Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 10/Chapitre 09

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 3p. 61-73).

CHAPITRE IX.



FUITE DE SOPHIE.

Revenons maintenant à Sophie. Si le lecteur l’aime la moitié autant que nous, il se réjouira de la voir échappée des mains d’un père furieux, et de celles d’un infidèle amant.

Le marteau régulateur du temps avoit frappé douze fois sur le métal sonore de l’horloge, avertissant les fantômes de se préparer à commencer leur ronde nocturne : en langage vulgaire, minuit venoit de sonner ; toute la maison de l’écuyer étoit plongée dans l’ivresse et dans le sommeil, hors mistress Western, occupée à la lecture d’un pamphlet politique, et notre héroïne qui, après avoir descendu sans bruit l’escalier, et ouvert doucement une des portes du château, précipitoit ses pas vers le lieu où elle étoit attendue.

Malgré les petites ruses dont les femmes se servent dans les moindres occasions pour faire parade de leur peur (comme beaucoup d’hommes pour dissimuler la leur), on ne peut nier qu’il n’y ait un degré de courage qui sied bien au sexe, et sans lequel il ne sauroit quelquefois accomplir ses devoirs. Ce n’est point l’idée de courage, c’est celle de cruauté qui répugne à son caractère. Peut-on lire l’histoire de la célèbre Arrie, et n’être pas aussi touché de sa douceur et de sa tendresse, que de son intrépidité ? Telle femme, au contraire, se trouve mal à la vue d’une souris, qui seroit peut-être capable d’empoisonner son mari, ou, ce qui est plus affreux encore, de le réduire à la nécessité de s’empoisonner lui-même.

Sophie joignoit à la douceur naturelle de son sexe, le courage dont il manque d’ordinaire. Lorsqu’elle arriva à l’endroit convenu, et qu’au lieu de sa femme de chambre, elle vit venir à elle un homme à cheval, elle ne cria point, elle ne s’évanouit point : non que son cœur ne battît plus fort que de coutume ; car elle éprouva d’abord un peu de surprise et de crainte. L’inconnu dissipa bientôt l’une et l’autre, en lui demandant du ton le plus respectueux, et le chapeau à la main, si elle ne comptoit pas qu’une dame l’attendoit en cet endroit ? et il ajouta qu’il étoit chargé de la conduire vers elle.

Sophie, qui n’avoit nulle raison de se méfier de cet homme, monta en croupe derrière lui, et parvint saine et sauve à une ville distante d’environ cinq milles, où elle eut la satisfaction de trouver sa femme de chambre. La bonne Honora tenoit autant à ses nippes qu’à la vie. Ne pouvant se résoudre à les perdre de vue un seul instant, elle avoit pris le parti de les garder en personne, et d’envoyer quelqu’un au-devant de sa maîtresse.

Les deux fugitives réunies, délibérèrent sur le chemin qu’il convenoit de prendre pour éviter la poursuite de M. Western, qui ne tarderoit sûrement pas à faire courir après elles. Londres tentoit si fort Honora, qu’elle vouloit y aller sans détour. Elle allégua qu’on ne s’apercevroit pas au château de leur absence, avant huit ou neuf heures du matin, et qu’ainsi on ne pourroit les rattraper, quand même on sauroit la route qu’elles auroient suivie. Mais Sophie avoit trop à risquer pour rien mettre au hasard, et n’osant se fier à sa constitution délicate, dans une affaire dont le succès dépendoit de la vitesse, elle résolut de faire au moins vingt ou trente milles à travers champs, et de gagner ensuite la route de Londres. Ayant donc loué des chevaux pour parcourir cette distance dans une direction contraire à celle qu’elle se proposoit de suivre, elle partit sous la conduite du même guide qui l’avoit amenée jusque-là. Celui-ci prit alors, à sa place, un fardeau moins doux et plus pesant ; c’étoit une énorme valise remplie des parures à l’aide desquelles Honora se promettoit de faire dans la capitale mille conquêtes et une brillante fortune.

