Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 10/Chapitre 02

CHAPITRE II.



ARRIVÉE D’UN GENTILHOMME IRLANDOIS. GRANDES AVENTURES DANS L’HÔTELLERIE.

C’étoit l’heure où le lièvre peureux que la crainte de ses nombreux ennemis, et surtout de cet animal rusé, cruel, carnivore, qu’on appelle homme, a retenu tout le jour dans son gîte, se hasarde à en sortir et à se jouer dans la plaine ; où l’aigre chantre des nuits, le hibou, tapi dans le creux d’un vieux chêne, fait entendre des accents propres à charmer l’oreille de quelques modernes connoisseurs en musique ; où le rustre, à moitié ivre, traversant d’un pas mal assuré le cimetière du village, pour regagner sa demeure, s’imagine voir, dans son effroi, des spectres sanglants, se lever devant lui ; où les voleurs et les brigands sont éveillés, tandis que l’honnête Watchman sommeille profondément : en un mot, il étoit minuit. Les habitants de l’hôtellerie, ceux que nous connoissons déjà, et d’autres arrivés le soir, reposoient dans leurs lits. La servante Susanne seule, encore debout, s’occupoit à nettoyer la cuisine, avant d’aller trouver l’amoureux valet d’écurie qui brûloit de la tenir dans ses bras.

Telle étoit la situation des choses, lorsqu’un gentilhomme courant la poste à franc étrier s’arrêta devant l’auberge. Il descendit de cheval, se fit ouvrir la porte, et tout troublé, presque hors d’haleine, il demanda d’un ton brusque à Susanne, s’il y avoit des dames logées dans la maison. L’heure de la nuit, l’air égaré du voyageur effrayèrent Susanne ; elle hésita d’abord à répondre. Le gentilhomme, avec un redoublement de vivacité, la conjura de ne lui rien cacher. « J’ai perdu ma femme, dit-il, et je la cherche. Sur mon ame, peu s’en est fallu que je ne l’aie déjà rattrapée en deux ou trois endroits. Elle venoit d’en partir, au moment même où j’y arrivois. Si elle est ici, conduisez-moi, sans bruit, à sa chambre. Si elle n’y est plus, indiquez-moi le chemin qu’elle a pris, et sur mon ame, votre fortune est faite. » En achevant ces mots, il fit briller aux yeux de Susanne une poignée de guinées, dont la vue auroit pu séduire des personnes d’une condition fort supérieure à celle de cette pauvre fille, et les engager à commettre une action beaucoup plus répréhensible.

Susanne, d’après ce qu’elle avoit entendu dire dans la cuisine, sur le compte de mistress Waters, ne douta pas un instant qu’elle ne fût précisément la brebis égarée que réclamoit le légitime propriétaire. Elle en conclut, avec grande apparence de raison, qu’il lui étoit impossible de gagner jamais de l’argent d’une manière plus honnête, qu’en rendant une femme à son mari. Elle ne se fit donc aucun scrupule d’assurer le gentilhomme, que la dame qu’il cherchoit étoit dans la maison ; et se laissant séduire par ses belles promesses, autant que par les arrhes qu’il lui glissa dans la main, elle le conduisit droit à la chambre de mistress Waters.

C’est un usage établi depuis long-temps dans la classe polie de la société, et fondé sur de bonnes et solides raisons, qu’un mari ne doit point entrer dans l’appartement de sa femme, sans frapper d’abord à la porte. Il n’est guère besoin d’indiquer les avantages de cette excellente précaution, à un lecteur qui connoît le monde. Par ce moyen, la dame a le temps de s’ajuster, ou d’écarter tout objet désagréable à la vue ; car il y a des situations où une femme délicate et scrupuleuse ne voudroit pas être surprise par son mari. La bonne compagnie prescrit ainsi différentes règles de conduite, qui ne paroissent aux yeux d’un juge peu éclairé que de pures formalités, mais dont un esprit pénétrant découvre la sérieuse importance.

Il eût été heureux que l’inconnu se fût conformé dans le cas présent, à la coutume dont on vient de parler ; mais au lieu de frapper à la porte un de ces petits coups que la prudence conseille en pareille circonstance, il la poussa si violemment, qu’il fit sauter la serrure ; la porte s’ouvrit avec fracas, et notre homme tomba la tête la première, au milieu de la chambre.

