Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 11/Chapitre 07

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 3p. 121-134).

CHAPITRE VII.



FIN DE L’HISTOIRE DE MISTRESS FITZ-PATRICK.

Pendant qu’Honora, avec la permission de sa maîtresse, étoit allée commander un bowl de punch, et inviter l’hôte et l’hôtesse à en prendre leur part, mistress Fitz-Patrick continua son récit en ces termes :

« Mon mari connoissoit la plupart des officiers en garnison dans une ville de notre voisinage. Parmi eux se trouvoit un lieutenant, jeune homme remarquable par l’agrément de sa figure et de ses manières ; il avoit une femme d’un caractère et d’un esprit si aimables, que dès le premier moment de notre connoissance, c’est-à-dire, peu de temps après mes couches, nous devînmes amies intimes ; car j’eus le bonheur de lui plaire autant qu’elle me plaisoit.

« Comme le lieutenant n’aimoit ni à chasser, ni à boire, il passoit d’ordinaire son temps avec nous, et ne voyoit mon mari qu’autant que la politesse l’exigeoit d’un homme qui passoit sa vie dans notre maison. M. Fitz-Patrick montroit souvent beaucoup d’humeur de ce qu’il préféroit ma société à la sienne ; il s’en irritoit contre moi, me reprochoit de lui enlever ses camarades, et disoit que je méritois mille malédictions, pour avoir gâté un des plus jolis garçons du monde, et en avoir fait un Céladon.

« Ne vous imaginez pas, ma chère Sophie, que la colère de mon mari provînt de ce que je lui enlevois un compagnon. La conversation spirituelle du lieutenant n’étoit pas faite pour plaire à un sot tel que lui. D’ailleurs M. Fitz-Patrick n’avoit aucun droit de m’imputer la privation de sa compagnie ; car je suis convaincue que le plaisir qu’il trouvoit dans la mienne, l’engageoit seul à fréquenter notre maison. Non, mon enfant ; ce qui excitoit son courroux, c’étoit l’envie, et la pire espèce d’envie, celle qui pardonne le moins, l’envie qu’inspire la supériorité d’esprit. Le misérable s’indignoit de la préférence que me donnoit sur lui un homme dont il ne pouvoit être jaloux, sous aucun rapport. Ô ! ma chère Sophie, vous êtes une femme sensée ; si vous épousez, comme cela est probable, un homme qui ait moins d’esprit que vous, éprouvez soigneusement son caractère avant le mariage, et voyez s’il sera capable de se soumettre à votre supériorité. Promettez-moi, Sophie, de suivre ce conseil. Vous en sentirez dans la suite l’importance.

— Il est très-vraisemblable, répondit Sophie, que je ne me marierai point. Du moins, j’espère n’épouser jamais un homme qui, avant le mariage, me paraîtroit manquer de bon sens ; mais plutôt que de l’en croire ensuite dépourvu, j’aimerois mieux renoncer à mon propre jugement.

— Renoncer à votre propre jugement ? Fi ! mon enfant, je ne saurois si mal penser de vous. Quant à moi, c’est le dernier sacrifice auquel je me résignerois. La nature n’auroit pas donné aux femmes, en tant d’occasions, une intelligence supérieure, si elle avoit voulu que nous en fissions l’abandon à nos maris. Les hommes raisonnables eux-mêmes n’attendent pas de nous une telle condescendance. Le lieutenant dont je vous parlois tout à l’heure en est une preuve. Quoiqu’il eût beaucoup de sens, il n’hésitoit pas à convenir, ce qui étoit vrai, que sa femme en avoit plus que lui ; et peut-être étoit-ce un motif pour mon tyran, de la haïr.

« Avant de se laisser gouverner par une femme, disoit-il, et surtout par une pareille laideron, il enverroit tout le sexe au diable, espèce de phrase qui lui étoit familière. M. Fitz-Patrick faisoit tort à mon amie. Sans être une beauté régulière, elle avoit dans la physionomie infiniment de noblesse et de grace. Il s’étonnoit du singulier attrait que je me sentois pour sa compagnie. « Depuis que cette femme a mis le pied dans notre maison, ajoutoit-il, vous avez laissé de côté la lecture, qui faisoit vos délices. Elle vous amusoit tant, disiez-vous, que vous n’aviez pas le loisir de rendre à nos voisines leurs visites. » Je fus bien, je l’avoue, un peu incivile à leur égard ; mais les dames irlandoises ne valent pas beaucoup mieux que les simples campagnardes d’Angleterre ; ce qui doit m’excuser à vos yeux de les avoir un peu négligées.

