Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 08/Chapitre 01

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 2p. 207-219).

CHAPITRE PREMIER.



DISSERTATION D’UNE PRODIGIEUSE LONGUEUR SUR LE MERVEILLEUX.

En commençant un livre où nous aurons à raconter des faits plus extraordinaires et plus surprenants, qu’aucun de ceux qu’on a lus jusqu’à présent, il n’est pas inutile de dire quelques mots de ce qu’on appelle le merveilleux, dans les ouvrages d’esprit. Nous tâcherons, pour nous-mêmes, aussi bien que pour les autres, d’en marquer les justes limites. Cela est d’autant plus nécessaire, que les critiques sont sujets à tomber, sur ce point, dans des extrêmes opposés. Les uns conviennent, avec M. Dacier, que l’impossible n’exclut pas le vraisemblable. Les autres se montrent si incrédules en matière d’histoire, ou de poésie, qu’ils n’admettent comme possible, ou comme vraisemblable, que ce qui s’accorde avec leurs propres observations.

Il nous semble d’abord, qu’on peut raisonnablement exiger de tout écrivain, qu’il se renferme dans les bornes du possible, et n’oublie jamais qu’on ne sauroit croire qu’un homme ait fait, ce qu’il est impossible à l’homme de faire. De là, sans doute, l’origine de beaucoup d’histoires des anciennes divinités du paganisme qui sont, pour la plupart, d’invention poétique. Le poëte, voulant donner une libre carrière aux caprices de son imagination, eut recours à un pouvoir surnaturel, dont ses lecteurs étoient incapables de mesurer l’étendue, ou plutôt qu’ils se figuroient infini : et par conséquent, il put, sans les choquer, en raconter tous les prodiges qu’il lui plut. On a tenté de justifier de la sorte le merveilleux des poëmes d’Homère ; et cette apologie paroît assez fondée. Ce n’est pas, ainsi que le prétend M. Pope, à cause de la stupidité des Phéaciens, qu’Ulysse leur débite cent fables absurdes, mais parce qu’Homère écrivoit pour des païens, aux yeux de qui ces fables étoient autant d’articles de foi. Quant à nous (telle est la bonté de notre naturel) nous souhaiterions que Polyphème se fût borné à vivre de laitage, et qu’il eût conservé son œil. Nous partageons le chagrin qu’éprouva le roi d’Ithaque, de l’indigne métamorphose que Circé fit subir à ses compagnons, quoiqu’elle nous paroisse réellement peu probable ; car la magicienne aimoit trop l’espèce humaine, pour changer des hommes en pourceaux. Nous voudrions aussi qu’Homère eût connu la règle prescrite par Horace, de n’user qu’avec sobriété de l’intervention des agents surnaturels. On ne verroit pas ses dieux remplir sur la terre tant de vulgaires messages, et se conduire souvent de façon à perdre toute espèce de titres au respect, et à devenir même des objets de mépris et de risée. De si bizarres peintures devoient blesser la foi des païens éclairés, et on ne sauroit les expliquer qu’en supposant, comme nous avons été quelquefois tenté de le croire, que le prince des poëtes avoit l’intention de tourner en ridicule la crédulité superstitieuse de son siècle et de son pays.

Mais c’est insister trop long-temps sur une doctrine, qui ne peut-être d’aucun usage pour un auteur chrétien. Si sa religion lui défend d’introduire dans ses ouvrages cette milice céleste qui fait partie de sa croyance, la raison l’empêche aussi d’emprunter le secours de ces divinités païennes, qu’elle a depuis long-temps chassées de l’Olympe, et dépouillées de leur immortalité. Lord Shaftesbury observe, qu’il n’y a rien de plus froid que l’invocation d’une muse, par un moderne. Il auroit pu ajouter, qu’il n’y a rien de plus absurde. Un moderne feroit beaucoup mieux d’invoquer, comme l’auteur d’Hudibras, un pot de bière : et qui sait si cette liqueur n’a pas inspiré plus de rimeurs, que les fabuleuses eaux de l’Hippocrène, ou de l’Hélicon ?

