Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 09/Chapitre 06

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 2p. 390-399).

CHAPITRE VI.



CONVERSATION AMICALE QUI FINIT D’UNE MANIÈRE PLUS ORDINAIRE QUE PACIFIQUE.

Tandis que nos amants s’amusoient ensemble, de la manière décrite, en partie, dans le chapitre précédent, ils contribuoient aussi à l’amusement de leurs bons amis dans la cuisine, et cela de deux façons, en leur fournissant un sujet de conversation, et de la bière pour entretenir la gaîté de leur humeur.

Autour du feu de la cuisine étoient réunis Partridge, le sergent, le cocher qui avoit amené la jeune dame et sa femme de chambre, sans compter l’hôte et l’hôtesse, qui alloient et venoient pour le service de la maison.

Partridge commença par instruire la compagnie de ce que le vieillard de la montagne lui avoit appris sur la situation où M. Jones avoit trouvé mistress Waters. Le sergent raconta ensuite ce qu’il savoit de l’histoire de cette dame. « C’est, dit-il, la femme de M. Waters, capitaine dans notre régiment. Elle l’a souvent accompagné à la garnison. Quelques personnes doutent qu’ils soient mariés en face de l’église : c’est leur affaire et non la mienne. Foi de sergent, la réputation de la dame ne flaire pas comme baume. Quant au capitaine, il ira droit en paradis, lorsqu’on verra le soleil reluire par un jour de brouillard. En tout cas, s’il y va jamais, il y en ira bien d’autres. La dame, pour lui rendre justice, est une bonne créature. Elle aime l’uniforme, et veut qu’il soit respecté. Elle a vingt fois demandé la grace de pauvres soldats. Si on l’en croyoit, on n’en puniroit jamais un. Il est vrai, qu’à notre dernière garnison, l’enseigne Northerton passoit pour être fort bien avec elle ; mais le capitaine l’ignore, et tant qu’il l’ignorera, c’est comme s’il n’en étoit rien. Il a toujours pour elle la même tendresse, et je suis sûr qu’il passeroit son épée au travers du corps de quiconque en diroit du mal : aussi me gardé-je bien d’en dire. Je ne fais que répéter les propos des autres ; et assurément dans ce que tout le monde dit, il doit y avoir quelque chose de vrai.

— Oui, oui, beaucoup de vrai, je vous en réponds, s’écria Partridge. Vox populi, vox Dei[1]. »

— Ce sont de pures calomnies, répondit l’hôtesse. Maintenant que cette dame est habillée, je vous jure qu’elle a tout-à-fait l’air d’une femme comme il faut ; et elle en a les manières aussi ; car elle m’a donné une guinée pour la robe que je lui ai prêtée. »

« C’est une bien brave dame, en effet, dit l’hôte à sa femme ; et si vous aviez été un peu moins vive, vous ne lui auriez pas cherché querelle, comme vous l’avez fait d’abord.

— Vraiment, il vous sied bien de m’adresser ce reproche. Sans votre bêtise, il ne seroit rien arrivé. Vous avez toujours la rage de vous mêler de ce qui ne vous regarde pas, et de parler à tort et à travers.

— Bon ! bon ! le passé est passé, c’est une affaire finie.

— Oui, pour aujourd’hui ; mais demain, à recommencer. Combien de fois n’ai-je pas eu à souffrir de vos sottises ? Apprenez à retenir votre langue dans la maison, et à ne vous mêler que des affaires du dehors, qui vous regardent. Avez-vous oublié ce qui se passa il y a environ sept ans ?

— Hé ! de grace, ma chère, laissons là ces vieilles histoires. Allons, allons, tout est bien, et je suis fâché de ce que j’ai fait. »

L’hôtesse alloit répliquer. Elle en fut empêchée par le sergent pacificateur, au grand déplaisir de Partridge qui aimoit fort le scandale, et se plaisoit à exciter ces querelles innocentes, d’où résultent pour l’ordinaire, des incidents plus comiques que tragiques.

Le sergent demanda à Partridge où il alloit avec son maître.

« Qu’entendez-vous par mon maître ? répondit le pédagogue, je ne suis le valet de personne. Quoique j’aie essuyé dans ma vie de grandes traverses, on met toujours monsieur devant mon nom. Tout pauvre et simple que je parois à présent, j’ai tenu jadis une école, où j’enseignois la grammaire ; sed hei mihi non sum quod fui[2] !

