Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 05/Chapitre 06

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 314-323).

CHAPITRE VI.



QUI AIDERA LE LECTEUR À RECTIFIER QUELQUES ERREURS QU’IL A PU COMMETTRE PRÉCÉDEMMENT, DANS L’APPLICATION DU MOT AMOUR.

L’infidélité manifeste de Molly auroit justifié plus de ressentiment que Jones n’en fit paroître, et s’il eût abandonné sur-le-champ cette indigne maîtresse, peu de gens l’en auroient blâmé, sans doute ; mais au lieu de la traiter avec le mépris qu’elle méritoit, il en eut pitié. Quoique l’amour qu’il conservoit pour elle ne fût point de nature à le rendre très-sensible à son manque de foi, il se reprochoit amèrement de l’avoir séduite, et s’imputoit tous les désordres où elle sembloit prête à se plonger.

Cette idée lui causoit une peine extrême. L’aînée des Seagrim, Betty, eut la bonté de l’en soulager. Elle lui fit entendre que ce n’étoit pas lui, mais un nommé Will Barnes, qui avoit obtenu, le premier, les bonnes graces de sa sœur, et que l’enfant dont il se croyoit le père, ne lui appartenoit qu’à un titre fort incertain.

Jones chercha sur-le-champ les moyens de s’assurer de la vérité du fait, et bientôt l’aveu de Will Barnes et celui de Molly elle-même, le convainquirent que Betty ne l’avoit pas trompé.

Ce Will Barnes étoit un jeune drôle, aussi renommé pour ses bonnes fortunes, qu’aucun sous-lieutenant d’infanterie, ou clerc de procureur du royaume. Il avoit séduit plusieurs femmes, il en avoit désespéré d’autres, et comptoit, parmi ses trophées, la mort tragique d’une pauvre fille qui s’étoit noyée, pour ne pas survivre à son inconstance.

Betty Seagrim figuroit au nombre de ses conquêtes ; il l’aimoit, long-temps avant que Molly fût d’âge à inspirer des désirs. Il la quitta ensuite pour sa sœur cadette, auprès de laquelle il réussit, sans beaucoup d’efforts. Dans la réalité, Will Barnes étoit seul maître du cœur de Molly. Elle ne s’étoit livrée à Jones et à Square, que par intérêt et par vanité.

De là venoit la haine implacable de Betty pour sa sœur. Nous avions cru inutile d’en assigner plus tôt la véritable cause, l’envie nous ayant paru suffire de reste pour l’expliquer.

Cette découverte dissipa tous les scrupules et toutes les inquiétudes de Jones, par rapport à Molly. Mais s’il se sentoit délivré d’un tourment, il en éprouvoit un autre des plus cruels. Depuis que Molly étoit bannie de son cœur, Sophie en avoit pris une entière possession. Il l’aimoit avec idolâtrie, il voyoit clairement qu’il en étoit aimé ; cependant une conviction si flatteuse n’adoucissoit en rien ses mortelles angoisses. Obligé de renoncer à l’espoir de vaincre jamais la résistance du père, il ne pouvoit se résoudre à tenter la conquête de la fille, par des moyens honteux ou perfides.

L’affront qu’il feroit ainsi à M. Western, le chagrin dont il accableroit M. Allworthy, s’offroient sans cesse à sa pensée, et ne lui laissoient de repos ni le jour, ni la nuit. Sa vie étoit un combat continuel entre l’amour et l’honneur, qui tour à tour triomphoient dans son ame. Souvent, en l’absence de Sophie, il projetoit de ne plus la voir, de quitter la maison de son père adoptif ; puis de retour auprès d’elle, il oublioit toutes ses résolutions, et n’en formoit plus qu’une, celle de l’obtenir au péril de sa vie, et par le sacrifice même de son honneur, qui lui étoit cent fois plus cher.

Cette lutte intérieure produisit en lui un changement visible. Il perdit sa vivacité naturelle et son enjouement. Dévoré d’une sombre mélancolie lorsqu’il étoit seul, dans le monde il avoit l’air distrait, abattu. Si pour complaire à M. Western, il essayoit de sourire, sa contrainte décéloit d’une manière sensible le chagrin qu’il s’efforçoit en vain de dissimuler.