Les seuls agents surnaturels qu’il soit, pour ainsi dire, permis d’introduire aujourd’hui dans un ouvrage, ce sont les esprits ; mais nous conseillons de ne pas abuser de cette ressource. Il en est de ces êtres fantastiques, comme de l’arsenic et d’autres drogues dangereuses en médecine : il faut en user avec une extrême précaution, pour peu qu’on craigne de manquer son but, ou d’apprêter à rire au lecteur.

À l’égard des lutins, des fées, et des êtres chimériques du même genre, nous nous abstenons exprès d’en parler. Nous ne voulons point gêner l’essor de ces imaginations prodigieuses, qui se trouvent trop resserrées dans les bornes de la nature humaine. Leurs œuvres sont des créations, et ne doivent être assujetties à aucune règle.

L’homme est, sans contredit, le plus noble sujet qui se présente à la plume de l’historien, ou du poëte ; mais en racontant ses actions, il convient de ne rien dire qui excède ses facultés.

La possibilité ne suffit pas pour justifier un écrivain. Il faut encore qu’il respecte la vraisemblance. Aristote, et un sage moderne, dont l’autorité n’aura pas un jour moins de poids que la sienne, pensent avec raison que le poëte qui décrit un événement incroyable, ne sauroit en alléguer la vérité pour excuse. Ce principe, fort juste en poésie, ne peut s’appliquer à l’histoire. L’historien est obligé de rapporter les faits, comme il les trouve, lors même que, par leur nature extraordinaire, ils exigent, pour être crus, la foi la plus robuste. Tel fut, dans les temps anciens, le malheureux armement de Xerxès, ou la brillante expédition d’Alexandre ; et dans les siècles modernes, la bataille d’Azincourt gagnée par Henri V, ou celle de Nerva remportée par Charles XII ; événements qui étonnent d’autant plus, qu’on y réfléchit davantage.

De pareils faits constituent une partie essentielle de l’histoire, et loin que l’historien soit blâmable d’en tracer un tableau fidèle, on ne lui pardonneroit pas de les omettre, ou de les altérer. Il en est d’autres moins importants, quoiqu’aussi avérés, qu’il peut supprimer, par égard pour le scepticisme des lecteurs. Nous mettrons de ce nombre la bizarre anecdote du spectre de Georges Villiers[1], rapportée par Clarendon : anecdote peu digne d’entrer dans un ouvrage aussi grave que l’histoire de la rébellion, et qui figureroit beaucoup mieux, à côté de celle du spectre de mistress Veal, dont parle le docteur Drelincourt[2], au commencement de son discours sur la mort.

À dire vrai, l’historien qui se borne au simple récit des faits, et qui en écarte les circonstances même les mieux attestées, quand il les juge fausses, tombera quelquefois dans le merveilleux, mais non dans l’incroyable. Il excitera souvent l’étonnement du lecteur, mais il ne révoltera jamais sa raison. Si, au contraire, il se jette dans la fiction, il perdra son noble caractère, et ne sera plus qu’un romancier.

L’historien qui rapporte des faits publics, a un grand avantage sur l’auteur de roman qui décrit des scènes de la vie privée. La notoriété dépose en faveur du premier ; les actes authentiques, l’unanimité des témoignages démontrent sa véracité aux siècles futurs. C’est ainsi que l’existence des Trajan, des Antonin, des Néron, des Caligula, n’a point trouvé d’incrédules dans la postérité. Personne ne doute que ces princes vertueux et que ces monstres, n’aient été autrefois les maîtres du monde.

Pour nous, qui dessinons des caractères inconnus, qui allons chercher dans les retraites les plus écartées et les plus obscures, des exemples de vice et de vertu, nous n’avons, pour accréditer nos récits, aucune des ressources de l’historien. Nous devons donc nous tenir soigneusement renfermé dans les bornes du possible et du vraisemblable. Cette obligation devient surtout rigoureuse, lorsqu’il s’agit de la peinture d’un mérite extraordinaire. Il y auroit moins d’inconvénient à peindre au naturel l’excès de la sottise ou de la scélératesse ; car la malignité humaine n’est que trop disposée à y croire.

