Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 10/Chapitre 01

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 3p. 1-5).

CHAPITRE PREMIER.



AVIS IMPORTANT AUX CRITIQUES MODERNES.

Il nous est impossible, cher lecteur, de deviner quelle espèce de personnage tu es. Peut-être connois-tu le cœur humain aussi bien que Shakespeare lui-même ; peut-être égales-tu en sottise quelques-uns de ses éditeurs. Dans le doute, avant de faire avec toi un pas de plus, nous croyons devoir te donner quelques avis salutaires, pour t’empêcher de commettre, à notre égard, les grossières méprises où sont tombés les commentateurs de cet illustre poëte.

D’abord, ne te hâte point de condamner certains incidents de cette histoire, comme déplacés, ou étrangers à notre but principal, parce que tu n’en saisis pas tout de suite l’enchaînement. On peut considérer cet ouvrage comme une vaste création de notre génie ; et ce seroit de la part d’un chétif critique, d’un reptile tel que toi, le comble de la présomption et de l’absurdité, d’oser en censurer les moindres détails, sans connoître l’ordonnance de toutes les parties, et avant d’être arrivé au dénoûment. Nous convenons que la métaphore dont nous venons de nous servir, est un peu ambitieuse ; mais en vérité, il n’en existe point d’autre pour exprimer l’intervalle qui sépare un auteur du premier ordre, d’un critique du dernier.

En second lieu, ne te figure pas qu’il y ait une ressemblance trop marquée entre quelques-uns de nos personnages, par exemple entre l’hôtesse du septième livre et celle du neuvième. Tu dois savoir que presque tous les individus de la même profession, ont des traits communs et caractéristiques. Il n’appartient qu’à un auteur judicieux de conserver fidèlement ces traits, et d’en varier l’expression. Le secret de faire ressortir les nuances délicates qui différencient deux personnes atteintes du même vice, ou de la même folie, est un autre talent aussi rare dans les écrivains, que l’heureuse faculté de l’apprécier et d’en jouir dans les lecteurs. Ainsi tout le monde peut distinguer un épais financier d’avec un sémillant petit-maître ; mais pour saisir la différence entre un élégant citadin et un brillant seigneur de la cour, il faut un jugement exquis. De vulgaires spectateurs, privés de cette finesse de tact, commettent souvent au théâtre de grandes injustices. Nous avons vu maint poëte courir le risque d’être convaincu de plagiat, sur une preuve beaucoup plus légère que n’est réputée la ressemblance des écritures, devant les tribunaux ; et l’on pourroit craindre que toutes les veuves amoureuses qui paroissent sur la scène, ne fussent condamnées, comme de serviles copies de Didon, si par bonheur, la plupart de nos critiques de théâtre n’étoient pas trop ignorants pour lire Virgile.

Enfin, mon digne ami (car peut-être as-tu le cœur meilleur que la tête), garde-toi de prononcer qu’un caractère est mauvais, parce qu’il n’est pas entièrement bon. Si les caractères parfaits ont seuls le privilége de te plaire, il ne manque pas de livres propres à satisfaire ton goût ; pour nous, n’en ayant point rencontré de pareils dans le monde, nous n’avons pas voulu en présenter dans notre ouvrage. À dire vrai, nous ne croyons guère qu’un simple mortel soit jamais parvenu au dernier degré de la perfection, ni qu’il ait existé un monstre semblable à celui que peint Juvénal

Dont aucune vertu ne rachetoit les vices[1].

À quoi sert d’ailleurs d’introduire, dans un ouvrage d’imagination, des personnages d’une angélique vertu, ou d’une perversité diabolique ? Ces peintures exagérées, loin de produire un bon effet, ne causent au lecteur que du chagrin et de la honte. D’un côté il s’afflige, en contemplant des modèles si accomplis, qu’il désespère de pouvoir les égaler ; de l’autre il rougit de voir la nature à laquelle il participe, dégradée d’une manière si odieuse.

Dans le fait, il suffit qu’un caractère ait ce degré de bonté qui inspire aux esprits bien faits un sentiment d’estime et d’affection. Si l’on y remarque quelques-uns de ces légers défauts

Échappés par mégarde à l’humaine foiblesse[2],

ils excitent moins d’éloignement que de pitié. Nous disons plus, les imperfections qu’on observe dans un caractère de cette espèce, ont sur les mœurs une influence salutaire. Elles étonnent et laissent dans l’ame une impression plus durable, que les fautes des êtres vicieux et pervers. Les foiblesses et les vices des hommes en qui dominent les bonnes qualités, reçoivent de leurs vertus un éclat qui les rend plus sensibles ; et quand nous voyons les funestes conséquences de ces vices, pour les personnages auxquels nous nous intéressons, nous apprenons, non-seulement à les éviter par intérêt pour nous-mêmes, mais encore à les haïr, à cause du mal qu’ils ont déjà fait à ceux que nous aimons.

Maintenant, cher lecteur, que nous t’avons donné cette petite instruction, nous allons, si tu le permets, reprendre le fil de notre histoire.


  1. … Nulla virtute redemptum
    A vitiis.
    Juvénal.

  2. Quas humana parum cavit natura.Horace.