans le premier cas il part du cœur ; sa rapidité semble une inspiration ; il enfante des chimères ; il voit ce qui n’est point, ou dépasse la réalité. Doué d’une vue aussi perçante que celle de l’aigle, il épie les actions, les paroles, les gestes, les regards ; il pénètre jusqu’au fond des ames, où il découvre le mal dans son origine, et quelquefois avant sa naissance. Faculté admirable, si elle étoit infaillible ! Mais que d’infortunes produisent ses erreurs ! que de larmes elles coûtent à l’innocence et à la vertu ! Il faut donc regarder une perception du mal, si prompte et si fautive, comme un défaut pernicieux. Il annonce d’ordinaire un mauvais cœur ; et ce qui nous le persuade, c’est que nous ne l’avons jamais observé dans une belle ame : celle de Sophie en étoit entièrement exempte.

Considéré sous un autre aspect, le soupçon paroît venir de la tête, et n’est que la faculté de voir ce qui s’offre à nos regards, et d’en tirer des conséquences : double opération qui ne demande que des yeux et une dose commune de bon sens. Ce second genre de soupçon est aussi ennemi du crime que le premier l’est de l’innocence. On l’excuse, lors même que par un effet de la foiblesse humaine, il s’égare dans ses conjectures. Qu’un mari, par exemple, surprenne sa femme sur les genoux, ou dans les bras d’un de ces jeunes roués qui professent l’art de la séduction, le blâmerons-nous d’en croire un peu plus qu’il n’en voit, et de mal interpréter des familiarités qu’une excessive indulgence pourroit seule traiter de libertés innocentes ? Le lecteur imaginera sans peine un grand nombre de méprises aussi plausibles. Nous ajouterons que, sans trop blesser la charité chrétienne, on peut soupçonner quelqu’un d’être capable de faire ce qu’il a déjà fait, et de commettre une seconde faute, quand il en a commis une première. Sophie, nous le croyons, donnoit accès dans son esprit à ce soupçon. Elle pensoit que sa cousine n’étoit pas plus sage qu’il ne falloit.

Voici le fait. Mistress Fitz-Patrick, en personne sensée, avoit observé que dans le monde la vertu d’une femme court le même risque qu’un pauvre lièvre, qui ne sauroit se hasarder dans la plaine, sans y rencontrer des ennemis. Dès qu’elle eut formé le projet de renoncer à la protection de son mari, elle résolut d’en chercher une autre : or, pouvoit-elle en choisir une meilleure que celle d’un seigneur distingué par sa naissance, par son rang, par sa fortune, d’un généreux chevalier qui, outre le zèle naturel à son sexe pour la défense des belles affligées, lui avoit donné toutes les preuves possibles du plus vif attachement ?

Mais les lois ayant imprudemment omis de créer la charge de vice-mari, ou de tuteur d’une femme échappée du lien conjugal, et la malignité se plaisant à l’appeler d’un nom moins honorable, on convint que le lord rendroit en secret à la dame les bons offices d’un protecteur, sans en jouer publiquement le rôle. Afin de prévenir même toute espèce de soupçon, il fut arrêté qu’elle iroit droit à Bath, et le lord, à Londres, d’où il viendroit la rejoindre, sous prétexte de prendre les eaux pour sa santé.

Sophie apprit cet arrangement, non par une confidence positive, ou par quelque imprudence de mistress Fitz-Patrick, mais par l’indiscrétion du lord, beaucoup moins habile que la jeune dame à garder un secret. Peut-être aussi le silence que celle-ci avoit gardé sur ce sujet dans le récit de son histoire, contribuoit-il beaucoup à fortifier les doutes de sa cousine.

Sophie trouva aisément la dame qu’elle cherchoit. Il n’y avoit pas, dans Londres, un porteur de chaise qui ne connût sa demeure. Elle lui adressa un message qui fut suivi d’une invitation très-pressante, qu’elle accepta sur-le-champ. Mistress Fitz-Patrick ne fit pas plus d’efforts pour la retenir, que la politesse ne l’exigeoit. Soit qu’elle se doutât des soupçons dont nous avons parlé, et qu’elle en fût blessée, soit par tout autre motif, elle étoit aussi impatiente de se séparer de Sophie, que Sophie pouvoit l’être de se séparer d’elle.

Notre jeune héroïne, en prenant congé de sa parente, se permit de lui donner un avis. Elle la conjura au nom du ciel de prendre garde à elle, et de considérer le danger de sa position. « J’espère, ajouta-t-elle, qu’on pourra trouver le moyen de vous réconcilier avec votre mari. Vous devez vous rappeler, ma chère, ce que ma tante Western nous a tant de fois répété à toutes deux. Quand l’union conjugale est rompue, et la guerre déclarée entre le mari et la femme, celle-ci ne peut faire une paix désavantageuse, quelles qu’en soient les conditions. Ce sont les propres paroles de ma tante, et elle a, vous le savez, une grande expérience du monde.

— Soyez sans inquiétude sur mon compte, mon enfant, lui répondit mistress Fitz-Patrick, avec un sourire dédaigneux, et prenez garde à vous-même ; car vous êtes plus jeune que moi. J’irai vous voir sous peu. À propos, ma chère Sophie, souffrez, qu’à mon tour, je vous donne un conseil. Gardez pour la campagne le rôle de miss Sensée. Croyez-moi, il vous réussiroit mal à Londres. »

Ainsi se quittèrent les deux cousines. Sophie alla trouver aussitôt lady Bellaston, qui lui fit l’accueil le plus poli et le plus affectueux. Cette dame l’avoit vue autrefois chez sa tante Western, et avoit conçu pour elle beaucoup d’amitié. Elle fut charmée de la revoir, et ne sut pas plus tôt les motifs de sa fuite, qu’elle applaudit à sa résolution. Elle la remercia d’avoir choisi sa maison pour asile, et lui promit, en retour de ce témoignage de confiance, toute la protection qui dépendoit d’elle.

Maintenant que nous avons remis Sophie en mains sûres, le lecteur nous permettra de l’y laisser pendant quelque temps, et de jeter un regard sur nos autres personnages, particulièrement sur le pauvre Jones. Le remords de ses fautes passées, par une conséquence naturelle du vice, auroit suffi pour son châtiment ; et nous pensons qu’il en a fait, d’ailleurs, une assez longue pénitence.