Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 11/Chapitre 06

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 3p. 115-121).

CHAPITRE VI.



MÉPRISE DE L’HÔTE. FRAYEUR DE SOPHIE.

Comme mistress Fitz-Patrick achevoit ces mots, elle fut interrompue par l’arrivée du dîner, au grand déplaisir de Sophie. Les malheurs de son amie lui avoient inspiré un vif intérêt, et elle n’éprouvoit d’autre besoin que celui d’en apprendre la suite.

L’hôte se tint debout derrière nos voyageuses, une assiette sous le bras, d’un air aussi respectueux que si elles fussent arrivées en carrosse à six chevaux.

La dame mariée paraissoit moins touchée de ses infortunes que sa cousine. Elle mangeoit de très-bon appétit, tandis que l’autre pouvoit à peine avaler un morceau. Sophie laissoit voir sur son visage beaucoup d’agitation et de tristesse. Mistress Fitz-Patrick s’en aperçut, et l’engagea à prendre courage : « Qui sait, dit-elle, si tout ne finira pas mieux que ni vous, ni moi ne l’espérons ? »

L’hôte brûlant d’envie de parler, n’en laissa pas échapper une si belle occasion. « Je suis fâché, dit-il, de voir que milady ne mange point ; car sûrement elle doit avoir grand’faim, après un si long jeûne. J’espère qu’elle est sans inquiétude ; comme dit milady son amie, tout peut finir mieux qu’on ne s’y attend. Un homme que j’ai vu tout à l’heure vient d’apporter d’excellentes nouvelles. Des gens qui ont eu l’adresse d’en éviter d’autres, pourront arriver à Londres avant d’êtres rattrapés ; et dans ce cas, je ne fais aucun doute qu’ils n’y soient très-bien reçus. »

Quiconque a l’esprit frappé de l’idée d’un danger, rapporte tout ce qu’il voit et tout ce qu’il entend au sujet de ses alarmes. Sophie conclut du discours de l’hôte qu’elle étoit connue dans l’auberge, et poursuivie par son père. Elle en pâlit d’effroi et perdit pendant quelques minutes l’usage de la parole. Dès qu’elle l’eut recouvré, elle pria l’hôte de faire sortir ses domestiques, et s’adressant à lui : « Je vois, dit-elle, que vous savez qui nous sommes ; mais si vous êtes capable de compassion, d’humanité… au nom du ciel, ne nous trahissez pas !

— Moi trahir milady ! s’écria l’hôte avec un serment énergique ; non assurément, je me laisserois plutôt mettre en pièces. Je hais la trahison. Jamais je n’ai trahi personne, et certes je ne commencerai pas par une aussi aimable dame que vous. Je ferois d’ailleurs, au jugement de tout le monde, une grande sottise, puisqu’il sera sitôt en votre pouvoir de me récompenser. Ma femme est témoin que j’ai reconnu milady, dès son arrivée. J’ai dit que c’étoit elle, avant de l’avoir aidée à descendre de cheval, et je porterai jusqu’au tombeau la marque des contusions que j’ai reçues à son service ; mais qu’importe, puisque j’ai eu le bonheur de lui sauver la vie ? Il est vrai que ce matin, quelques personnes auroient pu se laisser tenter par l’appât d’une récompense ; mais je suis incapable d’une pareille infamie. J’aimerois mieux mourir de faim, que de recevoir de l’argent pour trahir milady.

— Soyez sûr, monsieur, lui répondit Sophie, que s’il est jamais en mon pouvoir de vous récompenser, vous n’aurez point à regretter votre générosité.

— Bonté divine, en votre pouvoir ! oh ! milady, fasse le ciel que vous en ayez la volonté aussi bien que le pouvoir. Ce que je crains, c’est que milady n’oublie un pauvre aubergiste comme moi ; mais si elle daigne ne point m’oublier, je la supplie de se souvenir de la récompense que j’ai refusée… Quand je dis refusée, c’est tout comme, puisqu’il ne tenoit qu’à moi de la gagner, et milady auroit pu tomber dans certaines maisons… Quant à moi, je ne voudrois pas pour tout l’or du monde que milady me fît l’injure de croire que j’aie eu dessein de la trahir, même avant d’apprendre les bonnes nouvelles…

— Quelles nouvelles, je vous prie ? dit Sophie avec vivacité.

