Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 11/Chapitre 09

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 3p. 145-152).

CHAPITRE IX.



DESCRIPTION POÉTIQUE DU MATIN. VOITURES PUBLIQUES. POLITESSE DES FEMMES DE CHAMBRE. CARACTÈRE HÉROÏQUE DE SOPHIE, SA GÉNÉROSITÉ, EFFET QU’ELLE PRODUIT. DÉPART DU LORD ET DES DAMES, LEUR ARRIVÉE À LONDRES. QUELQUES RÉFLEXIONS À L’USAGE DES VOYAGEURS.

Les membres de la société, condamnés par le sort à procurer aux heureux du siècle les douceurs de la vie, commençoient d’allumer leurs chandelles pour reprendre leur tâche journalière ; le robuste valet de charrue attachoit le joug au front du bœuf, son compagnon de labeur ; l’artisan industrieux, le diligent manouvrier quittoient leur dur grabat ; la joyeuse servante s’occupoit à réparer le désordre de la salle à manger, tandis que les bruyants convives de la veille, dans un sommeil souvent interrompu, s’agitoient sur leurs couche voluptueuse, comme si la rudesse du duvet eût blessé leurs membres délicats. Pour dire la chose en termes plus simples, l’horloge avoit à peine sonné sept heures ; déjà les dames, étoient prêtes à partir, et n’attendoient que le lord qui vint, suivant leur désir, les prendre avec sa voiture.

Il s’éleva une petite difficulté, c’étoit de savoir comment le lord lui-même feroit la route. Dans les voitures publiques, où l’on empile les voyageurs comme autant de ballots, le conducteur trouve le secret d’en mettre six à l’aise dans un espace destiné pour quatre. L’habile homme a su calculer qu’au moyen du rétrécissement produit par une légère pression, la grasse cabaretière, ou l’épais alderman n’occupent pas plus de place que la jeune fille la plus mince, ou le petit-maître le plus effilé. Mais dans les voitures particulières, quoique plus larges que les diligences, on n’a point coutume d’entasser ainsi les gens.

Le lord, pour trancher la difficulté, proposa galamment d’escorter les dames à cheval. Mistress Fitz-Patrick ne voulut point y consentir, et il fut arrêté que les deux soubrettes monteroient tour à tour un des chevaux du lord, sur lequel on mit une selle de femme.

Les dames ayant acquitté le mémoire de leur dépense, renvoyèrent leurs premiers guides. Sophie eut la bonté de faire à l’hôte un petit présent pour le consoler, tant des contusions que sa chute lui avoit causées, que des égratignures et des coups de poing d’Honora. Elle s’aperçut en ce moment d’une perte qui lui fut assez sensible ; c’étoit celle du billet de banque de cent livres sterling que son père lui avoit donné la dernière fois qu’elle l’avoit vu, et qui composoit, avec quelques guinées, son unique trésor. Elle visita tous les coins de la chambre, tous ses effets, mais en vain. Le billet ne se retrouva pas. Elle demeura convaincue qu’elle l’avoit perdu dans le chemin obscur où elle étoit tombée de cheval en s’efforçant, comme nous l’avons dit, de tirer son mouchoir de sa poche pour obliger sa cousine.

Un malheur de ce genre, quelque inconvénient qu’il en résulte, si l’avarice ne s’y mêle, ne sauroit abattre une ame douée d’une certaine énergie. Sophie surmonta bientôt le chagrin que lui causoit cet accident, et rejoignit la compagnie avec sa gaîté ordinaire. Le lord conduisit les dames à son carrosse ; il fit la même politesse à mistress Honora : celle-ci, après bien des compliments et des façons, céda enfin aux instances de sa compagne, et consentit à faire la première course en voiture. Elle s’y trouva ensuite si bien, qu’elle auroit voulu y rester ; et il ne fallut rien moins qu’un ordre exprès de sa maîtresse, pour la forcer d’en descendre et de monter à cheval à son tour.

Le carrosse étant rempli, partit escorté d’un grand nombre de domestiques et de deux capitaines en retraite. Ces officiers cédèrent aux dames les places qu’ils avoient occupées jusque-là dans la voiture ; en cela ils se conduisirent en gens bien élevés, mais ce n’étoient, au fond, que de vils complaisants, toujours prêts à faire mille bassesses pour avoir l’honneur d’être admis dans la société du lord, et l’avantage de s’asseoir à la table.

L’hôte, charmé du présent qu’il avoit reçu, étoit plus disposé à se féliciter qu’à se plaindre de ses contusions et de ses blessures. On désirera peut-être de savoir ce que Sophie lui donna. Nous ne pouvons satisfaire sur ce point la curiosité du lecteur. L’hôte, au reste, quoique très-content d’être indemnisé du dommage qu’il avoit essuyé dans sa personne, regretta fort de n’avoir pas su plus tôt le peu de cas que la dame faisoit de l’argent. « On auroit pu, dit-il, doubler chaque article de son mémoire, elle n’auroit pas marchandé davantage pour l’acquitter. »

Sa femme ne partageoit pas son sentiment. Sans décider si elle ressentoit l’injure faite à son mari plus vivement que lui-même, on peut assurer qu’elle se louoit peu de la générosité de Sophie. « Cette dame, lui dit-elle, sait mieux que vous ne vous l’imaginez le prix de l’argent. Elle pensoit bien que l’affaire n’en resteroit pas là, qu’il nous falloit une satisfaction, et que la justice lui coûteroit infiniment plus que cette bagatelle, que vous n’auriez pas dû accepter.

