Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 06/Chapitre 14

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 2p. 86-89).

CHAPITRE XIV.



COURT DIALOGUE ENTRE L’ÉCUYER WESTERN ET SA SŒUR.

Mistress Western avoit passé la journée dans le voisinage. À son retour, elle demanda à l’écuyer des nouvelles de Sophie. « Je la tiens en lieu de sûreté, lui répondit-il, elle est enfermée à double tour dans sa chambre ; j’en ai remis la clef à Honora. »

Il prononça ces mots d’un air plein de suffisance et de satisfaction, s’imaginant que sa sœur alloit applaudir à la sagesse de ses mesures. Quel fut son mécompte, quand mistress Western lui dit avec un regard de dédain : « En vérité, mon frère, vous êtes le plus simple des hommes. Pourquoi ne vous reposez-vous pas sur moi de la conduite de ma nièce ? Quel besoin avez-vous de vous en mêler ? Vous avez détruit le fruit de toutes les peines que je me suis données pour elle. Tandis que je m’efforçois de lui inculquer des maximes de prudence, vous l’excitiez à mépriser mes leçons. Les Angloises, mon frère, ne sont point, grace à Dieu, des esclaves : on ne nous enferme pas comme les Espagnoles et les Italiennes. Nous avons autant de droits que vous à la liberté : c’est par la raison, par la persuasion seule, et non par la force, qu’il faut nous gouverner. J’ai vu le monde, mon frère, et je sais de quels moyens il convient d’user envers nous. Sans votre folie, j’aurois obtenu de ma nièce qu’elle conformât sa conduite aux règles de sagesse et de modestie, que je lui ai constamment enseignées.

— Allons, la chose est claire, j’ai toujours tort.

— Non, mon frère, non, vous n’avez tort que quand vous vous mêlez de choses qui passent votre portée. Vous conviendrez que je connois le monde mieux que vous. Il est à regretter pour ma nièce qu’elle ne soit pas restée sous ma tutelle. Sa tête s’est remplie chez vous de romanesques et folles idées d’amour.

— Vous ne pensez pas, j’espère, que ce soit de moi qu’elle les tienne ?

— Peu s’en faut, mon frère, que votre stupidité, comme dit le grand Milton, ne lasse ma patience[1].

— Au diable votre Milton ! S’il avoit l’impudence de me dire en face pareille sottise, quelque grand qu’il soit, je le gourmerois d’importance. Votre patience ! vraiment, c’est bien à moi qu’il faut de la patience, pour me laisser traiter, à mon âge, comme un écolier. Croyez-vous qu’on n’ait de l’esprit que quand on a été à la cour ? Peste ! l’État seroit dans une belle passe, s’il n’y avoit de gens sensés qu’une poignée de puritains et de rats d’Hanovre[2]. Morbleu ! j’espère que le moment n’est pas loin, où nous prendrons notre revanche, et où chacun jouira de ses droits, voilà tout, où chacun jouira de ses droits. Oui, ma sœur, je me flatte de voir cet heureux moment, avant que les rats d’Hanovre aient mangé tout notre blé, et ne nous aient laissé pour nourriture que des turneps.

— En vérité, mon frère, ceci passe mon intelligence. Je ne sais ce que vous entendez par vos turneps et vos rats d’Hanovre.

— Dites plutôt que vous ne vous souciez pas de me comprendre. Quoi qu’il en soit, la cause nationale peut triompher un jour ou l’autre.

— Vous feriez mieux, mon frère, de vous occuper un peu plus de votre fille qui court, croyez-moi, plus de danger que la nation.

— Mais tout à l’heure vous me blâmiez de m’occuper d’elle. Vous vouliez qu’on vous laissât le soin de la gouverner.

— Eh bien, oui ! promettez-moi de ne plus contrarier mes vues, et je consens, par intérêt pour ma nièce, à la reprendre sous ma direction.

— À la bonne heure. J’ai toujours été d’avis, vous le savez, que c’étoit aux femmes à gouverner les femmes. »

Mistress Western quitta son frère avec humeur, en marmottant entre ses dents quelques réflexions sur les femmes et sur l’administration de l’État ; puis elle se rendit auprès de sa nièce, qu’elle remit en liberté, après vingt-quatre heures de réclusion.


  1. Celle du lecteur sera mise à rude épreuve s’il cherche cela chez Milton.
  2. Fielding écrivoit sous le règne de Georges II, électeur d’Hanover, qui montroit une grande prédilection pour ses sujets d’outremer.Trad.