Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 01/Chapitre 09

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 42-46).

CHAPITRE IX.



DÉTAILS QUI SURPRENDRONT LE LECTEUR.

Jenny s’en retourna chez elle, charmée de l’accueil de M. Allworthy, dont elle n’oublia pas de publier partout l’indulgence, soit par un sentiment d’orgueil, soit par le désir plus sage de se réconcilier avec ses voisins, et d’apaiser leurs clameurs.

Mais quoique ce dernier motif, supposé qu’il fût le vrai mobile de sa conduite, paroisse assez raisonnable, le succès ne répondit point à ses espérances. Lorsqu’on la conduisit devant le juge de paix, et qu’on crut généralement qu’elle seroit condamnée à faire pénitence dans une maison de correction, quelques jeunes femmes trouvèrent la punition bien méritée, et se firent une joie maligne d’aller voir la prisonnière briser du chanvre en robe de soie ; les autres, au contraire, commencèrent à plaindre son sort ; mais quand on sut de quelle manière M. Allworthy l’avoit traitée, il s’éleva contre elle un murmure universel. « Assurément, s’écria l’un, mademoiselle est née sous une heureuse étoile. » — « Voilà ce que c’est que d’être en faveur, » dit un autre. — « C’est sa science qui est cause de son bonheur, » ajouta un troisième. Chacun fit à ce sujet son commentaire, et se permit des réflexions satiriques sur la partialité du juge.

On pourra s’étonner de tant d’ingratitude et d’audace, si l’on songe à l’autorité dont M. Allworthy étoit revêtu, et à son active bienfaisance ; mais il n’usoit guère de la première, et il avoit trouvé moyen de mécontenter, par la seconde, un grand nombre d’habitants du canton ; car les ames généreuses savent par expérience, qu’un bienfait, loin de procurer toujours un ami, attire souvent beaucoup d’ennemis.

Cependant, grace aux soins et à la bonté de son protecteur, Jenny se vit bientôt à l’abri de toute insulte. La méchanceté publique, perdant alors le moyen de s’exercer sur elle, chercha un autre aliment à sa rage : elle ne craignit point d’attaquer M. Allworthy lui-même. Un bruit sourd se répandit, qu’il étoit le père de l’enfant trouvé.

Cette supposition sembloit expliquer si bien sa conduite, qu’elle obtint l’assentiment général. Aussitôt la censure qu’avoit d’abord excitée sa foiblesse, se changea en cris d’indignation contre sa barbarie. De graves et charitables matrones anathématisèrent les hommes qui font des enfants aux filles et les désavouent ensuite. Plusieurs allèrent jusqu’à insinuer, que Jenny avoit été enlevée dans une intention trop noire, pour qu’on osât la divulguer, et donnèrent à entendre qu’il falloit éclaircir le fait par une enquête régulière, et forcer certaines personnes à représenter la victime.

Ces calomnies auroient pu compromettre, ou du moins affliger un homme dont la vertu n’eût pas égalé celle de M. Allworthy. Elles ne firent sur lui aucune impression ; il les dédaigna, et laissa les commères du voisinage en amuser leurs loisirs.

Comme nous ne saurions deviner le caractère du lecteur, et que Jenny ne reparoîtra pas de long-temps sur la scène, nous croyons devoir le prévenir dès à présent, que M. Allworthy ne méritoit pas le moindre reproche. Il ne commit réellement qu’une petite erreur en politique : ce fut de tempérer la justice par la compassion, et de tromper l’attente de l’honnête populace[1] qui, sensible à sa manière, auroit voulu voir la pauvre Jenny livrée dans Bridewell à l’opprobre et au désespoir, pour avoir ensuite le plaisir de la plaindre.

Loin de seconder cette louable intention, qui eût détruit pour Jenny tout espoir d’amendement, et lui eût fermé le retour à la vertu, si jamais son penchant devoit l’y ramener, il aima mieux employer le seul moyen encore possible, de la faire rentrer dans la bonne voie. Combien de femmes se perdent tous les jours et se précipitent dans le dernier désordre, par l’impossibilité de réparer une première foiblesse ! c’est ce qui ne peut guère manquer d’arriver à celles qui continuent de vivre au milieu des témoins de leur déshonneur. M. Allworthy fit donc sagement d’envoyer Jenny dans un lieu, où elle pût jouir des avantages que donne une bonne réputation, après avoir connu le malheur qui en suit toujours la perte.

Maintenant en quelque endroit qu’elle aille, souhaitons-lui un heureux voyage, et prenons, pour l’instant, congé d’elle et de son enfant. Des objets d’une plus haute importance appellent ailleurs notre attention.


  1. Toutes les fois que ce mot se rencontre dans nos ouvrages, il s’applique à des gens de toutes conditions dénués de vertu, ou de raison, sans exception des personnes du plus haut rang.