Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 02/Chapitre 06

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 102-112).

CHAPITRE VI.



PROCÈS DU MAÎTRE D’ÉCOLE PARTRIDGE POUR CAUSE D’INCONTINENCE. DÉPOSITION DE SA FEMME. COURTE RÉFLEXION SUR LA SAGESSE DE NOTRE JURISPRUDENCE, ET AUTRES MATIÈRES SÉRIEUSES QUE LE LECTEUR GOÛTERA D’AUTANT PLUS QU’IL LES COMPRENDRA MIEUX.

On peut s’étonner qu’une aventure si connue, et dont on avoit tant parlé, ne fût point parvenue aux oreilles de M. Allworthy. Il étoit peut-être le seul dans le canton qui l’ignorât.

Pour expliquer jusqu’à un certain point cette singularité, nous croyons devoir apprendre au lecteur, qu’il n’y avoit pas en Angleterre un homme moins intéressé que l’écuyer Allworthy à combattre l’interprétation donnée au mot charité, dans le chapitre précédent. Il possédoit la vertu de charité dans les deux acceptions. Nul n’étoit plus sensible au malheur des autres, ni plus prompt à le soulager ; nul aussi ne se montroit plus soigneux de ménager leur réputation, ni plus lent à prendre d’eux une opinion défavorable.

La médisance ne trouvoit point d’accès à sa table. S’il est facile (suivant un ancien proverbe) de juger un homme par la société qu’il fréquente, nous osons dire de même, que par le genre de conversation qui règne à la table d’un grand seigneur, on peut connoître ses principes religieux et politiques, son caractère, et ses mœurs ; car, à l’exception d’un petit nombre d’hommes singuliers, qui ne craignent point de manifester en tous lieux leurs sentiments, le reste est assez souple pour conformer son langage aux goûts et à l’inclination de ses supérieurs.

Mais revenons à mistress Wilkins. Elle s’acquitta en peu de temps de sa mission, quoiqu’il y eût quinze milles de distance du château de l’écuyer au petit Badington. À son retour, elle apporta des preuves si positives du fait imputé au maître d’école, que M. Allworthy résolut de mander le coupable, et de l’interroger viva voce. Partridge fut donc sommé de venir exposer devant lui ses moyens de défense, s’il en avoit à faire valoir.

À l’heure fixée, il se présenta dans la salle du Paradis, avec Anne sa femme et mistress Wilkins, son accusatrice.

Quand M. Allworthy fut assis sur son tribunal, on appela Partridge. La déposition que fit contre lui mistress Wilkins, excita son indignation. Il la repoussa comme une odieuse calomnie, et protesta hautement de son innocence. L’écuyer interrogea ensuite mistress Partridge. Elle commença par s’excuser, en termes modestes, de la nécessité où elle étoit réduite de déposer contre son mari, puis elle raconta toutes les circonstances déjà connues du lecteur, et y ajouta, en finissant, l’aveu que le coupable lui-même avoit fait de sa faute.

Nous n’oserions affirmer que mistress Partridge la lui eût réellement pardonnée. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle figuroit malgré elle dans cette cause, et nous avons de fortes raisons de croire qu’elle n’auroit jamais consenti à y jouer un rôle, si mistress Wilkins n’étoit parvenue, à force d’adresse, à tirer d’elle une entière confidence de ses griefs, et ne lui avoit promis, au nom de M. Allworthy, que la punition de son mari ne s’étendroit en aucune façon sur elle.

Partridge persista à soutenir son innocence. Il convenoit de l’aveu qu’on lui objectoit ; mais il ne l’avoit fait, disoit-il, que pour se délivrer des importunités de sa femme, qui, se croyant sûre de son crime, juroit de ne lui point laisser de repos qu’il ne l’eût avoué, et s’engageoit dans ce cas à ne jamais lui en reparler. C’étoit là le motif qui l’avoit porté à se reconnoître coupable, malgré son innocence, et il se seroit aussi bien accusé d’un meurtre, s’il avoit plu à sa femme de l’y contraindre.