À peine se fut-il remis sur ses jambes, que hors du lit et sur ses jambes aussi parut (nous l’avouerons avec honte et douleur) notre héros lui-même. Il demanda à l’inconnu d’une voix menaçante qui il étoit, et dans quel dessein il osoit enfoncer sa porte.

L’étranger croyant avoir fait une méprise, alloit en demander pardon et se retirer, lorsqu’à la clarté de la lune, il aperçut épars sur le plancher, un corset, une robe, des jupons, un bonnet, des rubans, et des souliers de femme. La vue de ces objets redoubla sa jalousie naturelle, et lui causa un si violent accès de rage, qu’il en perdit la parole. Sans répondre un seul mot, il voulut s’approcher du lit ; mais Jones l’arrêta brusquement, et à l’instant il s’éleva entre eux une rixe violente, qui dégénéra bientôt en un vrai combat.

Mistress Waters (car la fidélité historique nous oblige de convenir qu’elle étoit aussi dans le lit) s’éveilla en sursaut. À l’aspect de deux hommes aux prises dans sa chambre, elle se mit à crier de toutes ses forces : « Au vol ! au meurtre ! au viol ! » On ne s’étonnera pas qu’elle ait proféré ce dernier mot, si l’on réfléchit que les femmes ont coutume de s’en servir, dans les moments d’effroi, comme on emploie en musique ut, , mi, fa, sol, uniquement pour servir de véhicule au son, et sans y attacher aucune idée précise.

À côté de la chambre de mistress Waters, couchoit un Irlandois arrivé trop tard dans l’auberge pour que nous ayons pu faire mention de lui. C’étoit un de ces gentilshommes qu’on appelle en Irlande Calaballaros, ou cavaliers. Cadet de bonne famille, dépourvu de biens dans son pays, il se trouvoit obligé d’en aller chercher ailleurs, et se rendoit à Bath pour y tenter la fortune au jeu et près des femmes.

Ce jeune homme lisoit dans son lit une nouvelle de mistress Behn ; car il tenoit d’un ami, que le plus sûr moyen de plaire au beau sexe, étoit de cultiver son esprit, et de l’orner par la lecture de bons ouvrages. Effrayé du vacarme qu’il entendoit dans la pièce voisine, il sauta hors de son lit, prit d’une main son épée, de l’autre sa chandelle, et courut à la chambre de mistress Waters.

Si la présence d’un troisième homme en chemise, fut d’abord une nouvelle atteinte à la pudeur de la dame, elle servit du moins à diminuer sensiblement sa frayeur ; car à peine entré dans la chambre, le cavalier s’écria : « M. Fitz-Patrick, que diable signifie tout ce vacarme ?

— Ah ! M. Macklachlan, répondit l’autre, je suis charmé de vous rencontrer ici. Ce scélérat a séduit ma femme, et il étoit couché avec elle.

— De quelle femme parlez-vous ? répartit Macklachlan. Je connois mistress Fitz-Patrick, et je vois bien que ce n’est point avec elle que ce monsieur étoit couché. »

Un simple regard jeté sur mistress Waters, et le son de sa voix, qu’il eût été facile de distinguer à une plus grande distance, convainquirent Fitz-Patrick qu’il avoit commis une lourde méprise. Il en demanda pardon à la dame. « Pour vous, monsieur, dit-il à Jones, je ne vous fais point d’excuses. Vous m’avez frappé, c’est un affront que je laverai demain matin dans votre sang. »

Jones répondit à cette menace d’un air de mépris.