Quand elles furent à environ deux cents pas de l’auberge, sur la route de Londres, Sophie s’approcha du guide, et avec une éloquence plus douce que celle de Platon, dont les anciens ont dit que le miel couloit de ses lèvres, elle l’engagea à prendre le premier chemin qui conduiroit à Bristol.

Lecteur, nous ne sommes point superstitieux, et les miracles modernes nous inspirent peu de foi : aussi, ne te garantissons-nous pas le fait que tu vas lire, et auquel nous avons nous-mêmes de la peine à croire ; mais l’exactitude scrupuleuse que doit garder un historien, nous oblige de raconter ce qui nous a été donné pour certain. On rapporte que le cheval du guide, charmé de la voix de Sophie, s’arrêta tout court et montra de la répugnance à se porter en avant.

Il se peut néanmoins que le fait soit vrai, sans être aussi merveilleux qu’on l’a représenté : en effet, une cause naturelle semble propre à l’expliquer. Le guide, à l’instant où Sophie lui adressa la parole, suspendit l’action continue de son talon droit contre les flancs du cheval (car, comme Hudibras, il n’avoit qu’un éperon) ; et, selon toute apparence, cette interruption momentanée occasionna l’immobilité de l’animal, qui étoit de sa nature fort sujet à s’arrêter.

Mais si le cheval parut sensible à la voix de Sophie, il n’en fut pas de même du cavalier. Il répondit avec rudesse que son maître lui avoit prescrit la route qu’il devoit suivre, et que s’il en changeoit il s’exposeroit à perdre sa place.

Sophie voyant que ses prières étoient inutiles, employa un charme plus puissant que celui de sa voix, un charme capable d’opérer des prodiges, un charme auquel les siècles modernes ont attribué cette force irrésistible que les anciens prêtoient à la parfaite éloquence : en un mot, elle lui promit une récompense qui surpasseroit son attente.

Le guide ne fut pas tout-à-fait sourd à ce langage ; il y trouva seulement quelque chose d’indéfini qui lui déplut. Quoiqu’il n’eût peut-être jamais entendu prononcer ce mot, c’étoit pourtant en cela que consistoit son objection. Il représenta à Sophie que les personnes de qualité n’avoient point égard à la position des pauvres gens ; que, peu de jours auparavant, il avoit failli être chassé par son maître, pour avoir conduit à travers champs un jeune homme venant de chez M. Allworthy, qui ne l’avoit pas ensuite récompensé comme il auroit dû le faire.

« Quel jeune homme ? dit vivement Sophie.

— C’étoit, répéta le guide, un jeune gentilhomme de chez M. Allworthy, le fils de l’écuyer, comme on le nomme, je crois.

— Où alloit-il ? quel chemin a-t-il pris ?

— Celui de Bristol, à environ vingt milles d’ici.

— Mon ami, conduis-moi au même lieu, et je te donnerai une guinée, deux guinées si une ne suffit pas.

— En conscience, mademoiselle, cela vaut bien deux guinées, pour le moins. Considérez, je vous prie, à quel péril je m’expose. Si pourtant mademoiselle me promet deux guinées, j’en veux bien courir la chance. Je sais que je manque à mon devoir, en faisant courir de droite et de gauche les chevaux de mon maître ; mais le pis qui puisse m’arriver, c’est qu’il me mette à la porte, et deux guinées me dédommageront toujours un peu de la perte de ma place. »

Le marché conclu, le guide prit la direction de Bristol, et notre héroïne suivit les traces de son amant, malgré les représentations d’Honora, qui avoit bien plus d’envie de voir Londres, que de voir M. Jones. Il s’en falloit de beaucoup qu’elle le servît auprès de sa maîtresse. Elle ne lui pardonnoit pas sa négligence à s’acquitter de certaines politesses pécuniaires que l’usage prescrit aux galants, envers les soubrettes, dans les intrigues d’amour, surtout dans celles d’une nature clandestine. Cet oubli de la part de Jones, venoit plutôt de son étourderie que d’un défaut de générosité. Honora l’imputoit peut-être à cette dernière cause. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’elle le haïssoit de tout son cœur, et qu’elle s’étoit promis de saisir toutes les occasions de lui nuire dans l’esprit de sa maîtresse. Ce fut donc pour elle un fâcheux contre-temps d’avoir passé par la même ville et de s’être arrêtée à la même auberge d’où M. Jones ne faisoit que de partir. C’en fut un plus fâcheux encore, que le choix fortuit du même guide, et la découverte qui en résulta.