— Je ne crois pas vous avoir offensé, monsieur, dit le sergent. Eh bien donc, si vous me permettez de répéter ma question, où allez-vous avec votre ami ?

— C’est cela, répliqua Partridge, amici sumus[3] ; et je vous donne mon ami pour un des premiers gentilshommes du royaume (à ces mots l’hôte et l’hôtesse ouvrirent les oreilles). Ce n’est rien moins que l’héritier de l’écuyer Allworthy.

— Quoi ! s’écria l’hôtesse, de cet écuyer qui fait tant de bien dans le pays ?

— De lui-même.

— En ce cas, je vous garantis qu’il aura un jour une immense fortune.

— Très-certainement.

— C’est singulier, au premier coup d’œil je l’avois jugé un homme comme il faut ; mais mon mari que voici, se croit plus habile que personne.

— J’avoue, ma chère, dit l’hôte, que c’étoit une méprise.

— Certes, une rude méprise. M’en avez-vous jamais vu faire de semblable ?

— Mais, monsieur, dit l’hôte à Partridge, comment se fait-il qu’un si grand seigneur voyage à pied ?

— Je l’ignore. Les grands seigneurs ont quelquefois des caprices. Au moment où je vous parle, mon ami a douze chevaux et autant de valets à Glocester. Cela n’empêche pas que la nuit dernière, se trouvant incommodé de la chaleur, il a voulu aller respirer le frais sur le sommet de la montagne voisine. J’y ai été aussi, pour lui tenir compagnie ; mais si jamais on m’y rattrape, on sera bien fin. J’ai pensé mourir de frayeur. Nous avons rencontré là, le plus étrange personnage…

— Que je sois pendu, s’écria l’hôte, si ce n’est l’homme de la montagne, comme on l’appelle, en supposant que ce soit un homme ; car je connois beaucoup de gens qui pensent que c’est le diable.

— Ma foi, dit Partridge, cela pourroit bien être ; et maintenant que vous m’en donnez l’idée, je crois fermement que c’étoit le diable en personne, quoique je n’aie point aperçu son pied fourchu ; mais peut-être a-t-il le pouvoir de le cacher ; car les esprits malins prennent telle forme qu’il leur plaît.

— Monsieur, interrompit le sergent (soit dit sans vous offenser), apprenez-moi, de grace, puisque vous l’avez vu, quelle espèce de personnage est le diable ? J’ai ouï dire à quelques-uns de nos officiers, que c’étoit un être chimérique inventé par les prêtres, pour se rendre nécessaires ; car s’il étoit une fois reconnu qu’il n’existe point de diable, on n’auroit non plus besoin de prêtres, que de soldats en temps de paix.

— Ces officiers-là, dit Partridge, sont sans doute des hommes très-instruits ?

— Point du tout, monsieur, répondit le sergent, ils n’ont pas, je crois, la moitié de votre science. Pour moi, malgré leurs beaux discours, et quoique l’un d’eux fût capitaine, j’ai toujours cru au diable. S’il n’existe pas, pensois-je en moi-même, où iront les méchants ? Et j’ai lu, dans un livre, qu’ils doivent tous aller au diable.

— Quelques-uns de vos officiers, ajouta l’hôte, apprendront à leurs dépens qu’il y a un diable. Il leur fera payer les vieux écots qu’ils me doivent. J’ai logé pendant six mois un de ces messieurs. Il dépensoit à peine un schelling par jour, et n’eut pas honte de me prendre ma meilleure chambre. Il permit même à ses gens de faire cuire leurs choux au feu de ma cuisine, parce que je refusai de leur préparer à dîner, un jour de dimanche. Tout bon chrétien doit souhaiter qu’il y ait un diable, pour la punition de pareils misérables.

— Halte-là ! monsieur l’aubergiste, dit le sergent, n’insultez pas l’uniforme. Je ne le souffrirai point.

— Au diable l’uniforme. Il m’a coûté assez cher, pour qu’il me soit permis d’en médire.

— Je vous prends à témoin, messieurs, il maudit le roi, et c’est un crime de haute trahison.

— Moi ! je maudis le roi, scélérat que vous êtes ?

— Oui, vous l’avez maudit. Vous avez maudit l’uniforme, et c’est maudire le roi ; il n’y a point de différence. Quiconque maudit l’uniforme, maudiroit le roi s’il l’osoit : ainsi c’est tout un.