« Ma liaison avec la femme du lieutenant dura néanmoins une année entière, c’est-à-dire, tout le temps que son mari fut en garnison dans la ville voisine. M. Fitz-Patrick me faisoit payer cher cet innocent plaisir. J’étois obligée d’endurer ses mauvais traitements, j’entends quand il étoit au logis ; car il alloit souvent passer un mois de suite à Dublin. Une fois, il en passa deux à Londres. Je m’applaudissois de ce qu’il ne lui prenoit pas fantaisie de m’emmener avec lui dans ses voyages. C’étoit à quoi il ne songeoit guère. Ses plaisanteries habituelles sur les hommes qui ne peuvent voyager sans traîner une femme à leur suite, m’avertissoient même que j’aurois en vain témoigné le désir de l’accompagner : mais Dieu sait que ce désir étoit bien loin de ma pensée.

« Le lieutenant changea de garnison. La perte de mon amie me replongea dans la solitude et dans la mélancolie. Les livres devinrent ma seule consolation. Je lisois presque tout le jour. Combien croyez-vous que je dévorai de volumes dans l’espace de trois mois ?

— Mais je ne puis le deviner, une douzaine peut-être ?

— Une douzaine ! cinq cents, ma chère. Je lus l’Histoire de France de Daniel, les vies de Plutarque, l’Atlantide, l’Homère de Pope, le théâtre de Dryden, Chillingworth, la comtesse d’Aulnoy, l’essai sur l’entendement humain de Locke, etc.

« Durant cet intervalle, j’écrivis à ma tante trois lettres respectueuses, et que je croyois propres à la toucher. Elle ne répondit à aucune. Ma fierté ne me permit pas de l’implorer davantage. »

Ici mistress Fitz-Patrick s’arrêta, et regarda fixement sa cousine. « Il me semble, ma chère, lui dit-elle, que je lis dans vos yeux un reproche ; c’est de ne pas m’être adressée à une amie qui m’eût payée d’un autre retour.

— Vos malheurs, ma chère Henriette, m’ôtent le droit de vous faire aucun reproche. N’ai-je pas commis moi-même envers vous une faute semblable, sans pouvoir en alléguer une excuse aussi plausible ? mais continuez, de grace, il me tarde, et je tremble en même temps, d’apprendre la fin de votre histoire. »

« Mon mari, reprit mistress Fitz-Patrick, fit un second voyage en Angleterre, où il resta plus de trois mois. Pendant son absence, je menai une vie si triste, que le souvenir d’une existence plus fâcheuse encore pouvoit seul me la rendre supportable ; car un esprit sociable comme le mien ne sauroit s’accommoder de la solitude, qu’autant qu’elle le délivre de l’objet de sa haine. La mort de mon enfant vint accroître mon affliction ; non que j’eusse pour lui cette tendresse passionnée dont j’aurois été, je crois, capable s’il fût né sous d’autres auspices ; mais j’avois résolu de remplir exactement les devoirs de mère, et cette occupation m’empêchoit de succomber sous le poids de mes ennuis.

« J’avois passé trois mois dans une pénible retraite, ne voyant que les domestiques qui me servoient, et quelques voisins de loin en loin, lorsqu’une jeune dame, parente de mon mari, arriva chez moi de l’extrémité de l’Irlande. C’étoit la seconde visite qu’elle me faisoit. La première fois, elle n’étoit restée qu’une semaine ; je l’avois fort engagée à revenir. Elle étoit d’un commerce agréable, et joignoit aux plus heureux dons de la nature les avantages d’une éducation soignée. Je la reçus avec joie.

« Cette jeune dame ne tarda pas à s’apercevoir de ma profonde tristesse. Sans m’en demander la cause, qui lui étoit bien connue, elle se mit à plaindre ma destinée. Elle me dit que, malgré le silence que j’avois gardé par discrétion, sur les mauvais procédés de mon mari, ses parents ne les ignoroient pas ; qu’ils en ressentoient un vif chagrin, mais que personne n’y étoit plus sensible qu’elle. Elle s’étendit là-dessus assez longuement en termes généraux, que j’approuvai, loin de les démentir. Enfin, après beaucoup de précautions oratoires, elle m’apprit, sous le sceau du secret, que mon mari entretenoit une maîtresse.