Nos voyageuses parvinrent au point du jour à Hambrook[1]. Honora y reçut la désagréable commission de s’informer du chemin que M. Jones avoit pris. Le guide auroit pu l’indiquer mieux que personne. Nous ignorons pourquoi Sophie ne s’adressa point à lui.

Sur les renseignements que donna l’hôte, Sophie demanda des chevaux, et s’en procura avec peine d’assez mauvais qui la menèrent à l’auberge où Jones avoit été retenu plusieurs jours, moins par la gravité de sa blessure, que par l’ignorance de son chirurgien.

Ici Honora, chargée d’une nouvelle enquête, n’eut pas plus tôt dépeint à l’hôtesse la personne de M. Jones, que la fine mouche commença, comme on dit, à éventer la mèche. Lorsque Sophie entra, sans répondre à la suivante : « Bonté divine ! dit-elle s’adressant à la maîtresse, qui l’auroit cru ? Sur ma parole, voilà le plus aimable couple qu’il soit possible de voir. Ma foi, mademoiselle, je ne m’étonne pas que le jeune écuyer coure ainsi après vous. Il m’a dit que vous étiez la plus belle dame du monde, et assurément il ne m’a pas trompée. Le pauvre jeune homme, Dieu ait pitié de lui ! je l’ai bien plaint, oui, je l’ai plaint de toute mon ame, quand je l’ai vu embrasser tendrement son oreiller, et l’appeler sa chère Sophie. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour le dissuader d’aller à la guerre : je lui ai dit qu’il ne manquoit pas de gens qui n’étoient bons qu’à se faire tuer, et qui n’avoient pas, comme lui, le bonheur d’être aimés de si belles dames.

— Certainement, dit Sophie, cette bonne femme extravague.

— Non, non, mademoiselle, je n’extravague point. Mademoiselle croit-elle que je ne sache rien ? Il m’a tout conté, je vous jure.

— Quel maraud, dit Honora, a osé tenir de pareils propos sur le compte de ma maîtresse ?

— Qu’appelez-vous maraud ? repartit l’hôtesse. Parlez mieux, je vous prie, du jeune gentilhomme dont vous me demandiez tout à l’heure des nouvelles. C’est un charmant cavalier, et il aime de tout son cœur mademoiselle Sophie Western.

— Il aime ma maîtresse ? Sachez, ma mie, que ce n’est pas un morceau fait pour lui.

— Honora, dit Sophie, ne grondez pas cette bonne femme, elle n’a point dessein de m’offenser.

— Oh ! sûrement non, » répliqua l’hôtesse enhardie par la douce voix de Sophie. Et elle enfila un long et ennuyeux récit, dont quelques endroits choquèrent un peu notre héroïne et beaucoup plus Honora, qui en prit occasion de déchirer le pauvre Jones, dès qu’elle fut seule avec sa maîtresse. « Vous avouerez, mademoiselle, dit-elle, qu’il faut être un misérable, et aimer bien peu une femme, pour profaner ainsi son nom dans un cabaret. »

Sophie ne jugeoit pas avec autant de rigueur la conduite de Jones. Elle étoit peut-être plus touchée des violents transports de son amour, que l’hôtesse avoit exagérés comme le reste, qu’offensée de son indiscrétion ; et elle imputoit le tout au délire de la passion, et à un excès de franchise.

Cet incident néanmoins, reproduit plus tard par Honora, et présenté sous un jour odieux, servit à donner plus de poids et de force à la malheureuse rencontre d’Upton, et seconda merveilleusement les efforts de la femme de chambre, pour engager sa maîtresse à quitter l’auberge, sans voir Jones.