Mistress Partridge ne put entendre de sang-froid cette imputation. Dans la conjoncture présente, les larmes étoient son unique ressource. Elle y eut recours, et en répandit une grande abondance ; puis s’adressant à M. Allworthy : « Monsieur, s’écria-t-elle, daignez, je vous prie, m’écouter. Il n’y eut jamais une pauvre femme plus outragée que moi. Ce n’est pas le seul manque de foi que j’aie à reprocher à ce méchant homme : non, monsieur, il m’a donné cent autres preuves d’infidélité. J’aurois pu lui passer son ivrognerie et sa paresse, s’il n’avoit pas violé l’un des principaux commandements de Dieu. Encore s’il avoit commis le crime hors de chez moi, j’en aurois été moins offensée ; mais le commettre avec ma propre servante, dans ma propre maison, sous mon propre toit ! souiller mon chaste lit avec d’infames créatures !… Oui, vilain, vous l’avez souillé, et vous osez m’accuser de vous avoir arraché par force l’aveu de la vérité ! Peut-on croire, monsieur, je vous le demande, que je lui aie fait cette violence ? Je ne porte, hélas ! sur mon corps que trop de marques de sa brutalité. Si vous étiez un homme, misérable, vous auriez eu honte de maltraiter ainsi une femme ; mais vous n’êtes pas un homme, vous le savez bien… Vous n’avez jamais été non plus un mari pour moi… Vraiment, il vous sied bien de courir après des coquines, quand vous ne pouvez pas… Tenez, monsieur, puisqu’il me pousse à bout, je suis prête à jurer sur ma tête que je les ai surpris couchés ensemble. C’est ce que vous aviez sans doute oublié, traître, quand vous avez poussé la fureur jusqu’à me battre, quand vous m’avez mis le visage tout en sang, uniquement parce que je vous reprochois avec douceur votre adultère ; mais j’ai pour moi le témoignage de tous mes voisins. Ah ! vous m’avez brisé le cœur ; oui, oui, cruel, oui, vous m’avez brisé le cœur. »

M. Allworthy interrompit mistress Partridge, en cet endroit de son pathétique discours. Il la pria de se calmer, et promit de lui rendre bonne et prompte justice ; puis se tournant vers le pédagogue, que la surprise et la peur avoient comme métamorphosé en statue, il lui dit qu’il étoit fâché de voir qu’il existât dans le monde un homme aussi pervers que lui. Il l’assura que ses mensonges et ses contradictions manifestes, aggravoient beaucoup sa faute ; qu’un aveu et un repentir sincère pouvoient seuls lui en obtenir le pardon. Il l’exhorta donc à ne point persister dans ses dénégations, et à confesser un fait si évidemment prouvé par le témoignage de sa propre femme.

Arrêtons-nous ici un moment, pour rendre hommage à la sagesse de notre jurisprudence, qui refuse d’admettre le témoignage d’une femme pour, ou contre son mari. Sans cette prudente disposition, dit un savant auteur qu’on n’a jamais cité jusqu’à présent, à notre connoissance, ailleurs que dans des livres de droit, que de dissensions dans les ménages ! que de parjures ! que d’époux condamnés à l’amende, au fouet, à la prison, au bannissement, à la potence !

Partridge gardoit le silence. Interpellé de répondre, il déclara qu’il avoit dit la vérité, et prit à témoin de son innocence le ciel et Jenny Jones elle-même, à laquelle il demanda d’être confronté sur-le-champ, ignorant ou feignant d’ignorer qu’elle avoit quitté le canton.

M. Allworthy que l’amour de la justice et un rare sang-froid disposoient toujours à écouter avec patience autant de témoins qu’un accusé vouloit en faire entendre, consentit à différer son jugement jusqu’à l’arrivée de Jenny, qu’il envoya aussitôt chercher par un exprès. Il exhorta, en attendant, Partridge et sa femme à vivre en paix, adressant principalement cette recommandation à celui des deux qui en avoit le moins besoin : après quoi il leur enjoignit de se représenter sous trois jours ; car il en falloit un entier pour se rendre à la nouvelle demeure de Jenny.

Au jour marqué, les parties étant en présence, l’exprès rapporta : Qu’il n’avoit pas trouvé Jenny dans son nouveau domicile, attendu qu’elle en étoit partie depuis peu de jours, pour suivre un officier recruteur.

M. Allworthy observa que le témoignage d’une créature, en apparence si méprisable, méritoit peu de foi. Il ne doutoit pas d’ailleurs, ajouta-t-il, que si elle étoit présente et qu’elle voulût dire la vérité, elle ne confirmât ce qui étoit suffisamment prouvé par le concours de tant de circonstances, par l’aveu de Partridge, et par la déposition de sa femme. Il pressa de nouveau le pédagogue de confesser son crime ; mais voyant qu’il persévéroit dans ses dénégations, il le déclara coupable, et désormais indigne de sa protection et de ses bienfaits. En conséquence, il supprima la pension qu’il lui faisoit, et le congédia, en lui recommandant le travail pour sa subsistance et celle de sa famille dans ce monde, et le repentir pour son bonheur dans l’autre.

Le pauvre Partridge devint ainsi un des hommes les plus malheureux qu’il y eût sur la terre. Il avoit perdu la meilleure partie de son revenu par la faute de sa femme, et celle-ci lui reprochoit chaque jour d’être la cause de sa ruine. Quelle que fût la rigueur de son sort, il fallut qu’il s’y résignât.

