Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 08/Chapitre 11

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 2p. 293-308).

CHAPITRE XI.



L’HOMME DE LA MONTAGNE COMMENCE À RACONTER SON HISTOIRE.

« Je suis né en 1657, dans un village du comté de Somerset, appelé Mark. Mon père étoit un de ceux qu’on nomme gentilshommes-fermiers. Il possédoit en propre un petit bien d’environ trois cents livres sterling de revenu, et en affermoit un autre, approchant de même valeur. Sage, laborieux, excellent agriculteur, il auroit mené une vie agréable et douce, si sa femme, véritable mégère, n’eût continuellement troublé son repos. Ce malheur domestique l’affligea, sans l’appauvrir. Il tint ma mère presque toujours enfermée au logis, aimant mieux supporter, dans sa propre maison, la violence habituelle de son humeur, que de compromettre sa fortune, en lui laissant la liberté de se livrer dans le monde à son goût extravagant pour la dépense. Cette Xantippe… »

« C’étoit, interrompit Partridge, le nom de la femme de Socrate. »

« Cette Xantippe, répéta le solitaire, lui donna deux fils, dont j’étois le plus jeune. Il avoit dessein de nous procurer à l’un et à l’autre une bonne éducation ; mais mon frère aîné qui, malheureusement pour lui, étoit le favori de ma mère, ne voulut rien apprendre : de sorte qu’après qu’il eut passé, sans presque aucun fruit, cinq ou six ans à l’école, mon père, averti par son maître de l’inutilité d’un plus long essai, céda au désir qu’avoit ma mère de le retirer des mains de son tyran (c’est ainsi qu’elle appeloit l’honnête instituteur). Il corrigeoit pourtant l’enfant beaucoup moins que sa paresse ne le méritoit, mais beaucoup plus, à ce qu’il semble, que le petit mutin ne le trouvoit bon. Celui-ci se plaignoit sans cesse à sa mère de la sévérité avec laquelle on le traitoit, et elle ne manquoit jamais de lui donner raison. »

« Oui, oui, s’écria Partridge. J’ai connu de ces mères-là. Moi qui vous parle, j’ai eu souvent à souffrir de leur foiblesse et de leur injustice. De pareilles mères ne mériteroient pas moins le fouet que leurs enfants. »

Jones gronda le pédagogue d’avoir interrompu le vieillard, qui continua en ces termes :

« Mon frère, alors âgé de quinze ans, dit adieu aux livres, et ne songea plus qu’à son chien et à son fusil. Aussi devint-il si bon tireur, qu’il ne manquoit jamais le but qu’on lui marquoit, ni une corneille au vol. Il excelloit encore à surprendre un lièvre au gîte. Enfin il acquit bientôt la réputation d’être le meilleur chasseur du canton ; réputation que ma mère et lui prisoient autant que celle d’un savant du premier ordre.

« La liberté dont jouissoit mon frère, me fit d’abord trouver pénible le séjour de l’école, où on me laissa après l’en avoir retiré, mais ce chagrin dura peu. Grace à mes rapides progrès, le travail me devint si facile et l’étude eut tant d’attrait pour moi, que je voyois avec peine arriver le dimanche. Ma mère qui ne m’aima jamais, craignit que je ne prisse dans le cœur de mon père la première place. Elle crut remarquer que quelques personnes de mérite, entre autres le curé de la paroisse, faisoient plus de cas de moi que de mon frère. Son aversion s’en augmenta, et elle me rendit la maison paternelle si désagréable, que je bénissois le retour du lundi, qui, d’ordinaire, attriste fort les écoliers.

« Quand j’eus fini mes premières classes à l’école de Taunton, on m’envoya au collége d’Exeter, à Oxford. J’y demeurai quatre ans, au bout desquels un événement fatal m’obligea d’abandonner mes études. Je puis dater de cette époque l’origine de tous mes malheurs.

« Il y avoit au même collège, un certain sir Georges Gresham, destiné à une fortune très-considérable, dont il ne devoit avoir, d’après le testament de son père, la libre disposition qu’à l’âge de vingt-cinq ans révolus. Mais l’indulgence de ses tuteurs ne lui laissoit guère sentir la gêne de cette précaution paternelle. Ils lui allouoient une pension annuelle de cinq cents livres sterling pendant son séjour à l’université, où ce jeune prodigue entretenoit une maîtresse, un brillant équipage, et menoit une vie aussi déréglée, que s’il avoit été maître absolu de son patrimoine. Outre sa pension de cinq cent livres sterling, il trouvoit moyen d’en dépenser mille ; comme il étoit âgé de plus de vingt et un ans, il jouissoit de tout le crédit qu’il pouvoit souhaiter.

