Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 03/Chapitre 06

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 161-167).

CHAPITRE VI.



MOTIF ENCORE PLUS PUISSANT DE LA CONDUITE DES DEUX INSTITUTEURS ENVERS LEURS ÉLÈVES.

On saura donc que les deux savants qui jouent depuis peu un grand rôle dans notre histoire, s’étoient pris, dès leur arrivée chez M. Allworthy, d’une si belle passion, l’un pour sa vertu, l’autre pour sa religion, qu’ils méditoient de former avec lui l’alliance la plus étroite.

Dans ce dessein ils avoient jeté les yeux sur cette aimable veuve, qu’une assez longue absence n’a point effacée, nous l’espérons, du souvenir de nos lecteurs. La conquête de mistress Blifil étoit l’objet de leur commune ambition.

On pourra s’étonner, que de quatre personnages que nous avons introduits jusqu’ici dans le château de M. Allworthy, trois soient tombés amoureux d’une dame déjà sur le retour, et qui n’avoit jamais eu une grande réputation de beauté. Mais il est de fait que les amis de cœur, les connoissances intimes, ont tous une sorte d’inclination naturelle pour les femmes qui composent la famille de leur hôte, ou de leur ami ; c’est-à-dire, pour sa grand’mère, sa mère, sa sœur, sa fille, sa tante, sa nièce, et sa cousine, si elles sont riches ; ou pour sa femme, sa sœur, sa fille, sa nièce, sa cousine, sa maîtresse et sa servante, si elles sont jolies.

Nous ne voudrions pourtant pas insinuer, que des hommes du caractère de Thwackum et de Square, eussent conçu un projet peu conforme aux principes de certains moralistes sévères, avant d’avoir bien examiné si, comme dit Shakespeare, c’étoit un cas de conscience ou non. Le théologien se fondoit sur ce que l’Écriture ne défend nulle part de convoiter la sœur de son prochain ; et il savoit qu’en matière de jurisprudence, expressum facit cessare tacitum, la loi permet ce qu’elle n’interdit pas : or, comme l’Écriture qui défend en plusieurs passages de convoiter la femme et les biens du prochain, ne fait nulle part mention de sa sœur, il en concluoit qu’on pouvoit aspirer légitimement à la posséder. Quant à Square, bien fait de sa personne, et avide de fortune, il concilioit sans peine son inclination avec l’éternelle convenance des choses.

Les deux rivaux, attentifs à chercher les moyens de plaire à leur veuve, n’en imaginèrent pas de meilleur que de donner, en toute circonstance, à son fils, la préférence sur Tom. Persuadés que l’affection de M. Allworthy pour l’enfant trouvé lui étoit fort désagréable, ils ne doutoient pas qu’elle ne leur sût gré des humiliations et des dégoûts, dont ils l’abreuvoient à l’envi l’un de l’autre. Sa haine apparente pour Tom, leur étoit un garant de sa reconnoissance pour ceux qui le maltraitoient. En cela Thwackum avoit un avantage incontestable. Square ne faisoit que déchirer la réputation du pauvre Tom ; Thwackum avoit le privilége d’entamer sa peau. Il regardoit chaque coup de fouet qu’il lui appliquoit, comme un compliment adressé à sa maîtresse ; en sorte qu’il pouvoit répéter, avec justesse, ce vieil adage des correcteurs de collége, castigo te, non quod odio habeam, sed quod amem ; je te châtie, non par haine, mais par amour ; adage qu’il avoit sans cesse à la bouche, ou, pour mieux dire, au bout des doigts.

