Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 02/Chapitre 09

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 123-130).

CHAPITRE IX.



INFAILLIBILITÉ DE LA RECETTE PRÉCÉDENTE, PROUVÉE PAR LE DÉSESPOIR D’UNE VEUVE. SCÈNE DE MORT, AVEC SES ACCESSOIRES ORDINAIRES. MODÈLE D’ÉPITAPHE.

Le souper étoit servi depuis long-temps. M. Allworthy, sa sœur, et une de leurs amies, attendoient pour se mettre à table l’arrivée du capitaine, qui étoit toujours très-exact à l’heure des repas. M. Allworthy, surpris de son absence, en témoigna le premier de l’inquiétude, et donna ordre qu’on allât le chercher aux environs du château, et dans les avenues du parc qu’il avoit coutume de fréquenter.

On ne l’y trouva point. Le capitaine, par un fâcheux hasard, avoit suivi ce soir-là, dans sa promenade, une direction nouvelle. Mistress Blifil parut sérieusement alarmée. Son amie, bien instruite de l’état de son cœur, tâcha de la rassurer. Elle lui dit que ses craintes étoient sans doute naturelles, mais qu’il ne falloit pas trop s’y livrer ; que la beauté de la soirée avoit peut-être engagé le capitaine à prolonger sa promenade, ou qu’un voisin l’avoit retenu à souper. Mistress Blifil répondit qu’elle n’en croyoit rien ; que son mari avoit certainement éprouvé quelque accident, qu’il savoit combien elle étoit prompte à s’alarmer et ne s’arrêtoit jamais chez personne sans lui en donner avis.

La dame ayant épuisé tous les arguments, eut recours aux prières ; elle conjura mistress Blifil de ne point s’abandonner à des terreurs qui pouvoient compromettre sa santé, et, remplissant un verre de vin, elle l’invita et finit par la décider à le boire.

M. Allworthy, qui avoit été lui-même à la recherche du capitaine, rentra en ce moment, tout consterné, et presque privé de l’usage de la parole ; mais, comme la douleur affecte diversement les différents caractères, la même émotion qui comprimoit sa voix, donna l’essor à celle de mistress Blifil. Elle proféra des plaintes amères qu’elle accompagna d’un torrent de larmes. L’ingénieuse amie, tout en approuvant son affliction, essaya d’en modérer l’excès, par des réflexions philosophiques sur les nombreuses traverses dont la vie humaine est semée, et sur la nécessité de s’armer de courage, pour supporter les coups du sort, quelque terribles et quelque soudains qu’ils fussent. Elle lui dit que son frère lui donnoit l’exemple de la fermeté ; que, sans éprouver une douleur qu’on pût comparer à la sienne, il en ressentoit pourtant une très-vive, mais qu’il savoit la contenir dans de justes bornes, et se résigner à la volonté divine.

« Ne me parlez pas de mon frère, s’écria mistress Blifil, je suis la seule à plaindre. Peut-on comparer les alarmes d’un ami aux angoisses d’une femme, en pareille circonstance ? Ah, il est mort ! on l’a assassiné ! je ne le verrai plus ! » À ces mots un déluge de pleurs opérant sur elle le même effet que la consternation avoit produit sur M. Allworthy, elle garda un morne silence.

Au même instant un domestique accourut, hors d’haleine, et annonça qu’on avoit trouvé M. Blifil. Avant qu’il pût en dire davantage, il fut suivi de deux autres qui apportoient, sur un brancard, le corps du capitaine.

On peut observer ici un nouveau contraste dans les effets de la douleur. Nous avons vu M. Allworthy perdre la parole, par la même cause qui avoit excité les bruyantes exclamations de mistress Blifil ; le spectacle actuel fit couler en abondance les larmes du frère, et tarit subitement celles de la sœur : elle poussa un grand cri et s’évanouit.

La salle se remplit bientôt de domestiques : les uns aidèrent la dame étrangère à secourir mistress Blifil ; les autres, secondés de M. Allworthy, transportèrent le capitaine dans un lit bien chaud, et l’on mit en œuvre tous les moyens connus pour le rappeler à la vie.

Nous serions heureux de pouvoir apprendre au lecteur, que ces soins divers furent couronnés d’un égal succès. Ceux que l’on prodigua à mistress Blifil réussirent si bien, qu’après un évanouissement d’une durée convenable, elle reprit ses sens, à la satisfaction générale. Il n’en alla pas de même du capitaine : aspersion d’eau froide, saignée, frictions, rien n’eut d’efficacité. La mort, ce juge inexorable, l’avoit condamné, et refusa de lui accorder un sursis, malgré l’intervention de deux médecins qu’on avoit appelés, et qui ne parurent que pour recevoir leurs honoraires.

Ces docteurs que, pour éviter toute allusion maligne, nous distinguerons par les lettres initiales Y et Z, après avoir tâté le pouls du capitaine, le premier au bras droit, et le second au bras gauche, convinrent qu’il étoit tout-à-fait mort ; mais ils différèrent de sentiment sur la cause qui avoit terminé sa vie. Le docteur Y soutint qu’il étoit mort d’apoplexie, et le docteur Z d’épilepsie.

