Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 07/Chapitre 01
CHAPITRE PREMIER.
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COMPARAISON ENTRE LE MONDE ET LE THÉÂTRE.
On a souvent comparé le monde au théâtre ; les poëtes, et qui plus est, de graves auteurs ont considéré la vie humaine, comme un drame assez semblable à ces jeux de la scène, dont Thespis passe pour l’inventeur, et qui font, depuis leur origine, les délices de tous les peuples policés.
Cette comparaison est devenue si commune, que plusieurs expressions propres au théâtre, et qu’on n’appliqua d’abord au monde que dans un sens métaphorique, s’emploient aujourd’hui pour tous deux, à la lettre, et sans distinction. L’usage nous a rendu les mots théâtre et scène aussi familiers, quand nous parlons de la vie en général, que lorsqu’il est question de représentations dramatiques. Fait-on mention de ce qui se passe derrière la toile ? le cabinet de Saint-James s’offre aussitôt à la pensée, que le théâtre de Drurylane.
Tout ceci s’explique aisément, pour peu qu’on réfléchisse que le drame n’est autre chose que la peinture, ou suivant Aristote, l’imitation d’une action réelle. Les auteurs et les comédiens qui rendent les scènes de la vie d’une manière si fidèle, que la copie se confond presque avec l’original, sont vraiment dignes d’estime ; mais loin de leur payer un juste tribut d’éloges, on prend souvent plus de plaisir à les siffler qu’à les applaudir ; on les traite, comme les enfants font de leurs jouets.
D’autres raisons nous ont conduit à examiner l’analogie qui existe entre le monde et le théâtre.
Quelques écrivains regardent la plupart des hommes, comme des acteurs remplissant des rôles d’emprunt, auxquels ils sont aussi étrangers, que l’est un comédien au personnage de monarque, ou d’empereur qu’il représente. Ainsi l’on peut dire que l’hypocrite est un comédien : et en effet, les Grecs appeloient l’un et l’autre du même nom.
La brièveté de la vie a aussi donné lieu à cette comparaison. Écoutez l’immortel Shakespeare.
L’homme est un pauvre acteur ; ainsi qu’une ombre vaine,
Il se montre, il s’agite un moment sur la scène,
Et dès qu’il l’a quittée, il tombe dans l’oubli[1].
À ces vers si connus, nous en joindrons d’autres tirés d’un poëme sur la Divinité, qui a obtenu moins de succès qu’il n’en méritoit.
Dans ce monde, grand Dieu, tout dépend de tes lois,
Le destin des états et la chute des rois.
Le temps, à nos regards, ouvre un théâtre immense.
On y voit ces héros que le vulgaire encense,
Toujours environnés d’une brillante cour,
Et de lauriers nouveaux le front ceint tour à tour ;
D’illustres souverains précipités du trône,
De fougueux conquérants parés de leur couronne,
Et dont l’orgueil enflé d’un insigne bonheur,
Croit en devoir l’éclat à leur seule valeur.
Leur succès, leur orgueil, leur ambition même
Accomplissent du ciel la volonté suprême.
De ses desseins secrets, aveugles instruments,
Tels que les feux lancés dans l’air par des volcans,
Ils brillent un moment sur la scène du monde,
Puis tombent sans retour dans une nuit profonde ;
Et pour tout souvenir de leur prospérité,
Sur leurs vains monuments on lit : Ils ont été[2] !
Dans ces différentes comparaisons de la vie humaine avec le théâtre, on n’a envisagé que la ressemblance entre les acteurs. Personne, si nous avons bonne mémoire, n’a pensé aux spectateurs qui ont aussi, entre eux, des rapports sensibles. Dans le vaste théâtre du monde, les amis, les ennemis sont assis pêle-mêle. On y entend des acclamations, des applaudissements, des murmures, des sifflets : c’est l’image d’une représentation théâtrale.
Éclaircissons cette pensée par un exemple. On se rappelle la scène peinte d’après nature, dans le douzième chapitre du livre précédent, où Black Georges s’enfuit avec les cinq cents guinées de son bienfaiteur, de son ami. Figurons-nous cette scène au théâtre, et considérons l’impression qu’elle produit sur les divers spectateurs.
Ceux de la dernière galerie ne manquent pas de l’interrompre par des huées, et par des cris d’indignation.
Un étage plus bas, elle est accueillie avec la même horreur, mais avec une censure moins bruyante. Les bonnes femmes maudissent Black Georges de tout leur cœur, et plus d’une croit déjà voir le monstre au pied fourchu prêt à fondre sur le théâtre, pour se saisir de sa proie.