— Milady ne les sait pas ? Cela se peut ; car je ne les sais moi-même que depuis quelques minutes. Mais les eussé-je ignorées, le diable m’emporte, si j’aurois songé à trahir milady. Oui, si la pensée m’en étoit venue, que l’enfer… » Il proféra ici plusieurs imprécations effroyables. Sophie l’interrompit et le pressa de nouveau de lui apprendre ses nouvelles.

L’hôte alloit répondre, quand mistress Honora entra dans la chambre, pâle et sans haleine. « Mademoiselle ! mademoiselle ! s’écria-t-elle, nous sommes perdues. C’en est fait de nous, ils sont arrivés ! ils sont arrivés ! »

Ces mots furent un coup de foudre pour Sophie. Son sang se glaça dans ses veines. Mistress Fitz-Patrick conservant plus de présence d’esprit, demanda à Honora de qui elle parloit.

« De qui je parle, madame ? eh ! des François. Ils sont débarqués au nombre de plus de cent mille, et ils vont nous ravir à toutes l’honneur et la vie. »

Un malheureux qui, dans une cité magnifique, ne possède qu’une chétive cabane, pâlit et tremble à la nouvelle d’un incendie voisin de sa demeure ; mais lorsqu’il voit que la flamme, en dévorant les palais superbes, a épargné son humble toit, il reprend ses sens et s’applaudit de son bonheur ; ou, pour employer une comparaison qui nous plaît davantage, une tendre mère, sur le faux bruit que son fils unique a péri dans un combat, tombe privée de connoissance et presque anéantie ; mais apprend-elle que ce cher enfant a échappé au trépas, et que la patrie n’a eu à regretter que douze cents braves ? elle recouvre la vie et le mouvement ; l’accablement du désespoir fait place aux doux transports de la tendresse maternelle, et le sentiment d’humanité que la mort de ces généreux guerriers eût excité, en d’autres circonstances, dans son cœur, y paroît entièrement éteint.

Ainsi Sophie, plus capable que personne de sentir vivement le malheur général qui affligeoit son pays, fut si aise de n’avoir plus à craindre d’être rattrapée par son père, que le débarquement des François fit à peine une légère impression sur son esprit. Elle gronda doucement Honora de l’avoir effrayée, et lui dit qu’elle étoit charmée qu’il ne fût rien arrivé de pis ; car elle avoit eu une tout autre peur.

« Oui, oui, reprit l’hôte en souriant, milady est mieux instruite que nous. Elle sait que les François sont nos meilleurs amis, et qu’ils ne viennent ici que pour notre bien. C’est par eux que doit refleurir la vieille Angleterre. Milady a cru, je gage, que le duc alloit arriver ; et c’étoit là ce qui causoit son effroi. Il n’en est rien, Dieu merci. Tout au contraire sa Majesté, le brave prince Édouard (que le ciel le protége !) a trompé le duc. Il marche à grandes journées vers Londres, et dix mille François débarqués sur nos côtes vont le joindre en chemin. »

Sophie ne fut pas plus contente de cette nouvelle, que de celui qui la contoit. Cependant, s’imaginant toujours que l’hôte la connoissoit (car elle ne pouvoit soupçonner sa méprise), elle n’osa lui montrer le déplaisir qu’elle éprouvoit.

L’hôte, après avoir desservi, se retira, en la priant à plusieurs reprises de vouloir bien ne pas l’oublier.


L’hôte se tint debout derrière nos voyageuses, une aſsiette sous le bras.

Sophie étoit en proie à une extrême anxiété. Elle prenoit pour elle beaucoup de choses, que l’hôte avoit cru adresser à Jenny Cameron. En conséquence, elle chargea sa femme de chambre de le questionner adroitement, afin de découvrir comment il étoit parvenu à savoir son nom, et quelle personne lui avoit offert une récompense pour la trahir. Elle ordonna ensuite que les chevaux fussent prêts à quatre heures du matin ; et se remettant du mieux qu’elle put de son trouble, elle pria sa cousine qui avoit promis de l’accompagner le lendemain, de vouloir bien achever son histoire.