Il seroit difficile de dire ce qui le trahissoit le plus, de l’art ingénieux à cacher sa passion, ou de la nature toujours prête à en révéler le secret. Tandis que l’un lui imposoit devant Sophie une sévère réserve, le condamnoit au silence, le forçoit même d’éviter ses regards, l’autre sembloit se faire un jeu de détruire en un instant l’effet de toutes ses précautions. À l’approche de sa jeune maîtresse, il pâlissoit ; il tressailloit, s’il la voyoit paroître inopinément. Quand par hasard, ses yeux rencontroient les siens, le sang refluoit avec violence vers ses joues, et son visage devenoit brûlant. Si la politesse l’obligeoit de lui parler, de porter à table sa santé, il ne faisoit que balbutier ; s’il la touchoit, sa main, tout son corps frémissoit. Au moindre mot qui avoit trait à l’amour, il soupiroit involontairement ; et il ne se passoit pas un jour, qu’il ne fût exposé à quelque épreuve de ce genre.

Tous ces symptômes échappoient à l’attention de l’écuyer, mais non à celle de sa fille. Elle remarqua bientôt l’agitation qui régnoit dans le cœur de Jones, et elle ne fut pas en peine d’en découvrir la cause ; elle la trouvoit dans son propre sein. Cette conformité de sentiments, qui n’est autre chose que la sympathie, tant de fois observée chez les amants, fait assez connoître pourquoi Sophie étoit beaucoup plus clairvoyante que son père.

À dire vrai, il y a un moyen plus simple et plus clair, d’expliquer l’étonnante supériorité de pénétration qu’on remarque dans certaines personnes, et ce moyen n’est pas seulement applicable aux amants, mais à tous les hommes. D’où vient, par exemple, qu’un fripon se montre, pour l’ordinaire, si habile et si prompt à découvrir des fourberies, dont un honnête homme, d’ailleurs beaucoup plus éclairé, est souvent la dupe ? Il n’existe point de sympathie générale entre les fripons ; ils ne font point usage, comme les francs-maçons, de signes particuliers pour s’entendre ; mais le même sujet les occupe tous ; toutes leurs pensées sont constamment tournées vers le même but. Il ne faut donc s’étonner ni de l’aveuglement de l’écuyer, ni de la pénétration de sa fille. L’idée de l’amour n’étoit jamais entrée dans la tête du premier, et la seconde, en ce moment, n’en avoit point d’autre.

Quand Sophie fut bien convaincue de la passion de Jones, et qu’elle eut la certitude d’en être l’objet, elle comprit aisément les motifs de sa conduite. Tant de délicatesse le lui rendit plus cher encore, et fit naître dans son cœur les deux sentiments qu’un amant doit souhaiter davantage d’inspirer à sa maîtresse, l’estime et la pitié. Eh ! quelle femme seroit assez rigide pour l’en blâmer ? qui oseroit lui faire un crime de plaindre des maux qu’elle avoit causés, d’estimer l’infortuné qui, par un dévouement héroïque, s’efforçoit d’étouffer la flamme dont il étoit consumé, semblable à ce généreux enfant de Sparte qui se laissoit dévorer par sa proie, plutôt que d’avouer son larcin ? Ainsi, la réserve de Jones, son silence, sa froideur, le soin qu’il prenoit de l’éviter, étoient aux yeux de Sophie les preuves les plus fortes, les plus touchantes qu’il pût lui donner de son amour. Bientôt elle éprouva pour lui tous les sentiments qui peuvent s’allier avec le devoir, dans l’ame d’une femme tendre et vertueuse, l’estime, la reconnoissance, la pitié, l’admiration… Enfin, bientôt elle aima Jones éperdûment.

Un jour, nos deux amants se rencontrèrent dans le parc, au détour de deux allées qui aboutissoient au canal où Jones avoit failli autrefois de se noyer, pour rattraper l’oiseau chéri de Sophie. Elle dirigeoit depuis peu ses promenades vers cet endroit ; elle y venoit rêver avec un mélange de plaisir et de peine, à un accident qui, tout léger qu’il étoit, avoit peut-être jeté dans son sein le premier germe d’une passion, devenue si profonde.

Tous deux avoient l’esprit tellement préoccupé, qu’ils se touchoient presque, avant de s’être aperçus. Leur confusion n’auroit pas échappé à un tiers ; mais ils étoient trop émus pour s’observer l’un l’autre. Dès que Jones fut un peu remis de sa première surprise, il salua miss Western ; elle lui rendit son salut avec timidité. La conversation commença par des lieux communs sur la fraîcheur délicieuse de la matinée ; elle tomba ensuite sur la beauté du paysage. Jones en vanta les charmes. À la vue de l’arbre d’où il étoit jadis tombé dans l’eau, Sophie ne put s’empêcher de lui rappeler cet accident. « Je suppose, monsieur Jones, lui dit-elle, que vous ne passez point au bord de ce canal sans ressentir un petit frisson ?