« Sir Georges, parmi une foule de qualités assez mauvaises, en avoit une vraiment infernale. Il prenoit plaisir à débaucher et à perdre les jeunes gens moins riches que lui, en les entraînant dans des dépenses qui surpassoient leurs facultés. Plus un jeune homme montroit de sagesse et de retenue, plus il attachoit de bonheur et de gloire à sa ruine. Il faisoit ainsi le personnage du diable, qu’on nous peint cherchant sans cesse une victime à dévorer.

« J’eus le malheur de me lier avec lui d’une étroite amitié. Ma réputation d’écolier diligent et studieux lui offroit en moi un sujet digne de ses desseins pervers, et mes penchants en rendirent l’exécution facile. Quelque goût que j’eusse pour l’étude, je me sentois encore plus d’ardeur pour d’autres jouissances. J’étais vif, ardent, ambitieux, et passionné pour les femmes.

« Je ne fus pas long-temps l’intime ami de sir Georges, sans devenir le compagnon de tous ses plaisirs. Dès que j’eus débuté sur le dangereux théâtre du vice, ma vanité, ni mon inclination ne me permirent point d’y jouer les seconds rôles. J’aurois eu honte de céder à quelqu’un le prix de la débauche. Je m’abandonnai avec fureur à toutes sortes d’excès ; mon nom figuroit habituellement le premier sur la liste des coupables. Au lieu d’être plaint comme l’infortuné disciple de sir Georges, on m’accusoit d’avoir perverti un jeune homme que la nature avoit doué des plus heureuses dispositions ; car sir Georges, quoiqu’il fût le principal auteur du désordre, avoit l’art d’y paroître étranger. J’encourus la censure du vice-chancelier, et peu s’en fallut que je ne fusse chassé du collége.

« Vous n’aurez pas de peine à croire, monsieur, qu’une manière de vivre pareille à celle dont je viens de vous tracer le tableau, étoit incompatible avec de nouveaux progrès dans les sciences, et que plus je me livrai au libertinage, moins je conservai de goût pour l’étude. C’étoit une conséquence naturelle de mon inconduite ; ce n’en fut pas la plus fâcheuse. Mes dépenses excédèrent non-seulement ma pension annuelle, mais les sommes extraordinaires que j’arrachois à la générosité de mon pauvre père, sous prétexte qu’elles m’étoient nécessaires pour me préparer à prendre, dans peu, le degré de bachelier ès-arts. À la fin, mes demandes furent si multipliées et si exorbitantes, que mon père ouvrit insensiblement l’oreille aux rapports qu’on lui faisoit de toutes parts sur mon compte. Ma mère ne manquoit pas de les répéter sans en rien omettre, et de les envenimer avec sa malignité accoutumée. « Voilà donc, disoit-elle, le beau petit savant qui fait tant d’honneur à sa famille, et qui doit en être l’appui ! J’avois bien prévu à quoi sa science aboutiroit… Il nous ruinera tous. Pour perfectionner l’éducation de ce vaurien, nous avons refusé le nécessaire à son frère aîné ; et voilà le fruit de nos sacrifices ! » Elle tenoit encore beaucoup de propos semblables, qu’il est inutile de rapporter.

« Au lieu d’argent, je ne reçus plus de mon père que des réprimandes : ce qui occasionna dans mes affaires une crise un peu plus prompte ; mais quand il m’auroit abandonné son revenu tout entier, ce n’eût été qu’une ressource précaire pour un insensé, qui avoit la prétention de rivaliser de magnificence avec sir Georges Gresham.

« Il est probable que le manque d’argent, et l’impossibilité de continuer ce train de vie, m’auroient rendu à la raison et à mes études, si j’avois eu le bonheur d’ouvrir les yeux, avant d’être plongé dans un abîme de dettes, sans espoir d’en jamais sortir. Un des grands artifices de sir Georges Gresham, celui à l’aide duquel il faisoit de nombreuses victimes, c’étoit de prêter à ses malheureux émules quelque petite somme, pour soutenir leur crédit chancelant, jusqu’à ce que par l’effet de ce crédit même, ils fussent ruinés complètement. Alors il rioit de leur sottise et de leur vanité, et s’étonnoit qu’ils eussent osé lutter avec un homme aussi opulent que lui.