Quoique nous l’ayons appelé le pauvre Partridge, nous prions le lecteur d’attribuer cette épithète à notre naturel compatissant, et de n’en rien préjuger en faveur de son innocence. On saura peut-être un jour la vérité ; mais si la muse de l’histoire daigne nous confier son secret, nous nous garderons de le révéler avant qu’elle nous en ait donné la permission.

Suspends donc, ami lecteur, ta curiosité. Que le fait en question fût vrai ou faux, il est certain que M. Allworthy avoit des preuves plus que suffisantes pour condamner Partridge. Une cour d’assises en eût même exigé moins, dans une cause semblable. Cependant en dépit de l’assertion si formelle de mistress Partridge, assertion qu’elle n’eût pas craint de confirmer par serment, le maître d’école pourroit encore être innocent. Si l’on compare l’époque des couches de Jenny avec celle de son départ du petit Badington, il paroît évident qu’elle y étoit devenue grosse, mais il ne s’ensuit pas nécessairement que Partridge fût le père de son enfant. Sans s’arrêter à d’autres particularités, il y avoit dans la maison qu’habitoit le pédagogue un jeune homme de dix-huit ans, dont l’intimité avec Jenny auroit pu exciter des soupçons raisonnables ; mais tel est l’aveuglement de la jalousie, que cette circonstance ne s’offrit pas une seule fois à l’esprit de mistress Partridge.

Malgré les exhortations pressantes de M. Allworthy, nous ne voudrions pas jurer que le repentir eût pénétré dans le cœur de Partridge. Quant à sa femme, elle en conçut un très vif de sa déposition contre lui, surtout lorsqu’elle vit que Déborah refusoit, au mépris de sa promesse, de s’intéresser pour elle auprès de M. Allworthy. Elle recourut avec plus de succès à mistress Blifil. Cette dame, comme on a dû s’en apercevoir, étoit d’un bien meilleur naturel. Elle sollicita son frère de rendre au maître d’école sa petite pension. La pitié n’étoit pourtant pas le seul motif qui la faisoit agir. Elle en avoit un autre plus puissant, que nous exposerons tout à l’heure.

Mais toutes ses instances furent inutiles. Si M. Allworthy ne partageoit pas l’opinion de quelques écrivains modernes, que la pitié bien entendue consiste à se montrer inflexible pour les coupables, il étoit loin aussi de penser que cette vertu pût se concilier avec une molle et aveugle indulgence. Toujours disposé à prendre en considération le plus léger doute, la moindre circonstance atténuante, jamais il ne se laissoit fléchir par les prières d’un accusé, ni par l’intercession de ses parents et de ses amis. En un mot, la foiblesse et la prévention n’avoient aucune influence sur son esprit.

Partridge et sa femme se virent donc obligés de se soumettre à leur destinée, qui étoit véritablement des plus tristes. Le pédagogue l’aggrava encore par sa faute. Au lieu de redoubler d’efforts et d’industrie pour suppléer à la diminution de son revenu, il tomba dans le découragement, et s’abandonna de plus en plus à la paresse. Il perdit ainsi son école, sa seule et dernière ressource ; en sorte que sans les secours d’une personne charitable qui pourvoyoit sous main à ses besoins les plus pressants, il seroit mort de faim, aussi bien que sa femme.

Comme ces secours lui venoient par une voie mystérieuse, il crut, et sûrement le lecteur croira de même, que son bienfaiteur inconnu n’étoit autre que M. Allworthy. Sans vouloir encourager ouvertement le vice, l’écuyer ne se faisoit pas scrupule de soulager en secret la détresse des coupables, lorsqu’il la trouvoit trop cruelle et hors de proportion avec leur faute. C’étoit bien le cas du pédagogue. La fortune elle-même l’envisagea sous ce point de vue ; elle eut à la fin pitié du misérable couple, et adoucit sensiblement le malheur du mari, en mettant un terme à celui de sa femme, qui mourut bientôt après de la petite vérole.

Tout le monde avoit d’abord applaudi au jugement rendu par l’écuyer ; mais Partridge n’en eut pas plus tôt ressenti les effets rigoureux, que ses voisins commencèrent à s’attendrir et à plaindre son infortune. Ils taxèrent de cruauté ce qu’ils avoient appelé justice ; ils se récrièrent contre la froide et dure insensibilité du juge, et firent un pompeux éloge de l’indulgence et de la pitié.

Les cris redoublèrent encore à la mort de mistress Partridge. On ne rougit pas de l’imputer à la barbarie de M. Allworthy, quoiqu’elle eût été causée, non par la misère, mais par la maladie dont on vient de parler.

Partridge ayant perdu sa femme, son école, sa pension, et ne recevant plus rien de son bienfaiteur caché, résolut de quitter un pays où il couroit risque de mourir de faim, au milieu de la commisération publique.