— Pardonnez-moi, monsieur le sergent, dit Partridge, votre conséquence est un non sequitur[4].

— Trêve de jargon, reprit le sergent en s’élançant de son siége, je ne laisserai pas insulter l’uniforme.

— Vous ne m’avez pas compris, mon ami, répliqua Partridge, je n’ai pas prétendu insulter l’uniforme. J’ai dit seulement que votre conséquence étoit un non sequitur.

— Vous en êtes un autre, s’écria le sergent, puisque vous le prenez sur ce ton. Sachez que je ne suis pas plus un sequitur que vous. Vous êtes un tas de coquins, et me voici prêt à le prouver. Je parie vingt guinées que je rosse le plus vaillant d’entre vous. »

Ce défi ferma la bouche à Partridge, dont l’ardeur pour le combat s’étoit fort refroidie, depuis qu’il avoit été si bien gourmé par Susanne. Mais le cocher qui avoit les os moins malades et l’humeur un peu plus martiale, ne supporta pas avec la même patience un affront dont il croyoit avoir sa part comme les autres. Il se leva furieux, s’avança vers le sergent, en jurant qu’il s’estimoit autant que le plus brave soldat, et lui offrit de se battre à coups de poing, pour une guinée. Le sergent accepta le combat, et refusa la gageure. Tous deux mirent aussitôt habits bas et en vinrent aux mains. Après une lutte opiniâtre, le conducteur de chevaux roué de coups par le conducteur d’hommes, se vit réduit à profiter d’un reste d’haleine pour demander quartier.

La jeune dame pressée de partir, donna ordre de mettre les chevaux à sa voiture. Ce fut en vain. Le cocher étoit hors d’état, pour ce soir-là, de remplir ses fonctions. Dans l’ancien temps, un païen auroit attribué son incapacité actuelle au dieu du vin, aussi bien qu’à celui de la guerre ; car les combattants n’avoient pas moins sacrifié à l’un qu’à l’autre. En termes plus simples, ils étoient tous deux ivres morts. Partridge ne valoit guère mieux. Quant à l’hôte, son métier étoit de boire. Le vin ne faisoit pas plus d’effet sur lui, que sur les tonneaux de sa cave.

M. Jones et sa compagne invitèrent l’hôtesse à prendre le thé avec eux. Elle leur raconta en détail la dernière partie de la scène précédente, et témoigna beaucoup d’intérêt pour la jeune dame, qui, disoit-elle, éprouvoit un grand chagrin de ne pouvoir continuer son voyage. « C’est, ajouta-t-elle, une douce et jolie personne. Je suis sûre que je l’ai déjà vue. Je la soupçonne d’être amoureuse et de fuir la maison paternelle. Qui sait si quelque jeune cavalier épris de ses charmes, ne l’attend pas au lieu du rendez-vous, avec un cœur aussi agité que le sien ? »

Jones, à ces mots, poussa un profond soupir. Mistress Waters s’en aperçut, et n’eut pas l’air d’y faire attention, tant que l’hôtesse resta dans la chambre ; mais après le départ de la bonne femme, elle ne put s’empêcher d’insinuer à notre héros qu’elle craignoit d’avoir dans son affection une rivale dangereuse. Le silence et l’embarras de Jones confirmèrent ses soupçons, et cependant ne changèrent rien à ses sentiments. Elle étoit trop peu délicate en amour, pour se désoler de cette découverte. Ses yeux étoient charmés de la beauté de Jones. Ne pouvant lire dans son cœur, elle ne s’embarrassoit point de ce qui s’y passoit. Elle prenoit volontiers part au banquet de l’amour, sans s’inquiéter qu’une autre l’y eût précédée, ou dût l’y suivre : façon de penser peu raffinée, mais très-solide, et qui annonce un caractère moins égoïste, moins envieux, moins fantasque, que celui de ces froides et jalouses coquettes qui consentiroient à se priver de leurs amants, pourvu qu’elles fussent convaincues qu’aucune autre femme ne les possédât.


  1. La voix du peuple est la voix de Dieu.
  2. Mais, hélas ! je ne suis plus ce que j’ai été.
  3. Nous sommes amis.
  4. Ce mot, que le sergent prit malheureusement pour une insulte, est un terme de logique, qui signifie que la conséquence ne suit pas des prémisses.