— En vérité, mademoiselle, répondit-il, je n’ai conservé d’autre souvenir de cette aventure, que celui du chagrin que vous causa la perte de votre oiseau. Pauvre Tommy ! voici la branche sur laquelle il s’étoit posé. Comment eut-il la folie de fuir l’heureuse condition où je l’avois placé ? sa triste fin fut la juste punition de son ingratitude.

— Peu s’en fallut, monsieur Jones, que votre courage ne vous fît éprouver un sort aussi funeste. Sans doute, vous n’avez pas oublié le danger que vous courûtes alors ?

— Non, mademoiselle, et quand j’y pense, je n’éprouve qu’un regret, c’est que l’eau n’ait pas été plus profonde. J’aurois échappé à bien des tourments, que la fortune semble m’avoir réservés.

— Fi ! monsieur Jones, vous ne parlez pas sérieusement. Ce mépris affecté de la vie, part d’un excès de délicatesse. Vous voudriez diminuer ainsi la reconnoissance que je vous dois, d’avoir bravé deux fois la mort pour moi. Prenez garde à la troisième ! » Elle prononça ces dernières paroles avec un accent et un sourire d’une douceur inexprimable.

Jones repartit en soupirant, qu’il craignoit que sa recommandation ne fût trop tardive, puis jetant sur Sophie un regard triste et passionné : « Ô miss Western, s’écria-t-il, pouvez-vous désirer que je vive ? me souhaitez-vous tant de mal ? »

Sophie baissa les yeux, et répondit avec un peu d’hésitation. « En vérité, monsieur Jones, je ne vous souhaite point de mal.

— Oh ! je reconnois bien là ce caractère adorable, cette angélique bonté qui surpasse encore vos charmes !

— Mais, monsieur Jones, je ne vous comprends pas…, laissez-moi, je ne puis rester ici davantage.

— Je ne veux point être compris… je ne puis l’être… Sophie, excusez mon délire… cette rencontre inattendue… ma surprise… mon émotion… au nom du ciel, pardonnez-moi si je vous ai offensée ; je n’en avois pas l’intention ; j’aimerois mieux mourir mille fois !

— Vous m’étonnez. Comment pouvez-vous croire que vous m’ayez offensée ?

— La crainte, mademoiselle, trouble aisément la raison, et je ne connois point de crainte égale à celle de vous déplaire… Comment puis-je, comment dois-je parler ? Ah ! de grace, adoucissez ce front sévère ! le moindre signe de votre colère suffiroit pour m’anéantir… je n’ai point eu l’intention… si je suis coupable, accusez-en mes yeux, ou plutôt accusez-en vos charmes… que dis-je ? Ah ! je m’égare, mon cœur ne peut contenir l’excès de mon amour… Sophie ! pardonnez-moi ; j’ai combattu jusqu’à la dernière extrémité ; je me suis efforcé long-temps de vous cacher la flamme qui me dévore, et qui me réduira bientôt, je l’espère, à l’impuissance de vous offenser jamais. »

Jones, en achevant ces mots, fut saisi d’un tremblement pareil au frisson de la fièvre. L’agitation de Sophie n’étoit guère moindre. « Monsieur Jones, lui dit-elle, je n’affecterai pas de ne vous point comprendre, je vous comprends trop bien ; mais, au nom du ciel, si vous avez pour moi quelque affection, souffrez que je retourne au château ; et puissé-je avoir la force de me soutenir jusque-là ! »

Jones qui lui-même ne se soutenoit qu’avec peine, lui offrit son bras. Elle l’accepta, à condition qu’il n’ajouteroit pas un mot sur ce sujet. Il le promit, insistant seulement pour obtenir le pardon de l’aveu involontaire que la passion lui avoit arraché. Sophie lui répondit, que le pardon dépendroit de sa conduite future. Ce pacte fait, tous deux, d’un pas incertain et tremblant, s’acheminèrent vers le château, sans que l’amant osât une seule fois serrer la main de sa maîtresse, qu’il tenoit dans la sienne.

Sophie se retira dans sa chambre. Les soins d’Honora et le secours des eaux spiritueuses parvinrent à calmer le trouble de ses sens. Quant à Jones, il reçut pour tout soulagement à ses maux une nouvelle si douloureuse, que nous croyons devoir en remettre le récit au chapitre suivant, pour ne pas confondre deux scènes d’une nature trop différente.