Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 03/Chapitre 01

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 131-134).

CHAPITRE PREMIER.



PEU DE CHOSE, OU RIEN.

On voudra bien se souvenir qu’au commencement du second livre de cette histoire, nous avons annoncé l’intention de sauter par-dessus des intervalles de temps considérables, toutes les fois qu’ils n’offriroient rien d’intéressant.

En cela nous avons moins consulté la dignité de l’histoire et notre commodité personnelle, que le plaisir et l’avantage du lecteur ; car outre que nous lui sauvons ainsi l’ennui d’une lecture dépourvue d’agrément et d’instruction, nous lui fournissons l’occasion d’exercer sa sagacité, en remplissant ces lacunes par ses propres conjectures ; genre de travail auquel les chapitres précédents ont déjà dû le préparer.

Qui ne juge, par exemple, que la perte d’un ami causa d’abord à M. Allworthy ces émotions douloureuses, qu’éprouvent en pareille circonstance les hommes qui n’ont pas un cœur de marbre ? Qui ne juge encore que la philosophie et la religion modérèrent, avec le temps, et dissipèrent à la fin son affliction ? La première lui en montra l’inutilité et la folie, la seconde en condamna l’excès comme injurieux à la Providence, et adoucit en même temps l’amertume de sa peine, par cette consolante perspective qui donne à l’homme ferme et pieux la force de quitter un ami mourant, presque avec le même calme, avec la même confiance de le revoir, que s’il ne partoit que pour un long voyage.

Il suffit aussi d’une médiocre pénétration pour deviner comment se comporta mistress Blifil. Pendant tout le temps que le chagrin doit se manifester par des signes extérieurs, on peut être sûr qu’elle observa scrupuleusement les règles que prescrivent l’usage et la décence, conformant le changement de son visage à celui de ses vêtements, passant tour à tour du grand deuil au petit, du noir au gris, du gris au blanc, et dans la même proportion du désespoir à la douleur, de la douleur à la tristesse, de la tristesse aux regrets, jusqu’au jour où il lui fut permis de reprendre sa sérénité première.

Nous n’avons cité ces deux exemples que pour donner une idée de la tâche imposée au commun de nos lecteurs. On a lieu d’attendre des esprits supérieurs, un plus grand effort d’intelligence et de jugement. Nous ne doutons point que ces derniers ne découvrent beaucoup d’événements notables, arrivés dans la famille de notre respectable gentilhomme, durant l’espace de temps que nous avons cru devoir passer sous silence ; car cette époque, sans rien offrir qui nous ait paru digne d’entrer dans notre histoire, renferme cependant plusieurs faits aussi importants que ceux dont le détail remplit les feuilles quotidiennes, ou hebdomadaires des gazetiers de nos jours, insipide et stérile nourriture d’une foule de gens désœuvrés. L’exercice que nous proposons au lecteur développera d’une manière aussi utile qu’agréable, quelques-unes des plus nobles facultés de son esprit. N’est-il pas en effet plus avantageux de savoir deviner, en toute occasion, les actions des hommes par leur caractère, que de juger leur caractère par leurs actions ? Il faut avoir, à la vérité, la vue bien perçante pour atteindre le but dans le premier cas ; mais avec une vraie sagacité, on peut y parvenir aussi sûrement que dans le dernier.

Persuadé que la plupart de nos lecteurs possèdent éminemment cette qualité précieuse, nous leur avons laissé un espace de douze années, comme un champ propre à l’exercer. Nous allons maintenant leur présenter notre héros à l’âge d’environ quatorze ans, ne doutant point qu’ils ne soient depuis long-temps impatients de le connoître.