Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 08/Chapitre 15

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 2p. 341-349).

CHAPITRE XV.



DESCRIPTION ABRÉGÉE DE L’EUROPE. CONVERSATION CURIEUSE ENTRE TOM JONES ET L’HOMME DE LA MONTAGNE.

« En Italie, les aubergistes sont taciturnes ; en France, ils sont d’humeur causeuse et cependant polis ; en Allemagne et en Hollande, ils sont généralement très-impertinents : quant à leur probité, je la crois partout la même. Comptez qu’un laquais de louage ne laissera échapper aucune occasion de vous tromper. Les postillons de tous les pays se ressemblent. Voilà, monsieur, à quoi se bornent les remarques que j’ai faites sur l’espèce humaine, dans mes voyages ; car ces individus sont les seuls avec qui j’aie conversé. Mon but, en parcourant le monde, étoit de me distraire par la vue de cette prodigieuse variété de sites pittoresques, de quadrupèdes, d’oiseaux, de poissons, d’insectes, de végétaux, dont Dieu s’est plu à enrichir les diverses parties du globe : spectacle plein de charme pour un esprit observateur, et qui démontre d’une manière admirable la puissance, la sagesse et la bonté du Créateur. Un seul de ses ouvrages lui fait quelque déshonneur, c’est l’homme, et j’ai rompu, depuis long-temps, tout commerce avec lui. »

« Excusez-moi, monsieur, dit Jones, j’ai toujours cru qu’il y avoit dans ce dernier ouvrage autant de variété, que dans le reste de la création. Sans parler de la différence des caractères, le climat et les mœurs doivent introduire une extrême diversité parmi les hommes.

— Une très-petite, monsieur, je vous assure. Ceux qui voyagent dans le dessein d’étudier les mœurs des hommes, pourroient s’épargner beaucoup de peine, en allant passer le carnaval à Venise. Ils y verroient d’un coup d’œil tout ce qu’on observe dans les différentes cours de l’Europe : la même hypocrisie, la même duplicité, en un mot les mêmes folies et les mêmes vices, sous divers costumes. Celui des Espagnols est plein de gravité, celui des Italiens éblouit par le clinquant. En France, un fripon est vêtu comme un petit-maître, dans le Nord, comme un gredin ; mais la nature humaine est partout la même, partout un objet digne d’horreur et de mépris.

« Quant à moi, j’ai passé par ces pays, comme on passe au milieu de la foule, à la porte d’un spectacle, jouant des coudes pour en sortir, tenant mon nez d’une main, et mes poches de l’autre, ne disant mot à personne, faisant mes remarques à la hâte, et je n’ai rien vu d’assez intéressant, pour me dédommager de la peine que m’a causée la compagnie des hommes.

— Parmi les peuples que vous avez visités, n’en est-il aucun, monsieur, qui vous ait moins déplu que les autres ?

— Oui, les Turcs m’ont paru beaucoup plus supportables que les chrétiens. Ils sont d’une grande taciturnité, et n’accablent point un étranger de questions. À la vérité, ils jurent contre lui de temps en temps, ils lui crachent au visage, quand ils le rencontrent dans la rue ; mais voilà tout. On peut vivre un siècle chez eux, sans entendre sortir de leurs bouches une douzaine de paroles. Je n’ai pas vu de peuple pour qui je n’aie conçu de l’aversion. Le ciel me préserve surtout des François ! avec leur maudit babil, leur politesse affectée, leur empressement à faire comme ils disent, les honneurs de leur pays aux étrangers, ou plutôt leur besoin de briller et de plaire, ils sont si importuns, si fatigants, que j’aimerois mieux passer ma vie au milieu des Hottentots, que de remettre le pied à Paris. Ces Africains sont sales, il est vrai, mais leur saleté n’est qu’extérieure, au lieu qu’en France et dans d’autres pays que je ne veux pas nommer, elle est intérieure ; et cette dernière offense plus ma raison, que l’autre ne blesse mon odorat.