Quand l’hôtesse se fut assurée que Sophie ne vouloit ni manger, ni boire, et que son intention étoit de repartir aussitôt que ses chevaux seroient prêts, elle se retira. Honora se permit alors de gronder sa maîtresse, liberté qu’elle prenoit assez volontiers. Elle lui rappela que Londres étoit le but de son voyage ; elle insista sur l’inconvenance de courir après un jeune homme, et termina sa harangue par cette grave apostrophe : « Au nom de Dieu, mademoiselle, songez à ce que vous faites, et où vous allez. »

Ce conseil, donné à une jeune personne qui avoit déjà fait près de quarante milles à travers champs, dans une saison rigoureuse, pourra paroître un peu ridicule. On doit supposer, en effet, qu’elle n’avoit bravé la fatigue d’une pareille course, qu’avec un dessein bien réfléchi et bien arrêté. Honora, à en juger par quelques mots qui lui étoient échappés, en sembloit persuadée. Telle est aussi, sans doute, l’opinion d’un grand nombre de lecteurs qui ont depuis long-temps deviné le projet de notre héroïne, et condamné sa fuite, comme la démarche d’une fille sans pudeur.

Sophie ne méritoit point cette cruelle injure. Son cœur avoit été depuis peu si agité par l’espérance et par la crainte, par le sentiment de ses devoirs, par sa tendresse filiale, par sa haine pour Blifil, par sa pitié, et (disons-le) par son amour pour Jones ; la conduite de son père, de sa tante, de tout le monde, et de Jones surtout, avoit porté sa passion à un tel degré de violence, qu’elle étoit tombée dans cet état de trouble et d’égarement qui nous rend incapables de peser nos actions, et indifférents sur leurs suites. Les remontrances d’Honora lui inspirèrent toutefois une détermination plus sage. Elle résolut d’aller d’abord à Glocester, et de là directement à Londres.

Le malheur voulut qu’elle rencontrât à peu de distance de la première ville, ce procureur qui y avoit dîné avec Jones. Comme il connoissoit Honora, il s’arrêta pour lui parler. Sophie se contenta, dans le moment, de demander son nom, sans faire autrement attention à lui ; mais apprenant ensuite quelle étoit sa profession et sa manière expéditive de voyager, qui lui avoit donné une sorte de célébrité, et se souvenant d’avoir entendu Honora lui dire qu’elle alloit avec sa maîtresse à Glocester, elle craignit que son père, instruit par cet homme de sa marche, ne suivît ses traces jusqu’à cette ville, et ne parvînt à la rattraper, si elle prenoit tout de suite le chemin de Londres. Elle changea donc de résolution, loua des chevaux pour un voyage de huit jours et pour une fausse route, et quoique excédée de fatigue, elle se décida à repartir, malgré les instantes prières d’Honora, et les représentations de mistress Whitefield qui, par politesse, ou par bon naturel, la pressoit vivement de coucher à Glocester. Elle ne prit rien autre chose que quelques tasses de thé, se jeta deux heures sur un lit, pendant qu’on faisoit rafraîchir ses chevaux, puis se remit en route vers onze heures du soir, et se dirigeant du côté de Worcester, elle arriva en moins de quatre heures à l’auberge où nous l’avons vue dernièrement.

Après avoir décrit en détail la marche de notre héroïne, depuis le moment de sa fuite jusqu’à son arrivée à Upton, nous conduirons rapidement monsieur son père au même endroit. Le postillon qui avoit mené Sophie à Hambrook le mit d’abord sur la voie. Il suivit sa fille à la piste jusqu’à Glocester et même jusqu’à Upton. Partridge, selon l’expression de l’écuyer, laissant dans tous les lieux où il passoit une forte odeur derrière lui, il sut ainsi que Jones avoit pris la route de la dernière ville, et ne douta point que Sophie n’eût couru sur la trace de son amant. Il se servit, pour rendre sa pensée, d’un terme grossier qui ne peut être compris que des chasseurs de renards, auxquels nous laissons le plaisir de le deviner.


  1. C’étoit le village où Jones avoit rencontré le quaker.