Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 10/Chapitre 08

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 3p. 54-61).

CHAPITRE VIII.



L’HISTOIRE RÉTROGRADE.

Avant de poursuivre cette histoire, il est à propos de jeter un coup d’œil en arrière, pour expliquer la singulière apparition de Sophie et de son père, dans l’hôtellerie d’Upton.

Nous avons laissé, vers le milieu de notre septième livre, l’aimable Sophie engagée dans une lutte pénible entre l’amour et le devoir, et finissant, selon l’usage, par céder la victoire au premier. Ce combat, comme nous le dîmes alors, étoit la suite d’une visite que son père lui avoit faite, pour la forcer à épouser Blifil. Quelques paroles vagues échappées à Sophie dans un moment de trouble, parurent à l’écuyer un acquiescement formel à ses volontés. Charmé de ce succès, il se mit à boire l’après-midi selon sa coutume, et en homme généreux, ne voulant pas jouir seul de son bonheur, il ordonna que la bière coulât à grands flots dans la cuisine : de sorte qu’avant onze heures du soir, il n’y avoit point dans le château une seule personne qui ne fût ivre, hors mistress Western et sa nièce.

Le lendemain, de bonne heure, l’écuyer fit prier Blifil de venir sans délai. Il le croyoit beaucoup moins instruit qu’il ne l’étoit réellement, de l’aversion de Sophie pour lui. Cependant il brûloit de l’informer du prétendu consentement dont on vient de parler, ne doutant pas que sa fille ne le lui confirmât de sa propre bouche. Quant au mariage, la célébration en avoit été fixée, la veille, au surlendemain matin.

M. Blifil arrivé, on servit le déjeuner. L’écuyer Western, sa sœur, et le futur époux, étant réunis dans la salle à manger, un domestique eut ordre d’aller avertir Sophie.

Ô Shakespeare, que n’ai-je ta plume ! Hogarth, que n’ai-je ton pinceau ! je peindrois ce pauvre domestique à son retour, tremblant de tous ses membres, le visage pâle, les yeux égarés, la voix expirant sur ses lèvres,

Tel que ce malheureux qui, glacé de terreur,
Vint, au sein de la nuit, par un cri de douleur,
Annoncer à Priam que la moitié de Troie
D’un affreux incendie étoit déjà la proie[1].

Il entra d’un air désespéré, et dit qu’on ne trouvoit point mademoiselle Sophie.

« On ne la trouve point ! s’écria l’écuyer, en sautant de son siége. Mort et damnation ! sang et furie ! Où ? quand ? comment ? quoi ? on ne la trouve point ?

— Là, là, mon frère, calmez-vous, dit mistress Western avec un sang-froid vraiment politique, vous vous mettez toujours en fureur pour rien. Ma nièce est allée, je le suppose, se promener dans le parc. En vérité, vous devenez si déraisonnable, qu’il est impossible de vivre avec vous sous le même toit.

— Hé bien, hé bien, répondit l’écuyer, s’apaisant aussi vite qu’il s’étoit emporté, si ce n’est que cela, il n’y a pas grand mal ; mais, sur mon ame, j’ai perdu la tête, quand cet homme est venu dire qu’on ne trouvoit point ma fille. » Il ordonna ensuite de la chercher dans toutes les allées du parc, et se rassit tranquillement.

Jamais deux caractères ne furent plus opposés que ceux du frère et de la sœur sous une infinité de rapports, et particulièrement en un point. Le frère ne prévoyoit rien, mais il étoit doué d’un admirable talent pour saisir les choses au moment où elles arrivoient. La sœur, au contraire, prévoyoit tout, et ne voyoit rien de ce qui se passoit sous ses yeux. On a déjà pu observer plusieurs exemples de ce contraste. Il étoit excessif dans l’un et dans l’autre. La sœur prévoyoit souvent ce qui ne devoit point arriver, et le frère voyoit d’ordinaire beaucoup plus que la réalité.

Il ne se trompa pourtant point cette fois-ci : Sophie n’étoit pas plus dans le parc, que dans sa chambre. L’écuyer sortit alors lui-même, et appela sa fille d’une voix aussi forte, aussi éclatante que celle d’Hercule, lorsqu’il appeloit jadis son cher Hylas : et comme Ovide nous apprend que tout le rivage résonnoit du nom de ce bel adolescent, ainsi les cris aigus des femmes se mêlant aux rauques accents des hommes, le château, le parc, tous les champs d’alentour répétèrent celui de Sophie. Écho sembloit prendre tant de plaisir à redire ce doux nom, que s’il existe réellement une telle divinité, nous sommes tenté de croire que le poëte s’est mépris sur son sexe.