Ainsi, on peut raconter, en toute assurance, l’histoire de Fisher. Cet homme devoit depuis long-temps sa subsistance à la générosité de M. Derby. Le matin même du jour où il en avoit reçu un don considérable, l’odieuse pensée lui vint de ravir tout l’argent que renfermoit le secrétaire de son bienfaiteur. Dans ce dessein, il s’introduisit le soir dans un passage qui communiquoit à l’appartement de M. Derby. Là, il l’entendit pendant plusieurs heures, se livrer à la joie que lui inspiroit une petite fête qu’il donnoit à quelques amis, et à laquelle il avoit convié Fisher lui-même. Durant tout ce temps, aucun sentiment d’affection ou de reconnoissance n’émut son cœur et ne combattit sa coupable résolution. Au moment que l’infortuné gentilhomme rentroit dans sa chambre, après avoir reconduit ses amis, Fisher sortit du lieu où il se tenoit caché, et s’avançant doucement derrière lui, il l’étendit mort à ses pieds d’un coup de pistolet. On croira ce fait, quand les os de Fisher seront réduits en poudre. On croira même qu’il alla deux jours après à une représentation d’Hamlet, avec quelques jeunes femmes, et que l’une d’elles, qui ne se doutoit guère qu’elle fût si près du meurtrier, s’étant écriée : « Bon Dieu ! si l’assassin de M. Derby étoit ici ! » il entendit cette exclamation sans changer de visage : manifestant par son sang-froid un cœur plus endurci, plus atroce que celui de Néron, dont Suétone rapporte, qu’il n’eut pas plus tôt fait périr sa mère, que le poids de son crime lui devint insupportable, et que toutes les félicitations du sénat, du peuple, et de l’armée, ne purent étouffer dans son sein le cri du remords.

Mais si, traçant un autre portrait, nous disons au lecteur, que nous avons connu un homme que son génie pénétrant conduisit à une haute fortune, par des chemins ignorés jusqu’à lui ; qui sut s’y élever, sans rien perdre de son intégrité, et non-seulement sans faire le moindre tort à personne, mais en procurant au commerce les plus brillants avantages, et à l’État un accroissement considérable de revenu ; qui fonda, d’une main, des établissements où respire la grandeur unie à la simplicité, et répandit, de l’autre, sur une foule d’infortunés d’inépuisables largesses ; un homme aussi ingénieux à découvrir le mérite indigent, qu’empressé à le secourir, et soigneux par-dessus tout de cacher ses bienfaits ; magnifique, sans ostentation, dans sa maison, dans son ameublement, dans ses banquets, exact observateur de ses devoirs, pieux envers son Créateur, dévoué à son souverain, tendre époux, excellent père, protecteur généreux, ami chaud et solide, homme du monde spirituel et poli, indulgent pour ses serviteurs, hospitalier pour ses voisins, charitable pour les pauvres, et bienveillant pour tous ses semblables ; si nous ajoutons à ces traits l’éloge de sa sagesse, de sa bravoure, de sa bonne grace, en un mot toutes les épithètes flatteuses que peut fournir notre langue, on ne manquera pas de s’écrier avec Horace :

Qui le croira ? personne, assurément personne,
Ou deux lecteurs au plus.[3]

Nous avons cependant connu l’original de ce portrait ; mais un exemple unique (car où en trouver un second ?) ne sauroit justifier un auteur, dont les ouvrages sont destinés à être lus par des milliers de gens qui n’ont jamais entendu parler d’un semblable prodige, ni de rien qui en approche. L’éloge de pareils modèles de vertu devroit être abandonné à la plume d’un faiseur d’épitaphes, ou de quelque poëte qui pourroit hasarder, sans craindre de déplaire au lecteur, de l’enchâsser dans un distique, ou de le glisser négligemment au bout d’un vers.

Enfin, ce n’est pas assez que les actions n’excèdent point la portée des forces humaines, il faut encore qu’elles soient conformes au caractère des personnages ; car ce qui n’est qu’étonnant dans un homme, peut paroître invraisemblable et même impossible dans un autre. Cette dernière règle, que les critiques appellent observation des mœurs, exige un rare discernement, et une connoissance approfondie du cœur humain.