« Mon esprit n’étoit guère dans une situation moins déplorable que ma fortune. Il y avoit à peine un genre de crime que je ne méditasse pour sortir d’embarras. Le suicide même devint le sujet habituel de mes pensées ; et j’aurois attenté à mes jours, si une résolution plus honteuse, quoique moins coupable, peut-être, n’eût arrêté ma main. »

Ici le solitaire hésita un moment, puis il s’écria : « Tant d’années écoulées depuis cette action criminelle, n’en ont point effacé la honte, et je ne puis la raconter sans rougir. »

Jones le pria de retrancher de son récit les circonstances dont le souvenir lui causeroit quelque peine ; mais Partridge, moins discret, se hâta de dire : « Je vous en prie, monsieur, ne passez rien. Je suis plus curieux de connoître ce trait-là, que tout le reste de vos aventures, et je vous jure que je n’en parlerai à personne. »

Jones alloit le réprimander, quand le solitaire l’en empêcha, en poursuivant de la sorte :

« J’avois un camarade de chambre, jeune homme économe et sage, qui, malgré la modicité de sa pension, avoit amassé, par ses épargnes, quarante guinées. Instruit qu’il les gardoit dans son secrétaire, je profitai du moment où il dormoit, pour lui dérober sa clef, et je m’emparai de son trésor. Je remis ensuite la clef dans sa poche, je me recouchai, et feignant un profond sommeil, quoiqu’il me fût impossible de fermer les yeux, j’attendis pour me lever que mon camarade se rendît à la prière, exercice pieux auquel je me dispensois depuis long-temps d’assister.

« Les voleurs timides s’exposent souvent, par un excès de précaution, au danger d’être découverts, tandis que ceux d’un caractère plus audacieux parviennent à l’éviter. C’est ce qui m’arriva. Si j’avois forcé hardiment le secrétaire, j’aurois peut-être échappé, même au soupçon ; mais comme il étoit évident que le vol n’avoit pu se commettre qu’à l’aide de la clef, mon camarade, dès qu’il s’aperçut de la disparition de son argent, ne douta pas que je ne fusse le voleur. Naturellement craintif, moins fort, et, je crois, moins courageux que moi, il n’osa m’accuser en face, de peur d’essuyer de ma part de mauvais traitements. Il alla trouver sur-le-champ le vice-chancelier auquel il dénonça, sous la foi du serment, le vol et ses circonstances, et il n’eut pas de peine à obtenir un décret de prise de corps contre un étudiant aussi décrié que je l’étois dans tout l’université.

« Mon bonheur voulut que je couchasse le jour suivant hors du collége. J’étois parti le matin, en poste, avec une jeune dame, pour Whitney, où nous passâmes la nuit. Le lendemain, en revenant à Oxford, je rencontrai un de mes amis qui m’en apprit assez sur ce qui me concernoit, pour me faire rebrousser chemin. »

« Monsieur, dit Partridge, vous parla-t-il du décret de prise de corps ? »

Jones pria le vieillard de continuer son récit, sans avoir égard aux questions impertinentes de son compagnon : ce qu’il fit aussitôt.

« Renonçant alors au dessein de retourner à Oxford, je formai celui de me rendre à Londres. J’en fis part à ma maîtresse. Elle commença par s’y opposer ; mais quand je lui eus montré mon or, elle changea d’avis. Nous gagnâmes à travers champs la grande route de Cirencester, et nous fîmes tant de diligence, que nous arrivâmes à Londres le surlendemain au soir.