« En vérité, M. Fitz-Patrick, dit Macklachlan, vous devriez rougir de troubler ainsi le repos des gens, au milieu de la nuit. Sans le profond sommeil qui règne dans l’hôtellerie, vous auriez réveillé tout le monde, aussi bien que moi. Monsieur vous a traité comme vous le méritiez. Si j’avois une femme, et que vous l’eussiez outragée de la sorte, je vous couperois la gorge. »

Jones, alarmé pour la réputation de sa belle, ne savoit que dire, ni que faire ; mais on a observé que les femmes ont l’esprit beaucoup plus prompt et plus inventif que les hommes. Mistress Waters se rappela aussitôt qu’il y avoit entre sa chambre et celle de M. Jones, une porte de communication. Comptant sur l’honneur de son amant, et sur sa propre intrépidité : « Insolents ! s’écria-t-elle, que voulez-vous dire ? je ne suis la femme d’aucun de vous. Au secours ! au viol ! au meurtre ! au viol ! » L’hôtesse accourut à ces cris. Mistress Waters l’accabla de reproches. « Je me croyois, chez vous, lui dit-elle, dans une maison honnête, et non dans un mauvais lieu ; et voilà qu’une troupe de bandits a forcé la porte de ma chambre, avec l’intention d’attenter, sinon à ma vie, du moins à mon honneur, qui m’est encore plus cher que la vie. »

L’hôtesse se mit alors à crier aussi haut que la pauvre femme l’avoit fait du fond de son lit. Elle se plaignit qu’elle étoit ruinée ; que la réputation de sa maison, jusque-là sans tache, étoit perdue à jamais : puis se tournant du côté des hommes : « Au nom du diable, leur dit-elle, quelle est la cause de tout ce tumulte dans la chambre de madame ? » Fitz-Patrick baissa la tête, répéta qu’il avoit fait une méprise dont il demandoit pardon, et sortit avec son compatriote.

Jones étoit trop avisé pour n’avoir pas saisi sur-le-champ la pensée de la dame. Il affirma hardiment qu’il avoit couru à son secours, en entendant le bruit de sa porte qu’on enfonçoit. Il ignoroit, dit-il, le motif de cette violence ; mais si l’on avoit eu le dessein de la voler, il s’estimoit heureux d’en avoir prévenu l’exécution.

« Il ne s’est jamais commis de vol dans cette maison, depuis que je la tiens, répartit l’hôtesse. Apprenez, monsieur, qu’on ne donne point asile ici aux voleurs de grand chemin. On n’y reçoit que d’honnêtes gens, et des gens comme il faut. Grace à Dieu, j’en ai toujours chez moi autant que j’en puis loger. J’ai eu mylord, etc., etc. » Et elle enfila une kyrielle de noms et de titres que nous nous abstiendrons de répéter, pour ne pas nous rendre coupable d’un crime de faux.

Jones, après l’avoir écoutée avec patience, l’interrompit et s’excusa auprès de mistress Waters d’être entré chez elle en chemise, protestant que l’intérêt seul de sa sûreté avoit pu lui inspirer cette hardiesse.

On n’aura pas de peine à deviner la réponse de la dame, et la conduite qu’elle tint jusqu’à la fin de cette comédie, où elle se donna pour une femme modeste, réveillée au milieu de la nuit par l’irruption de trois hommes inconnus dans sa chambre. Tel fut le rôle qu’elle entreprit de jouer, et elle s’en acquitta si bien, qu’aucune de nos meilleures actrices ne seroit en état de l’égaler ni sur le théâtre ni hors du théâtre.

On peut tirer de là un argument victorieux, pour prouver à quel point la vertu est naturelle aux femmes. Quoiqu’il y en ait à peine une sur dix mille, qui soit capable de faire une bonne actrice, et que parmi les actrices de profession, on en trouve rarement deux, propres à remplir également bien le même rôle, toutes les femmes peuvent jouer la vertu avec la dernière perfection, soit qu’elles en aient, ou qu’elles n’en aient pas.

Quand les hommes furent sortis de la chambre, mistress Waters remise de son effroi, calma aussi sa colère, et parla en termes beaucoup plus doux à l’hôtesse. Celle-ci ne revint pas si vite de ses inquiétudes pour la réputation de son auberge. Elle alloit recommencer l’énumération de tous les grands personnages qui avoient logé chez elle : mais la dame l’arrêta tout court, en l’assurant qu’elle la croyoit entièrement étrangère à la scène scandaleuse qui venoit de se passer ; puis elle la pria de la laisser reposer, et ajouta qu’elle espéroit que son sommeil ne seroit plus troublé pendant le reste de la nuit. Sur quoi l’hôtesse prit congé d’elle, avec beaucoup de compliments et autant de révérences.