« J’ai fini, monsieur, l’histoire de ma vie ; car cette longue suite d’années que j’ai passées ici dans la retraite, ne renferme aucun événement important, et peut se considérer comme un jour. Je me suis fait, au sein de ce royaume populeux, une solitude plus profonde que celle de la Thébaïde. Ne possédant point de terres, aucun fermier, aucun intendant ne trouble mon repos. Ma rente m’est payée régulièrement ; et ce n’est que justice, puisqu’il s’en faut de beaucoup qu’elle égale la valeur du bien que j’ai cédé en échange. Je ne reçois point de visites. La vieille femme qui me sert, sait que sa place dépend de son zèle à m’épargner l’embarras d’acheter ce dont j’ai besoin, de son attention à écarter de ma demeure les indiscrets et les curieux, enfin de son exactitude à garder avec moi le silence. Je suis à peu près sûr de ne rencontrer personne, aux heures où je me promène. Quand par hasard quelques humains se sont trouvés sur mon passage, effrayés de la bizarrerie de mon accoutrement et de ma figure, ils m’ont fui comme un fantôme. Cependant ce qui est arrivé cette nuit me prouve, que même en ce désert, je ne suis point à l’abri de la méchanceté des hommes ; car sans votre secours, j’aurois été volé et très-probablement assassiné. »

Jones remercia l’étranger de sa complaisance, et témoigna quelque étonnement de ce qu’il avoit pu supporter la monotonie d’une vie si solitaire. « J’ai peine à concevoir, monsieur, lui dit-il, comment vous avez fait pour remplir le vide de tant d’années.

— Je ne suis point surpris, répondit le vieillard, que la manière dont j’ai vécu ne présente que du vide, à un homme dont les pensées et les affections sont uniquement fixées sur les choses de ce monde ; mais il est une occupation capable d’absorber seule la vie entière. Quel temps peut suffire à la contemplation, au culte de l’être glorieux, infini, éternel, qui d’un mot a tiré l’univers du néant ? Parmi ses divins ouvrages, la terre où il nous a placés ne paroît qu’un point dans l’espace, quand on la compare aux innombrables flambeaux étincelants à la voûte du firmament, et destinés peut-être, comme autant de soleils, à éclairer d’autres systèmes de mondes. L’homme qu’une religieuse méditation élève jusqu’au trône de cette intelligence suprême, se plaindra-t-il de la durée des jours, des années, des siècles même ? Eh quoi ! de vains amusements, des intérêts frivoles emportent trop rapidement à notre gré les heures fugitives, et un esprit livré à l’observation des merveilles de la nature, trouveroit la marche du temps trop lente ! Si le cours de la vie ne suffit pas à ce noble exercice de la pensée, tous les lieux du moins y sont propres. Sur quel objet de la création peut-on arrêter ses regards, qui ne porte l’empreinte de la puissance, de la sagesse, de la bonté de Dieu ? Faut-il, pour annoncer sa grandeur à l’univers, que le soleil, sortant des portes de l’Orient, colore de ses feux l’horizon ? Faut-il que les vents impétueux, échappés de leurs antres profonds, agitent la cime superbe des forêts ? ou que les nuages entr’ouverts répandent des torrents de pluie sur les plaines ? Non, le plus chétif insecte, le moindre brin d’herbe attestent également la puissance, la sagesse, la bonté du Créateur. L’homme seul, ce roi de la nature, le dernier, le plus sublime ouvrage sorti de ses mains, l’homme avili et dégradé par sa méchanceté, sa cruauté, son ingratitude, et sa perfidie, feroit presque révoquer en doute la bonté de son auteur. Comment imaginer en effet qu’un être bienfaisant ait pu former une créature si folle et si méprisable ? Et voilà le ridicule animal dont vous me plaignez d’être séparé, celui hors la société duquel, la vie, à vous entendre, n’offre qu’ennui et que dégoût !