« Dans une telle ville, avec une pareille compagne, j’eus bientôt épuisé la foible somme que je m’étois si indignement appropriée. Réduit à une détresse plus grande que jamais, je commençai à compter parmi mes besoins, les premières nécessités de la vie. Pour comble d’affliction, je voyois ma maîtresse, dont j’étois idolâtre, partager ma misère. Être témoin des souffrances d’une femme qu’on aime, ne pouvoir les adoucir, et penser en même temps qu’on en est la cause, c’est un supplice qu’il faut avoir éprouvé, pour en concevoir l’horreur. »

« Je le crois, je le crois ! s’écria Jones, et je vous plains de toute mon ame. » Il se leva, hors de lui, fit deux ou trois fois le tour de la chambre, puis se rasseyant, et demandant pardon au vieillard : « Grace au ciel, dit-il, j’ai évité un tel malheur ! »

« Cette cruelle circonstance, reprit le solitaire, aggrava ma situation, au point de me la rendre insupportable. Il m’étoit moins pénible d’endurer les tourments de la faim et de la soif, que de me résigner à ne point satisfaire les désirs même les plus extravagants de ma maîtresse. J’en étois si follement épris, que bien que je susse qu’elle avoit prodigué ses faveurs à la moitié de mes connoissances, j’avois formé la résolution de l’épouser ; mais la bonne créature ne voulut point accepter de moi une preuve de tendresse qui pouvoit, disoit-elle, m’attirer la censure du monde. Elle se détermina aussi, sans doute par un motif de compassion, à mettre fin aux angoisses journalières qu’elle me voyoit éprouver, pour l’amour d’elle ; et le moyen dont elle se servit fut digne d’un si louable sentiment. Tandis que je m’épuisois en inventions toujours nouvelles pour subvenir à ses plaisirs, elle me livra charitablement entre les mains d’un de ses anciens amants d’Oxford, par les soins et à la requête duquel je fus aussitôt arrêté et mis en prison.

« Je fis alors de sérieuses réflexions sur les désordres de ma vie passée, sur la profonde misère qui en étoit la suite, sur les chagrins dont j’avois abreuvé le meilleur des pères. Quand le souvenir de ma perfide maîtresse venoit se joindre à ces pensées douloureuses, le désespoir s’emparoit de mon ame, je prenois la vie en horreur, et j’aurois embrassé la mort avec joie, comme un ami secourable, si elle s’étoit offerte à moi, exempte d’ignominie.

« Le temps des assises arrivé, on me transféra à Oxford, et je m’attendois à une condamnation inévitable ; mais, à ma grande surprise, personne ne se présenta contre moi. La session finie, je fus mis en liberté, faute d’accusateur. Mon camarade de chambre avoit quitté Oxford, et soit par insouciance, soit par un autre motif que j’ignore, il n’avoit point donné de suite à sa plainte. »

« Peut-être, dit Partridge, ne voulut-il pas avoir à se reprocher votre mort ; et il eut raison. Si quelqu’un venoit à être pendu sur ma déposition, je n’oserois plus coucher seul, de peur de voir son ombre pendant la nuit.

— Je ne sais, Partridge, dit Jones, ce qu’il faut admirer le plus de ton courage, ou de ton jugement.

— Moquez-vous de moi tant qu’il vous plaira, monsieur, répondit Partridge. Si vous aviez le loisir d’entendre une histoire fort courte, et dont je puis garantir la vérité, peut-être changeriez-vous de sentiment. Dans la paroisse où je suis né… »

Jones vouloit imposer silence au pédagogue, mais le solitaire le pria de lui laisser conter son histoire, et promit d’employer ce temps à se rappeler le reste de la sienne.

« Dans la paroisse où je suis né, reprit Partridge, demeuroit l’honnête fermier Briddle. Il avoit un fils nommé Francis, jeune homme de grande espérance. Nous allions ensemble à l’école. Je me souviens qu’il expliquoit les Épîtres d’Ovide, et qu’il étoit en état d’en traduire quelquefois deux ou trois vers de suite, sans dictionnaire. C’étoit d’ailleurs le plus brave garçon du monde ; il ne manquoit jamais d’assister, le dimanche, au service divin, et passoit pour un des premiers chantres de la paroisse. De temps en temps seulement il buvoit un coup de trop. C’étoit son seul défaut. »

« Fort bien, dit Jones, mais venons au fantôme.