La confusion fut pendant quelque temps générale. Enfin l’écuyer ayant épuisé inutilement la force de ses poumons, revint dans la salle à manger, où se trouvoient mistress Western et M. Blifil, et se jeta dans un fauteuil avec tous les signes du désespoir. Sa sœur entreprit de le consoler de la manière suivante.

« Mon frère, je suis fâchée de ce qui arrive, et du déshonneur que la conduite de ma nièce imprime à notre famille ; au reste c’est votre faute, et vous ne devez vous en prendre qu’à vous. Vous savez qu’elle a toujours été élevée dans des principes contraires aux miens ; vous en voyez les conséquences. Ne vous ai-je pas représenté mille fois le danger qu’il y avoit à lui laisser faire ses volontés ? mais je n’ai jamais pu vous engager à changer de méthode. Après les peines infinies que je m’étois données pour déraciner de sa tête de fausses idées, et pour corriger les fautes grossières où vous étiez tombé, vous l’avez retirée de mes mains. Ainsi, je ne suis responsable de rien. Si le soin de son éducation m’eût été confié sans réserve, vous n’auriez point à déplorer l’événement d’aujourd’hui. Consolez-vous donc, en pensant que tout ceci est votre ouvrage. Eh, que pouvoit-on attendre de mieux d’une foiblesse…

— Morbleu, ma sœur, répondit Western, vous me rendriez fou. Quand m’avez-vous vu de la foiblesse pour elle ? quand lui ai-je laissé faire ses volontés ? Pas plus tard qu’hier au soir, ne l’ai-je pas menacée, si elle me désobéissoit, de la tenir enfermée toute sa vie, dans sa chambre, au pain et à l’eau ? Tudieu ! vous lasseriez la patience de Job.

— Entendit-on jamais pareille impertinence ? Mon frère, si je n’avois la patience de cinquante Job, vous me feriez sortir des bornes de la bienséance et du décorum. De quoi vous mêliez-vous ? Ne vous avois-je pas prié, conjuré d’avoir confiance en moi ? Une seule fausse marche a détruit toutes les opérations de la campagne. Quel père sensé auroit provoqué sa fille, par de telles menaces ? combien de fois vous ai-je dit que les Angloises ne veulent point être traitées comme des esclaves circassiennes ? Nous vivons, en Europe, sous la protection des lois et des mœurs. C’est par la douceur, c’est par les bons procédés qu’on s’assure l’empire de nos cœurs. Les querelles, les injures et la violence n’obtiennent rien de nous. Grace à Dieu, il n’existe point en ce pays de loi salique. Mon frère, vous avez dans les manières une rudesse, que toute autre femme que moi ne pourroit supporter. Je ne m’étonne pas que la frayeur ait poussé ma nièce au parti qu’elle a pris ; et à vous parler franchement, je doute fort que le monde la désapprouve beaucoup. Je vous le répète, mon frère, consolez-vous, en pensant que tout ceci est votre ouvrage. Combien de fois vous ai-je conseillé… »

À ces mots Western se leva brusquement, et sortit de la chambre, en proférant deux ou trois horribles blasphèmes.

Quand il fut parti, sa sœur montra (s’il est possible) encore plus d’aigreur contre lui, qu’elle n’en avoit fait voir en sa présence. Elle invoqua, à diverses reprises, le témoignage de M. Blifil. Celui-ci l’approuva complaisamment en tout point ; mais il s’efforça d’atténuer les torts de M. Western, qu’il attribua à l’excès de la tendresse paternelle. « C’est, répliqua la dame, une foiblesse d’autant plus inexcusable, qu’elle cause la ruine de son propre enfant ; » et Blifil en convint aussitôt.

Mistress Western dit ensuite au jeune écuyer, qu’elle étoit désolée du traitement injurieux qu’il recevoit dans une famille à laquelle il se proposoit de faire tant d’honneur. À ce sujet, elle blâma sévèrement la folie de sa nièce, et finit encore par rejeter tous les torts sur son frère, qui n’auroit pas dû s’avancer à ce point, sans être plus sûr du consentement de sa fille. « Mais il est, ajouta-t-elle, d’un caractère violent, opiniâtre, et je regrette les avis que je lui ai vingt fois prodigués en pure perte. »

Après un assez long entretien qui roula sur le même sujet, et dont nous ferons grace au lecteur, M. Blifil se retira, fort peu satisfait ; mais les principes de philosophie qu’il tenoit de Square, et les sentiments de religion que Thwackum lui avoit inspirés, joints à son tempérament flegmatique, l’aidèrent à supporter sa disgrace avec une patience que n’auroit point eue, sans doute, un amant plus passionné.


  1. E’en such a man, so faint, so spiritless,
    So dull, so dead in look, so woe-begone
    Drew Priam’s curtains in the dead of night,
    And would have told him, half his Troy was burn’d
    .Shakespeare