Le parterre se partage, comme de coutume. Ceux qui ne font cas que des sentiments héroïques et des caractères parfaits, nous blâment d’avoir exposé sur la scène une pareille friponnerie, sans en corriger l’effet par le châtiment du coupable. Les amis de l’auteur s’écrient en vain : « Oui, messieurs, Black Georges est un fripon ; mais ce caractère est dans la nature. » Les jeunes critiques du siècle, les apprentis-marchands, les clercs de procureur, les élèves des écoles de droit et de médecine, répondent que c’est une nature basse et digne des sifflets.
Les loges gardent leur réserve ordinaire. Le spectacle n’est pas, en général, ce qui les occupe. Parmi le petit nombre de spectateurs dont il fixe l’attention, les uns traitent hautement Black Georges de coquin ; les autres se taisent, et attendent l’avis des connoisseurs pour en avoir un.
Quant à nous, qui voyons clairement ce qui se passe derrière la toile du grand théâtre de la nature (et tout auteur privé du même avantage, doit se borner à composer des dictionnaires, ou des recueils d’anecdotes), nous condamnons l’action de Black Georges, sans avoir pour sa personne une horreur absolue. Qui sait, en effet, s’il n’est pas destiné à remplir par la suite un meilleur rôle ? car la vie humaine ressemble surtout au théâtre en ce point, que dans le monde, comme sur la scène, le même acteur fait souvent tour à tour, le personnage d’un héros et celui d’un scélérat ; et tel qui excite aujourd’hui notre admiration, sera peut-être demain l’objet de notre mépris. Garrick, le plus grand tragédien qui ait jamais existé, s’abaisse quelquefois jusqu’à jouer des rôles de fous. Ainsi faisoient, au dire d’Horace, l’illustre Scipion et le sage Lælius, et Cicéron rapporte qu’ils étoient incroyablement enfants. À la vérité, comme mon ami Garrick, ils ne se permettoient ces sortes d’écarts que par manière de plaisanterie, tandis que d’éminents personnages ont joué, en maintes circonstances, le rôle de fou, avec tant de naturel et de sérieux, qu’on a peine à décider s’ils étoient réellement plus sages que fous, s’ils méritoient plus de louanges que de blâme, plus d’admiration que de mépris, plus d’amour que de haine.
Ceux qui ont fait une longue étude du cœur humain, et qui possèdent une connoissance approfondie des déguisements usités sur le théâtre du monde, et du caprice des passions auxquelles la direction en est livrée (car la raison ne songe guère à y exercer ses droits), ceux-là, disons-nous, ont appris à suivre le conseil d’Horace[3]. Ils ne se laissent éblouir de rien.
Une seule méchante action ne suffit pas pour constituer un scélérat. Les passions, comme les directeurs de théâtre, forcent souvent un homme à jouer des rôles opposés à son inclination et à son talent. Il lui est donc libre, ainsi qu’à l’acteur, de les désavouer. Le vice d’ailleurs, forme quelquefois un contraste aussi frappant avec certaines physionomies, que le caractère d’Iago[4] avec celle de l’honnête Williams Mills.
En résumé, l’homme équitable et sensé n’est jamais prompt à condamner. Il peut censurer une imperfection, un vice même, sans animosité contre la personne en qui il les remarque. C’est la même folie, le même enfantillage, les mêmes défauts d’éducation et de caractère qui excitent le cri de la censure, dans le monde et au théâtre. On entend d’ordinaire les épithètes de fripon et de coquin sortir des bouches les plus corrompues, comme on voit les critiques les plus ineptes, se montrer les plus prompts à siffler.
- ↑ …
......Life’s poor player
That struts and frets his hour upon the stage,
And then is heard no more. - ↑
From thee all human actions take their springs,
The rise of empires, and the fall of kings !
See the vast theatre of time display’d,
While o’er the scene succeeding heroes tread !
With pomp the shining images succeed ;
What leaders triumph, and what monarch bleed !Perform the parts thy Providence assign’d,
Their pride, their passions, to thy ends inclin’d :
A while they glitter in the face of day,
Then at thy nod, the phantoms pass away ;
No traces left of all the busy scene,
But that remembrance says — the things have been !
The Deity. - ↑ Nil admirari. Horace.
- ↑ Personnage odieux de la tragédie d’Othello.Trad.