Telle étoit la principale cause de la conformité d’opinion de ces deux hommes sur leurs élèves. Hors ce point, ils ne se montroient d’accord en rien. Outre qu’ils professoient des principes opposés, ils soupçonnoient depuis long-temps leurs mutuels desseins, et nourrissoient l’un pour l’autre une haine profonde. Les succès qu’ils obtenoient tour à tour l’augmentoient encore. Mistress Blifil avoit, dès l’origine, pénétré leurs vues secrètes, sans qu’ils s’en doutassent, et qu’ils eussent l’intention de les lui découvrir. La crainte qu’elle n’en fût blessée, et n’en instruisît M. Allworthy, les obligeoit d’agir avec beaucoup de circonspection. Cette crainte n’avoit aucun fondement. Mistress Blifil étoit loin de s’offenser d’une passion, dont elle comptoit recueillir seule tout le fruit, c’est-à-dire, une ample moisson de louanges et d’hommages. En conséquence, elle caressoit alternativement l’espoir de ses amants, et tenoit entre eux la balance égale. Elle se sentoit, il est vrai, plus d’inclination pour les principes du théologien ; mais la personne du philosophe lui plaisoit davantage. Square étoit un homme agréable, au lieu que Thwackum ne ressembloit pas mal à ce monsieur qui corrige les dames de Bridewell, dans les Progrès du libertinage.

Soit que mistress Blifil fût rassasiée des douceurs du mariage, soit plutôt qu’elle fût dégoûtée de son amertume, soit pour quelque autre motif que nous ignorons, elle ne put se résoudre à écouter la proposition d’un second hymen. Toutefois elle eut à la fin des entretiens si intimes avec Square, qu’il en courut des bruits sur son compte. Nous les croyons calomnieux, et nous nous abstiendrons d’en souiller notre histoire, autant par égard pour cette dame, que par respect pour la règle de la justice et l’éternelle convenance des choses. Un fait certain, c’est que Thwackum continua de fouetter, sans avancer d’un pas vers le terme de ses vœux.

Il étoit tombé, ainsi que Square, dans une erreur grossière dont il revint beaucoup plus tard que son rival. On a vu, par ce qui précède, que mistress Blifil n’avoit pas eu fort à se louer des procédés de son mari. Elle l’abhorroit, et la mort seule avoit pu adoucir un peu la violence de sa haine. Il ne faut donc point s’étonner, si elle ne prenoit pas un intérêt bien vif à l’enfant qu’elle avoit eu de lui. Loin de s’en occuper, elle le voyoit rarement dans ses premières années, et ne lui donnoit aucune marque de tendresse. De là vint qu’elle souffrit, sans trop de répugnance, les témoignages d’affection que M. Allworthy prodiguoit à Tom Jones, qu’il appeloit son fils, et traitoit en toutes choses aussi bien que son neveu. La conduite de mistress Blifil passoit aux yeux des uns pour l’effet d’une pure soumission aux volontés de son frère : les autres pensoient, avec Thwackum et Square, qu’elle n’en haïssoit pas moins l’enfant trouvé. Ils croyoient même que plus elle lui montroit de bienveillance, plus elle le détestoit au fond du cœur, et méditoit sa ruine. Intéressée à le perdre, il lui étoit difficile de persuader qu’elle ne cherchât point à y réussir.

Ce qui confirmoit encore Thwackum dans cette idée, c’est qu’elle l’avoit adroitement engagé plus d’une fois à fouetter Tom, en l’absence de M. Allworthy, qui n’aimoit pas ce genre de punition, et que jamais elle ne lui avoit fait pareille recommandation, à l’égard du jeune Blifil. Square s’étoit aussi laissé prendre à ce piége. Au reste, quoique mistress Blifil eût pour son fils une haine véritable (sentiment qui n’est pas sans exemple, quelque monstrueux qu’il paroisse), on remarquoit à travers sa complaisance pour M. Allworthy, un vif mécontentement des bontés dont il combloit l’enfant trouvé. Elle s’en plaignoit souvent hors de sa présence, elle l’en blâmoit devant Thwackum et Square, et se permettoit même de lui reprocher en face sa foiblesse, à la plus légère contestation qui s’élevoit entre eux.

Mais lorsque Tom, en grandissant, commença à donner des marques de ce caractère sensible et généreux qui plaît tant aux femmes, l’éloignement que mistress Blifil avoit montré pour lui dans son enfance, diminua par degrés. Elle en vint au point de le préférer si ouvertement à son propre fils, qu’il fut impossible de se méprendre davantage sur ses sentiments. Elle le recherchoit avec empressement ; elle ne se lassoit pas du plaisir de le voir. À dix-huit ans, Tom étoit le rival de Thwackum et de Square. La médisance changea alors d’objet ; le nom de Tom remplaça dans toutes les bouches celui du philosophe, qui en conçut pour notre héros, une haine implacable.