— Je souscris volontiers, monsieur, répondit Jones, à la première partie de votre discours ; mais l’horreur que vous exprimez, dans la seconde, pour le genre humain, me semble beaucoup trop générale. Si j’en crois ma foible expérience, vous tombez ici dans une erreur très-commune. Vous jugez le genre humain par ce qu’il renferme de plus vil et de plus corrompu, tandis que, suivant la remarque d’un excellent écrivain, on ne doit prendre pour type caractéristique d’une espèce, que les meilleurs et les plus parfaits individus de cette espèce. C’est une faute que commettent d’ordinaire ceux qui ont été victimes de leur imprudence dans le choix de leurs connoissances et de leurs amis. Deux ou trois traits de perfidie et de méchanceté, n’autorisent pas à vouer au mépris la nature humaine tout entière.

— Je parle, répartit le vieillard, d’après une cruelle expérience. Mon premier ami, ma première maîtresse, m’ont indignement trahi. Il n’a pas tenu à eux que je ne subisse une mort infâme.

— Oui, mais aussi quel ami et quelle maîtresse ! que pouviez-vous attendre de mieux, en conscience, d’un joueur et d’une prostituée ? Est-il raisonnable de juger des hommes par l’un, et des femmes par l’autre ? Autant vaudroit-il conclure des exhalaisons infectes de certains lieux, que l’air est un élément impur et malsain. Je n’ai vécu que peu de temps dans le monde, et pourtant j’ai connu des hommes faits pour inspirer le plus vif attachement, et des femmes dignes du plus tendre amour.

— Hélas ! jeune homme, vous n’avez vécu, dites-vous, que peu de temps dans le monde : et moi aussi, à votre âge, je pensois comme vous.

— Vous penseriez encore de même, si vous n’aviez été malheureux, j’oserai dire imprudent, dans la manière de placer vos affections. En admettant d’ailleurs que le monde fût encore plus dépravé qu’il ne l’est, rien ne justifieroit l’amertume d’une satire aussi générale. Le hasard a souvent beaucoup de part à nos actions. L’homme qui fait le mal, n’est pas toujours un scélérat décidé. Enfin, il me semble que ceux-là seuls ont le droit de juger l’espèce humaine méchante et corrompue, qui trouvent au fond de leurs cœurs la preuve de sa dépravation : ce qu’on ne peut assurément soupçonner de vous.

— De tels hommes seront toujours les derniers à porter un pareil jugement. Un coquin ne s’avisera pas de vous signaler la perversité de l’espèce humaine, non plus qu’un voleur de grand chemin de vous avertir qu’il y a des brigands sur la route. Ils vous engageroient par là à prendre des précautions, et nuiroient eux-mêmes à l’exécution de leurs desseins. Aussi, quoiqu’un coquin soit fort enclin à médire des individus, il ne se permet guère de réflexions injurieuses sur la nature humaine en général. » Le vieillard prononça ces derniers mots avec tant de chaleur, que Jones, désespérant de le convaincre et ne voulant pas l’offenser, garda le silence.

Les premiers rayons du jour commençoient à paroître. Jones demanda pardon au solitaire d’être resté si long-temps, et de l’avoir peut-être empêché de se reposer. Le vieillard lui répondit, que jamais il n’avoit eu moins besoin de repos ; qu’il ne mettoit point de différence entre le jour et la nuit, que même il avoit coutume de consacrer celle-ci à la promenade et à la méditation, et l’autre au repos. « Cependant, ajouta-t-il, la matinée est délicieuse. Si vous pouvez vous passer encore quelque temps de nourriture et de sommeil, je me ferai un plaisir de vous montrer des points de vue d’une beauté admirable. »

Jones accepta volontiers sa proposition, et ils sortirent ensemble de la chaumière. Quant à Partridge, il s’étoit profondément endormi à la fin de l’histoire qu’on vient de lire. Sa curiosité une fois satisfaite, les réflexions philosophiques du vieillard ne purent le défendre contre les charmes du sommeil. Jones le laissa donc dormir ; et comme le lecteur a peut-être envie d’en faire autant, nous terminerons ici le huitième livre de notre histoire.