Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 03/Chapitre 10

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 179-183).

CHAPITRE X.



M. BLIFIL ET JONES SE MONTRENT SOUS UN JOUR DIFFÉRENT.

M. Blifil étoit loin d’éprouver au même point que Jones l’aimable sentiment de la pitié ; mais, en revanche, il possédoit à un plus haut degré que son camarade une qualité bien supérieure, l’amour de la justice. Il suivoit en cela les préceptes et l’exemple de Thwackum et de Square. Ces deux personnages avoient beau parler souvent de la pitié, il étoit évident que Square la jugeoit incompatible avec la règle de la justice, et que Thwackum avoit pour principe d’exercer la justice, et de laisser au ciel la pitié. Ils différoient pourtant un peu d’opinion sur la manière de pratiquer cette sublime vertu, à l’aide de laquelle Thwackum eût été capable de détruire une moitié du genre humain, et Square l’autre moitié.

M. Blifil avoit gardé le silence, en présence de Jones ; mais après un mûr examen, il ne put souffrir que son oncle honorât de ses bontés un homme qui n’en étoit pas digne. Il résolut donc de l’instruire sur-le-champ du délit que nous n’avons qu’indiqué précédemment.

Environ un an après sa disgrace, et avant que Tom eût vendu le petit cheval, le garde n’ayant pas une bouchée de pain pour apaiser sa faim et celle de sa famille, traversoit un champ de blé appartenant à M. Western. Il aperçut un lièvre au gîte, et sans respect pour le droit de propriété, ni pour les lois de la chasse, il tua l’animal d’un coup de bâton.

Le malheur voulut qu’au bout d’un certain temps, le revendeur qui avoit acheté le lièvre fût pris, chargé d’une quantité de gibier considérable. Pour calmer la colère de l’écuyer, il se vit forcé de lui dénoncer quelque braconnier. Black Georges s’offrit d’abord à sa pensée ; il le nomma, comme un homme déjà suspect à M. Western, et mal famé dans le pays. C’étoit d’ailleurs le moindre sacrifice qu’il pût faire à sa sûreté, le garde ne lui ayant pas fourni depuis lors une seule pièce de gibier. Il trouva ainsi le moyen de mettre à couvert ses meilleures pratiques ; car l’écuyer, charmé de pouvoir punir Black Georges, que ce seul délit rendoit assez coupable, n’étendit pas plus loin ses recherches.

Si l’aventure eût été fidèlement rapportée à M. Allworthy, il est probable qu’elle auroit fait peu de tort au garde-chasse dans son esprit ; mais il n’est pas de zèle plus aveugle que celui qu’inspire un amour excessif de la justice. M. Blifil avoit oublié l’époque du délit ; il en exagéra aussi les circonstances : il dit que Georges avoit tué des lièvres, et l’addition d’une simple lettre dénatura le fait. La vérité auroit pu se découvrir plus tard, si Blifil n’avoit pris la précaution perfide d’exiger de son oncle le secret, avant de lui conter la chose. De cette façon le malheureux garde fut condamné, sans pouvoir se défendre. Il avoit tué le lièvre, il existoit une plainte contre lui. C’étoient deux faits certains, M. Allworthy n’éleva point de doutes sur le reste.

La joie des pauvres gens fut de courte durée. Le lendemain matin, M. Allworthy annonça qu’il avoit de nouveaux et graves sujets de mécontentement contre Black Georges, et sans s’expliquer davantage, il défendit à Tom de lui parler désormais en sa faveur. « J’aurai soin, ajouta-t-il, de donner du pain à sa famille. Quant à cet incorrigible vaurien, je l’abandonne à la rigueur des lois. »

Tom, qui n’avoit pas le moindre soupçon de la perfidie de Blifil, ne put deviner ce qui excitoit la colère de M. Allworthy. Toutefois, comme aucun obstacle n’étoit capable de rebuter son amitié pour Georges, il tenta un autre moyen de prévenir sa ruine.

Jones entretenoit, depuis peu, des relations très-fréquentes avec M. Western. Il s’étoit acquis une haute estime dans l’esprit du vieux chasseur, par son adresse à franchir les fossés, les haies, les barrières, et par cent autres prouesses aussi brillantes. L’écuyer disoit de lui, qu’avec des encouragements convenables, on pourroit en faire un grand homme ; il regrettoit souvent de n’avoir pas un fils qui lui ressemblât, et un jour, dans une orgie, il paria mille guinées que Tom étoit en état de conduire une meute, aussi bien que le meilleur chasseur du canton.

Grace à ces merveilleux talents, notre jeune homme avoit si bien su plaire à M. Western, qu’il étoit le compagnon habituel de ses chasses, et le convive le plus fêté à sa table. Tout ce que l’écuyer aimoit le mieux, ses fusils, ses chiens, ses chevaux, n’étoient pas moins à la disposition de Tom, que s’il les eût possédés en propre. Il conçut donc le dessein d’employer son crédit à servir son ami Black Georges, et de lui procurer chez M. Western une place pareille à celle qu’il occupoit auparavant chez M. Allworthy.

Quand on songe aux anciens sujets de plaintes que cet homme avoit donnés à M. Western, et au courroux qu’inspiroit au gentilhomme la gravité de son premier délit, on est tenté de taxer de témérité et de folie l’entreprise de Jones. Cependant, dût-on trouver sa confiance un peu présomptueuse, on ne pourra qu’applaudir à l’énergie de son zèle, dans une occasion si difficile.

Ce fut à la fille de M. Western qu’il adressa sa prière. Cette jeune personne, âgée d’environ dix-sept ans, étoit, après les chiens et les chevaux, l’objet de la tendre affection de son père. Elle avoit quelque influence sur l’esprit de l’écuyer, Tom se flattoit d’en avoir un peu sur le sien. Mais comme il s’agit ici de la future héroïne de notre histoire, d’une jeune beauté que nous aimons beaucoup, et que bientôt, selon toute apparence, la plupart de nos lecteurs aimeront beaucoup aussi, il ne seroit pas convenable de la faire paroître, pour la première fois, à la fin d’un livre.