— Vous vous abusez fort, répondit le mari. La justice lui auroit coûté davantage, cela est vrai, croyez-vous que je ne le sache pas aussi bien que vous ? Mais en seroit-il entré plus, ou même autant dans notre poche ? Ah ! si mon fils Thomas le procureur vivoit encore, je me serois fait un plaisir de lui mettre entre les mains une si jolie affaire. Quel parti il en auroit tiré ! Mais je n’ai plus de parent dans la chicane, et irai-je plaider pour enrichir des étrangers ?

— Allons, répartit la femme, j’en conviens, vous en savez plus que moi…

— Je le crois, répliqua-t-il ; quand il y a de l’argent à gagner, je suis capable de le flairer aussi bien que personne. Tout le monde, croyez-moi, n’auroit pas eu le talent de se faire donner la bagatelle dont vous parlez, notez cela, je vous prie. Tout le monde n’auroit pas su flatter la dame assez d’adresse pour en tirer autant, notez cela. »

L’hôtesse applaudit à la sagacité de son mari, et ainsi se termina leur court entretien.

Laissons là ces bonnes gens, et suivons le lord et ses belles compagnes. Leur marche fut si rapide, qu’ils firent quatre-vingt-dix milles en deux jours, et arrivèrent le lendemain au soir à Londres, sans aventure digne de remarque. Notre plume ne restera pas en arrière ; elle courra sur le papier avec la même vitesse. Un bon historien doit imiter le voyageur éclairé, qui proportionne son séjour dans chaque lieu aux beautés, aux agréments, aux curiosités qu’il y rencontre. À Eshur, à Stowe, à Wilton, à Estbury, dans le parc de Prior, les jours entiers ne lui suffisent pas pour admirer les prodiges de l’art, rivalisant avec les merveilles de la nature. Dans quelques-unes de ces retraites délicieuses, l’art emporte le prix ; dans d’autres, la nature le lui dispute. Le parc de Prior est le triomphe de celle-ci. Là elle déploie toute sa magnificence, tandis que l’art simple et modeste ne se montre, que pour relever ses charmes. Là elle a répandu les plus riches trésors qu’elle ait prodigués à l’univers ; là enfin, l’œil toujours enchanté ne se détache d’un site, que pour se fixer sur un autre avec plus de plaisir encore.

Le goût, l’imagination qui trouvent tant d’attraits dans ces tableaux sublimes, ne dédaignent pas des beautés d’un ordre inférieur. Les bois, les rivières, les pelouses de Devon et de Dorset attirent les regards et ralentissent la marche du voyageur sensible ; mais il se hâte ensuite de traverser les sombres bruyères de Bagshot, et cette triste plaine qui s’étend à l’ouest de Stockbridge, où, dans l’espace de seize milles, nul objet n’excite son attention, à moins que, par pitié pour son ennui, les nuages n’offrent obligeamment à sa vue une agréable variété de formes fantastiques.

Ce n’est pas ainsi que voyagent le marchand avide de gain, le juge de paix occupé de procédure, le docteur constitué en dignité, le rustre vêtu de bure, et les nombreux enfants de l’opulence et de la sottise. Ils trottent d’un pas mesuré à travers les vertes prairies, ou les landes arides. Leur monture fait régulièrement quatre milles et demi par heure, l’animal et son maître portant l’un comme l’autre les yeux en avant, et contemplant les mêmes objets de la même façon. Ces honnêtes cavaliers s’extasient également à l’aspect des plus beaux monuments d’architecture, et de ces lourds édifices de briques qui décorent nos villes manufacturières, et dont la masse colossale n’atteste pas moins le mauvais goût que la richesse de leurs obscurs fondateurs.

Dans notre impatience, cher lecteur, de rejoindre notre héroïne, nous laisserons à ta sagacité le soin d’appliquer ces réflexions aux méchants auteurs et aux grands écrivains. Tu en viendras facilement à bout sans notre secours. Fais donc usage de tes lumières en cette circonstance. Dans les endroits difficiles nous venons volontiers à ton aide, au lieu de te condamner, comme font quelques-uns de nos confrères, au tourment de deviner notre pensée. Mais lorsqu’il ne faut qu’un peu d’attention pour nous comprendre, nous ne voulons point favoriser ta paresse. Ce seroit, de ta part, une erreur grossière de t’imaginer qu’en commençant ce grand ouvrage, nous ayons eu l’intention de t’épargner tout travail d’esprit, et que tu puisses y trouver, sans exercer jamais ta pénétration, quelque plaisir, ou quelque profit.