Un excellent écrivain remarque très-judicieusement, qu’il est presque aussi impossible à la passion de faire agir un homme d’une façon opposée à son caractère, qu’à un fleuve rapide de remonter un bateau contre son cours. Qu’on attribue à Néron les vertus de Marc-Aurèle, et à Marc-Aurèle les crimes de Néron : y aura-t-il rien de plus choquant et de plus difficile à croire ? Mais qu’on restitue à chacun d’eux ses propres actions, il en résulte du merveilleux sans invraisemblance.

Nos poëtes dramatiques sont tombés, presque tous, dans le défaut que nous signalons ici. Leurs héros sont, pour l’ordinaire, d’insignes fripons, et leurs héroïnes de franches coquines durant les quatre premiers actes : puis au cinquième, les premiers deviennent d’honnêtes gens, et les secondes des femmes de bien, sans que le poëte se donne la peine d’expliquer un changement si soudain et une inconséquence si étrange. On ne sauroit effectivement en assigner d’autre raison, que la nécessité de finir la pièce : comme s’il étoit aussi naturel qu’un coquin se repentît au dernier acte d’un drame, qu’au dernier moment de sa vie. C’est ce qui se voit souvent à Tyburn, place qui pourroit fort bien servir à la représentation de certaines pièces modernes, dont les personnages ont toutes les qualités requises, pour figurer dignement sur ce noble théâtre.

Hors ce petit nombre d’exceptions, tout écrivain est maître d’employer, à son gré, le merveilleux ; et même, s’il demeure fidèle à la vraisemblance, plus il causera de surprise au lecteur, plus il sera sûr de l’attacher et de lui plaire : car, ainsi que l’a dit un illustre auteur, le grand art du poëte est de mêler la vérité à la fiction, de telle sorte, que le merveilleux paroisse vraisemblable.

La nécessité de se renfermer dans les bornes de la probabilité, n’oblige pas un auteur à ne mettre en scène que des personnages communs, à ne traiter que des sujets vulgaires. Il lui est permis d’inventer des caractères, des situations. Pourvu qu’il se conforme aux règles établies ci-dessus, il a rempli sa tâche, et peut braver la critique et l’incrédulité. Elles sont alors sans fondement ; j’en puis citer un exemple remarquable. Une troupe de clercs de procureur et d’apprentis-marchands, s’avisa un jour de siffler, comme contraire à la nature, le rôle d’une jeune femme de qualité qui avoit obtenu, avant la représentation, le suffrage d’un grand nombre de dames du plus haut rang. L’une d’entre elles, très-distinguée par son esprit, avoit même déclaré, que c’étoit le portrait de la moitié des jeunes femmes de sa connoissance. L’auteur se moqua des sifflets du parterre, et en fut bien dédommagé par les applaudissements des loges.


  1. Voyez dans l’histoire de Clarendon, édition de 1704, tome Ier, page 56 et suivantes, le récit de l’apparition de Georges de Villiers, père du duc de Buckingham, à un officier de la maison de Charles Ier. Cette anecdote a quelque ressemblance avec celle du maréchal ferrant de Salon, rapportée dans les Mémoires du duc de Saint-Simon.Trad.
  2. Fielding commet ici une singulière méprise. Le docteur Drelincourt, ministre de l’église réformée, auteur de beaucoup de savants ouvrages de controverse et de piété, naquit à Sedan vers la fin du XVIe siècle, et mourut en 1669. C’est à la tête d’une traduction angloise de son livre des Consolations contre les frayeurs de la mort, imprimé à Londres en 1741, que se trouve le récit de l’Apparition d’une mistress Veal à une mistress Bargrave, à Canterbury, le lendemain de sa mort, arrivée le 7 septembre 1705. Ce récit n’a rien de piquant. Le traducteur, Marius d’Assigny, en détruit lui-même le merveilleux, en mettant dans la bouche du prétendu spectre, l’éloge du livre du docteur Drelincourt, dont il recommande, à plusieurs reprises, la lecture.Trad.
  3. … Quis credit ? nemo Hercule ! nemo,
    Vel duo, vel nemo.Perse.