« Vous vous imaginerez sans doute que j’appris cette nouvelle avec la plus grande indifférence. Si vous le croyez, je vous jure que votre imagination vous trompe. Le mépris n’avoit pas tellement éteint ma haine pour mon mari, qu’elle ne se rallumât dans cette occasion. D’où vient une telle bizarrerie ? Sommes-nous assez égoïstes pour nous affliger de voir en la possession d’un autre, l’objet même que nous méprisons ? Ou plutôt ne sommes-nous pas horriblement vaines ; et je vous le demande, ma chère, est-il pour notre vanité un plus sanglant outrage, que l’infidélité d’un mari ?

— Je l’ignore, en vérité. Je ne me suis jamais livrée à ces hautes méditations. Mais, à mon avis, votre parente eut grand tort de vous confier ce secret.

— Et cependant, rien n’étoit si naturel que sa conduite. Vous en serez convaincue, quand vous aurez autant de lecture et d’expérience que moi.

— Je suis fâchée de vous entendre parler ainsi. Je n’ai besoin ni de lecture, ni d’expérience pour me convaincre du contraire. Il y a certainement aussi peu de délicatesse et de bonté d’ame, à instruire un mari, ou une femme de leurs torts réciproques, qu’à leur reprocher en face leurs défauts personnels.

— Eh bien ! mon mari revint ; et si je ne m’abuse, je le détestai plus que jamais, et je le méprisai un peu moins. Rien n’affoiblit tant le mépris, qu’un affront fait à l’orgueil, ou à la vanité.

« M. Fitz-Patrick, au retour de son voyage, changea tout-à-fait de conduite à mon égard. Il se montra aussi galant, aussi empressé, que dans les premiers jours de notre union ; et s’il m’étoit resté au fond du cœur une étincelle d’amour pour lui, mon ancienne flamme se seroit peut-être ranimée ; mais quoique la haine puisse succéder au mépris, et quelquefois en triompher, je ne pense pas qu’il en soit de même de l’amour. Cette passion inquiète et jalouse ne sauroit se passer de retour ; et il est aussi impossible d’avoir un cœur tendre, sans aimer, que des yeux, sans voir. Lors donc qu’un mari cesse d’être l’objet de votre affection, il est très-probable qu’un autre homme… Je dis, ma chère, que lorsqu’un mari vous devient indifférent, si une fois vous le méprisez, je dis… C’est-à-dire, si vous avez le cœur sensible… Miséricorde ! je m’embrouille. L’enchaînement des idées, comme dit M. Locke, se perd si aisément dans les matières abstraites ! Bref, la vérité est… Bref, je ne sais où j’en suis. Comme je le disois, je crois, mon mari revint. Sa conduite me surprit beaucoup, au premier abord ; mais elle lui étoit inspirée par une raison que je pénétrai bientôt, et qui me dispensa de toute reconnoissance. Il avoit mangé, ou perdu au jeu l’argent comptant de ma dot. Son bien étant déjà surchargé d’hypothèques, il vouloit se procurer de nouvelles ressources pour ses plaisirs, en vendant une petite terre qui m’appartenoit : ce qu’il ne pouvoit faire sans mon consentement ; et l’unique motif de sa feinte tendresse, étoit d’obtenir de moi cette faveur.

« Je la lui refusai net. Je lui dis, et c’étoit la vérité, que si j’avois possédé, au commencement de notre mariage, tous les trésors du monde, il auroit pu en disposer sans réserve ; que j’avois toujours eu pour maxime, que la fortune d’une femme devoit suivre le don de son cœur ; mais que puisqu’il avoit jugé à propos, depuis long-temps, de me rendre la liberté de l’un, j’étois décidée à conserver le peu qui me restoit de l’autre.

« Je ne vous peindrai point la fureur où le jetèrent ces mots, et l’air résolu dont je les prononçai. Je ne vous fatiguerai pas non plus du récit de la scène qui s’ensuivit entre nous. Vous jugez bien que l’histoire de la maîtresse n’y fut point oubliée ; elle y figura avec tous les ornements que la haine et le mépris surent y ajouter.