— Patience, monsieur, patience, nous n’y viendrons que trop tôt. Vous saurez donc que le fermier Briddle perdit une jument alezane qui étoit une des meilleures bêtes que j’aie vues de ma vie. À quelque temps de là (je ne sais pas au juste le jour) le jeune Francis son fils étant allé à la foire de Hindon, devinez ce qu’il y rencontra ? un homme monté sur la jument de son père. Francis se mit aussitôt à crier au voleur. Comme la chose se passoit en pleine foire, je vous laisse à juger si le larron put s’échapper. Il fut pris, et conduit devant le juge de paix. C’étoit, il m’en souvient, M. Willoughby de Noyle. Ce digne et respectable magistrat l’envoya coucher en prison, et assigna Francis à se présenter aux prochaines assises, afin d’y soutenir son dire, et de reconnoître l’accusé. Il se servit pour exprimer cela, d’un mot dur composé de re et cognosco, qui, dans sa signification, diffère du verbe simple, comme beaucoup d’autres verbes composés. Milord Page étant venu présider les assises, on fit comparoître, en sa présence, l’accusé et Francis. Je n’oublierai jamais l’expression de sa figure, lorsqu’il demanda à ce dernier ce qu’il avoit à dire contre le prisonnier ? Le pauvre Francis trembla de la tête aux pieds. « Et vous, dit ensuite milord à l’accusé, d’une voix de tonnerre, que pouvez-vous alléguer pour votre défense ? Allons ! parlez ; il ne faut pas ici hésiter, ni balbutier. » L’accusé répondit qu’il avoit trouvé le cheval. « Oh ! oh ! s’écria le juge, tu es un heureux compère. Depuis quarante ans que je parcours cette province, je n’ai pas fait pareille trouvaille. Mais, mon ami, tu es plus heureux que tu ne pensois, car tu as trouvé non-seulement un cheval, mais encore un licou, je t’en réponds. » Je me souviendrai toujours de ce mot-là. Chacun se mit à rire. Milord fit plusieurs autres plaisanteries que je ne me rappelle pas maintenant, et qui réjouirent fort l’auditoire. C’étoit un brave et savant homme. Oh ! monsieur, il n’y a rien de plus amusant, que d’entendre plaider des causes où il s’agit de la vie, ou de la mort. Ce qui me parut, je l’avoue, un peu dur, c’est qu’on refusa la parole à l’avocat de l’accusé, quoiqu’il n’eût, assuroit-il, qu’un mot à dire, tandis qu’on laissa la partie publique parler contre lui pendant plus d’une demi-heure. Je souffrois aussi de voir tant de monde, le président, la cour, le jury, les témoins, acharnés sur un misérable chargé de chaînes. Bref, le pauvre hère fut pendu, et cela ne pouvoit être autrement. Depuis ce jour, Francis n’eut pas un moment de repos. Il ne se trouvoit jamais seul dans les ténèbres, qu’il ne crût voir l’ombre de ce malheureux. »

« Eh bien ! dit Jones, est-ce là ton histoire ?

— Non, non, répondit Partridge ; le ciel ait pitié de moi ! j’arrive au dénoûment. Une nuit que Francis revenoit du cabaret, par une ruelle étroite et sombre, un fantôme tout blanc s’élança sur lui. Francis qui est un garçon robuste, tint tête au fantôme. Il y eut entre eux un rude combat, dans lequel le pauvre Francis fut cruellement battu. À peine put-il se traîner jusqu’à sa maison ; et par suite de ses blessures, aussi bien que de sa frayeur, il garda le lit environ quinze jours. Cela est certain, la paroisse entière l’attesteroit au besoin. »

L’étranger sourit à cette histoire, et Jones éclata de rire.

« Bon, monsieur, dit Partridge, riez tout à votre aise, comme firent de mauvais plaisants, entre autres un certain écuyer, espèce d’esprit fort, qui, apprenant qu’un veau blanc avoit été trouvé mort le lendemain matin, dans la même ruelle, prétendit que c’étoit contre lui que Francis s’étoit battu : comme si l’on avoit jamais entendu dire qu’un veau se fût jeté sur un homme. D’ailleurs Francis m’a déclaré qu’il avoit reconnu distinctement le fantôme, et qu’il en feroit le serment devant toutes les cours de justice de la chrétienté. Il faut l’en croire, car il n’avoit bu ce soir-là qu’une bouteille de vin, ou deux tout ou plus. Le ciel nous fasse miséricorde, et nous garde de tremper nos mains dans le sang, voilà tout. »

« À présent, dit Jones au solitaire, que M. Partridge a fini son histoire, j’espère qu’il ne vous interrompra plus, si vous avez la bonté de continuer la vôtre. »

Le solitaire y consentit ; mais comme il a repris haleine un moment, nous laisserons le lecteur en faire autant, et nous terminerons ici ce chapitre.