De là naquit une vive dispute entre les deux savants. Ils exposèrent leur avis avec chaleur, et l’appuyèrent d’arguments d’un poids si égal, qu’ils ne servirent qu’à les confirmer réciproquement dans leur opinion.

À dire vrai, la plupart des médecins adoptent une maladie d’affection, à laquelle ils attribuent toutes les victoires de la mort sur la nature humaine. La goutte, le rhumatisme, la pierre, la gravelle, la consomption, la fièvre nerveuse ou morale, ont chacune leur patron dans la docte faculté. Ainsi s’expliquent les fréquentes contestations qu’excite parmi les disciples d’Hippocrate le trépas de leurs patients ; et le fait que nous venons de rapporter apprend à ne point s’en étonner.

On demandera peut-être pourquoi nos esculapes, au lieu de chercher à ranimer le capitaine, s’engagèrent dans une discussion puérile sur la cause de sa mort. Mais toutes les ressources de l’art avoient été épuisées avant leur arrivée. On avoit eu soin de mettre le capitaine dans un lit bien chaud, de le saigner, de lui frotter le front et les tempes, d’appliquer sur ses lèvres et à ses narines des eaux spiritueuses. Les docteurs se voyant prévenus dans leurs ordonnances, ne surent comment employer l’espace de temps que l’usage et la décence les obligent de consacrer à leurs visites, pour faire semblant d’en gagner le salaire. Ils se trouvèrent donc dans la nécessité d’imaginer un sujet quelconque de conversation ; et pouvoit-il s’en présenter un plus naturel que celui qu’ils choisirent ?

Ils alloient se retirer, quand M. Allworthy, s’éloignant du défunt, avec un sentiment de résignation aux décrets de la Providence, les pria d’entrer chez sa sœur, avant leur départ.

Mistress Blifil avoit recouvré ses esprits, et se trouvoit alors, suivant une expression vulgaire, aussi bien que possible pour sa situation. Nos docteurs, après les politesses ordinaires, s’approchèrent de la malade et lui tâtèrent le pouls, chacun d’une main, comme ils avoient fait au capitaine.

L’état de la femme étoit tout l’opposé de celui du mari. Les secours de la médecine ne pouvoient rien pour l’un, et l’autre n’en avoit nul besoin.

C’est bien à tort qu’on a coutume d’accuser les médecins d’être amis de la mort ; nous croyons, au contraire, que si l’on comptoit les personnes guéries par leur art, et celles qui en sont les victimes, on trouveroit que le premier nombre l’emporte sur le second. Quelques médecins portent même si loin la circonspection que, pour ne pas s’exposer à tuer leurs malades, ils s’abstiennent de leur prescrire aucun remède curatif, et n’ordonnent que ce qui ne peut leur faire ni bien ni mal. Nous en avons entendu plusieurs ériger gravement en maxime qu’il falloit laisser agir la nature, et que le médecin devoit se borner à l’observer, sans doute pour l’applaudir lorsqu’elle a bien rempli son rôle.

Nos docteurs aimoient si peu la mort, qu’ils abandonnèrent le défunt après une courte visite. Ils ne se montrèrent pas si pressés de quitter leur malade vivante : tous deux furent bientôt d’accord sur son état, et se mirent à rédiger de concert une longue ordonnance.

Nous ignorons si mistress Blifil qui avoit d’abord trompé les médecins, finit par être leur dupe à son tour, et par se croire malade sur leur parole. Quoi qu’il en soit, elle se donna pour telle un mois entier. Pendant ce temps, elle reçut régulièrement les visites des docteurs, les soins d’une garde, et de fréquents messages de ses amies qui envoyoient savoir de ses nouvelles.

Enfin, quand la décence lui permit de mettre un terme à son désespoir et à sa maladie, elle congédia les médecins et commença à recevoir du monde. On ne remarquoit en elle d’autre changement que celui de ses habits, à la sombre couleur desquels notre veuve avoit assorti sa physionomie et son maintien.

M. Blifil fut enterré, et il auroit couru grand risque de tomber bientôt dans l’oubli, si M. Allworthy n’avoit pris soin d’en préserver sa mémoire, en faisant graver sur sa tombe l’épitaphe suivante, composée par un homme aussi ingénieux que véridique, et qui connoissoit parfaitement le défunt :

CI GÎT
dans l’attente d’une heureuse résurrection
le corps du
capitaine Jean Blifil.
Londres
eut la gloire de lui donner le jour,
Oxford
de former son esprit.
Il honora par ses talents
sa profession et son pays,
par sa vie la religion
et la nature humaine.
Il fut fils respectueux,
tendre époux,
excellent frère,
sincère ami,
zélé chrétien,
homme de bien.
Sa veuve inconsolable
lui a élevé ce tombeau,
comme un monument
de ses vertus,
et de l’affection qu’elle avoit pour lui.