« M. Fitz-Patrick parut abasourdi du coup. Je ne l’avois jamais vu si déconcerté. Ses idées, d’ordinaire assez confuses, se brouillèrent tout-à-fait. Il ne chercha point à se justifier, il adopta un autre genre de défense qui me causa un trouble presque égal au sien : ce fut la récrimination. Il feignit d’être jaloux. Il peut avoir quelque disposition à la jalousie. La tient-il de la nature, ou du diable ? je l’ignore. Ce que je puis dire, c’est que je défie l’univers entier de rien trouver à reprendre dans ma conduite. La calomnie la plus effrontée n’a jamais osé attaquer ma réputation. Grace à Dieu, elle a toujours été aussi pure que ma vie. Je puis braver la calomnie. Non, ma chère miss Sensée, quoique provoquée, quoique maltraitée, quoique outragée dans mon amour, je me suis fait une loi inviolable de ne pas donner la moindre prise à la médisance… et cependant, ma chère, il y a des langues si dangereuses, si perfides, que l’innocence même ne sauroit échapper à leur malignité. Elles enveniment à plaisir un mot, un geste, un regard insignifiant, une ombre de familiarité… Mais je les méprise, elles ne m’ont jamais inquiétée un seul instant. Non, je vous proteste que je suis au-dessus de leurs atteintes… Mais où en étois-je ? Laissez-moi me le rappeler. Je vous disois que mon mari étoit jaloux, et de qui, s’il vous plaît ? de qui ? du lieutenant dont je vous ai parlé. Il lui fallut remonter à plus d’une année pour trouver un prétexte à cette étrange manie, s’il est vrai qu’il en fût réellement atteint, et qu’il n’eût pas imaginé un si odieux artifice, dans la vue de me maltraiter.

« Mais j’abrège des détails fastidieux et je cours au dénoûment. Après de nombreuses altercations, dans lesquelles ma cousine embrassa chaudement ma défense, M. Fitz-Patrick la chassa de chez lui. Quand il vit que ni les caresses, ni les menaces ne pouvoient triompher de ma résistance, il prit contre moi un parti violent. N’allez pas croire pourtant qu’il me battît. Peu s’en fallut, à la vérité : mais il ne s’emporta pas jusque-là. Il se contenta de m’enfermer dans ma chambre, sans me laisser ni plume, ni encre, ni papier, ni livres. Une servante venoit tous les jours faire mon lit, et m’apportoit à manger.

« Au bout d’une semaine, il me visita dans ma prison, et du ton d’un magister, ou plutôt d’un tyran, il me demanda si j’étois disposée à céder. Je lui répondis avec fermeté que j’aimerois mieux mourir. — « Eh bien, vous mourrez, et que le diable vous emporte, s’écria-t-il, car vous ne sortirez pas vivante de cette chambre. »

« J’y restai encore une quinzaine. À ne vous rien taire, ma constance étoit presque à bout et je songeois à me soumettre, lorsqu’un jour, en l’absence de mon mari, qui n’étoit sorti que pour peu de temps… ; par une faveur inespérée du ciel, il arriva un événement… Au moment où je m’abandonnois au plus affreux désespoir… tout devient excusable, en pareille circonstance… dans ce moment, dis-je, je reçus… mais il faudroit une heure pour vous conter la chose en détail : en un mot, car je ne veux pas épuiser votre patience, l’or, cette clef de toutes les portes, m’ouvrit celle de ma prison, et me rendit la liberté.

« Je me hâtai de gagner Dublin, où je m’embarquai pour l’Angleterre. Je me rendois à Bath, dans le dessein de me mettre sous la protection de ma tante, de votre père, ou de quelque parent qui consentît à me recevoir. Mon mari a failli me rattraper la nuit dernière à l’auberge où j’étois couchée, et que vous aviez quittée peu de minutes avant moi. J’ai eu le bonheur de lui échapper et de vous suivre. Ainsi, ma chère, finit mon histoire, histoire assurément bien tragique pour moi, et peut-être néanmoins si dénuée d’intérêt pour vous, que je vous dois des excuses de l’ennui qu’elle a pu vous causer. »

Sophie poussa un profond soupir. « En vérité, ma chère Henriette, répondit-elle, je vous plains de toute mon ame ; mais que pouviez-vous espérer d’un semblable mariage ? Pourquoi épouser un Irlandois ?

— Avec votre permission, ma cousine, cette réflexion est injuste. Il y a parmi les Irlandois, comme parmi nous, des gens de mérite et d’honneur ; et même, à parler franchement, la grandeur d’ame est plus commune chez eux que chez nous. J’ai connu en Irlande de bons maris, et ils sont rares, je pense, en Angleterre. Demandez-moi plutôt comment j’ai pu épouser un sot, et je vous répondrai que M. Fitz-Patrick ne m’avoit point paru tel.

— Croyez-vous, lui dit Sophie d’une voix foible et altérée, qu’un homme qui n’est pas un sot, ne puisse jamais faire un mauvais mari ?

— Jamais, ce seroit trop dire ; mais je crois qu’il n’y a pas d’homme plus propre à le devenir, qu’un sot. Parmi les maris que je connois, les plus sots sont les plus méchants ; et j’ose affirmer qu’il est rare de voir un homme de sens, en mal user avec une femme, qui se conduit bien. »